Variations politico-juridiques sur l'abstention électorale
La profonde désaffection des juristes envers l’abstention électorale illustre le fait qu’elle est considérée comme un objet rétif à une appréhension proprement juridique. N’étant pas la violation d’une règle juridique sanctionnable par un juge, le discours juridique semble condamné au silence. Soulignant les affinités électives entre le droit et l’abstention électorale, cette étude a précisément pour ambition de renverser une telle perspective en défendant la thèse de l’existence d’un discours juridique autonome sur cette thématique. Ainsi, elle montre que si politiquement l'abstentionnisme désigne l'attitude de celui qui n’exerce pas son droit de vote, juridiquement l’abstentionnisme désigne l’attitude d’un électeur qui exerce son droit de vote en ne votant pas, conformément à la loi. En d’autres termes, l’abstention est un droit contenu dans le droit de vote dans la mesure où ce dernier n’est qu’une faculté de vote. Mettant en exergue une configuration paradoxale où existe une logique proprement juridique d’exclusion du vote obligatoire, mais où le droit ne peut que proposer le vote obligatoire pour lutter contre l’abstention électorale, cette étude défend l’idée, qu’étant une expression du droit de vote, l’abstention devrait donc en pure logique juridique être comptabilisée dans les calculs électoraux. Prolongeant cette équivoque en étendant l’investigation à la question de la démocratie représentative, elle tend enfin à démontrer que les abstentionnistes ne sont pas des ‘‘exclus’’ de la représentation en tant qu’ils sont représentés par les électeurs.
Political and legal variations on voter abstention
The lack of interest in voter abstention among law specialists is significant of its being considered as something beyond the scope of properly legal consideration. Since voter abstention does not infringe on a legal rule and is not punishable by a judge, legal discourse seems irrelevant. This paper, which points to an affinity between the legal principles and voter abstention, aims at turning this idea upside down by maintaining that there can be an autonomous legal discourse on this theme. It demonstrates that whereas, from a political standpoint, voter abstention describes a citizen who does not use his/her voting right, from a legal standpoint it describes a voter who uses his/her voting right by not voting, which is perfectly legal. In others words, voter abstention is part of the voting rights, since the latter offer only the possibility of voting. This study foregrounds a paradoxical pattern in which there is a legal logic excluding compulsory voting, but in which the law has to suggest compulsory voting to combat voter abstention is an expression of one’s voting rights, it should be pure legal logic to take it into account in voting results. Furthermore, by extending its reflexion to the problem of democratic representation, it attempts to show that non voters are not “excluded” from representation since they are represented by citizens who votes.
Politische und rechtliche Variationen über die Wahlenthaltung
Die wissenschaftliche Vernachlässigung der Auseinandersetzung mit dem Problem der Wahlenthaltung ist darauf zurückzuführen, dass dieses Themas für die herrschende Staatsrechtslehre grundsätzlich nicht juristisch fassbar erscheint. Da die Wahlenthaltung kein rechtlich greifbarer Verstoss gegen eine einer Rechtsnorm ist, scheint der juristische Diskurs zum Schweigen verurteilt zu sein. Der vorliegende Beitrag versucht, eine andere Sichtweise einzunehmen und plädiert für die Notwendigkeit eines autonomen juristischen Diskurses über die Wahlenthaltung. Zwar ist die Wahlenthaltung politisch betrachtet die Unterlassung der Ausübung eines Wahlrechts; juristisch kann dies jedoch gerade als die Ausübung eines im (aktiven) Wahlrecht enthaltenen Rechts bewertet werden, weil das (aktive) Wahlrecht nur eine Befugnis zu wählen ist. In gewissen Ländern existiert eine gesetzliche Wahlpflicht und diese gilt als einzige Antwort des Rechts auf das Phänomen der nicht Ausübung des Wahlrechts durch den Bürger. Da aber die Wahlenthaltung auch eine Ausdrucksweise des aktiven Wahlrechts ist, sollte sie — der juristischen Logik folgend — in den Wahlrechnungen miteinbezogen werden. Schliesslich zeigt der Beitrag, dass Wähler und Wählerinnen, die sich ihrer Stimme nicht bedienen, nicht aus der Repräsentation ,,ausgeschlossen" sind, sondern durch die anderen Wähler repräsentiert sind.
S’inscrivant à une place de choix dans l’argumentaire du dépérissement de la politique. L’abstention électorale désarçonne en ce sens que le vote, exigence somme toute peu contraignante du fonctionnement du régime représentatif, semble pourtant être souvent ressenti comme une sollicitation excessive.
Le triomphe de l’institution du vote a donc apparemment assuré et ce de façon paradoxale les conditions de son essoufflement, voire de sa défection alors que, dans le même mouvement, toute autorité publique dont la désignation des membres n’est pas soumise à élection (songeons par exemple au cas des autorités administratives indépendantes) est irrémédiablement dénoncée comme « antidémocratique » . A vrai dire, les rapports entre la démocratie et l’abstention sont certainement plus complexes : le phénomène de l’abstention semble en effet rendre compte de la déconnection d’une sorte de déshérence institutionnelle de la démocratie qui, paradoxalement, chemine au bras de la réalisation progressive de la démocratie au moins dans sa version tocquevillienne. Le point auquel nous sommes aujourd’hui parvenus semble ainsi conjoindre deux tendances contradictoires : d’un côté un exclusivisme électif comme fondement de la légitimité (justifie une action) et de la légalité (donne un titre à agir), et de l’autre la progression de la désaffection électorale. La formule fameuse empruntée à un autre champ des sciences sociales selon laquelle ‘‘trop de vote tue le vote’’ invite à s’interroger, notamment, sur le point de savoir en quoi la démultiplication des élections, si elle doit s’accompagner d’un accroissement de l’abstention, serait-elle plus « démocratique » ? De même, puisque l’extension du corps électoral n’entraîne aucun fléchissement sensible de la participation, les progrès de l’abstention soulignent l’inanité de toute réforme portant sur les restrictions juridiques relatives à l’extension du corps électoral, pourtant régulièrement remises en question, pour influer de façon décisive sur les taux de participation. A la façon dont les économistes nous informent qu’une poche de sans-emploi a vocation à demeurer dans une société dite de plein-emploi, une société de « plein-vote » serait ainsi une société où subsiste nécessairement de l’abstention. Donnée structurellement irréductible à la pratique élective, l’abstention ne mériterait ainsi aucune forme particulière d’investigation si elle ne dessinait pas en creux, dit-on, le profil de l’homme démocratique de demain.
Il nous semble que la question de l’abstention électorale doit faire l’objet d’une nouvelle investigation et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, elle porte en elle nombre de contradictions de notre époque : comment ne pas s’interroger sur le paradoxe d’une société d’individus qui revendiquent massivement des droits subjectifs coexistant avec une déshérence progressive du droit de vote ; sur la coïncidence d’un moment de progrès de l’abstention avec l’affirmation concomitante d’une double citoyenneté (nationale et européenne), voire aussi sur cet autre paradoxe, a priori énigmatique, d’une abstention qui ne cesse d’augmenter alors même que les facteurs censés la faire reculer (l’instruction au premier chef mais aussi la multiplication du nombre des candidatures, etc.) se diffusent de plus en plus, ou encore sur celui d’une inflation des prestations attendues de l’État et la déflation de la participation (de nature à étayer les dénonciations contemporaines d’une société d’ayants-droits…).
Ensuite, les inflexions actuelles, comme nous l’avons dit, sur la nature de l’abstentionnisme (en gros, le passage d’un abstentionnisme systématique à un abstentionnisme d’intermittence), consignées par les études les plus récentes invitent à une réflexion à nouveaux frais de ce phénomène. La constance et les progrès du phénomène de l’abstentionnisme électoral ne doivent en effet pas masquer l’intermittence de la pratique abstentionniste. Ainsi, au-delà de la quasi-disparition de l’abstentionnisme de combat, peut-on noter une inflexion très nette de l’abstention permanente des titulaires du droit de vote vers des participations sélectives. Ce développement du vote intermittent – une intermittence du vote qui le rend paradoxalement structurel –, semble par ailleurs infirmer la thèse d’une désaffection massive des citoyens pour les affaires publiques.
Enfin, cette question de l’abstentionnisme reçoit un traitement inversement proportionnel aux incidences qu’on lui prête. L’abstention reste malgré tout un phénomène marginal – minoritaire, pourrait-on dire – mais force est de constater qu’on lui prête beaucoup. Ainsi, il est tout à fait symptomatique que la problématique de la défiance, dont l’abstention électorale constitue une forme paradigmatique, structure aujourd’hui un grand nombre des travaux portant sur les formes contemporaines de la démocratie. En effet, on postule en général qu’il s’agit d’un phénomène d’une portée considérable dépassant ses conséquences immédiatement électorales pour affecter, nous y reviendrons, les fondements même de l’édifice de la démocratie représentative. Pour autant, bien peu d’investissements théoriques au plan juridique ont été déployés pour tenter d’en rendre et l’intelligibilité et les incidences principielles. Pour finir, il apparaît que la répartition quasi-égalitaire des suffrages – dont on prédit encore le resserrement – pourrait conduire à un renouvellement des incidences de l’abstention comme facteur décisif dans les résultats électoraux.
