L’article propose une relecture de l’approche du droit comparé de la liberté d’expression entre les États-Unis et l’Europe, par l’introduction de considérations de sciences politiques relatives au droit électoral. Il prend pour l’analyse deux cas particulièrement éloquents du fait des différences considérables qui existent entre les droits américains et européens : les conséquences juridiques des propos racistes et le financement des campagnes électorales, qui d’un point de vue européen peut être regardé comme un risque de corruption des candidats par leurs contributeurs financiers. Il montre que les différences d’approches sur ces deux questions qui sont généralement expliquées par des raisons culturelles et juridiques ne peuvent pleinement être comprises que si on examine les conséquences politiques du système électoral. Les propos racistes sont de fait éliminés par la représentation des districts pour lesquels il n’y a qu’un tour d’élection. L’acceptation du financement des campagnes électorales par des personnes privées est la conséquence d’un système politique dont l’avantage est le caractère plus ouvert comparativement à  ceux qui existent en Europe et surtout un moyen de prendre en compte les intérêts de la société sans avoir recours comme en Europe au néo-corporatisme.

Freedom of Speech and law of elections : changes in a freedom that is supposed to be fundamental This lecture on the intersection between freedom of speech and the law of elections focuses on two contrasts between American and European law : first, the contrast in the law on hate speech, and second the contrast in the law on campaign finance. The contrast in both cases is sharp, and sometimes troubling. America is almost alone among advanced countries in its refusal to subject racist statements to criminal liability. This has obvious importance for the management of the electoral process, since American candidates do not face the sort of criminal prosecution that has been the lot of French figures like Jean-Marie le Pen. American campaign finance is exceptional too : American candidates must raise extraordinary, and internationally unparalleled, sums of money. The result is a form of institutional influence-buying that can be difficult to distinguish from corruption. How should we explain these distinctive aspects of American law ? When specialists in comparative law write about them, they focus on peculiar American traditions in the culture and doctrine of free speech. And indeed, from the doctrinal point of view, the American treatment of both hate speech and campaign finance does look like the result of a peculiarly aggressive insistence on the protection of free speech. Nevertheless, in this lecture, I argue that both of these aspects of American law can only be fully understood if we pay attention to differences between American and European electoral systems. Thus the problem of hate speech is far more pressing in systems that have some form of proportional representation or two-stage runoff elections. The American electoral system, with its first-past-the-post, single round elections, systematically favors the dominance of large parties. Parties that command less than a plurality of votes in a given district have essentially no chance of achieving representation, while the major parties have incentives to avoid association with openly racist views. Racist speech is consequently a far less pressing problem than it is in Germany or even France. Indeed, a functionalist might argue that the suppression of hate speech that is achieved through criminal law in Western Europe is instead achieved through electoral law in the United States. As for campaign finance : we can identify more than one feature of the American electoral system that encourages its characteristic forms of excess. First the relative absence of party discipline, and the relative weakness of campaign financing by parties, leaves every individual candidate “on his own bottom,” obliged to make his own deals with contributors. Second, and also fundamentally important, is the relative absence of neo-corporatist forms of governance in the United States. Policies in Western Europe are made through negotiation between representatives of government and representatives of industry and other interest groups. These forms of neo-corporatist governance are relatively absent in the United States. In consequence, interest groups must make their weight felt through campaign finance. The horrors of American campaign finance are in that sense part of the price we pay for resisting corporatist forms of government.

