La notion de droits subjectifs est une notion moderne. Sa consistance a été contestée par différents auteurs (Michel Villey, Vincent Descombes). L’idée que l’individu pourrait faire valoir des droits en vertu de sa qualité d’homme est un des aspects de l’individualisme des Temps modernes. En empruntant (et détournant) une hypothèse de Michel Foucault, relative aux rapports entre individualisation et pouvoir, et en sollicitant certaines analyses de Max Weber dans sa Sociologie du Droit, on propose de comprendre l’émergence de l’individu porteur de droits en relation avec la formation de l’Etat souverain moderne, sur le fond de l’éradication des « droits privilèges » des sociétés statutaires. L’érosion de la souveraineté étatique, sous l’effet notamment du développement, à  l’échelle mondiale, d’un pluralisme juridique qui semble résister à  toute réorganisation hiérarchique, invite à  s’interroger sur le devenir de cette figure du sujet juridique dans la socialisation politique en gestation.

After Sovereignty : what about subjective Rights ?Political philosophy stands in need of moving from the erudite study of classical texts to a confrontation with the reality of politics in democratic societies. This makes an analysis of the meaning of subjective rights the more important. What is undertaken here is an attempt to show how the foucaldian strategy of setting aside the wholesome explanation of their inception in relation with « individualism » can bridge the gap between the premodern rights of groups or communities and the modern human rights guaranteed by a sovereign state. A reference to Weber’s sociological theory of rights shows how it is possible to think subjective rights today, in a context where « the state is not dead but is not the state any longer » and in which this passing of the traditional sovereign state has created a context of legal pluralism.

Nach der Souveränität : was bleibt von den subjektiven Rechten ?Der Begriff der subjektiven Rechte eignet sich dazu, die politische Philosophie in Bezug auf aktuelle Fragen der demokratischen Politik zu untersuchen. Das Aufkommen der subjektiven Rechte ist ein Problem an sich, das sich nicht zu einer einfachen Folge des wachsenden Individualismus der Moderne reduzieren lässt. Unter Bezugnahme auf Michel Foucault ist es möglich, die Wandlung der subjektiven Rechte von Partikularrechten hin zu den „Grundrechten“ zu analysieren. Dazu ist es gekommen, als eine souveräne Staatsgewalt erschien, die die Individuen aus ihren alten Gemeinschaften und Bindungen verschiedener Art herausgelöst hat. Diese von Max Weber beeinflusste Betrachtungsweise erscheint der heutigen Situation gegenüber durchaus angemessen, nämlich als diejenige eines Staates im Wandel und einem aus einer abgeschwächten Souveränität resultierenden legalen Pluralismus.


En guise d’introduction, et pour justifier le caractère ambitieux de mon propos en même temps que l’insuffisance manifeste des moyens dont je dispose présentement pour lui donner corps, il me paraît utile d’indiquer le cadre dans lequel se situent les réflexions qui suivent. Les propositions que je vais avancer s’inscrivent dans la suite de l’interprétation que j’ai proposée, dans un article antérieur, de la célèbre définition wébérienne de l’Etat par le monopole de la violence légitime. Mais tandis que cet article relevait d’un exercice pour lequel je possède quelques compétences de par ma formation académique, l’exégèse du texte d’un auteur, le présent article est d’un genre moins défini. Mon objectif est maintenant de tirer les conséquences de la thèse défendue alors (selon laquelle la définition que Weber donne de l’Etat tient lieu chez lui de théorie de la souveraineté, avec cette particularité qu’il l’abordait en historien du droit et neutralisait la question normative des conditions de légitimité du pouvoir) dans la perspective d’une philosophie politique à  reconstruire, par des voies assez peu en phase avec les orientations contemporaines dominantes dans cette discipline, du moins en France. La pratique universitaire de l’enseignement de la philosophie en France fait la place large au commentaire érudit des classiques de la tradition philosophique occidentale, et elle suscite à  cet égard, en s’inspirant à  l’occasion de travaux étrangers (je pense à  l’influence des œuvres de Quentin Skinner ou de John G.A. Pocock), des travaux d’une très grande qualité. Ces études historico-exégétiques (selon les cas l’accent est mis sur la contextualisation historique ou sur l’exégèse interne des œuvres) paraissent cependant insuffisantes pour affronter la réalité actuelle de la politique, et notamment pour définir les conditions d’une pratique démocratique, qu’elles veulent généralement servir. L’allégeance à  la démocratie est en effet aujourd’hui unanime, et cette unanimité, qui est une des spécificités de notre culture politique, couvre les divergences qui existent concernant ce que l’on entend par démocratie. Face à  cette philosophie académique (le qualificatif n’a ici rien de péjoratif) une « autre philosophie politique » s’est constituée, qui trouve un écho important auprès de jeunes en quête de repères dans la complexité de notre monde. Toni Negri, Jacques Rancière, Giorgio Agamben, figurent parmi leurs références. Je n’ai pas l’intention d’aborder les œuvres de ces auteurs, entre lesquels il existe des différences considérables et qui s’offusqueraient certainement de se voir réunis dans un même panier. Plus décisive, parce que plus profonde, me paraît être l’influence de Michel Foucault, dont certains des auteurs cités se réclament d’ailleurs. De Foucault il sera en revanche question plus loin, dans la mesure où je vais l’utiliser, à  contre emploi, pour élaborer ma thèse. Il ne me paraît pas évident que le type de réflexion qu’il a développé dans l’ensemble de ses travaux puisse être considéré comme relevant de la philosophie politique, et lui-même aurait très probablement refusé cette catégorisation. Mais il n’est pas contestable qu’il a joué un rôle considérable dans la formation de cette mouvance de pensée qui prétend bien intervenir dans le champ de la philosophie politique en ignorant délibérément les dimensions juridiques et institutionnelles des procès de socialisation.

