«De la révision à l’abrogation de la constitution » : les termes du débat
À partir de quel degré d’altération une révision constitutionnelle peut-elle être analysée comme une abrogation de la constitution ? Une révision de la constitution peut-elle légalement – ou légitimement – procéder à une abrogation de la constitution ? Ces questions – qui sont au cœur de débats très en vogues, relatifs à l’opportunité d’un éventuel contrôle des lois de révision par les juges constitutionnels – sont ici envisagées sous un angle essentiellement conceptuel. D’autres problèmes surgissent en effet de ce point de vue : pourquoi la « révision » est-elle souvent considérée comme une opération limitée par nature ? Que veut-on dire lorsque l’on évoque l’abrogation de « la » constitution, alors même qu’il existe tant de normes constitutionnelles ? L’élucidation de ces quelques énigmes permet de s’interroger, de façon plus générale, sur la signification profonde du débat relatif à la limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle.
The constitution from review to repealWhen does a constitutional amendment amount to a repeal ? If this ever happens, is there any legitimacy to such an implied repeal ? Such questions, and others, help shed some light on the issue of whether there can be substantive limitations to the power to amend a written constitution.
Verfassungsänderung und Verfassungsaufhebung Ab wann kann die Änderung einer Verfassung als die Aufhebung derselben angesehen werden ? Darf eine Verfassungsaufhebung im Wege der Verfassungsänderung erfolgen ? Diese wissenschaftlich aktuellen Fragen - die das Problem der Zweckmässigkeit der richterlichen Prüfung verfassungsändernder Gesetze einbeziehen - werden hier begriffsmässig analysiert. Andere Fragen tauchen dann in dieser Debatte : warum wird eine Änderung meistens als grundsätzlich begrenzt angesehen ? Was meint man mit dem Ausdruck der Aufhebung ,,der" Verfassung (obwohl zahlreiche Verfassungsgesetze weiter existieren) ? Darüber hinaus versucht der vorliegende Beitrag sich mit der grundsätzlichen Debatte um materielle Schranken der verfassungsändernden Gewalt auseinanderzusetzen.
« De la révision à l’abrogation de la Constitution »… Formulé de la sorte, un tel intitulé peut sembler recouvrir des questions assez diverses : “est-il licite (ou légitime) d’utiliser la révision de la Constitution pour abroger la Constitution ?” Ou bien : “est-il (factuellement) possible d’utiliser la révision pour abroger la Constitution ?” Ou bien encore : “à partir de quel stade peut-on dire que l’on a affaire à une véritable abrogation de la Constitution, et non à une simple révision ?”, etc.
Cette diversité n’empêchera toutefois pas le juriste d’y reconnaître, en filigrane, l’un des problèmes les plus sensibles et les plus intéressants du droit constitutionnel contemporain : celui des limites du pouvoir de révision constitutionnelle. Celui-ci sera néanmoins posé ici d’un point de vue assez particulier. L’idée que suggère cette formulation est en effet qu’il existerait des limites inhérentes au pouvoir de révision constitutionnelle, limites qui lui interdiraient, par définition en quelque sorte, d’abroger la constitution. Dès lors, il ne s’agit pas ici de limites énoncées par le texte constitutionnel, mais d’une limite implicite, présentée par ses partisans, comme « naturelle ».
En tout état de cause, ces controverses autour des limites au pouvoir de révision constitutionnelle se sont multipliées ces dernières années, au point qu’il serait fastidieux de toutes les citer. En ce qui concerne le cas français, deux phénomènes ont, semble-t-il, contribué à alimenter le débat : d’une part, de manière générale, la multiplication des révisions constitutionnelles, ces dernières années, phénomène qui a conduit certains auteurs à se demander si ces multiples « coups de canif » dans la Constitution ne finiraient pas (ou n’avaient pas déjà fini) par l’achever ; d’autre part, et surtout, le phénomène de ce que l’on a appelé les « délégations » de souveraineté au profit de l’Union Européenne, qui (en raison de l’action du Conseil constitutionnel) n’ont pu se faire que par la voie de la révision. C’est en effet surtout en ces occasions, à partir notamment des débats relatifs à la ratification du Traité de Maastricht, que la controverse a pris une certaine ampleur en France. En 1992, le Conseil constitutionnel avait rappelé que le pouvoir constituant (s’exerçant dans le cadre de l’article 89) était souverain, tout en soulignant qu’il devait observer certaines limites, c’est-à -dire celles fixées par la Constitution - ce qui avait donné espoir aux partisans de la limitation matérielle du pouvoir de révision de voir le Conseil constitutionnel se reconnaître compétent pour opérer un contrôle de constitutionnalité d’une loi de révision. Espoir déçu en 2003, lorsque le Conseil refusa de se prononcer sur la révision constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République décidée par le Congrès, le Conseil estimant qu’il ne tenait « ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision de la Constitution » .