Meinungsfreiheit und Wahlsysteme : Wandlungen eines grundlegenden FreiheitsrechtsDie Meinungsfreiheit kann rechtsvergleichend durch Heranziehung politikwissenschaftlicher Analysen des Wahlrechts neu beleuchtet werden. Als Beispiele werden hier zwei wohlbekannte Unterschiede zwischen den US-amerikanischen und den europäischen Wahlregelungen herangezogen: die juristischen Folgen von rassistischen Äußerungen und die Wahlfinanzierung. Die unterschiedlichen Herangehensweisen an diese Fragen werden meistens auf kulturelle und politische Ursachen zurückgeführt. Der Aufsatz versucht demgegenüber zu zeigen, dass die politischen Konsequenzen der Wahlsysteme diese Differenzen eigentlich besser erklären. Rassistische Äußerungen werden de facto durch Wahlsysteme mit einem einzigen Wahlgang ausgeschaltet. Die Zulassung einer Finanzierung von Wahlen durch private Spender in den USA ist die Folge eines politischen Systems, das weit mehr auf Pluralismus angelegt ist. Dies ermöglicht es, den Einfluss der öffentlichen Meinung zu berücksichtigen, ohne auf die für europäische Länder so typischen neo-korporativen Arrangements zurückzugreifen.

I

Il n’y aura rien de surprenant dans le choix de mon sujet pour cette contribution. Il est évident qu’une analyse du droit comparé des systèmes électoraux doit se vouer au problème de la liberté d’expression. Le droit des élections s’occupe au premier plan précisément du droit de la liberté d’expression. Ensuite les différences entre le droit américain et les systèmes de droit européens en matière de liberté d’expression sont parmi les plus frappantes et les plus connues de la littérature du droit comparé. En fait c’est une des données fondamentales pour le comparatiste que le droit américain se distingue par son attachement féroce aux valeurs de la liberté d’expression telles que les américains les comprennent. En particulier, on sait bien que la liberté d’expression à  l’américaine contribue au caractère distinctif des élections américaines. On pense en particulier à  deux aspects du droit américain : au traitement des propos racistes et au traitement du financement électoral. À l’égard de tous deux la culture américaine montre sa tendance caractéristique qui est de laissez régner une liberté d’expression qui peut donner a l’œil européen l’impression presque sauvage.

Compte tenu de ces faits il va de soi qu’un colloque sur le droit comparé et les systèmes électoraux devrait inclure une contribution sur la liberté d’expression. Mais si le sujet n’a rien de surprenant, je crois néanmoins que le thème de notre colloque impose une nouvelle approche de ces questions si bien connues du droit comparé euro-américain. Parler des systèmes électoraux signifie parler des structures politiques qui sont normalement le territoire des politologues : du parlementarisme et du présidentialisme, de la discipline interne des partis, etc. Au premier abord les structures politiques paraissent loin des intérêts du droit comparé. Mais mon but est de montrer qu’en négligeant les structures politiques les comparatistes ont négligé un contexte d’une importance véritable pour le droit comparé de la liberté d’expression.

Il est vrai que mes collègues comparatistes ne parlent pas de ces structures politiques. Jusqu’à  présent lLes spécialistes du droit comparé se sont approchés des différences entre le droit américain et les traditions européennes en suivant la voie la plus évidente : en traçant les contrastes doctrinaux et culturels qui distinguent les États-Unis de l’Europe. Au plan de la doctrine, les comparatistes ont fait l’observation fondamentale qu’en Europe, et plus particulièrement en Allemagne, la liberté d’expression est une valeur constitutionnelle qui doit être toujours balancée contre la valeur de la dignité. C’est une très grande différence par rapport aux États-Unis où la valeur constitutionnelle de la liberté d’expression est normalement protégée d’une manière absolue. Je me suis situé sur le plan des différences culturelles pour formuler mes propres observations sur cette liberté, censée fondamentale sur les deux rives de l’Atlantique mais effectivement beaucoup plus absolue aux États-Unis qu’en France ou en Allemagne. Mon but a été de montrer que nos différences en droit provient des différences dans la valorisation sociale de l’honneur et la dignité dont les racines remonte aux XIXe et XVIIIe siècles.

Mais le thème de notre colloque exige qu’on ouvre une nouvelle voie. Personne ne nierait l’importance des approches prises par notre littérature. Il n’y a aucun doute que les différences dont je parlerai dans cette contribution se situent au niveau de la doctrine constitutionnelle. Il n’y a aucun doute non plus que nos cultures diffèrent beaucoup sur la question de la dignité. Néanmoins, en se concentrant exclusivement sur la doctrine constitutionnelle et les cultures de la dignité, notre littérature montre son insuffisance en négligeant les systèmes électoraux et les formes gouvernementales.

