Akhil Reed Amar, America’s Unwritten Constitution : The Precedents and Principles We Live By, New York, Basic Books, 2012, xvi, 615 p.
Le livre d’Akhil Reed Amar paru récemment sous le titre America’s Unwritten Constitution : The Precedents and Principles We Live By, franchit le pas décisif en vue d’offrir une cartographie complète du droit constitutionnel Outre-Atlantique et de rendre compte, selon l’auteur, de la totalité de l’expérience constitutionnelle américaine. Notons au préalable que ledit ouvrage prend la suite d’un autre livre du même auteur intitulé America’s Constitution : A Biography (New York, Random House, 2005). Après donc avoir rédigé une biographie du texte célèbre, l’éminent historien de la Constitution souhaite présenter au public américain son frère jumeau, depuis longtemps mis à l’écart : la constitution non écrite. La thèse centrale du livre consiste à dire que la constitution non écrite et le texte écrit ne sont pas antagoniques. La constitution non écrite soutient le texte et le supplée en comblant ses lacunes mais n’aboutit jamais à le supplanter. Il s’ensuit que, de manière -superficiellement- paradoxale, l’étude de la constitution non écrite se transforme, par la force de l’analyse du professeur Amar, en une défense du texte.
Par ce livre, le Professeur de Yale renouvelle un débat constamment sous-jacent -mais jamais clairement délimité ni pour cette raison définitivement résolu- portant sur l’existence et le rôle de la constitution non écrite. Schématiquement, on pourrait qualifier ce questionnement de sujet polémique au sein de la doctrine constitutionnelle américaine. Cela dit, il ne manque pas de jaillir en tant que thème d’exploration par des esprits les plus radicaux et audacieux aux moments de crise de légitimité du texte écrit, à l’instar du débat qui s’est déroulé dans les années 1980. Dans ce contexte, ce qui distingue l’approche du professeur Amar est le fait que son regard semble éloigné des querelles méthodologiques et des controverses idéologiques dominant le monde des constitutionnalistes ainsi que la scène politique américaine. Il s’agit en effet d’un regard « froid », issu d’un esprit méthodique qui procède à des analyses non seulement rigoureuses et novatrices mais aussi riches en histoire. Au demeurant, il est heureux que le livre, parmi les plus profonds de la littérature juridique américaine sur la question de la constitution non écrite, ait été écrit par un spécialiste de l’histoire constitutionnelle. Il semblerait effectivement qu’un tel juriste-historien était le mieux outillé pour tenter de concilier la notion de constitution écrite et celle de constitution non écrite et éventuellement y parvenir.
La définition de la notion de constitution non écrite
Dès le début du livre, l’auteur prend une position de principe : La constitution non écrite est une réalité indéniable. Cependant, ce n’est pas là en effet où réside l’apport scientifique de l’ouvrage. Depuis longtemps –i.e. depuis la fin du XIXe siècle, la doctrine américaine s’est penchée sur cette question et tous ceux qui ont approfondi la structure constitutionnelle états-unienne se sont accordés pour soutenir qu’il existe quelque chose d’autre à côté de la Constitution formelle qui mérite le titre de « constitutionnel ». On l’a tantôt nommé la « constitution non écrite », tantôt la « constitution vivante », ou encore la « constitution réelle ou la constitution en œuvre ». Inspiré de cette tradition, Amar en offre au départ la définition suivante : La constitution non écrite américaine s’identifie au « système constitutionnel en œuvre » (America’s working constitutional system) (p. ix). Cette « constitution invisible » -pour renvoyer au titre du livre de Laurence Tribe- coexiste avec le document officiel, si ce n’est qu’elle vit le plus souvent dans son ombre. C’est de la synthèse de ces deux éléments que découle un système unitaire.
D’après l’approche classique, la constitution non écrite contient, d’une part, des principes fondamentaux qui limitent le pouvoir et qui sont appliqués par des juges, bien qu’il leur manque un fondement textuel. D’autre part, elle regroupe les pratiques, protocoles, procédures et principes qui organisent le pouvoir et qui sont protégés d’une éventuelle violation (entrenched) par des moyens soit formels, voire juridiques, (p.e. fédéralisme, séparation des pouvoirs) soit informels, voire politiques (p.e. système de deux partis). À ces deux catégories, Amar en apporte une troisième. Selon lui, la constitution non écrite comprend les outils et techniques fondamentaux à l’aide desquels un interprète fidèle « démêle » le sens des dispositions de la constitution écrite ainsi que les droits et structures non écrits (p. 481). Il s’ensuit de cette définition que la constitution non écrite, contrairement à l’idée reçue, ne sert pas uniquement à fournir des normes matérielles (non écrites), mais contribue aussi à identifier les règles secondaires -pour emprunter la terminologie hartienne- du droit constitutionnel non écrit. Dans ce cadre, lorsque le texte n’est pas clair ou également lorsqu’il est réduit au silence, on recourt aux sources de la constitution non écrite pour trouver les éléments juridiques et extra-juridiques qui guideront le processus interprétatif.