En tout état de cause, ces controverses ont été alimentées par les débats existant (de longue date, du reste) à l’étranger : il suffit pour s’en convaincre de citer les jurisprudences européennes plus audacieuses que celle du Conseil constitutionnel français, en Allemagne ou en Italie, dont l’exemple est d’autant plus frappant pour les Français que la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne s’appuie sur une disposition de la Constitution très similaire à celle de la Constitution de 1958 prohibant toute révision portant atteinte à la « forme républicaine » du gouvernement. Mais l’on pourrait également citer la jurisprudence de la Cour constitutionnelle sud-africaine (dans des circonstances assez particulières) ou indienne (particulièrement radicale à cet égard).
Quoique finalement très classique, le problème évoqué peut être abordé de diverses façons. Il est bien sûr tentant de répondre aux questions soulevées – celle de la licéité ou de la légitimité d’une abrogation de la constitution par voie de révision, ou bien celle du seuil au-delà duquel on n’est plus en présence d’une simple révision, mais face à une véritable abrogation de la Constitution – tant celles-ci sont riches d’implications à la fois théoriques et pratiques. Mais l’on voudrait proposer ici une approche d’un autre type qui, si elle n’est pas exclusive des autres, présente l’intérêt d’être rarement adoptée. Elle consiste à s’intéresser non aux réponses, mais aux questions posées. En d’autres termes, il s’agit de procéder à une analyse (malheureusement sommaire) des termes dans lesquels le débat est posé – avec l’espoir que cela contribuera à en éclaircir la portée. À l’examen en effet, il apparaît que l’existence comme la forme de cette controverse résultent à la fois de la connotation particulière qui s’attache à l’expression « révision de la constitution » (I), et de l’ambivalence de l’expression « abrogation de la constitution » (II).
I. La connotation de l’expression « révision de la constitution »
Le passage « de la révision à l’abrogation de la constitution » est en réalité considéré comme problématique seulement si le terme de « révision » (de la constitution) est affecté d’une connotation particulière ; c’est cette connotation qu’il convient de mettre en lumière (A), avant d’en rechercher les origines (B).
A. La nature de la connotation
L’expression de « révision » de la constitution désigne traditionnellement la modification du texte constitutionnel opérée selon la procédure prévue par la constitution. Mais à s’en tenir à cette définition classique, on ne comprend pas le problème posé (i.e. celui du passage « de la révision à l’abrogation de la constitution ») : si la révision est une modification opérée selon la procédure prévue, pour quelle raison cette modification ne pourrait-elle pas aller jusqu’à l’abrogation du texte constitutionnel ? Lorsqu’il s’agit d’autres actes juridiques, les procédures qui servent à leur modification peuvent en général également servir à leur abrogation. Il devrait s’ensuivre que la révision, entendue comme une procédure servant à modifier le texte constitutionnel, puisse être utilisée pour le modifier absolument, c’est-à -dire pour l’anéantir – autrement dit, pour l’abroger.
Si le passage de la « révision » à l’« abrogation » peut être pensé comme problématique, c’est donc seulement en raison de la connotation particulière attachée à la notion de « révision », lorsqu’il est question de constitution : l’on entend en effet par là une modification « partielle », ou « relative » du texte constitutionnel – opérée par la procédure prévue par ce texte. La définition que le doyen Cornu donne du terme de « révision » dans son Vocabulaire juridique manifeste bien cette connotation : « Réexamen d’un corps de règles en vue de son amélioration » . Il s’agit certes d’un réexamen, mais le corps de règles subsiste manifestement à ce réexamen : il ne s’agit que de l’améliorer, non de le supprimer – et non de l’abroger.
Ainsi connoté, le concept de « révision » s’oppose bien, par définition, à celui d’« abrogation » ; et l’on peut alors affirmer qu’il n’est guère légitime, ou guère licite, d’utiliser la procédure de la révision, qui par définition doit rester partielle, pour abroger la constitution.