II

Examinons d’abord le caractère sauvage, du moins à  l’œil européen, de la scène politique américaine. Des deux thèmes que j’ai pris pour sujet, c’est le traitement des propos raciste – le « hate speech » dans l’anglais américain qui a surtout retenu l’attention des comparatistes. Il s’agit d’une matière dans laquelle les États-Unis représentent une exception assez frappante au niveau global.

En fait, les États-Unis sont presque le seul pays avancé qui ne pénalise pas les propos racistes. Ceci est une constatation qui doit être soigneusement qualifiée, comme j’aimerais signaler. Surtout il ne suffit pas de parler du droit américain sans prendre en compte les pratiques sociales américaines. S’il est vrai qu’un américain qui exprime son racisme d’une manière ouverte n’est pas menacé par le droit pénal comme l’est son semblable français, il est aussi vrai que les blagues racistes et d’autres remarques susceptibles d’être perçu comme racistes sont beaucoup moins tolérées dans la société cultivée américaine que dans les sociétés cultivées européennes. Si l’on veut décrire nos différences avec justesse, il faudrait peut-être dire qu’alors que les propos racistes sont pénalisés par le droit en France, en Amérique ils sont « pénalisés » par les mœurs, pour ainsi dire. À cet égard, les États-Unis sont un pays dans lequel les idées libérales de John Stuart Mill, qui distinguait sévèrement entre la juridiction du droit et la juridiction des mœurs, maintiennent une influence fondamentale. Toutefois, le contraste en droit existe : les poursuites judiciaires comme celles qui menacent M. Le Pen sont impossibles aux États-Unis. Un candidat électoral américain ne risque aucune peine en s’exprimant même en des termes les plus dégradants, ce qui distingue nettement mon pays de ceux de l’Europe de l’Ouest, alors pourtant qu’il s’agit d’un pays dont l’histoire est marquée par un racisme sordide et bien connu.

La littérature sur ce contraste en droit comparé est énorme. En revanche la littérature sur le droit comparé du financement électoral est curieusement clairsemée, autant que je sache. Le manque d’intérêt envers ce dernier sujet est en fait non seulement curieux mais aussi décevant : à  mon avis le financement électoral mérite d’être tout au centre de nos préoccupations comparatives. Le système américain n’est pas moins exceptionnel quand il s’agit du financement électoral que quand il s’agit des propos racistes, et l’impression qu’il donne est encore plus troublante.

Considérons par exemple les dernières élections présidentielles, qui ont exigé des deux candidats américains plus qu’un milliard de dollars, dont pas mois de sept cent trente millions pour le gagnant, M. Obama (en France lors du deuxième tour des élections présidentielles, les dépenses étaient plafonnées à  quelque vingt-deux millions d’euros). Les sommes dépensées pour élire nos sénateurs et nos représentants sont moins gigantesques, mais restent énormes. Aucun candidat américain ne peut espérer se faire élire s’il n’est pas prêt à  faire la cour à  tous les « contributeurs » possibles à  sa campagne, à  moins qu’il ne possède la fortune du maire milliardaire de New York, Michael Bloomberg. De plus, parler des élections aux États-Unis implique de parler non seulement des présidents, des sénateurs et des maires, mais aussi du parquet et des juges. À ce propos, je me permets de mentionner l’une de mes propres cousines, récemment élue juge, mais seulement après avoir réuni des fonds qui se montaient à  quelques trois cent trente milles dollars. D’après elle, cette somme se situe un peu au dessus du minimum que doit dépenser un candidat sérieux à  une place de juge de première instance dans une ville américaine de taille moyenne.