La mise en rapport avec le document écrit
De l’analyse développée ci-dessus découle une première thèse affirmant la primauté du texte. Il serait en effet inconcevable pour Amar que la constitution non écrite puisse « étrangler », selon l’expression qu’il utilise (p. 74), le texte. Il est vrai que certains auteurs affirment cette possibilité. Néanmoins, pour Amar, les règles et les principes faisant partie de la constitution non écrite ne se forment pas malgré le texte et ne doivent donc violer ni sa lettre ni son esprit. Cela dit, la primauté du texte n’est pas absolue au point d’aboutir à une sorte d’autarcie normative. La Constitution écrite doit par nécessité interagir avec la constitution non écrite, car c’est la nature concise du texte et son silence délibéré qui incitent à son dépassement. Inversement, la notion de constitution non écrite prend acte du processus d’interprétation du texte et contribue à éclaircir son sens profond (p. 20). Elle montre plus précisément comment l’on peut à la fois aller au-delà du texte tout en lui restant fidèle (p. xvi).
Pour l’instant, nous nous contenterons d’annoncer que le principe unifiant permettant cette conciliation n’est autre que celui de la souveraineté populaire, la pierre angulaire de la pensée d’Amar. C’est précisément ledit principe qui légitime non seulement la Constitution écrite (p. 352) mais aussi la constitution non écrite. Érigeant la souveraineté populaire en Grundnorm du système américain, Amar se permet d’octroyer un statut constitutionnel aux éléments suivants : les principes implicites, les actes ayant conduit à l’adoption de la Constitution et de ses amendements postérieurs (ordaining deeds), les coutumes populaires, les grands arrêts de la jurisprudence (landmark cases), les symboles unifiants, les théories démocratiques légitimantes, les pratiques institutionnelles établies, les lois-cadres, les règles fondamentales du système bipartite, les appels à la conscience individuelle, les dispositions analogues dans les constitutions fédérées et enfin les objets d’une future révision (p. 479). Ce sont ces éléments en particulier composant la constitution non écrite qui vont être présentés par la suite.
L’identification des sources de la constitution non écrite
Les douze chapitres successifs de cet ouvrage consacrés à la constitution non écrite comprennent, de manière indistincte, des sources écrites et non écrites, des principes matériels et des principes interprétatifs, comme aussi des textes juridiques et non juridiques. Il en résulte qu’Amar suit sur ce point la voie tracée par l’analyse traditionnelle. À l’aune de celle-ci, l’identification du contenu de la constitution non écrite procède en effet de l’affirmation selon laquelle toute règle ou tout principe qui ne dérive pas directement d’une interprétation littérale du texte, appartient à la sphère du droit constitutionnel non écrit. Alors que nous suivrons la structure didactique du livre, nous essaierons de mettre l’accent sur les parties les plus intéressantes et originales de son analyse.
Le premier chapitre s’occupe de ce qu’Amar appelle « la Constitution implicite ». Prônant une lecture holiste du texte qui va au-delà de sa lettre sans pour autant trahir son esprit, il indique les sources de la Constitution qui se cachent derrière les mots du texte. Celles-ci comprennent les Blackstone’s Commentaries au regard des canons interprétatifs valables à la fin du XVIIIe siècle, les pratiques et précédents établis en amont ainsi qu’en aval de l’adoption de la Constitution, les essais et discours de l’ère de la Fondation, les principes et buts sous-tendant le texte et, avant tout, les principes déduits de la structure du système constitutionnel vu dans sa totalité (p. 20).