Mais l’on peut se demander pourquoi la « révision » de la constitution a pu être affectée d’une telle connotation – car cela ne va pas de soi. En effet, les auteurs qui au contraire plaident pour l’illimitation du pouvoir de révision ont précisément en commun de n’envisager la révision que comme une simple procédure, permettant donc de réviser n’importe quelle disposition de la constitution – y compris celles perçues comme fondamentales, y compris celles proférant des interdictions de réviser, y compris, finalement, la procédure de révision constitutionnelle elle-même (en dépit du prétendu « paradoxe de Ross » ). Ainsi le doyen Vedel estimait-il par exemple que la révision des lois constitutionnelles de la IIIe République en 1940, par laquelle le pouvoir constituant fut attribué au Maréchal Pétain, pour être « politiquement critiquable », n’en était pas moins « juridiquement correcte » .
Si donc cette idée que la révision serait par définition partielle ne va pas de soi, se pose alors la question de ses origines : pourquoi, sur le concept de « révision », l’idée s’est-elle greffée qu’elle ne pouvait être que partielle, par définition, en quelque sorte ? Il faut remonter pour le comprendre à l’élaboration des premières procédures de révision constitutionnelle, c’est-à -dire, pour ce qui concerne la France, à la Révolution française.
B. Les origines de la connotation
Que cette connotation soit apparue dès la première tentative pour organiser une procédure de révision est assez compréhensible : l’une des raisons qui peuvent conduire des constituants à élaborer une procédure de révision de leur constitution est précisément de faire en sorte qu’elle puisse s’adapter aux changements qui, sans cette procédure, pourraient conduire à son anéantissement. Pour le dire plus crûment, le meilleur moyen de faire durer une constitution est de permettre que l’on puisse « en réformer les articles dont l’expérience aurait fait sentir les inconvénients » (pour reprendre la formule de l’article 1er du Titre VII de la Constitution de 1791) – sans quoi l’on peut craindre que ces inconvénients devenant insupportables, l’on ne finisse par changer complètement de constitution. L’institution d’une procédure de « révision » constitutionnelle est donc précisément une façon pour les auteurs d’une constitution d’éviter sa future éventuelle abrogation.
Mais à cette raison théorique s’en ajoute une autre, plus conjoncturelle, pour les constituants de 1791. La discussion relative au mode de révision de la constitution se tient à la toute fin du mandat de la Constituante et les députés, suite aux événements de Varennes et du Champ de mars, craignent par-dessus tout les mouvements populaires, ainsi que les idées démocratiques et républicaines sur lesquelles ils s’appuient. Certainement conscients de la fragilité de l’édifice qu’ils ont construit à grand peine durant près de deux années, ils s’attachent à le consolider autant qu’il est possible. Et les discussions sur le mode de révision constitutionnelle manifestent clairement ces intentions profondes des constituants : leur principale préoccupation est d’empêcher précisément que la modification de la constitution soit rendue possible – au moins dans un avenir proche. Aussi les motions, toutes plus restrictives les unes que les autres, se succèdent-elles : il est par exemple très sérieusement proposé d’interdire toute modification pendant 30 ans, et cette proposition est même dans un premier temps votée (quoique l’on en fasse un simple mais insistant conseil à la nation) avant d’être retirée. Mais certains députés font remarquer à leurs collègues que l’assemblée n’a pas le droit de limiter, ni même d’encadrer procéduralement le pouvoir constituant de la nation. Or, cet argument revêt un grand poids à l’assemblée, car cette dernière a construit son propre pouvoir sur cette idée : elle a refusé à ses débuts la délibération séparée et le vote par ordre précisément au nom de l’impossibilité pour la nation de se voir imposer aucune forme dans l’exercice de son pouvoir constituant. L’embarras est grand chez les députés, qui ne peuvent ouvertement bafouer ce principe, mais qui tiennent pourtant à limiter autant que possible l’éventualité de futurs bouleversements constitutionnels.
La solution à leurs problèmes sera suggérée dans un premier temps par le député Frochot, dont le discours produit un effet certain auprès de ses collègues. Frochot propose de distinguer entre le changement partiel et le changement total de constitution : il explique longuement que ces deux types d’actes impliquent deux pouvoirs de nature fondamentalement différente. Aussi propose-t-il qu’une certaine procédure soit suivie pour le changement partiel, et une autre (plus complexe) pour le changement total. Sa proposition n’est alors pas suivie, mais la distinction ainsi formulée fournit aux autres députés – notamment à Barnave, qui la formalisera – l’opportunité de justifier l’encadrement du pouvoir constituant auquel ils souhaitent procéder, sans pour autant renoncer ouvertement au principe de l’illimitation du pouvoir constituant de la nation.