Personne ne peut ignorer le côté troublant de tout cela. Il est difficile de supprimer la pensée qu’il s’agit de sommes moyennant lesquelles les « contributeurs » achètent de l’influence. Et pourtant du point de vue européen, le droit américain se montre remarquablement peu inquiet des dangers de ce système inondé par l’argent. Notre droit électoral limite les contributions directes que peuvent effectuer les particuliers, mais à  la différence du droit français et européen il n’impose aucun plafonnement global aux candidats qui refusent, comme M. Obama l’a fait, un financement public. En tous cas, il est facile de contourner les limites imposées par la loi en « rassemblant » des contributions ou en formant des « comités d’action politique », et rien n’empêche qu’un candidat riche finance sa propre campagne… et en Amérique il y a des candidats qui sont devenu très riches, par exemple à  Wall Street.

Face aux dangers évidents de ce système, notre cour suprême n’a pas été complètement silencieuse. Elle s’est interposée notamment dans un cas de financement électoral particulièrement choquant. Il s’agissait d’une entreprise de Virginie de l’Ouest qui avait effectivement acheté la voix du président de la cour de cassation de l’État en lui fournissant une contribution électorale de cinq millions de dollars. Au lendemain de son élection, « leur » juge a fidèlement cassé un jugement de quelque soixante-dix millions contre eux, ce que les neuf juges de notre cour suprême ont qualifié de trop choquant… par cinq voix contre quatre. Cependant il ne faut pas être trop optimiste : la tendance générale de la cour suprême a été clairement vers un relâchement de toute restriction sur les pratiques électorales des juges candidats. En particulier, la cour a permis aux juges candidats de faire campagne en proclamant leur approche des litiges qu’il vont juger… surtout bien sûr en se déclarant « dur » contre la criminalité, notamment en se déclarant favorable à  la peine de mort.

Quand on va au-delà  du cas des juges le tableau devient considérablement plus sombre. Au cours des années 2009-2010 surtout, l’attitude de la cour suprême semble avoir révélé une volonté d’éliminer la plupart des contraintes qui ont servi à  diminuer l’impact de l’argent sur nos élections. L’arrêt très controversé « Citizens United v. Federal Election Commission » a rejeté cent ans de jurisprudence en affirmant que les personnes morales ont, elles aussi, des droits à  la liberté d’expression qui ne peuvent faire l’objet d’une discrimination dans la loi. Cette décision ouvre la porte à  une dynamisation considérable de l’activité électorale des grandes entreprises. Mais Citizens United n’est pas la seule intervention de la cour. Au moment où j’écris ces mots, en juin 2010, la cour interdit à  l’État fédéral de l’Arizona de fournir aux candidats qui acceptent un financement public des fonds qui égalent ceux dépensés par les candidats qui se fient exclusivement au secteur privé.

Face à  ce système de financement électoral il est difficile de se débarrasser de l’impression qu’il existe aux États-Unis une corruption politique ratifiée par la loi. Les États-Unis n’appparaissent pas pour autant sur les indices des pays affligés par la corruption. Et il est vrai que nous ne tolérons pas du tout les politiciens ou les juges qui s’enrichissent après leur élection. Il serait erroné d’insinuer qu’on pourrait trouver de la corruption à  l’africaine aux États-Unis. En même temps il est impossible de nier que nos politiciens et même nos juges peuvent être des hommes achetés et que notre droit ne fournit peu de moyens pour réprimer le marché d’influence.

III

Sur le plan juridique, le système américain du financement électoral se justifie de la même façon que le refus de pénaliser les propos racistes. Dans ces deux domaines, la jurisprudence américaine parle en des termes très stricts de la liberté d’expression. Mettre des entraves à  l’expression des propos racistes ou bien à  la participation politique des grandes entreprises voudrait dire porter atteinte à  la liberté d’expression dans son domaine le plus fondamental, celui de la démocratie politique.

Il faut préciser immédiatement qu’il ne convient pas d’exagérer. La liberté d’expression aux États-Unis n’est pas complètement sans bornes. Comme nous avons déjà  vu, les États-Unis ont tout de même un droit du financement électoral qui établit quand même des quelques limites. Mais, comme toujours, les constatations en droit comparé doivent être comprises comme des constatations relatives et non pas absolues. Jugé du point de vue relatif, il est clair que le droit des États-Unis se montre beaucoup moins troublé face au marché d’influence politique que les pays européens et beaucoup moins troublé face aux propos racistes.