Le deuxième chapitre est consacré à l’étude des effets juridiques que peuvent avoir les procédures spécifiques ayant réglé la ratification de la Constitution et l’adoption de ses amendements (enacted Constitution). Amar soutient en particulier la thèse selon laquelle la procédure par laquelle la Constitution fut ratifiée en 1787 était en mesure d’établir des principes non écrits (p. 54-56). Pour illustrer cette idée, on pourrait argumenter que même dans l’hypothèse où le Ier amendement du Bill of Rights n’aurait jamais été adopté, la liberté d’expression devrait être érigée au rang constitutionnel, parce que c’est précisément la garantie réelle de cette liberté qui a rendu possible le déroulement d’un débat politique robuste au sein des États ayant conduit à la ratification de la Constitution. De manière analogue, le turbulent processus d’adoption du XIVe amendement a fait émerger deux principes constitutionnels non écrits : en premier lieu, la clause de forme républicaine du gouvernement (art. IV, sect. 4) doit être interprétée de manière dynamique en vue de garantir aux États fédérés un régime démocratique et non seulement républicain ; en second lieu, le rôle de l’armée pendant la période de Reconstruction a auguré d’une nouvelle compréhension de la « clause de l’armée » (art. I, sect. 8, al. 12) selon laquelle la conscription « nationale » ne serait plus considérée comme inconstitutionnelle (p. 81-93).
Le troisième chapitre relève de la « Constitution vécue » ayant affaire à la protection des droits non énumérés du peuple. Les sources textuelles qui renvoient à ce processus de création historique des droits ne sont autres que le IXe amendement et la clause des privilèges et immunités contenue dans le XIVe amendement. En effet, ce que les citoyens eux-mêmes érigent, au cours de leur vie ordinaire et par leurs pratiques actuelles, en droit fondamental acquiert, au travers de ces deux clauses, le statut d’un droit constitutionnel non écrit qui doit, par la suite, être reconnu par le juge. Ce fut le cas de la reconnaissance, par l’arrêt Griswold v. Connecticut en 1965, du droit à l’usage de la contraception ou du droit à l’homosexualité, par l’arrêt Lawrence v. Texas en 2003 (p. 117-122).
Les deux chapitres suivants traitent du rapport entre la jurisprudence constitutionnelle et le texte écrit. Considérant les règles constitutionnelles d’origine jurisprudentielle comme des règles non écrites, Amar adopte sur ce point la distinction entre interprétation et construction constitutionnelle. Par ce biais, il reconnaît le pouvoir accordé aux juges de créer des normes infraconstitutionnelles, mais souligne que dans la mesure où la jurisprudence tire sa force du texte, elle ne pourrait pas contrevenir à son sens élementaire (core meaning) (p. 222). Pour Amar, la jurisprudence de la Cour Warren fournit, à quelques exceptions, l’exemple le plus illustre de la manière dont le sens profond du texte peut être (re)découvert à l’aide de l’intervention judiciaire (p. 141).
Dans le chapitre qui suit la « Constitution symbolique » est explorée. Par ce terme, Amar entend tous les documents de l’histoire américaine qui ont servi de symboles juridiques et politiques unifiants. Le terme désigne davantage des textes qui portent sur des questions constitutionnelles, s’entremêlant ainsi, de manière inextricable, avec le texte écrit de la Constitution fédérale et occupant, par conséquent, une niche spéciale au sein du discours constitutionnel. En-deçà de leur fonction symbolique, ces textes canoniques remplissent une fonction bien juridique. Lorsque la Constitution est susceptible de plusieurs interprétations, il faut choisir celle(s) qui est/sont compatible(s) avec la lettre et l’esprit de ces documents. Amar en particulier distingue six textes de cette envergure : la Déclaration d’indépendance, le Fédéraliste (i.e. les écrits de Publius), la Northwest Ordinance de 1787 réglant le régime juridique des territoires fédéraux, l’allocution de Lincoln à Gettysburg, l’arrêt Brown v. Board of Education et enfin le célèbre discours de Martin Luther King « I Have a Dream » (p. 247). Tous ces textes juridiques et non juridiques sont cités, de manière constante et répétée, par les tribunaux en vue d’éclaircir des questions constitutionnelles. En outre, ils sont profondément liés entre eux de sorte qu’ils font jaillir une tradition politique remontant à l’aube de la République et persévérant au cours de plus de deux siècles d’histoire constitutionnelle américaine. C’est précisément la tradition politique tracée par Jefferson et reprise par Lincoln qui met en relief et renforce deux thèmes sous-tendant le texte écrit : l’égalité et l’inclusion (p. 250 et 275).