Barnave explique en effet que le changement total de constitution ne peut être prévu ni encadré par la constitution, car il s’agit là d’un pouvoir illimitable par nature appartenant à la nation ; en revanche, la possibilité d’amender partiellement la constitution est d’une nature toute différente, comme l’a bien dit Frochot, et peut au contraire être limitée et encadrée. On voit ainsi apparaître, dans le discours de Barnave, la distinction entre pouvoir constituant originaire et pouvoir constituant dérivé, que l’on a longtemps appelé la distinction entre pouvoir constituant et pouvoir de révision. Et cette opposition, conceptualisée par Barnave, manifeste nettement le fait que le pouvoir de révision est dès le départ fondamentalement considéré comme étant par nature limité : il s’agit d’une procédure prévue pour le changement partiel de la Constitution, comme le prouve l’art. 1er du Titre VII de la Constitution de 1791 : « L’Assemblée nationale déclare que la Nation a le droit imprescriptible de changer sa constitution ; et néanmoins, considérant qu’il est plus conforme à l’intérêt national d’user seulement, par les moyens pris dans la Constitution même, du droit d’en réformer les articles dont l’expérience aurait fait sentir les inconvénients, décrète qu’il y sera procédé par une Assemblée de révision en la forme suivante ». Suivent alors les articles organisant la difficile procédure de révision constitutionnelle. On voit bien ici que la révision est pensée non seulement comme devant être encadrée procéduralement, mais comme fondamentalement limitée quant à son contenu : en aucun cas il ne s’agit de changer de constitution, mais seulement de « réformer les (quelques) articles dont l’expérience aurait fait sentir les inconvénients ». Très significativement du reste, l’article 7 du Titre VII exige des membres de l’Assemblée de révision qu’ils prononcent un serment, en vertu duquel, notamment (selon les propres termes de l’article) ils promettent de « maintenir (…) de tout leur pouvoir la Constitution du royaume » - engagement particulièrement savoureux, on en conviendra, s’agissant de députés appelés à la modifier.
Il apparaît donc nettement, en ce qui concerne la révision de la constitution, que la limitation de son contenu est alors liée, conceptuellement, à son encadrement procédural. En d’autres termes, la Constitution de 1791 n’organise très ouvertement de révision que partielle, et elle rejette hors de la constitution, et donc hors du droit, son éventuelle abrogation.
Les constitutions françaises suivantes n’ont bien sûr pas toutes été si affirmatives à cet égard, restant le plus souvent silencieuses sur le point de savoir si la procédure de révision constitutionnelle pourrait ou non être utilisée pour procéder à son abrogation (à l’exception des constitutions de 1848 et 1875, qui évoquent la révision « en tout ou en partie »). Néanmoins, la plupart d’entre elles ont au moins tenté de limiter le travail des assemblées de révision aux articles pour lesquels elles avaient été convoquées : on trouve de telles dispositions très explicitement dans les autres constitutions révolutionnaires (1793 et l’an III), mais aussi en 1848 ou, plus implicitement, en 1946 et 1958. Malgré ces silences, et ces quelques exceptions, il semble bien que la notion de « révision » soit restée marquée par cette première concrétisation, en 1791. Or, si elle est effectivement pensée comme essentiellement partielle, elle paraît s’opposer radicalement à l’« abrogation » de la constitution. Reste à savoir ce à quoi peut correspondre ce terme d’abrogation.
II. L’ambivalence de l’expression « abrogation de la constitution »
Que l’expression « abrogation de la constitution » puisse revêtir deux sens différents (A), n’est pas sans conséquences sur la question qui nous occupe : celle de l’abrogation de la constitution par la voie de la révision constitutionnelle (B).
A. La nature de l’ambivalence
Le mot « abrogation » est un terme technique très classique en droit, et l’on peut donc à nouveau partir de la définition qu’en donne le doyen Cornu dans son Vocabulaire juridique : « Suppression, par une nouvelle disposition, d’une règle (…) qui cesse ainsi d’être applicable pour l’avenir » .
Il est tout d’abord remarquable que cette définition fasse usage du mot « règle » (de même, du reste, que celle relative à la « révision » ). Malheureusement, ce terme a pour inconvénient majeur de confondre sous un même mot deux notions que la théorie du droit nous a appris à distinguer très nettement : le texte d’une part, et la norme – signification de ce texte –, d’autre part. Cette confusion, certes courante, présente néanmoins l’inconvénient important de masquer une différence significative entre les deux concepts de révision et d’abrogation. En effet, la révision ne s’applique à proprement parler qu’à des textes (comment imaginer réviser une norme ?), tandis que l’abrogation vaut essentiellement pour des normes (ce qui explique que l’on puisse parler d’abrogation implicite).