Comment expliquer cette curieuse et inquiétante culture juridique américaine ? La bonne réponse n’est pas simple. On a besoin de multiples interprétations dont celles qui se concentrent sur la doctrine, la culture juridique et les valeurs sociales. La doctrine comparée nous apprend, comme je l’ai déjà  indiqué, que la liberté d’expression est une valeur constitutionnelle qui n’est effectivement jamais balancée en droit américain. C’est un fait de grande importance, qu’on peut attribuer à  une tendance plus générale dans la culture juridique américaine à  encourager un certain absolutisme en droit. Cette tendance est déplorée par la grande comparatiste de Harvard, Mary Ann Glendon, qui dénonce la dérive vers un « Rights Talk » en droit américain, c’est-à -dire vers un absolutisme des droits subjectifs qui conduit à  la perte de la capacité d’accepter des compromis intelligents et nécessaires. En adoptant le ton de Glendon, le comparatiste serait justifié de taxer mes compatriotes d’un manque de finesse juridique. Ne trouve-t-on pas dans le système américain une approche juridique pathologique ? C’est un système qui, après tout, s’est montré incapable de faire des choix normatifs nécessaires en réalisant les valeurs de la liberté de l’expression. Un raisonnement juridique sain commencerait certes par avouer son attachement à  la valeur de la liberté d’expression au niveau idéal. Mais il faudrait en même temps reconnaître la nécessité d’accepter des compromis dans la pratique. Quand nos idéaux produisent des résultats absurdes dans ce monde, on se montre bon juriste en les modifiant, de la manière la plus douce possible, bien sûr. Jugés par ce standard, on pourrait suggérer que les Américains, y compris les juges de la cour suprême, se sont montré mauvais juristes par rapport aux européens. Cela signifie qu’on peut expliquer le droit de la liberté d’expression américain en partie en faisant référence à  l’absolutisme de sa culture juridique.

On peut aussi identifier des différences socio-culturelles entre les États-Unis et la France qui contribuent à  l’explication de leurs différences juridiques. En particulier, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, les différences entre la culture juridique américaine et celle de l’Europe du Nord sont liées aux traditions de la protection de la dignité. Les systèmes européens entérinent une protection de la dignité qui est complètement étrangère au droit américain. Les européens ont tendance à  attribuer leur attachement à  la dignité à  une réaction contre l’expérience du fascisme, mais dans plusieurs écrits, j’ai souligné que cette protection européenne de la dignité remonte à  l’ancien régime. À son origine elle était une protection exclusivement pour les personnes de statut social élevé. Puis au cours des deux derniers siècles l’Europe a subi un nivellement par le haut caractérisé par la promesse que « vous serez tous des maîtres », pour emprunter une phrase au sociologue français Philippe d’Iribarne , avec la promesse que tout le monde participerait à  la dignité. Ceci est une histoire dans laquelle l’époque fasciste joue un rôle compliqué et surprenant.

Ce nivellement par le haut a structuré l’État providence européen qui veut redistribuer non pas seulement les ressources financières mais aussi la dignité. Le même nivellement par le haut a structuré les systèmes carcéraux et pénaux de l’Europe. Et c’est le même nivellement par le haut qui est à  l’origine de la pénalisation des propos racistes. En effet la pénalisation des propos racistes en Europe est une mesure d’inclusion dont le but est de garantir aux minorités la même protection pour leur dignité que celle dont jouissent les citoyens d’identité majoritaire. Les États-Unis en revanche n’ont jamais expérimenté le grand nivellement par le haut qui a formé les cultures politiques et juridiques de l’Europe du Nord. Il en résulte qu’une pénalisation des propos racistes aux États-Unis serait comprise comme une mesure de protection exceptionnelle, ce qui aide à  expliquer la résistance américaine.