Quelques invariants structurent la problématique de l’abstention, dont son inactuelle actualité ou encore l’opprobre morale qui l’entoure . Pendant longtemps, on a d’autant moins prêté attention à l’abstention qu’elle n’obérait pas les résultats électoraux. Or, il a bien fallu constater que l’abstention ne fluctuait pas seulement selon les élections mais qu’elle continuait de grimper, plus ou moins régulièrement, et que les niveaux atteints devenaient problématiques.
Les premières déplorations sur l’absence de « toute recherche scientifique sur le problème de l’abstention dans les élections politiques » ont débouché sur le travail à tous égards pionnier du politiste Alain Lancelot. Avant ce travail, l’abstentionnisme électoral était négligé par la science politique, tenu jusque-là pour seulement négatif et sans enseignements pour la politique. Après lui, auréolée de ses lettres de noblesse scientifique, l’abstention est devenue un objet d’étude important.
Quel a été sur ce point l’apport des juristes ? Un survol de la bibliographie juridique consacrée à l’abstentionnisme électoral atteste de la profonde désaffection de cette thématique chez les juristes, comme si l’abstention était un objet rétif à une appréhension proprement juridique.
Le scalpel de la critique dénonce régulièrement la protubérance abstentionniste se manifestant sur le corps électoral. La pharmacopée juridique traditionnelle préconise l’inclusion du vote blanc dans le total des suffrages exprimés et bien sûr le vote obligatoire, voire d’autres modalités plus anecdotiques. On remarquera ainsi que tous ces efforts se portent sur les effets de l’abstention et non sur ses causes et qu’à ce titre, les incidences électorales prêtées au vote obligatoire apparaissent étonnamment optimistes. Plusieurs États ont tout de même décidé de modifier leur législation pour introduire le vote obligatoire et ainsi de faire de l’abstention une faute juridique sanctionnable. En Belgique, rappelle ainsi Francis Delpérée, « une fois la qualité d’électeur reconnu, le citoyen doit exercer la charge qui lui est assignée » . En d’autres termes, la qualité juridique d’électeur emporte l’obligation juridique d’une citoyenneté active. La France demeure rétive à une telle perspective, et il faudra notamment tenter d’en comprendre les raisons.
Si le champ de l’abstention électorale est labouré tant par les sociologues que par les politistes, il a donc été largement laissé en jachère par les juristes. Le discours juridique majoritaire semble n’avoir rien à dire d’un droit qui n’est pas assorti d’une obligation juridique. Cette désaffection permet d’illustrer en creux ce qu’est le droit aujourd’hui. Deux raisons principales et convergentes peuvent être avancées pour mettre en lumière ce délaissement.
Il s’agit tout d’abord d’une raison épistémologique. La prétention à l’objectivité comme seul cap de l’activité scientifique est constitutive du programme positiviste en général, et donc peu ou prou du programme contemporain. Cantonné dans le monde éthéré des « normes » juridiques, le juriste doit, pour remplir pleinement son office, veiller à s’abstenir de tout jugement de valeur qui le ferait basculer dans le monde axiologique. Ramené à l’objet qui nous occupe, le juriste comprend donc l’abstention comme la non-jouissance d’un droit, comme le refus volontaire d’exercice du droit de vote, sur lequel il ne saurait rien dire puisque cette abstention n’est constitutive d’aucune infraction prévue par le droit positif à une quelconque prescription juridique.
La seconde raison tient à un préjugé latent des juristes. La désuétude des analyses juridiques relatives à l’abstention fait fond sur l’adage implicite des facultés de droit : ‘‘pas de contentieux, pas de droit’’. L’abstentionnisme électoral ne fait pas recette auprès de la doctrine et les manuels de droit électoral ne sont pas là pour infléchir ce constat. On peut d’ailleurs noter que les manuels de droit constitutionnel ne sont guère plus prolixes. Et pourtant, en dehors même de la question de l’absentéisme parlementaire qui reste une question d’une inactuelle actualité, les constitutionnalistes en général, et plus particulièrement les spécialistes du droit parlementaire, connaissent bien la portée de l’abstention parlementaire dans le jeu effectif des institutions. Ainsi, l’abstention a joué un rôle non négligeable dans le fonctionnement du régime ‘‘parlementariste’’ des IIIe et IVe Républiques et joue toujours un rôle important dans celui, ‘‘présidentialiste’’ cette fois, de la Ve République. En effet, la Constitution de la Ve République a érigé la faculté juridique d’abstention parlementaire en authentique participation politique . Alors que sous les IIIe et IVe Républiques, le gouvernement devait démontrer qu’il disposait d’une majorité qui le soutenait, sous la Ve République, la charge de la preuve a été renversée. Dans le langage juridique, on dit que la présomption n’était pas irréfragable mais simple. En d’autres termes, c’était à l’opposition de montrer que le gouvernement ne dispose plus d’une majorité. L’article 50 de la Constitution de 1946 posait déjà l’exigence d’une majorité absolue et la constitution de 1958 a ajouté le principe d’une prise en compte des seuls suffrages en faveur de la censure. De la sorte, les députés qui ne participent pas au vote sont présumés approuver le Gouvernement, y compris ceux, qui, dans ce scrutin tenu dans les conditions ordinaires, se seraient simplement abstenus. Ici encore les abstentionnistes se joignent aux absents…
En tout état de cause, n’étant pas la violation d’une règle juridique sanctionnable par un juge, le discours juridique semble condamner à rester muet. Dès lors se pose cette question iconoclaste : peut-on aborder l’abstention électorale du point de vue du droit ? La pertinence d’une telle approche se joue d’abord dans la faillite explicative des grandes lectures de ce phénomène qu’il nous faut donc présenter en préalable (I). Au rebours des habitudes, ce travail propose donc un désenclavement de l’abstention électorale du champ de la sociologie électorale et de la science politique stricto sensu. La thèse d’une telle étude porte donc prioritairement sur l’autonomie d’un discours juridique relatif à l’abstention électorale. Il s’agit non d’épuiser un sujet bien lourd d’implications mais de poser quelques jalons d’une réflexion à poursuivre. En d’autres termes, il s’agit davantage de dessiner un tracé par la construction d’un réseau d’interrogations, non sans d’ailleurs esquisser quelques éléments de réponse, que d’édifier in toto. Après avoir posé les fondements d’une conception juridique de l’abstention (II), nous nous limiterons donc à l’étude de quelques traits de la nature juridique du droit d’abstention (III).
I. Prolégomènes : les grandes lectures de l’abstention électorale
Présentée parfois comme l’expression d’un défaut d’intégration, comme une forme de contestation politique, comme l’expression d’un comportement stratégique ou rationnel, comme une modalité d’une stratégie de « défection » ou encore comme une déviance comportementale en voie de normalisation, la pratique abstentionniste apparaît, on le voit, extrêmement fuyante. Chaque discipline scientifique offre en fait son explication du phénomène : les disciples du rational choice voient en tout électeur un rationaliste qui décide volontairement de ne pas entrer sur le « marché » ; les approches sociologiques offrent souvent des explications quasi-déterministes en soulignant les convergences entre le statut social et la participation électorale ; les politologues préfèrent établir des liens de causalité entre l’impact des enjeux politiques, la nature des scrutins et l’échelle de la participation, etc. Si les explications se recoupent parfois, elles ont la particularité de toutes porter sur les causes de l’abstentionnisme, comme nous allons le préciser. Il va sans dire que notre propos n’a aucune prétention à l’exhaustivité, perspective tout aussi prétentieuse qu’insensée – qui épuise d’ailleurs bien plus souvent le lecteur que le sujet –, mais il consiste plus prudemment à privilégier quelques grandes lectures de l’abstention.
A. Les partisans de l’abstention : un nœud convergent d’opposants
Comme le constate Seymour Lipset, « la nécessité de taux élevés de participation paraît avoir (…) toute la force de l’évidence » , en ce sens qu’une participation élevée est conçue comme le support indispensable d’un bon fonctionnement démocratique. Le postulat premier de la participation électorale est ainsi qu’elle constitue « un indice de la bonne santé de la démocratie » . Une faible participation lors des élections suscite alors des lamentations bientôt transmuées en récriminations plus ou moins larvées.