Or, l’on peut précisément se demander de quelle norme il s’agit lorsqu’il est question d’abrogation de « la » constitution. Ce n’est en effet que par extension que l’on parle de la constitution comme d’« une » norme : il s’agit en réalité d’un ensemble de normes, et non d’une norme unique. Par conséquent, évoquer au singulier l’abrogation de « la » constitution, revient à se référer à l’unité fondamentale des normes constitutionnelles, comme un tout – dépassant d’ailleurs l’addition des normes constitutionnelles. La question (de l’abrogation de la constitution par la voie de la révision) n’a d’intérêt qu’en tant qu’elle vise « la » constitution, considérée dans son unité fondamentale – unité fondamentale mythifiée sans doute, mais qui puise probablement ses racines dans la vieille conception organique de la constitution (i.e. considérée comme un « corps » doté d’une homogénéité fondamentale).
Dès lors, se pose donc la question de savoir à quel degré d’altération la constitution, en tant qu’ensemble cohérent de normes, peut être regardée comme anéantie. Sans doute estimera-t-on sans peine qu’elle l’est lorsque le texte constitutionnel est entièrement refondu. Mais peut-être peut-on considérer qu’elle l’est également lorsque seuls certains de ses articles sont supprimés ou modifiés – mais que l’on juge que ceux-ci constituent le cœur de la constitution.
En d’autres termes, si l’abrogation de la constitution se présente bien comme la suppression de celle-ci, il reste une autre question à examiner : cette suppression n’est-elle réalisée que lorsque l’ensemble du texte est intégralement supprimé ou modifié (sens 1) ? Ou bien est-ce le cas également lorsque seulement une partie – mais une partie considérée comme fondamentale – du texte est supprimée ou modifiée (sens 2) ? La réponse à cette question n’est évidemment pas sans conséquences pour le problème qui nous occupe.
B. Les conséquences de l’ambivalence
Si le mot « abrogation » est compris au sens 1, le problème peut être formulé comme suit : il s’agit de savoir si l’on peut, par la voie de la révision, modifier ou supprimer l’ensemble du texte constitutionnel. Cette question n’est du reste pas tout à fait inédite en France : elle s’est posée chaque fois que l’on a utilisé la procédure de révision constitutionnelle pour construire un système constitutionnel entièrement nouveau (en ayant préalablement modifié l’article prévoyant la procédure de révision de la constitution). Les exemples sont bien connus, et il est inutile de s’y arrêter : il s’agit d’une part du cas de 1940, avec la délégation du pouvoir constituant à Pétain grâce à l’article 8 de la Loi constitutionnelle du 25 février 1875 ; et d’autre part, de l’épisode de 1958, avec la délégation du pouvoir de révision constitutionnelle au gouvernement investi le 1er juin 1958 du Général De Gaulle, en vertu d’une révision de l’article 90 de la Constitution de la IVe République. De fait, en ces deux occasions, les polémiques n’ont pas manqué sur la légitimité de tels procédés.
Il convient néanmoins de souligner qu’ainsi formulée, la question se pose particulièrement dans des systèmes où aucune procédure particulière n’est prévue pour la révision intégrale de la constitution. Dans un tel système, si l’on souhaite modifier ou supprimer intégralement le texte (c’est-à -dire l’abroger, en ce premier sens), il n’y a que deux solutions : l’abrogation par la voie de la révision, et l’abrogation en dehors de toute procédure. Il n’est donc guère surprenant que les autorités politiques aient tendance à choisir la première voie, lorsque cela est (pratiquement) envisageable. Cette première observation en appelle toutefois une seconde : d’autres systèmes constitutionnels prévoient précisément une différenciation de procédure, selon que l’on a affaire à un changement partiel ou à un changement total de constitution. Il existe alors une procédure spécifique, explicitement prévue pour le changement intégral de constitution. C’était, on l’a vu, le plan proposé par le député Frochot à l’Assemblée constituante – plan qui fut finalement refusé par les députés, qui préférèrent rejeter hors du droit l’hypothèse d’un changement intégral de constitution. Mais d’autres pays ont consacré un tel système : c’est le cas de la Suisse, par exemple, mais aussi de l’Autriche, qui présente un cas de figure intéressant. La Constitution autrichienne distingue en effet deux procédures distinctes : la première organise la révision partielle, pour laquelle seul un vote parlementaire à la majorité qualifiée est requis ; la seconde encadre la révision totale, qui, en plus du vote parlementaire à la majorité qualifiée, nécessite une approbation par la voie du référendum.