Quant au septième chapitre, il est question de la « Constitution féministe ». Ayant comme point de départ de son analyse le XIXe amendement portant sur le suffrage féminin, Amar y voit un principe non écrit plus global et abstrait. En effet, il y discerne un principe prescrivant la participation active et égale des femmes à la vie politique. Il en déduit donc leur droit de participer aux jurys, d’être des électeurs ou des candidats aux élections présidentielles, ainsi qu’enfin le droit à l’avortement (p. 287-292).
Le huitième, neuvième et dixième chapitre méritent une considération spéciale parce qu’ils touchent au noyau de la notion de constitution non écrite, telle qu’elle est habituellement entendue par la pensée européenne. Tout d’abord, Amar rend hommage à la « Constitution de Washington ». Par cette expression, il se réfère à la contribution de Washington et d’autres hommes d’État de cette période qui ont réussi à transformer « un imprimé à deux dimensions en une performance à trois dimensions », à savoir faire du texte constitutionnel du droit effectif (p. 309). Les précédents établis par la présidence de Washington dans d’innombrables matières doivent guider l’interprétation constitutionnelle surtout parce que les acteurs principaux de cette époque étaient conscients du poids de leurs actions et leur accordaient, par conséquent, une réflexion méritée. Les domaines constitutionnels irréversiblement forgés au cours de la période suivant la mise en vigueur de la Constitution comprennent les pouvoirs présidentiels en matière d’affaires étrangères (p. 310-319), ainsi que les rapports du Président avec ses ministres (p. 319-327) et le Sénat (p. 328-332). À titre indicatif, on pourrait mentionner le pouvoir unilatéral du Président de reconnaitre un gouvernement étranger conformément à la reconnaissance par Washington du gouvernement révolutionnaire français. De plus, le pouvoir du Président de faire démissionner les ministres sans le consentement du Sénat dérive initialement de la décision de Washington de faire démissionner Edmund Randolph en 1795, une décision notamment sanctionnée en aval par une série de lois connues sous le nom de « Decision of 1789 ». Enfin, l’émergence du cabinet des ministres en tant qu’organe délibératif principal au détriment du Sénat, qui avait originellement vocation à être le conseiller du Président, est due à la pratique suivie par Washington. En conclusion, Amar montre clairement à quel point, par son tempérament, sa philosophie et ses vertus, Washington a « insufflé la vie » au plan de gouvernement adopté à la Convention de Philadelphie et, à certains égards, l’a réorienté.
Il est maintenant temps d’entrer au cœur de la notion de constitution non écrite en procédant à l’étude de la « Constitution institutionnelle ». Cette source de la constitution non écrite comprend les pratiques des divers organes, les conventions établies entre eux ainsi que les normes réglant leur fonctionnement interne. On pourrait faire mention des pouvoirs d’enquête de deux chambres législatives, dont le commencement remonte à la pratique suivie dès les années de mise en vigueur de la Constitution (p. 335-340). De même, on pourrait se référer à la pratique de nominations provisoires des juges fédéraux –parmi eux même les juges de la Cour suprême- auxquels le Président a très souvent recours (p. 343-345). Au regard de cette source vigoureuse de droit constitutionnel non écrit, Amar fixe au préalable le rapport entre la pratique institutionnelle et le texte écrit. Certes, il est indubitable que la pratique va à plusieurs reprises au-delà du texte, mais ce n’est que rarement qu’elle le contredit. De la même manière, une pratique ne peut pas faire partie de la constitution non écrite exclusivement au titre de sa répétition. Par exemple, la règle XXII relative au fonctionnement du Sénat qui constitue la source juridique de la pratique courante d’obstruction parlementaire (filibuster) requiert, de surcroît, une majorité de deux tiers des Sénateurs pour modifier les règles de la Chambre haute. Or, cette disposition viole, d’après Amar, à la fois la règle de la majorité, elle-même qualifiée de principe constitutionnel non écrit dérivant de la Constitution implicite et immanent à la procédure de ratification de la Constitution écrite, et la maxime blackstonienne, selon laquelle un parlement ne peut lier son successeur. Elle doit donc être considérée comme inconstitutionnelle (p. 362-367). De cet exemple, il s’ensuit qu’il n’est pas vrai que n’importe quelle pratique suivie depuis longtemps mérite le titre de « constitutionnelle », si elle ne se conforme pas au texte ou aux principes non écrits profondément ancrés dans l’histoire et la structure constitutionnelles. En définitive, il vaut comme règle générale que les innovations qui ont ignoré le schéma constitutionnel ont été considérées comme structurellement inappropriées et ont finalement été écartées. En revanche, les innovations qui ont été développées au sein du cadre flexible de la Constitution –écrite et non écrite- se maintiennent à long terme en vigueur. Au vu de cette thèse, l’on regrette néanmoins qu’Amar évite de se prononcer aussi sur la question brûlante du pouvoir du Président d’engager unilatéralement de fait le pays dans une guerre (cf. art. I, sect. 8, al. 11) ou sur la pratique présidentielle consistant à qualifier plusieurs traités signés d’« accords exécutifs », aux fins de contourner la disposition demandant le consentement du Sénat en vue de conclure un traité international (art. II, sect. 2, al. 2).