Certains auteurs ont pourtant cherché à renverser l’argument en soutenant qu’une participation élevée illustre une situation de crise politique ou, à tout le moins, ont cherché à couper le lien naturellement établi entre l’importance de la participation et son rapport à la démocratie. Quelques voix discordantes viennent ainsi nier les effets délétères d’un abstentionnisme conçu alors comme le reflet d’une démocratie apaisée.
Dans cette perspective, Samuel Huntington, défendant la thèse d’un optimum de participation, explique que « le fonctionnement d’un système politique démocratique requiert généralement une certaine mesure d’apathie ou de non participation de certains individus et de certains groupes (…) ». De même qu’il y a des limites potentielles à l’extension économique indéfinie, « il y a aussi des limites potentielles souhaitables à l’extension indéfinie de la démocratie politique » . Cette vue qu’il est possible de subsumer sous le vocable de « conservatisme prudentiel » demeure tout de même relativement peu répandue. Il s’agit en tout cas d’une reprise marginalement actualisée des thématiques déployées par les libéraux du XIXe siècle pour contester l’universalisation du suffrage. Une trop forte participation entraînerait l’entrée en jeu d’abstentionnistes perturbateurs par nature, hostiles au principe démocratique par principe, ignorants de fait du système politique par déterminisme.
Judith Shklar a également interrogé la dimension démocratique du credo participationniste en notant qu’ « il y a une certaine ironie dans le paradoxe d’une citoyenneté démocratique idéale qui ne séduit pas les gens qu’elle est supposée servir » . En d’autres termes, cet auteur souligne le paradoxe qui veut que seule une élite se préoccupe d’un idéal participatif que la majorité des individus délaisse. En ce sens, « l’appel à une démocratie participative classique peut, dès lors, être tout sauf démocratique, parce qu’elle ne correspond pas plus aux aspirations de la majeure partie des Américains aujourd’hui que dans le passé » . L’idée d’une abstention comme signe de satisfaction, d’apaisement de la démocratie contemporaine, voire d’expression même de la démocratie, est par ailleurs étayée par l’augmentation substantielle de la participation électorale à des moments extraordinaires. Une abstention électorale illustrerait ainsi un état d’apaisement, une absence de conflits majeurs dans une communauté politique. De même, force est de constater que des forts taux d’abstention ne sont pas de nature à affecter en pratique la stabilité d’un régime. A ce titre, l’exemple des États-Unis demeure archétypique. De l’autre côté de l’échiquier politique, brodant sur une version abâtardie des philosophies du soupçon, l’abstention constitue une valeur refuge. L’abstention électorale permettrait en effet de déchirer le voile d’illusion qui entoure la souveraineté populaire en illustrant son mensonge et en dénonçant son absence de réalité. L’impératif démocratique se formule ici en termes de mystification.
B. La version utilitariste ou l’abstention comme acte de raison
La théorie des choix rationnels qui érige, en raison même de ses prémisses, tout acte irrationnel en paradoxe, ne pouvait en définitive que faire de l’acte de voter une forme paradigmatique. Ce « paradoxe du vote », qui a pu être qualifié de façon assez énigmatique « d’énigme philosophique fort sérieuse » , n’est en réalité qu’une illustration des propres déficiences des théories du rational choice. Les partisans de ce courant ont enfermé l'énigme de la participation en ces termes : la probabilité qu'un vote influe sur les résultats est si faible que les « coûts » de participation devraient rationnellement dissuader les citoyens de se déplacer. On est pourtant tenté de dire : et pourtant, ils votent ! Ce raisonnement fondamentalement utilitariste débouche sur l’inutilité du vote puisque l’influence de chacun est infinitésimale sur le résultat électoral final. La raison n’est donc pas dans le vote mais dans l’abstention. Cette approche s’épuise dans la prise en compte des coûts formels (déplacement jusqu’au bureau de vote, temps consacré au détriment d’autres activités…) en ignorant les coûts réels de l’abstention (devoir accompli, sentiment d’appartenance à une communauté, estime de soi, actualisation de son rapport aux identifications patriotiques et politiques ; crainte de la réprobation familiale ou de son environnement social…). Cette vision des « profits » de la participation semble donc trop réductrice – cette approche de l’électeur rationnel ne constitue qu’une déclinaison de la réduction de la pluralité humaine à la source matricielle de l’intérêt raisonnable – en ignorant certains « coûts », pour parler le même langage ‘‘scientifique’’, propres à l'abstention.
C. Les versions libérales et républicaines
Ces deux versions se fondent ultimement sur la césure conceptuelle entre l’homme et le citoyen dont on sait combien elle fut porteuse de lourds investissements – et pas seulement pour les libéraux orthodoxes– et qui se trouve ici redoublée par la déconnection entre l’électeur et le citoyen. La liberté négative, disons hobbesienne, représente aujourd’hui la liberté libérale alors que la liberté positive, disons rousseauiste, représente la liberté républicaine. Une lecture libérale de l’abstention sera articulée autour de l’idée qu’elle est certes fâcheuse si elle prend des proportions trop grandes mais qu’en définitive il peut s’agir d’une forme d’autorégulation, une main invisible tempérant les excès possibles d’une masse trop considérable d’électeurs. Les partisans d’une approche républicaine, aujourd’hui intuitivement partagée, seront les contempteurs de cet « individu libéral ». Ce dernier, tout entier tendu vers la satisfaction de ses intérêts propres, se replierait sur sa sphère privée en délaissant sa sphère publique qu’est sa citoyenneté. Dans la perspective de ces deux sphères, le grossissement de la sphère privée, reflet des progrès de l’individualisme, imputerait d’autant sur la dimension de la sphère publique, entendue ici comme espace public. L’abstention serait ainsi une conséquence naturelle, sinon mécanique, de cette tectonique des sphères (privée et publique), et une déclinaison du puissant phénomène de l’individualisme.
Les droits de l’individu joueraient ici contre les devoirs du citoyen. Implicitement, le découpage des droits et des devoirs s’alignerait, non sans radicaliser l’entaille de la rupture, sur celui opéré entre individu et citoyen. Ainsi, les droits des individus s’opposeraient aux devoirs des citoyens, tout en les débordant. En d’autres termes, l’individu contemporain avec ses droits s’imposerait sur le citoyen et ses devoirs. Une morale au contenu républicain se heurterait ainsi aux principes libéraux d’organisation du vote. Cette vue, pour séduisante qu’elle soit, ne jette au mieux que quelques lueurs sur un sujet beaucoup plus complexe. D’abord, l’abstention semble a priori procéder d’un refus d’exercer un droit libéral, celui de voter qui n’est que secondairement et dans le cadre d’une morale républicaine un devoir. Ensuite, la séparation du public (citoyen) et du privé (homme) est marquée par une tension redoublée par une incertitude sur la consistance effective de la citoyenneté. Enfin, le libéralisme politique a consisté, selon la belle formule de Pierre Manent, à « délivrer l’homme du gouvernement direct sans le délier de la société » . C’est dire que la coupure opérée entre la société (individu) et l’État (citoyen), pouvant être légitimement considérée comme constitutive de la modernité, ne doit pas être comprise de façon trop tranchée, ni d’ailleurs comme impliquant l’idée d’une moindre incidence du pouvoir politique sur les individus.
Cette diversité de lecture de l’abstention électorale illustre pour ce qui nous intéresse les impasses d’une analyse essentiellement causale de l’abstentionnisme (méthode partagée du ‘‘portrait-robot’’). La présentation de ces différentes lectures doit donc nous convaincre non de la plus grande pertinence de l’une d’entre elles, mais des limites des analyses causales de l’abstention devant conduire à privilégier une analyse juridique qui porte, quant à elle, davantage sur les conséquences de l’abstention.
II. Les affinités électives entre le droit et l’abstention électorale : du phénomène abstentionniste au droit d’abstention
La théorie politique a communément interprété l’abstention électorale comme une pathologie du fonctionnement démocratique. La théorie juridique a communément érigé l’abstention en négatif de l’obligation juridique d’agir pour rendre compte des impératifs d’action. S’il est possible d’étudier le régime juridique d’une action, celui d’une abstention semble par nature impossible. Pourtant, on sait que le droit pénal a érigé certaines abstentions en infractions – la non-assistance à personne en danger en est la version la plus connue – et si le droit civil est essentiellement un droit des obligations, il devient tentant de voir le droit électoral, en raison des progrès de l’abstention électorale, devenir aujourd’hui progressivement un droit de l’abstention… Nos efforts se déploieront en direction d’une ébauche de définition juridique de l’abstention électorale (A) avant de dégager son régime juridique (B).
A. Vers une définition juridique de l’abstention
Dérivant étymologiquement du terme d’abstinence, l’abstention électorale désigne en gros un phénomène de non-participation à un scrutin. C’est bien ce qu’attestent différentes tentatives de définition.