Cette distinction procédurale semble, dans tous les cas, être pensée pour différencier les changements mineurs (auxquels on peut procéder par la voie de la procédure de changement partiel) et les changements importants (que l’on ne peut accomplir que par la voie de la procédure de changement total). Pourtant, les deux distinctions, à l’évidence, ne concordent pas : tout changement intégral de constitution est sans doute un changement important, mais tout changement partiel n’est en revanche pas nécessairement mineur.
C’est ce qui explique que, dans les faits, cette différenciation de procédure ne soit pas utilisée exactement comme ses auteurs l’avaient d’abord imaginé : en voulant distinguer entre les changements radicaux et les changements partiels, ceux-ci ont utilisé un critère exclusivement formel (celui du nombre d’articles à modifier), qui s’est révélé inapte à remplir son office. Aussi cette différenciation procédurale n’est-elle pas interprétée de manière aussi formelle, ni en Suisse, ni surtout en Autriche. Dans ce dernier pays, cela résulte toutefois d’une évolution assez récente. Otto Pfersmann explique ainsi que pendant longtemps, l’expression de « révision totale » utilisée dans le texte de la Constitution autrichienne « a été comprise comme signifiant l’échange d’un document constitutionnel contre un autre, un changement intégral de texte. Par la suite, pourtant, la Cour constitutionnelle, puis la doctrine ont adopté une conception matérielle de cette disposition, et elles ont élaboré progressivement une liste de “principes fondamentaux” auquel le constituant simple n’avait pas le droit de toucher. Et enfin, en 2001, la Cour constitutionnelle autrichienne a même annulé une disposition constitutionnelle pour violation du principe constitutionnel d’État de droit » . On observe donc une tendance dans ces pays à considérer que toute révision majeure (c’est-à -dire touchant à une partie considérée comme fondamentale de la Constitution) doit être opérée selon la procédure prévue pour un changement total de constitution, même si la révision envisagée ne consiste pas à substituer un texte constitutionnel à un autre. La procédure de révision partielle est alors réservée aux modifications mineures de la Constitution.
Dans les systèmes où une telle différenciation procédurale n’existe pas, le problème se pose de prime abord dans des termes assez semblables. Dans ce cadre en effet de deux choses l’une : soit l’on admet que la procédure de révision constitutionnelle (unique, pour le coup), autorise le changement intégral du texte constitutionnel (l’« abrogation » au sens 1), ce qui est une position fréquemment défendue, soit on ne l’admet pas. Dans ce dernier cas, l’on se retrouve confronté au même problème que dans le système autrichien. En effet, la raison pour laquelle on peut souhaiter interdire de procéder à l’abrogation (au sens 1) du texte constitutionnel par la voie de la révision, est toujours la même : il s’agit d’éviter que cette procédure ne soit utilisée pour procéder à tout changement radical (et non seulement à un changement intégral). Dès lors, la tentation est forte, pour ceux qui défendent cette idée, d’adopter un critère matériel, plus satisfaisant que celui du nombre d’articles modifiés : tout changement fondamental (l’« abrogation » au sens 2) doit alors être interdit au pouvoir de révision constitutionnelle. Cependant, dans de tels systèmes (qui ne prévoient qu’une seule procédure de révision), les enjeux liés à cette distinction sont autrement plus lourds : si une modification fondamentale ne peut être opérée par la voie de la révision, cela signifie qu’elle ne peut pas être accomplie du tout – du moins juridiquement.
Finalement, soutenir que l’abrogation de la constitution (au sens 1 de « suppression de l’ensemble du texte ») ne peut être opérée par la voie de la révision conduit imperceptiblement à prohiber aussi l’abrogation (au sens 2 de « suppression d’une partie essentielle du texte ») par cette même voie. Il apparaît donc que la question de l’existence de limites « inhérentes » au pouvoir de révision constitutionnelle (et qui lui interdiraient notamment d’abroger la constitution) est fondamentalement liée à la question des limites matérielles du pouvoir de révision – et plus encore, à la question de la supraconstitutionnalité. En d’autres termes, il est difficile de soutenir que le pouvoir de révision rencontre des limites naturelles (notamment en ce qu’il ne peut prétendre abroger la constitution), sans prétendre également que certaines dispositions constitutionnelles sont, en raison de leur nature, insusceptibles de révision. Reste alors à déterminer quelles sont ces dispositions – question qui est sans doute la plus grave à laquelle cette thèse doive répondre. Cette dernière remarque conduit à s’interroger plus généralement sur ce qui reste des controverses relatives à ces limites inhérentes au pouvoir de révision.