À mon avis toutes ces interprétations sont nécessaires pour comprendre nos différences. Néanmoins, sans nier l’importance de la comparaison juridique des doctrines de la liberté de l’expression, sans nier la profondeur des observations de Glendon et certainement sans renoncer à  mes propres interprétations du passé, j’insisterai dans cette contribution sur l’importance des systèmes électoraux. Nos explications de ces aspects du droit électoral d’expression ne suffisent pas si elles ne se rendent pas compte des différences fondamentales dans les structures politiques.

Commençons par faire une observation sur les systèmes électoraux et les propos racistes. Il s’agit d’une observation qui ne devrait pas être nouvelle pour ceux qui lisent les écrits des politologues, mais qui reste inconnu aux comparatistes. Le problème des propos racistes est en partie un problème de la représentation proportionnelle. En fait, cette observation devrait être évidente, non pas seulement pour les politologues, mais aussi pour n’importe quel auditoire français, car la France a eu une expérience directe du lien entre les propos racistes et la représentation proportionnelle. On se souviendra de l’année 1986, quand l’introduction du scrutin proportionnel par François Mitterrand permit l’entrée du Front National à  l’Assemblée Nationale.

Quel est ce lien entre les propos racistes et la représentation proportionnelle ? L’observation est plutôt simple. Le système américain de représentation est un système de représentation par district, dans lequel le candidat qui réussit à  se devenir « first past the post », c’est-à -dire à  gagner la pluralité des voix lors d’un seul scrutin, gagne l’élection. C’est le système SMPD, single member plurality district, dans le jargon des politologues. La tradition américaine exclut aussi normalement les « runoffs » : les deuxièmes tours comme en France. Tout cela provient d’un héritage médiéval britannique qui remonte à  une période avant l’essor des partis modernes : ce qui est représenté dans ce système sont les districts, et non pas les partis. Cette conception de la représentation exclut toute représentation proportionnelle, et tout procédé électoral fondé sur un scrutin de liste. Chaque district doit être représenté par un seul candidat, même si ce candidat ne jouit que de la pluralité la plus mince.

C’est une constatation de base parmi les politologues : ce système de scrutin SMPD, « first past the post », sans deuxième tour, tend à  supprimer les partis extrémistes, à  la grande différence des systèmes de scrutin proportionnel qui garantissent une représentation aux groupes soutenus même par une petite proportion de la population. Même des désastres comme les présidentielles françaises de 2002 sont impossibles dans le système américain. Aux États-Unis, un Chirac aurait évidemment gagné dès le premier tour avec sa majorité. L’importance de cela pour le droit comparé est tout à  fait évidente. Le besoin ressenti pour une pénalisation des propos racistes est forcément moins important aux États-Unis, puisque le système électoral élimine le danger le plus menaçant. Sauf à  considérer le cas de districts qui seraient majoritairement racistes ce qui n’a pas été vraiment le cas, je crois, depuis les années soixante les propos racistes ne peuvent pas jouer véritablement un rôle important dans notre politique. Au contraire, les grands partis dominants doivent impérativement se plier aux conventions sociales condamnant les propos racistes ouverts, étant donné qu’il leur faut éviter tout danger d’aliéner des électeurs du centre de l’électorat.

De ce point de vue il est trompeur de critiquer les États-Unis pour leur manque supposé d’une protection contre les propos racistes. Une telle protection existe en effet, mais par le biais d’un système électoral « first past the post » qui empêche que les partis des extrêmes trouvent un soutien public trop évident. On peut le décrire en des termes fonctionnalistes : la fonction de la suppression des propos racistes est effectuée par le biais du système électoral aux États-Unis, au lieu d’être effectué par le biais du droit pénal.

Argument fondamental, à  mon sens, mais argument absent de notre littérature sur le droit comparé des propos racistes, qui s’est trop concentré sur le droit et pas assez sur la politique comparée.