Le Dictionnaire du vote s’ouvre – ruse de la raison alphabétique – sur la notion d’« abstention ». Françoise Subileau, l’auteur politiste de cette entrée, nous en donne la définition suivante : « Comportement électoral atypique lorsqu’elle n’est pas subie, [qui] exprime le refus de l’offre politique d’un moment donné, dans une conjoncture particulière. » Si l’auteur en relativise immédiatement le caractère atypique devant le constat des progrès actuels de l’abstention, elle le condamne sévèrement sur l’idée que « l’abstention remet en cause le fonctionnement démocratique des institutions et la représentativité du personnel politique » . Les lexiques de termes juridiques se révèlent naturellement plus techniques. La définition de l’abstentionnisme électoral est rendue dans le Lexique des termes juridiques par ces termes : « Phénomène de non-participation à une élection ou à un référendum qui se définit par la différence entre le nombre des électeurs inscrits et le total des votants (suffrages exprimés + bulletins blancs et nuls). » De façon plus générale, l’abstention est présentée comme le « non-exercice d’un droit ou d’une fonction, non-exécution d’un devoir ; parfois licite (ex : abstention électorale, fait de ne pas voter au sein d’une assemblée délibérative, AN, règlement article 66), l’abstention peut constituer une faute civile (ex : ne pas donner l’alerte si on constate un commencement d’incendie dans un local inhabité), ou pénale (abstention délictueuse) » . Comme l’atteste cette dernière tentative, l’abstention peut être juridiquement présentée comme un « droit », une « fonction », un « devoir » ou encore une « faute ». Cette relative indétermination se fait l’écho de controverses doctrinales passées sur lesquelles nous allons revenir, mais elle souligne déjà l’absence d’unité conceptuelle de cette notion juridique.
Il faut rappeler d’abord que le phénomène de l’abstention relève de la physique électorale et est quantifiable par soustraction. En effet, il s’agit de soustraire le nombre de votants des inscrits pour le mesurer. L’abstention électorale désigne ainsi précisément « la non-participation au scrutin d’un certain nombre d’électeurs inscrits et possédant la jouissance du droit de vote » . Lors d’un dépouillement, les bulletins blancs et nuls sont comptabilisés et sont annexés au procès verbal dressé par les responsables des bureaux de vote. Mais ils n’apparaissent pas dans le résultat officiel où n’est mentionné que le nombre des électeurs inscrits, le nombre de votants, les suffrages exprimés (l’ensemble des bulletins moins les votes blancs et nuls). L’abstention procède ainsi de la différence mathématique entre le nombre d’électeurs inscrits au départ et le nombre de votants effectifs au final (suffrages exprimés + bulletins nuls ou blancs). Il faut alors noter que les non-inscrits faussent le taux d’abstention. Calculé par rapport au nombre d’électeurs inscrits, l’abstention est structurellement sous-évaluée.
L’inscription est une condition essentielle : si on réunit toutes les conditions juridiques pour être électeur, « on a la jouissance de l’électorat mais on n’en a pas l’exercice » . La qualité d’électeur appartient aux nationaux français des deux sexes et aux citoyens de l’Union européenne, autres que les ressortissants français, qui possèdent la majorité électorale et qui jouissent de leurs droits civils et politiques, sans être frappés d’une incapacité prévue par la loi. C’est l’article L. 9 du Code électoral qui précise que « l’inscription sur les listes électorales est obligatoire », des décrets en Conseil d’État devant en régler les conditions d’application. Nul ne peut donc voter s’il n’est inscrit sur une liste électorale. Peuvent accomplir cette démarche « tous les nationaux français majeurs, des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques » . En droit français, l’inscription est la toute première démarche obligatoire à remplir pour voter dans la mesure où le droit de vote reste une faculté à actualiser. La participation électorale est bien un droit mais pas une obligation juridique : « Participer à la vie démocratique est un droit et sans nul doute un devoir, un devoir civique, mais un devoir et non une obligation juridique, pénalement ou administrativement sanctionnée. » La seule sanction de la non-satisfaction de cette obligation est celle de ne pouvoir participer au scrutin. Pour les jeunes atteignant l’âge de la majorité, une procédure d’inscription d’office a été établie par la loi du 10 novembre 1997 (article 11-1 du Code électoral). Une demande explicite n’est nécessaire que de la part de ceux qui ont été radiés des listes électorales suite à un changement de domicile ou de résidence ; ceux qui ont acquis le droit de vote (étrangers ayant obtenu la nationalité française) ou qui l’ont recouvré (à la fin de la période d’interdiction des droits civiques ou par l’effet d’une amnistie etc.). Pierre Bréchon, dans La France aux urnes, insiste ainsi sur l’intime imbrication des phénomènes de non-inscription et d’abstention, les non-inscrits étant nécessairement des « abstentionnistes obligatoires » . Les études les plus récentes de sociologie électorale insistent toutes sur l’incidence de la question de l’inscription électorale pour lutter contre l’abstention électorale.
Seuls les électeurs inscrits sur les listes électorales qui ne prennent pas part au scrutin sont donc recensés comme abstentionnistes. On qualifie de non-inscrits les citoyens qui se trouvent privés de leurs droits politiques du fait d'un défaut d'inscription. Leur nombre, en France, est évalué en 2005 à environ 9% des électeurs potentiels soit environ quatre millions de citoyens français disposant de leurs droits politiques.
L'abstentionnisme peut se mesurer et donc se définir de deux manières : au sens restreint, il est calculé par rapport aux inscrits ; au sens large, il inclut les non-inscrits. Dans son Précis d’anti-électoralisme élémentaire, Raoul Vilette soutient que l’abstentionnisme électoral désigne « la non-participation au scrutin ou [le] dépôt d’un bulletin blanc ou nul » . Si cette définition est assurément erronée d’un point de vue politique, elle semble tout à fait pertinente d’un point de vue juridique. En effet, l’abstention apparaît à l’instar du vote blanc ou du vote nul dénué de toute force juridique. En effet, si la reconnaissance du vote blanc fut inscrite en droit français dans l’article 30 du décret du 2 février 1852 (reprise dans la loi du 29 juillet 1913 et devenue l’article L. 66 du Code électoral), elle n’équivaut pourtant pas à lui donner une quelconque valeur juridique, ce qui a pour effet essentiel de ne pas pouvoir juridiquement le distinguer ni du vote nul ni de l’abstention. Politiquement, un électeur qui vote blanc n’est assurément pas un abstentionniste alors que juridiquement l’électeur qui vote blanc est un abstentionniste dans la mesure où le vote blanc n’entre pas dans la catégorie juridique des « suffrages exprimés ».
Au milieu du siècle dernier, Pierre Montané de la Roque s’interrogeait déjà sur la possibilité « de proposer une théorie générale de l’abstention en droit public » . Une telle ambition n’a pas encore trouvé son débouché doctrinal et force est de constater que la notion d’abstention se trouve dans un relatif flou conceptuel en raison du peu d’investissement que la doctrine a cru devoir lui accorder.
Ce n’est donc pas dans la doctrine du droit électoral mais dans la doctrine administrative qu’il faut chercher des éléments pour nous aider à accomplir cet effort de définition. Juridiquement, la notion d’abstention est comprise classiquement comme une notion dépourvue de toute autonomie. Ainsi, selon Charles Eisenmann, la catégorie de conduites ou comportements comme « l’inaction, l’abstention, n’est qu’une notion négative d’une notion positive : une inaction, une abstention, c’est simplement la négation d’un acte, d’une action. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une notion primaire, originaire et indépendante, il s’agit d’une notion seconde et dépendante : l’inaction, l’abstention, ne peut se penser qu’en fonction, qu’en référence à un acte, à une action. C’est en somme purement et simplement une action niée ; c’est la notion d’une action ou d’un acte précédée du signe moins » . Cette approche se situe dans le droit fil des développements de Hans Kelsen sur ce chapitre. Ainsi, pour le maître viennois, on ne « peut parler d’une ‘‘abstention’’ seulement en relation avec une action bien déterminée : on s’abstient seulement d’une action bien déterminée. Une norme, qui commande une certaine action, interdit de s’abstenir de cette action ; une norme qui commande de s’abstenir d’une action déterminée, interdit cette action » . Cette position devenue classique revient à considérer que l’abstention n’est pas un objet autonome mais simplement la face inversée d’un impératif juridique d’action. Pourtant, force est de constater que le droit oblige parfois à l’abstention et que cette abstention est alors un impératif d’action – de non action en l’occurrence. Juridiquement, une abstention est alors jugée fautive ou illégale dans la mesure où elle relève d’un manquement à une obligation juridiquement préexistante et plus précisément à une obligation de faire, c’est-à -dire une obligation d’accomplir un acte juridique et/ou matériel.