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L’analyse menée permet de comprendre que deux grandes thèses s’affrontent, relativement au pouvoir de réviser la constitution. Selon la première, la révision est une simple procédure qui, en tant que telle, peut être utilisée pour n’importe quelle modification du texte constitutionnel. La seconde thèse prétend tout au contraire que la révision est une opération limitée par nature, et que la procédure prévue à cet effet ne doit pas être détournée pour aboutir à de véritables bouleversements constitutionnels. Il conviendrait cependant d’affiner quelque peu cette présentation, en distinguant deux versions de cette controverse : une version que l’on pourrait qualifier de technico-juridique (dans laquelle les arguments échangés sont présentés comme de pure technique juridique), et une version politico-juridique (dans laquelle les arguments utilisés font davantage appel à des considérations politiques, même si celles-ci sont traduites juridiquement) .
Dans sa version technico-juridique, il semble que la charge de la preuve pèse sur la seconde thèse plutôt que sur la première. Alors que les partisans de l’illimitation du pouvoir de révision peuvent se réfugier confortablement derrière le principe selon lequel « tout ce qui n’est pas interdit est permis », ceux qui entendent montrer qu’une telle procédure est prohibée dans certains cas, doivent exposer les raisons de l’interdiction qu’ils professent. Deux sortes d’arguments ont été invoquées pour ce faire.
On a d’abord insisté sur le fait que le pouvoir de révision étant un pouvoir constitué (institué par la constitution), il devrait rester soumis à la constitution. Les organes impliqués dans la procédure de révision sont des magistrats qui tirent leurs pouvoirs de la constitution et ne peuvent donc la remettre entièrement en cause.
Le second type d’arguments, de type logique, a un spectre plus étroit, en ce qu’il vise à prohiber la révision d’un seul article de la Constitution, celui relatif à la procédure de révision elle-même. Cette thèse, tirée du fameux « paradoxe de Ross », consiste à indiquer qu’il est logiquement impossible de réviser l’article déterminant la procédure de révision constitutionnelle en usant de cette même procédure de révision.
Aucun de ces arguments techniques n’est cependant tout à fait convaincant. Le premier repose sur l’idée que le pouvoir de révision serait un pouvoir essentiellement “constitué”. Or, s’il l’est indubitablement par son origine, il est tout aussi incontestablement un pouvoir constituant par son objet. C’est ce que l’expression de « pouvoir constituant dérivé » permet de formuler sans craindre le paradoxe. Quant à l’argument logique tiré des thèses de Ross, une réfutation limpide en a été proposée par Peter Suber : si l’on adopte une méthodologie strictement positiviste, il n’y a aucune raison d’admettre que la logique doive s’imposer au droit. Pour reprendre la formulation de Suber, « si la loi humaine peut être immorale sans cesser d’être la loi, il semble qu’elle puisse être illogique sans cesser d’être la loi ». Dès lors, affirmait-il, le « principe suivant lequel ce qui est logiquement impossible doit aussi l’être légalement représente une arrogance philosophique et une ignorance de l’histoire du droit, mais ce n’est pas une simple erreur. C’est une nouvelle variante du thème du droit naturel. Au lieu d’avancer que la loi humaine dépend pour sa validité d’une loi morale éternelle, cette variante fait dépendre cette validité d’une loi logique éternelle » .
Aucune raison technique à la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle n’étant recevable, la controverse apparaît plus intéressante dans sa version politico-juridique. Les arguments y sont en effet plus convaincants, dans un sens, comme dans l’autre.
Les partisans de la limitation du pouvoir de révision reprochent ainsi à leurs adversaires de se bercer d’illusions sur les vertus des gouvernants dans les sociétés démocratiques, ainsi que sur les garanties offertes par les mécanismes constitutionnels en cause. Ils font valoir, sans doute à juste titre, qu’il convient de se garder d’une confiance excessive dans les organes chargés de réviser le texte constitutionnel, qui ne sont, en tout état de cause, que l’incarnation d’une majorité politique conjoncturelle ; que, dès lors, affirmer que ces organes ne doivent rencontrer aucune limite revient à livrer à leur appréciation arbitraire le maintien de principes aussi importants que l’État de droit, la démocratie, la liberté d’expression, etc. ; qu’en conséquence, il y aurait quelque chose de paradoxal à autoriser, au nom d’une démocratie idéalisée, un tel organe à saper les fondements mêmes d’une démocratie concrète.