Par la suite, nous examinerons la « Constitution partisane », à savoir l’importance du système de deux partis dans la structure constitutionnelle. D’abord, Amar veut réfuter la thèse selon laquelle l’existence et le fonctionnement des partis seraient totalement ignorés par le texte constitutionnel. Il renvoie à cet égard au XIIe et au XXIVe amendement qui prennent en compte implicitement la réalité des partis politiques. Pour lui, le système bipartite, protégé juridiquement par la section 2 de la loi du 5 juin 1842 consacrant le système majoritaire, forme, à l’instar d’un archétype, un principe fondamental de la constitution non écrite qui se perpétue par lui-même (p. 413-414). Loin d’être uniquement une réalité politique, le principe du système bipartite aurait des effets juridiques. Amar commente notamment que la loi de 1947 sur la succession du Président est inconstitutionnelle dans la mesure où elle prévoit qu’en cas de mort ou d’incapacité du Président et du Vice-président, c’est le président de la Chambre des représentants qui en assume l’office. Or, l’application de cette disposition serait contraire à la Constitution partisane, puisqu’elle pourrait conduire à ce qu’un homme ou femme politique appartenant au parti opposé devienne Président (p. 403-404).
Laissant sans mention particulière la constitution en tant qu’appel à la conscience individuelle, la source finale de la constitution non écrite est la « Constitution non finie ». L’analyse de la constitution non écrite montre en fait pourquoi une révision future doit se conformer à l’esprit global de la Constitution, mais aussi comment un changement structurel peut être produit sans modification de la lettre (voir le projet de National Popular Vote sur la modification informelle de l’élection présidentielle, p. 456-463). Dans ce contexte, les amendements envisagés, s’ils ont une chance de se réaliser, doivent être compatibles avec ce qu’Amar décrit, après une comparaison de la constitution fédérale avec les constitutions fédérées, comme le « modèle américain fondamental » (p. 464-466). Par conséquent, si l’on veut imaginer avec plus d’exactitude le contenu de ces amendements futurs, il suffit d’examiner attentivement les points sur lesquels la Constitution fédérale et la plupart des constitutions fédérées divergent.
L’ « apprivoisement » démocratique de la constitution non écrite
L’analyse proposée par Amar contribue à présenter une nouvelle version du constitutionnalisme américain qui se différencie de l’image traditionnelle. Il insiste sur le fait que loin de rejeter totalement le modèle anglais, la pratique américaine a de fait toujours oscillé entre la conception britannique de la constitution non écrite et la conception moderne inaugurée par les Fondateurs. Il en résulte que, à l’instar des symboles chinois ying et yang, la constitution non écrite et la Constitution écrite sont les deux faces de la même monnaie (p. xii-xiii). Situé donc dans son contexte américain, le Professeur de Yale cible, par ce livre, deux tendances différentes de la doctrine constitutionnelle. D’une part, s’opposant à la vision conservatrice, il vise à mettre en relief une conception large et progressiste -aussi bien au sens philosophique que politique- de la notion de constitution qui ne se réduit pas uniquement au texte. Il suit à cet égard l’exemple de Laurence Tribe, qui par son livre The Invisible Constitution (2008), a voulu mettre en lumière la « constitution à côté de la Constitution ». Or, ce qui est le mérite principal de l’analyse d’Amar est le fait qu’il se montre à un tel point un exégète fidèle du texte constitutionnel qu’il saurait sans doute gagner le respect des originalistes. D’autre part, il tente de répondre à ces auteurs qui, à l’instar de David Strauss (The Living Constitution, 2010), mettent en doute la normativité du texte en faveur d’une approche fondée sur le common law. Il affirme donc, sans aucune hésitation, la primauté du texte et minimise l’importance de l’intervention judiciaire. Il parvient ainsi à montrer que la constitution non écrite complète certes le texte écrit de manière créative, mais s’y plie toujours. En somme, les interprétations du texte et de l’histoire constitutionnelle qui sont les siennes font à un tel point autorité, qu’elles contribuent à ériger cet ouvrage en une sorte de pont entre les deux pôles opposés de la doctrine américaine : d’un côté les living constitutionalists et, de l’autre, les originalistes et les textualistes (p. xiii).