1) L’abstention : droit et/ou fonction ? La querelle révolue entre électorat-droit et électorat-fonction
On a pu observer, nous l’avons dit, que si les juristes depuis les années 50 se montrent peu intéressés par l’abstention, lorsqu’ils le sont, ils vont se ranger au nombre, déjà important, de ceux qui en dénoncent le fait comme un symptôme d’une pathologie démocratique. Si le phénomène de l’abstention électorale intéresse la doctrine publiciste de la Belle époque, cet intérêt n’est qu’indirect. Les critiques tiennent moins, contrairement à ce que l’on pourrait croire, à des motifs tirés de la théorie de la souveraineté nationale et de son succédané l’électorat-fonction qu’à des justifications concrètes tenant au fonctionnement du régime représentatif et à la pratique du suffrage universel. Ce constat est en effet surprenant car tous les grands auteurs de cette époque se sont longuement penchés sur l’opposition entre souveraineté populaire et souveraineté nationale. Les juristes abordent en effet classiquement la question de l’électorat et donc de l’abstention sous le prisme d’une distinction canonique entre électorat-fonction et électorat-droit, qui est elle-même le produit d’une conceptualisation entre ces deux types de souveraineté. Si l’abstention est juridico-compatible avec la théorie de l’électorat-droit, elle est en opposition avec les exigences de l’électorat-fonction. Dans les deux cas, la question est de savoir si l’octroi du droit de suffrage engendre pour l’électeur un droit subjectif ou une fonction de puissance publique. Dans ce dernier cas, l’abstention devient impossible, l’électeur titulaire d’une fonction publique doit l’exercer.
Tout d’abord, la formalisation même de cette opposition est critiquable. Par exemple, la doctrine de l’électorat-droit se ramène à un syllogisme qui peut se présenter en ces termes : le titulaire d’un droit est libre de l’exercer ou non, l’électorat est un droit, par conséquent le citoyen peut s’abstenir. La mineure et la majeure sont sujettes à caution. Tous les droits ne sont pas facultatifs en droit et il en est d’autres dont l’exercice est obligatoire (droit de participer à un jury de justice). Léon Duguit notait d’ailleurs dès 1918 dans son Manuel de droit constitutionnel, comme pour mieux souligner la fragilité de cette distinction, que « dans la conception française, l’électeur est à la fois titulaire d’un droit et investi d’une fonction ; l’électorat est un même temps un droit et une fonction. Le droit est le droit à la reconnaissance de la qualité de citoyen, droit qui entraîne le pouvoir de voter (…). La fonction est le pouvoir conféré à un certain individu, investi de la qualité de citoyen, d’exercer une certaine fonction publique qui s’appelle le vote. La conséquence principale qui résulte de ce que l’électorat est une fonction, est que l’électeur est obligé de voter, comme tout fonctionnaire est obligé de remplir la fonction dont il est investi. Cependant, en France l’obligation du vote n’a pas encore été sanctionnée par la loi positive » . Duguit s’appuyait sur la loi du 2 août 1875 qui avait établi le vote obligatoire pour les sénateurs pour considérer que « cette obligation existe déjà dans la conscience des hommes ; et certainement elle sera consacrée par la loi positive dans un avenir très prochain ». Or, si les propositions n’ont pas manqué, force est de constater qu’elles n’ont jamais abouti. Pour Maurice Hauriou, l’électorat est à la fois un droit et une fonction, comme chez Duguit, mais contrairement à lui, il énonce que l’électorat est un droit avant d’être une fonction. La relativisation de la distinction passe ici par le truchement d’une hiérarchisation.
Ensuite, appréhender la question de l’abstention dans les termes de l’opposition que l’on peut qualifier de structurante entre l’électorat-droit et l’électorat-fonction relève d’une démarche qui a perdu de sa vertu heuristique. Le droit constitutionnel positif s’est chargé de dire « le vrai » et l’article 3 de la Constitution de 1958 selon lequel « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum » a semble-t-il définitivement fané cette controverse.
Enfin, il y a tout bien pesé peu d’intérêt à recourir à l’idée d’un droit et pas plus à l’idée d’une fonction pour caractériser l’électorat. La préservation de la liberté civile est un des buts du pouvoir mais la liberté politique est un privilège qui même s’il ne connaît pas de limites a priori à son extension, est toujours lié à la position sociale de celui qui l’exerce : l’électeur d’Edmund Burke exerce ainsi moins un droit qu’il ne remplit une fonction. En dernière analyse, l’opposition entre droit ou fonction reposait largement sur la dissociation entre liberté politique et liberté civile. Cette thématique a disparu avec la réelle, bien que relative, disparition de cette dissociation. Une autre voie consiste justement à se demander si l’abstention est un droit et/ou une liberté.
2) L’abstention : droit et/ou liberté ?
Le vote apparaît avant tout comme une liberté devant garantir l’individu du pouvoir politique. Le droit de vote est d’abord une liberté de vote. Le titulaire d’un droit, s’il n’est pas maître du contenu de ce droit, est maître de son exercice. Comme on le sait, cherchant à extraire un critère d’identification d’une « liberté publique », Jean Rivero va notamment opposer les libertés publiques aux droits de l’homme en posant que la liberté constitue « un pouvoir d’autodétermination » . La liberté est donc affaire individuelle (« La liberté est un pouvoir que l’homme exerce sur lui-même ») et se décline dans le cadre d’une simple alternative : un pouvoir d’agir (action) ou de « n’agir pas » (abstention). L’auteur opère ainsi une césure ontologique entre les libertés entendues comme pouvoirs de se déterminer soi-même et les autres droits, pouvoirs d’imposer un comportement positif à d’autres ou à la collectivité (les droits créances). La liberté est un « pouvoir » qu’exerce l’homme sur lui-même tandis qu’un droit est un pouvoir qu’exerce l’homme sur les autres (sur autrui ou sur la société). Au regard d’autrui, une liberté n’a que des conséquences négatives – au contraire des droits – qui passent par « l’obligation de respecter, par l’abstention, le jeu de la liberté des autres » .
Alors que l’on a le sentiment qu’émerge une distinction entre des libertés-pouvoirs et des droits-pouvoirs, Rivero fait signe vers une autre distinction en opposant les libertés entendues comme des pouvoirs d’un individu de s’autodéterminer à d’« autres droits » opposables à autrui. S’il s’agit d’ « autres droits », alors ces libertés-pouvoirs sont aussi des droits et on peut parler comme le fait Hugues Moutouh de « droit-liberté » en les opposant aux droits-créances. En tout état de cause, l’obligation juridique du droit de vote apparaît comme une contradiction dans les termes. Selon les catégories de Jean Rivero, il faut convenir que l’abstention est un droit tout comme le vote. Le vote obligatoire est un non-sens puisque le droit de vote est un droit-liberté qui traduit un pouvoir d’agir ou de ne pas agir et que la liberté réside précisément dans cette option. En tant que tel, le droit de vote ne saurait donc être obligatoire sous peine de ne plus être un droit. L’abstention est ainsi l’expression d’une liberté comme il est un droit. Si comme nous le soutenons l’abstention électorale est bien un droit, alors elle entraîne des effets juridiques et est dotée d’un véritable régime juridique.
B. Le régime juridique de l’abstention électorale
Participation et abstention ne sont pas seulement les faces inversées d’une même médaille, même si c’est bien dans le taux de participation et donc d’abstention que se joue tant la légitimité du système électif que la validité juridique d’un scrutin.
L’abstention électorale produit des effets juridiques. Si cette affirmation relève de l’évidence pour ce qui concerne le droit administratif, il faut encore le démontrer pour ce qui est du droit électoral. Tel est l’enjeu de ces développements.
Pour le droit administratif, les analyses sur l’abstention portent prioritairement sous l’angle du principe de légalité. Ce principe impose certes le respect par l’administration des règles juridiques dans les actes positifs qu’elle accomplit mais il peut imposer également des obligations d’agir. Le régime juridique de l’abstention est alors considéré comme un pan du régime juridique des obligations d’agir. L’abstention se présente ainsi juridiquement comme l’absence de satisfaction d’une obligation d’agir. Toute abstention, juridiquement appréhendée, n’est pourtant pas constitutive d’une illégalité. En droit administratif, pour un exemple parmi d’autres, si l’administration ne s’est pas prononcée dans un délai donné sur une demande de permis de construire, le demandeur devient titulaire d’un permis tacite. Le régime juridique de l’abstention tend souvent à se concentrer sur la marge d’appréciation laissée à l’administration. On considérera donc que lorsqu’un texte prescrit à l’administration de prendre une mesure, celle-ci est juridiquement tenue d’agir. Son abstention est alors susceptible d’un recours pour excès de pouvoir ou d’un recours en responsabilité. Comme on le sait, la police administrative est un terrain d’exercice privilégié pour cette obligation d’agir. La jurisprudence admet ainsi que l’autorité de police « méconnaît ses obligations légales » lorsque « à raison de la gravité du péril résultant d’une situation particulièrement dangereuse pour le bon ordre, la sécurité ou la salubrité publiques, cette autorité publique n’ordonne pas les mesures indispensables pour faire cesser ce péril grave » . Au contraire, en l’absence d’un dispositif légal précis, l’administration est considérée comme ayant une « opportunité d’agir ». L’administration apprécie librement cette « opportunité d’agir » qui comprend l’abstention de toute action. La distinction classique entre compétence liée et pouvoir discrétionnaire rend compte de la légalité d’une abstention de l’administration.