Les partisans de l’illimitation du pouvoir de révision peuvent quant à eux dénoncer la naïveté de leurs adversaires, qui font mine de croire que le caractère fondamental d’une modification constitutionnelle constitue une donnée observable. Il suffit de considérer les notables divergences d’appréciation entre les partisans d’une limitation du pouvoir de révision, pour constater que la question du stade au-delà duquel on peut estimer qu’une modification touche à quelque chose de fondamental dans la constitution est sujette à controverses. Ce constat implique nécessairement que l’on confie à une autorité le soin de trancher cette question. Or, cette autorité ne peut être que le juge constitutionnel, à qui serait donc confié le soin de refuser une révision constitutionnelle touchant à un aspect de la constitution considéré (par le juge) comme fondamental. Outre les critiques traditionnelles concernant le manque de légitimité démocratique du juge constitutionnel pour trancher ce type de questions, on doit surtout souligner les difficultés pratiques que cela engendrerait pour celui-ci. Investi d’une telle charge, il devra en effet s’opposer à un texte adopté selon une procédure qui manifeste dans une société donnée le maximum de consensus politique autour d’une question. Comment résister ensuite aux réactions probables des autorités politiques ? Et le juge ne risque-t-il pas de choisir l’ampleur de son contrôle en fonction de la plus ou moins grande popularité de la révision opérée ? D’autres problèmes se posent du reste en termes de légitimité : si, comme a pu le soutenir le doyen Favoreu, la légitimité du juge constitutionnel tient au fait « qu’il n’a pas le dernier mot », celle-ci ne se trouve-t-elle pas ruinée s’il s’approprie ce dernier mot par le biais du contrôle du pouvoir de révision ? Ces problèmes expliquent sans doute que, malgré leurs déclarations parfois audacieuses, les cours constitutionnelles étrangères soient restées relativement prudentes dans leur mise en œuvre – en n’annulant que fort rarement les révisions votées en bonne et due forme.
Bref, la première thèse (en faveur de l’illimitation du pouvoir de révision) a pour faiblesse, sans doute, de céder un peu facilement à l’illusion que le peuple souverain s’exprime véritablement, car solennellement, par la voix de l’organe de révision. Et ses adversaires ont sans doute raison de lui reprocher de faire preuve d’une certaine candeur à cet égard, laissant sans scrupule l’exercice réel de la souveraineté à cette autorité — qui peut donc juridiquement « tout faire ». Mais la seconde thèse (en faveur du caractère limité de la révision) en laissant au juge le soin de contrôler ce pouvoir de révision, cède quant à elle à l’illusion que le juge ne ferait qu’appliquer des règles objectives sur lesquelles il n’aurait que peu ou pas de prise – oubliant que le juge étant fondamentalement le créateur des normes qu’il applique, la solution proposée revient en réalité à confier à la seule volonté du juge le pouvoir (sans doute un peu excessif) de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises révisions.
Aussi cette seconde thèse relève-t-elle de la vieille idée de la supériorité du gouvernement des lois sur le gouvernement des hommes – idée que Norberto Bobbio faisait remonter au moins à Platon et Aristote. Pour lui, les théories modernes de la justice constitutionnelle, loin de constituer une rupture dans l’histoire de la pensée juridique, ne sont que l’ultime avatar de cette idée. Or, ajoutait-il, ces théories ne peuvent qu’échouer dans cette entreprise un peu naïve, parce que le gouvernement est toujours entre les mains des hommes (fussent-ils juges) et que le gouvernement des lois n’est qu’une illusion. Cette critique de Bobbio peut à bon droit être transposée aux thèses favorables à la limitation matérielle du pouvoir de révision : au fond, en effet, celles-ci s’imaginent bien établir de la sorte le règne des lois contre le règne des hommes.
Peut-être du le terme d’illusion utilisé pour caractériser ces deux thèses est-il cependant inapproprié : s’agissant de systèmes juridiques, il est sans doute plus juste de parler de « fictions ». Et la question politique fondamentale à laquelle il nous est alors enjoint de répondre est peut-être tout simplement celle-ci : sous l’empire de quelle fiction acceptons-nous aujourd’hui d’être gouvernés ?
Arnaud Le Pillouer est maître de conférences en droit public à l'Université de Cergy Pontoise.
Il est l'auteur notamment de Les pouvoirs non-constituants des assemblées constituantes — Essai sur le pouvoir instituant, Paris, Dalloz, 2005.
Pour citer cet article :
Arnaud Le Pillouer « «De la révision à l’abrogation de la constitution » : les termes du débat », Jus Politicum, n°3 [https://juspoliticum.com/articles/De-la-revision-a-l-abrogation-de-la-constitution-les-termes-du-debat]