IV

Tournons maintenant au financement électoral. Des politologues comme notre confrère Robert Kagan se sont déjà  occupé de quelques conséquences du système « first past the post » pour le financement électoral. Il s’agit du contraste entre des systèmes dans lesquels ce sont plutôt les partis qui sont représentés, et non pas les districts. Ces systèmes sont caractérisés par l’utilisation du scrutin de liste ainsi que par une meilleure discipline parlementaire des partis. Dans un tel système, les candidats ont tendance à  se fier au parti pour financer leurs campagnes. Le candidat ne ressent pas l’obligation ressentie par ma cousine, et par tout candidat américain, de faire la cour aux « contributeurs ». C’est au parti qu’il s’adresse, au moins grande partie. Si le parti réussit à  se financer exclusivement par les cotisations de ses membres le risque d’une influence dangereuse de la part des contributeurs est minimisé. Ceci dit, il est clair que les cotisations ne suffisent plus aujourd’hui en France ou en Allemagne, transformation dont témoignent des grands scandales comme celui de Elf Aquitaine. Tout de même, il reste peut-être plus difficile d’acheter tout un parti que d’acheter un représentant. Au bout du compte les partis doivent montrer une certaine fidélité à  leurs programmes, ce qui contribue peut-être à  les rendre moins susceptibles à  une influence malsaine.

Dans ce sens, on peut commencer par suggérer que la corruption à  l’américaine, cette corruption des hommes politiques achetés, est occasionnée par l’absence d’une discipline parlementaire des partis. C’est l’absence de parlementarisme qui crée la corruption américaine. Une fois encore il ne faut pas trop exagérer. Les partis américains ont des fonds qu’ils dépensent pour soutenir leurs candidats. Il s’ensuit qu’ils peuvent exercer une certaine discipline au Congrès. Les différences sont (comme toujours) des différences relatives et non pas absolues. Néanmoins les différences existent : pour les dramatiser, je me permets de revenir à  ma cousine, dont l’expérience, quoique anecdotique, me semble révélatrice. Quand elle s’est décidée de se présenter comme candidate, elle s’est d’abord tournée vers le parti démocrate. Son chef local a refusé de la soutenir, en disant (je cite) « ce n’est pas encore ton tour ». Cela l’a obligé à  réunir ses fonds électoraux elle-même au cours d’un an de réunions, cocktail parties, coups de fil et conversations dans les bureaux et salons des cercles privilégiés de sa ville. Voilà  le portrait d’un système sans discipline des partis. Mais en même temps, s’il est le portrait d’un système moins discipliné, il est aussi le portrait d’un système plus ouvert : à  la fois à  des candidats outsiders comme ma cousine, et à  l’influence politique, sinon à  une possible corruption effective risquée par l’obligation de financer sa campagne sans un soutien de la part des partis.

Bref, le droit du financement électoral aux États-Unis n’est pas seulement le produit de la doctrine de la liberté d’expression. Il est celui d’un système qui défavorise la discipline parlementaire des partis. Pour le dire en d’autres mots, il est le produit d’un système de pouvoir fracturé, dans lequel les partis au congrès doivent lutter avec un pouvoir exécutif, avec un pouvoir judiciaire, et de surcroît avec leurs propres représentants et membres, qui, comme ma cousine, peuvent conclure leurs propres marchés avec les contributeurs. Il ne suffira jamais de décrire ce système en se bornant au droit comparé de la liberté d’expression. Il faut se vouer au droit comparé de l’influence politique.