Le juge administratif peut parfois rencontrer la question de l’abstention électorale mais toujours à la marge. Dans un arrêt de 2004, le Conseil d’État a ainsi jugé que l’abstention ou la participation d’un électeur n’est pas l’expression d’une opinion politique au sens de la loi informatique et libertés. L’information relative à la participation ou à l’absence de participation d’un électeur à un scrutin n’est pas couverte par la protection particulière garantie aux opinions politiques par la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
Le droit électoral français connaît les « absents » , mais pas les « abstentionnistes ». S’il est bien certain qu’empiriquement ces derniers participent factuellement de la première catégorie, ils n’en relèvent pas juridiquement. Le droit électoral ne connaît les « absents » que par leur procuration, c'est-à -dire en quelque sorte par leur représentation et donc leur présence. Les abstentionnistes sont donc les seuls qui soient vraiment absents, c’est d’ailleurs comme cela qu’on les reconnaît. Il ne faut pas croire pour autant que l’abstention soit sans incidence sur le régime juridique de l’ « absence électorale ». C’est bien sous couvert d’une lutte contre l’abstentionnisme électoral que le gouvernement (voir par exemple l’ordonnance du 8 décembre 1993 prise avant les élections européennes et régionales de 1994) a entendu ouvrir quasiment sans limite la détermination des électeurs pouvant revendiquer le bénéfice du vote par procuration. L’électeur n’est ainsi plus tenu de fournir des justificatifs délivrés par des autorités officielles et il lui suffit de remplir une attestation sur l’honneur dont le contrôle des modalités de mise en œuvre apparaît, en pratique, pour le moins limité. Ironie de l’histoire, il est amusant de constater que la banalisation du vote par procuration atténue le principe du vote personnel des électeurs au moment où le vote personnel des parlementaires est enfin devenu effectif, conformément à l’article 27 de la Constitution de 1958.
Commençons par le cas de l’abstention d’un conseiller municipal à remplir les fonctions pour lesquelles il a été élu, qui emporte comme conséquence, si l'abstention est prolongée et sans excuses valables, la démission d'office de l'élu (art. L. 2121-5 du CGCT).
Il faut également rappeler au préalable que le phénomène d’abstention a parfois des causes juridiques comme la radiation, c’est-à -dire une décision juridique, des listes électorales. L’électorat est d’abord considéré comme une dignité ce qui exclut les individus frappés d’une certaine condamnation. L’article L. 6 du Code électoral dispose ainsi que « ne doivent pas être inscrits sur la liste électorale, pendant le délai fixé par le jugement, ceux auxquels les tribunaux ont interdit le droit de vote et d’élection, par application des lois qui autorisent cette interdiction ». D’assez nombreuses dispositions du Code pénal prévoient une telle interdiction temporaire du droit de vote et d’élection, mais elle doit toujours être fixée par une décision expresse de justice.
Surtout, l’abstention joue un rôle juridique dans la mesure où le droit électoral a suspendu la validité juridique des élections à un certain pourcentage de votants. L’abstention joue ainsi un rôle non négligeable dans la proclamation des résultats. L’abstention est ainsi un des facteurs qui – parmi d’autres facteurs comme par exemple celui de l’éligibilité – détermine la validité juridique d’une élection. Ainsi, toutes les dispositions du droit électoral qui imposent un nombre minimum de suffrage recueillis par rapport au nombre des inscrits, plutôt qu'au nombre des suffrages exprimés (cf. article L. 126 pour les députés ; article L. 193 pour les membres du conseil général ; article L. 253 pour les conseillers des communes de moins de 3 500 habitants ou encore l’article L. 294 du Code électoral pour les sénateurs désignés dans les départements où doivent être élus trois sénateurs au moins) font référence aux électeurs inscrits plutôt qu'aux suffrages exprimés pour garantir que l'élu bénéficie d'un socle de suffrage suffisamment représentatif de la population. Ainsi aucun député, conseiller général ou municipal ne sera élu au premier tour de scrutin s’il n’obtient la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de suffrage égal au quart du nombre des électeurs inscrits. A noter qu’au second tour, cette double condition expire et l’obtention de la majorité relative seule suffit.
Retenons le contentieux découlant de l’article L. 193 du Code électoral qui dispose que nul n’est élu membre du Conseil général au premier tour de scrutin s’il n’obtient la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de suffrages égal au quart de celui des électeurs inscrits. A été jugé d’ordre public, le moyen tiré de ce que le nombre des suffrages obtenu par le candidat déclaré élu est inférieur au quart des électeurs inscrits (CE, 2 juin 1961, Élection cantonale Saint-Louis-de-Marie-Galante : Rec. CE, Tables, p. 1054). Il appartient au juge de l’élection, pour le calcul du quart des électeurs inscrits, de retrancher du nombre des électeurs inscrits les électeurs décédés avant la date du scrutin (CE, 6 mai 1921, Élections d’Arjew : Lebon 448, 28 octobre 1983, Joly : Lebon T. 733), mais non de se prononcer sur le point de savoir si doivent être radiés de la liste électorale des électeurs inscrits dans d’autres cantons. Si le nombre des électeurs inscrits n’est pas divisible par 4, il convient de retenir le quart du multiple de 4 immédiatement supérieur à ce nombre (CE, 10 mars 1976, El. Cant. de Saint-André : Lebon T. 925). De même, pour les conseillers municipaux, le Conseil d’État a jugé que la majorité absolue requise au premier tour est celle des suffrages exprimés et non des votants (CE 23 février 1966, Élections municipales de Rochetoirin : req. n° 67115). Un nombre de suffrage égal au quart de celui des électeurs inscrits : une candidate qui, à l’issue du premier tour d’un scrutin, a obtenu un nombre de voix inférieur au quart du nombre des électeurs inscrits ne peut être proclamée élue et ne peut utilement se prévaloir, pour demander la validation de son élection, ni de la faible participation au scrutin, ni de l’obtention par elle de la majorité absolue des suffrages exprimés, ni de l’obtention d’un nombre de voix plus faible par les autres conseillers municipaux élus au second tour lors des mêmes opérations, ni de la tenue prochaine des élections municipales (CE, 29 novembre 2000, Élections municipales partielles de Wailly (Pas-de-Calais) req. n° 220510 : Lebon T. 1011 ; Coll. Terr., février 2001, n° 32, p. 15, note Moreau : l’annulation est prononcée dans le cas où dans une commune de moins de 3500 habitants, le candidat élu au premier tour n’a pas obtenu un nombre de suffrages égal au quart des électeurs inscrits).
Juridiquement, l’abstentionnisme désigne donc l’attitude d’un électeur qui exerce son droit de vote en ne votant pas, conformément à la loi. En d’autres termes, l’abstention est un droit contenu dans le droit de vote dans la mesure où ce dernier n’est juridiquement qu’une faculté de vote. Le droit de vote comprend bien en lui-même le droit d’abstention. Il reste à voir comment s’articule ce droit d’abstention avec le régime démocratique et étudier quelques traits de la nature du droit d’abstention.
III. Éléments de la nature du droit d’abstention
Pour paraphraser une formule bien connue, on peut soutenir que le régime représentatif est le régime le moins démocratique à l’exception de tous les autres. Le régime représentatif démocratique est travaillé par une tension irréductible que vient illustrer en creux l’abstention électorale. Comme tout régime politique, la démocratie moderne est en effet une modalité d’institutionnalisation de la défiance, mais elle se singularise en étant le seul régime dont le fonctionnement et la légitimité ne peuvent reposer ultimement que sur la confiance des citoyens. Celle-ci passe inéluctablement par l’intériorisation de normes comportementales et par l’extériorisation à échéances régulières de l’acceptation de cette institutionnalisation du conflit que seule réalise la démocratie constitutionnelle. Le vote ne s’épuiserait donc pas dans une expression politique mais condenserait également en lui l’acceptation de la règle du jeu. On pourrait dire : quand faire son acte électoral, c’est dire sa citoyenneté. Dans cette perspective, l’abstention fait craindre que l’élection ne soit plus qu’un sondage, c’est-à -dire littéralement l’expression d’un échantillon – et même de moindre qualité qu’un sondage ordinaire dans la mesure où sa représentativité sera absolument aléatoire.