Vu plus largement, l’ouvrage d’Amar s’avère une tentative, assez réussie à notre avis, de repenser la notion de constitution non écrite et de renouveler ses fondements. Ce qui en effet rend cette notion problématique, notamment une sorte de spectre qui hante la pensée constitutionnelle, est la question de son rapport avec le texte écrit. Plus précisément, s’agit-il d’un corps de règles autonome qui pourrait même aller jusqu’à se substituer aux règles écrites ou faut-il toujours que la constitution non écrite soit mise sous la tutelle du texte, asujettie à lui dans un rôle complémentaire ? D’un côté, si l’on opte pour la première solution, on encourt le risque de voir la normativité du texte se dissiper. Cela pourrait être effectué en faveur d’un volontarisme politique qui pourrait favoriser des pratiques qui vont à l’encontre du principe démocratique et du principe d’État de droit. En d’autres termes, l’acception de l’idée de la constitution non écrite pourrait être comprise comme une mise en danger de l’édifice constitutionnaliste moderne. De l’autre, si l’on opte pour la deuxième solution, la notion de constitution non écrite ne perdrait-elle une grande partie de sa force ? En vérité, elle ne serait plus une source vigoureuse des règles constitutionnelles et se limiterait donc à un rôle purement accessoire, voire négligeable.
Face à cette impasse, la démarche d’Amar consiste à indiquer, de manière exacte et claire, les sources et le contenu de la constitution non écrite de sorte qu’il soit difficile d’avoir des doutes sur son existence ou sa fonction indispensable au sein du système constitutionnel. Parallèlement, il choisit de ne fonder la notion de constitution écrite ni sur une théorie jusnaturaliste, pour ce qui concerne les droits individuels, ni sur la logique d’État ou sur une approche politiste, pour ce qui concerne les rapports institutionnels. En revanche, la constitution non écrite reçoit la « grâce » de la souveraineté populaire, fondement ultime également du texte écrit. Celle-ci constitue l’étalon par lequel on juge la « constitutionnalité » des pratiques et principes qui pourraient éventuellement faire partie de la constitution non écrite. En outre, loin de se concevoir comme une notion abstraite et formelle, la souveraineté populaire s’incorpore dans les procédures informelles de ratification de la Constitution de 1787, l’activité quotidienne du peuple, les révolutions démocratiques de l’histoire américaine, ou enfin la création des textes symboliques. À cet égard, l’analyse d’Amar s’approche sans doute de celle de son collègue de Yale, Bruce Ackerman. La démocratisation de la constitution non écrite marque donc la volonté d’apprivoiser une notion par trop violente et menaçante pour le constitutionnalisme moderne. Or, dans les mains de l’auteur, le chaos est mis en ordre et la production spontanée des normes non écrites rationalisée. Cela permet ainsi à la notion de constitution non écrite de devenir un objet d’étude légitime au sein de la doctrine constitutionnelle et, au demeurant, d’enrichir celle-ci. Car l’ouvrage d’Amar montre précisément la voie à tous ceux qui aspirent à connaître dans sa profondeur la « véritable vie de la constitution », sans pour autant abandonner le projet libéral et démocratique immanent au constitutionnalisme moderne.
Apostolos Vlachogiannis est docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas Paris II. Sa thèse de doctorat, intitulée Les juges de la Cour suprême américaine et la notion de constitution vivante, va bientôt paraître aux éditions Classiques Garnier (coll. Bibliothèque de la pensée juridique).
Pour citer cet article :
Apostolos Vlachogiannis « Akhil Reed Amar, America’s Unwritten Constitution : The Precedents and Principles We Live By, New York, Basic Books, 2012, xvi, 615 p. », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/Akhil-Reed-Amar-America-s-Unwritten-Constitution-The-Precedents-and-Principles-We-Live-By-New-York-Basic-Books-2012-xvi-615-p]