Cette question de l’influence politique suggère une dernière interprétation, finalement : il faut que nous nous occupons d’un autre fait fondamental du droit comparé, récemment souligné par Nicola Lacey. Les systèmes européens continentaux sont des systèmes qu’on qualifie souvent de « néo-corporatistes ». Ce fait aussi joue un rôle fondamental pour notre droit comparé de l’influence politique. Parler des systèmes « néo-corporatistes » veut dire parler des systèmes dans lesquels la politique du gouvernement se fait en poursuivant des négociations plus ou moins ouvertes avec des organisations représentantes des intérêts industriels et sociaux. Ce sont des systèmes qui attribuent un pouvoir quasi public à  des entités comme le Medef, la CGT ou bien des associations catholiques pour la protection de la famille. Les systèmes néo-corporatistes ont certains traits bien connus. Dans ces systèmes la politique économique tend à  prendre en compte les intérêts des producteurs. Normalement les décisions se prennent seulement après des consultations approfondies avec les intérêts affectés, et la sphère économique met plus l’emphase sur la stabilité que sur l’innovation. L’entrée à  la concurrence économique est normalement plutôt difficile pour des nouvelles entreprises et des nouvelles formes de travail. Ce n’est pas le moment pour décrire ce néo-corporatisme dans tous ces détails. Je signale seulement que beaucoup des comparatistes croient que les États-Unis sont considérablement moins corporatistes que la France et l’Allemagne.

À mon sens aucun droit comparé de l’influence politique ne peut négliger le droit comparé du néo-corporatisme. Car il serait tout simplement faux de dire qu’il n’a pas d’influence politique aux États-Unis alors qu’une telle influence manquerait aux pays européens. La vérité est plutôt que l’influence se fait d’une manière différente chez les uns et les autres. Si l’on peut proposer une généralisation qui sera comme toute généralisation dangereuse : l’influence en Europe continental du Nord se fait sentir surtout derrière les coulisses électorales, dans des négociations entre des partis plus ou moins disciplinés et des corps intermédiairries eux aussi plus ou moins disciplinés. Il ne s’agit pas d’une influence qui s’exprime en des appels électoraux à  l’opinion publique. Nous n’avons pas affaire avec une influence exercée par le biais d’une publicité coûteuse guidée par des spécialistes dans l’interprétation des sondages, et imposant un financement électoral qui s’élève à  des millions. Nous avons plutôt affaire avec une influence plus banale des intérêts industriels et sociaux qui parlent directement avec les gouvernants.

Le système du financement électoral aux États-Unis n’est pas seulement le produit de notre attachement fou à  la liberté d’expression. Il n’est pas non plus seulement le produit de notre « rights talk ». Notre système du financement électoral est un des prix que nous payons pour notre résistance à  un néo-corporatisme à  l’européenne. C’est un des prix de notre préféerence pour un système moins orienté vers la stabilité et plus orienté vers l’innovation. C’est un des prix de notre préféerence pour un système plus ouvert, aux outsiders et à  l’influence financière dans les élections. Tous les systèmes subissexperimentent de l’influence politique. C’est notre choix social aux États-Unis d’être influencée l’experimenter d’une manière qui tolère plus d’espace pour une politique incertaine, difficile et fracturée.

V

On peut terminer en proposant la conclusion qui s’impose à  la fin de tant des bonnes études en droit comparé : pour faire du droit comparé il faut que les spécialistes commencent par supprimer leur instinct le plus naturel en tant que juristes, qui est de lire les sources juridiques, dans ce cas-ci les sources sur la liberté d’expression. Certes il est vrai que notre connaissance de notre monde serait trop limitée sans la doctrine comparée de la liberté d’expression. Mais elle serait trop limitée aussi sans une compréhension des conséquences des systèmes électoraux. Il ne suffit pas de dire que les systèmes électoraux sont l’affaire des politologues et non pas des juristes. Nul n’est bon juriste s’il ignore les réalités du pouvoir.

James Q. Whitman est Professeur de Droit comparé et étranger à  l’Université de Yale. Il a notamment publié The Origins of Reasonable Doubt : Theological Roots of the Criminal Trial (Yale University Press, 2008) ; Harsh Justice : Criminal Punishment and the Widening Divide Between America and Europe versus Liberty (Oxford University Press, 2003).

Pour citer cet article :

James Q. Whitman « Liberté d’expression et systèmes électoraux : mutations d’une liberté censée être fondamentale », Jus Politicum, n°4 [https://juspoliticum.com/articles/Liberte-d-expression-et-systemes-electoraux-mutations-d-une-liberte-censee-etre-fondamentale]