Aux perspectives – apparemment – épuisées des grands soirs, beaucoup préfèrent aujourd’hui s’enivrer aux prévisions des nouveaux matins grâce à l’avènement de la « démocratie participative ». Les nouveaux sorciers de la politique se lancent ainsi dans des invocations pour faire advenir ce « nouvel esprit » de la démocratie, qui apparaît, tout bien pesée, davantage comme une forme révolue de la politique que comme une forme renouvelée. Pour autant, la résurgence d’une telle thématique de la participation, même revêtue des manteaux sémantiques du moment, illustre significativement une certaine forme d’épuisement moins d’ailleurs spécifiquement de la représentation politique que plus généralement des médiations. On ne compte plus les analyses qui, à l’instar de Georges Burdeau, reposent sur l’idée que l’abstention électorale illustre « le décalage entre la façade des institutions et la réalité qu’elle recouvre » . Pour le droit, l’abstention est jusqu’à un certain point, c’est-à -dire le point au-delà duquel il invalide une élection, un phénomène factuel sans conséquence. Dans les faits, l’abstention électorale semble rendre sensible l’ampleur de la déchirure entre le pays légal et le pays réel. Sont ainsi traditionnellement imputées à l’abstention électorale, à la fois une remise en cause spécifique du pouvoir de la majorité (A), et plus largement la mise à mal du fonctionnement de la démocratie représentative (B).
A. Universalité du suffrage et pouvoir majoritaire aux défis de l’abstention
Si de façon générale, comme le souligne Robert Dahl, « les élections sont tout à fait inefficaces en tant qu’indicateurs des préférences d’une majorité » , au fil des progrès de l’abstentionnisme se profile la perspective d’une négation du principe majoritaire, constitutif du fonctionnement des régimes politiques modernes. Suscitée par la pratique démocratique même, l’abstention serait ainsi de nature à permettre une ‘‘prise’’ du pouvoir par une minorité. Ainsi, en juin 2006, la Catalogne a voté un nouveau projet de statut d’autonomie à 73,90%. Pourtant, cette autonomie élargie a été ternie par une abstention de 50,59%. Loin de considérer que seule la légitimité du projet était en cause, les responsables du Parti populaire (l’opposition de droite) ont considéré que le statut catalan était anticonstitutionnel. L’addition des abstentions et des « non » à la question référendaire ferait que 2/3 des électeurs l’auraient rejeté.
A priori, l’universalité du suffrage semble inéluctablement atteinte lorsqu’une part non négligeable d’électeurs refuse de prendre part effectivement au vote. Le suffrage universel, entaché d’un trop grand nombre d’abstentions, deviendrait une forme effective de suffrage restreint. Pour autant, l’universalité du suffrage est un principe constitutionnel qui signifie simplement que les conditions d’accession à l’exercice du droit de suffrage ne sont pas déterminées par des conditions de naissance, de fortune ou d’instruction. L’abstention, ce retrait de la « scène électorale » en tant qu’il est volontaire apparaît le seul conforme aux impératifs démocratiques et ne saurait se confondre avec une restauration du suffrage censitaire. L’abstention apparaît comme un mode de sélection naturelle de la participation au contraire d’une sélection artificielle et donc encore moins légitimement arbitraire. La question décisive n’est pas celle de l’obtention d’un droit (électoral) mais de son exercice, la jouissance de cette prérogative. Le suffrage dit universel ne peut se prévaloir de cette qualité qu’en droit et, bien évidemment, jamais en fait. La recherche d’unanimité ne peut résider que dans l’acceptation de la procédure en raison de la pluralité irréductible des choix ultimes d’une société. Il importe que chacun donne sa voix car « c’est la participation unanime qui garantit l’efficacité du vote démocratique (…) » , selon les termes de Lucien Scubla. L’impossible unanimisme sur le fond des problèmes implique de se retrouver dans la procédure qui seule peut fonder un fond de légitimité sur la surface de ces indéterminations. L’unanimisme procédural doit ainsi venir au soutien d’un impossible consensus sur les choix.
En définitive, pour le juriste, la question de l’abstention n’emporte pas de conséquence sur le principe majoritaire. En effet, le pouvoir de la majorité, c’est toujours le pouvoir, selon les termes de Maurice Hauriou, « d’émettre la décision au nom de l’universalité et, par conséquent, de représenter cette universalité » . En dernière analyse, selon les termes de Bernard Manin, « la majorité doit être considérée comme valant pour l’unanimité ». En effet, « la volonté majoritaire n’est pas légitime par elle-même, elle est légitimée parce qu’on décide de lui conférer tous les attributs de la volonté unanime » . Cette authentique décision implique le recours à la notion de fiction juridique en son sens le plus général de torsion de la réalité empirique. De façon fonctionnelle, la fiction est une relation d’équivalence, juridiquement, elle est un rapport de substitution. Ce travestissement volontaire des faits entraîne des conséquences de droit déconnectées de toute relation aux faits auxquels ils sont censés se rapporter. Pourtant, seule cette fiction permet d’assurer l’obéissance de tous (ceux qui se sont prononcés contre mais aussi les abstentionnistes et ceux qui ne sont pas titulaires du droit de vote). La source légitime de l’obligation politique réside dans la liberté individuelle.
On peut enfin s’interroger sur le fait de savoir si l’abstention n’affecte pas la qualité de citoyen. Rappelons à cet égard les mots de Victor Hugo en 1850, soit deux ans après l’instauration du suffrage universel masculin : « Ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n’est pas, ce droit, qui fait plus que le suivre, qui s’incorpore à lui, qui naît avec lui pour ne mourir qu’avec lui […] ce droit qui est en quelque sorte la chair et l’âme du citoyen et de l’homme même. » De même, dans un passage d’un manuel électoral du milieu du XIXe, nous trouvons cette singulière formule : « Qui s’abstient s’annule. » L’abstention ne doit pas être comprise comme une entrée dans la catégorie des non-citoyens dans la mesure où la qualité de citoyen est déliée de toute effectivité des droits et obligations qu’elle emporte dans le domaine électoral. Juridiquement, la notion de citoyenneté ne s’épuise pas dans la qualité d’électeur. Plus lourdes semblent être les conséquences de l’abstention sur le fonctionnement même de la démocratie représentative.
B. L’abstention électorale et la démocratie représentative
L’abstentionnisme électoral constitue l’‘‘impensé’’ de la réflexion démocratique dans la mesure même où cette réflexion s’est adossée à l’émancipation des individus dont le vote devait constituer un des instruments institutionnels privilégiés, sinon exclusifs. Si la participation active des citoyens n’a tout simplement pas été pensée, il existe tout de même des préjugés qui tapissent le sentier de la condamnation de l’abstention. On considère ainsi de façon assez consensuelle que le suffrage universel ne suffit pas à garantir la démocratie, encore faut-il qu’il soit réellement représentatif. En d’autres termes, s’impose intuitivement l’idée que la qualité de la représentation s’inscrit dans une stricte dépendance du niveau de la participation.
Pour autant, la logique inhérente au schème représentatif exclut radicalement une telle vue dans la mesure où elle exclut toute possibilité d’une appréciation qualitative. Il est en effet rigoureusement impossible de démontrer l’existence d’une mauvaise représentation dans la simple mesure où, par nature, il n’existe aucun point d’appréciation pour le faire. Pour bien le comprendre, il faut revenir à l’auteur décisif sur cette question : Hobbes. Est-ce en effet les représentés qui créent leurs représentants par leur désignation ou les représentants qui créent les représentés par leurs volontés ? A cette question, Hobbes répondait par cette célèbre formule : « Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont représentés par un seul homme ou une seule personne, de sorte que cela se fasse avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne. ». Hobbes, puis Rousseau mais avec des conséquences radicalement différentes, vont considérer que c’est le représenté qui va créer le représentant car celui-ci n’a de volonté que dans et par la représentation.
En introduisant l’abstention dans cette perspective, on s’aperçoit que ce sont des représentants, les électeurs, qui vont désigner les représentants, les élus. En effet, puisque les individus ne s’expriment qu’en tant qu’ils sont habilités par le droit, un électeur qui prend part au vote est une personne juridique de droit politique. A partir du moment où l’on est un électeur, on est aussi un représentant, et notamment de ceux qui s’abstiennent. De même, un élu est nécessairement un représentant de représentants et non de représentés.
Une telle conception se retrouve dans le Précis de droit constitutionnel de Maurice Hauriou où il reprend à son compte une formule empruntée à Adhémar Esmein selon laquelle « [l]es électeurs sont les premiers et nécessaires représentants de la nation » . Ce dernier, dans la 5ème édition des Éléments de droit constitutionnel, écrit en effet dans une formule saisissante : « Les citoyens actuellement existants ont nécessairement l’exercice de la souveraineté, mais ils n’en ont que l’exercice : ils sont en quelque sorte les premiers et nécessaires représentants de la souveraineté nationale. » Si Hauriou cite sans grande précision Esmein, qui ne parle pas d’électeurs mais de citoyens – or c’est précisément dans cet écart que gît la possibilité de l’abstention – il tire également d’Esmein des choses que ce dernier ne dit absolument pas – ceci n’est d’ailleurs qu’un constat et non une critique tant la vie intellectuelle se nourrit d’incompréhension et de distorsion de la pensée d’autrui. Chez Esmein, cette formule ne peut se comprendre qu’à la lumière de la distinction qu’il opère entre la nation et les individus qui la composent, pour rendre compte de l’idée de souveraineté nationale – c'est-à -dire distincte des individus qui la composent et qui comprend « le développement de générations successives » . Ainsi, la souveraineté ne se fractionne pas, ne s’aliène pas et demeure, écrit-il, « l’attribut indivisible, inaliénable de la nation elle-même dans le développement continu des générations successives » . Une telle approche historique fait que les électeurs, ceux qui exercent leur droit de suffrage politique, « agissent donc en réalité, non en leur propre nom, mais au nom de la nation dont ils sont les représentants ». En un sens, la position d’Esmein revient bien à considérer qu’il ne peut y avoir dans l’électorat qu’une fonction de représentation et qu’ainsi les abstentionnistes sont représentés par les électeurs.
Une telle conception peut paraître très théorique, elle est pourtant également reconnue par le droit positif. Par sa décision 85-195 DC, Évolution de la Nouvelle-Calédonie du 8 août 1985, le Conseil constitutionnel s’est engagé dans le contrôle des découpages des circonscriptions électorales en se fondant sur le principe d’égalité du suffrage. Sur la question qui nous occupe, la formule du Conseil constitutionnel essentielle est celle-ci : « Le Congrès, dont le rôle comme organe délibérant d’un territoire d’outre-mer ne se limite pas à la simple administration de ce territoire, doit, pour être représentatif du territoire et de ses habitants, dans le respect de l’article 3 de la Constitution, être élu sur des bases essentiellement démographiques. » La base décisive retenue par le Conseil constitutionnel est de nature démographique et non citoyenne. Si l’élément pris en compte est le nombre d’habitants et non celui de citoyens ou d’électeurs, à partir du moment où on est un électeur qu’en tant que personne juridique de droit politique, on est donc un représentant de ceux qui ne votent pas. Ceux qui n’ont pas la qualité d’électeurs ou qui n’intègrent pas la catégorie juridique des « suffrages exprimés », dont les abstentionnistes, sont ainsi représentés par les premiers représentants que sont les électeurs. C’est d’ailleurs ce que soutient Maurice Hauriou lorsqu’il écrit que « fonctionnaire ou non, l’électeur reste toujours un représentant, le corps électoral également. Et la volonté électorale qu’expriment les opérations du suffrage reste elle-même un représentant de la volonté nationale » .
La question de l’abstention interroge aussi la consistance du corps électoral et donc du corps politique lui-même. Le glissement semble en effet permanent : la dissolution du corps électoral, notamment emportée par l’abstention, serait celle du « corps » politique lui-même. Dit différemment, l’abstention mettrait à mal la démocratie elle-même. Il faut ainsi interroger l’idée d’un évidement de la substance de la démocratie qui menace de n’être plus qu’une simple forme, et notamment sans citoyens, au moment même de son universelle acceptation.
Une des idées récurrentes qui gravitent autour du régime démocratique est celle de « désincorporation ». Il s’agirait du phénomène même du pouvoir moderne qui serait un « lieu vide ». C’est Claude Lefort qui a su le mieux dire ce refus consubstantiel au programme démocratique de s’incarner dans une totalité, dans la configuration figée d’une unité, en d’autres termes de maintenir « vide le lieu » du pouvoir. Ne pourrait-on pourtant pas suggérer, parmi bien d’autres hypothèses possibles, que le peuple souverain a en réalité une configuration proprement physique dans le, si symptomatiquement dénommé, corps électoral ? Celui-ci désigne juridiquement les personnes qui remplissent les conditions légales d’inscription et qui sont inscrites sur les listes électorales. Dans le cadre d’une formulation reçue de la dogmatique juridique le peuple est considéré dans les régimes populaires comme le pouvoir souverain originaire, mais il est aussi un organe constitué, à savoir l’électorat, le corps électoral. L’unité du souverain serait alors dans l’épaisseur du corps électoral. Le corps électoral est celui qui constitue, en ce sens, il s’agit d’un pouvoir constituant les pouvoirs constitués mais en même temps il traduit l’ambivalence d’un pouvoir constituant qui est aussi un pouvoir constitué. Joseph Barthélémy et Paul Duez considèrent ainsi que le « corps électoral est le premier et le plus important des organes constitutionnels » dans la mesure où il désigne les autres organes. En conséquence, ils parlent « d’assise fondamentale de notre édifice constitutionnel » , mais refusent pourtant de lui assurer, à la façon de Maurice Hauriou, une place décisive dans leur théorie générale des organes de l’État.
L’idée que le peuple souverain s’incorpore – c'est-à -dire se donne corps – par l’élection se heurte certes à de fortes objections, tant il est vrai que la représentation exclut irréductiblement l’incorporation définitive du pouvoir. D’abord, le corps électoral n’est pas le collège électoral, dans la mesure où l’épaisseur réelle d’un collège électoral est totalement déconnectée de celle du corps électoral. Claude Lefort lui-même souligne également que « la démocratie moderne, pourrait-on croire, institue un nouveau pôle d’identité : le peuple souverain. Mais ce serait se leurrer de voir, avec celui-ci, rétablie une unité substantielle. Cette unité demeure latente. On peut s’en persuader à considérer l’opération du suffrage universel. C’est précisément au moment où la souveraineté est censée se manifester, le peuple s’actualiser en exprimant sa volonté, que le social est fictivement dissous, le citoyen se voyant extrait de toutes les déterminations concrètes pour être converti en unité de compte : le nombre se substitue à la substance » . Si on pouvait parler des deux corps du roi, on doit parler de l’absence d’un corps du peuple. Dans cette perspective, le peuple souverain est bien un pouvoir sans corps, dans la mesure où la représentation exclut en effet l’incorporation définitive du pouvoir.
Conclusion
L’idéal démocratique repose sur l’idée que le pouvoir politique procède du peuple souverain. De même, si seule la loi que l’on s’est faite est liberté, la participation soit médiate soit immédiate à la détermination du contenu de la règle juridique devient déterminante. On en a déduit qu’il ne pouvait y avoir de démocratie sans implication du citoyen, c'est-à -dire sans individus titulaires du droit de vote et votant de façon effective. Pourtant, cette présentation est en décalage non seulement avec l’avènement de la démocratie moderne qui repose fondamentalement sur l’abstention de l’individu, en tout cas, son absence, puisqu’elle a pris la configuration de la représentation, mais surtout avec l’état du droit positif car, comme nous l’avons vu, en faisant de l’abstention une modalité du droit de vote, aucune règle juridique, hors le cas singulier des élections sénatoriales, n’implique une participation effective. Il y a donc une sorte de déconnection entre le discours juridique et le discours politique sur l’abstention électorale, entre les exigences politiques de la démocratie et leur traduction en règles juridiques.
Politiquement, l'abstentionnisme désigne l'attitude de celui qui n’exerce pas son droit de vote, tandis que juridiquement l’abstentionnisme désigne l’attitude d’un électeur qui exerce son droit de vote en ne votant pas, conformément à la loi. Le délaissement juridique du droit d’abstention et le refus de doubler l’obligation d’inscription sur les listes électorales par une obligation de participation s’alimentent, selon nous, à cette configuration paradoxale où existe une logique proprement juridique d’exclusion du vote obligatoire mais où le droit ne peut que proposer le vote obligatoire pour lutter contre l’abstention électorale. Il nous semble en tout cas qu’étant une expression du droit de vote, l’abstention devrait, en pure logique juridique, être comptabilisée dans les calculs électoraux.
Le droit positif français se fonde sur la reconnaissance d’un droit d’abstention déconnecté de toute obligation d’agir. En effet, le Code électoral repose ultimement sur l’idée que le vote n’est obligatoire qu’en vertu d’un environnement normatif contraignant, pour les citoyens vraisemblablement les plus vertueux, mais non juridiquement obligatoire pour les autres. C’est sur ce partage implicite que l’obligation juridique d’inscription sur les listes électorales n’entraîne pas celle du vote. L’abstention électorale est donc un droit non sanctionné juridiquement, même si elle constitue encore la violation d’une norme sociale, possiblement sanctionnée de façon diffuse.
David Mongoin est maître de conférences en droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas.
Pour citer cet article :
David Mongoin « Variations politico-juridiques sur l'abstention électorale », Jus Politicum, n°3 [https://juspoliticum.com/articles/Variations-politico-juridiques-sur-l-abstention-electorale]