Il y a place, me semble-t-il, entre les deux pôles que je viens de caractériser à  gros traits, pour une philosophie politique qui ne refuse pas d’exploiter les ressources conceptuelles de la tradition de la philosophie politique occidentale – et nous admettons que la doctrine de la souveraineté en est un élément central – sans se cantonner au commentaire érudit des œuvres canoniques qui le constituent. Il incombe à  une telle philosophie d’actualiser cet héritage, en modifiant ce qui doit l’être pour être en prise avec les réalités du présent. Pareil objectif exige de prendre en compte aussi bien les particularités économiques des processus de socialisation contemporaines (la « globalisation ») que les transformations considérables qui ont affecté l’espace juridique, judiciaire et politique depuis le milieu du siècle dernier : la « grande complexité juridique du monde », pour reprendre une expression avancée par Mireille Delmas-Marty. A l’instar des grands auteurs de jadis, il faut par conséquent que les philosophes acceptent de s’intéresser aux formes constitutionnelles (comme Aristote), à  l’économie politique (comme Hegel), aux mutations sociales (comme Tocqueville), aux pratiques concrètes des dirigeants politiques (comme Machiavel) de leur temps. Ils sont malheureusement en général peu préparés à  une telle entreprise. Si les thèses que je présente ici veulent être un pas en ce sens, je confesse d’entrée de jeu que leur formulation reste excessivement schématique. Il leur manque une assise empirique solide, je veux dire des illustrations prenant en compte les institutions politiques, juridiques et judiciaires multiples qui ont été créées depuis 60 ans (depuis la Charte de l’ONU), leurs compétences et leurs capacités réelles d’action, ainsi que les conflits qui ont opposé, dans certains cas précis, instances nationales, régionales, internationales et transnationales, et la manière dont ils ont été (ou non) résolus. M’adressant à  un public parmi lequel, je n’en doute pas, certains ont en la matière une culture infiniment plus solide que la mienne, j’ai conscience de la faiblesse dont souffre à  cet égard mon argument. En bref, ce que je propose s’apparente au bricolage d’un amateur. Un philosophe aborde nécessairement ce genre d’objets tout d’abord en néophyte, mais s’il se risque à  le faire, c’est en espérant qu’il trouvera un accueil indulgent auprès des spécialistes, et que ceux-ci accepteront de discuter ses propositions et de les amender comme il convient.

1. Droits subjectifs et individualisme

De quand date l’expression de « droits subjectifs » ? Si les dictionnaires et encyclopédies du droit ne l’établissent pas de façon précise, on peut affirmer à  tout le moins qu’elle est récente. Hobbes, pour les uns, Grotius, pour d’autres, en serait le père, et certains remonteront plus loin encore. Au moins la notion était-elle inconnue du droit romain, comme l’a souligné avec une certaine virulence Michel Villey il y a une trentaine d’années en France. Dans le champ français, on ne peut pas éviter de mentionner la critique que ce brillant polémiste a développée dans les années 60 contre les droits de l’homme. Il est admis désormais que la notion de droits subjectifs est un produit direct de l’individualisme jusnaturaliste. En d’autres termes, qu’elle ne peut avoir d’autre signification que l’attribution à  l’individu en tant que tel, c’est-à -dire dans sa naturalité native, de droits qu’il peut fait valoir aussi bien dans ses rapports avec les autres individus que contre l’Etat. La caractéristique de la philosophie politique moderne, selon Villey, se résumerait dans une formule, dont la simplicité confine au simplisme : « de ce qu’est ‘l’homme’, déduire son ‘droit’ » (DD, p. 153). Villey oppose à  la conception ainsi grossièrement caractérisée la doctrine romaine, laquelle ne concevait de droits que dans le cadre de relations entre des hommes qui se disputent des « choses extérieures » dont la tâche du juge est de déterminer le juste partage. Cette doctrine ignorait le « sujet de droit », dont Villey invite par conséquent à  se débarrasser : le droit ne connaîtrait pas de sujet, mais seulement des attributaires (DD, p. 96).

La polémique de Villey a été prolongée jusqu’à  tout récemment, par Vincent Descombes, lequel cependant ne reprend le noyau de la thèse de Villey que pour la déplacer sur un terrain argumentatif sensiblement différent en mettant à  l’épreuve d’une analyse grammaticale (au sens de Wittgenstein) la consistance sémantique de la notion de « sujet de droits », et corrélativement, de celle de « droits subjectifs ». Je ne m’attarderai pas ici sur ces analyses stimulantes, sinon pour remarquer que, quoi que l’on puisse penser de la correction logico-grammaticale de l’expression « droits subjectifs », il demeure qu’il existe une différence entre un monde dans lequel cette notion fait défaut et un monde dans lequel elle a sens et sert de point d’appui pour des actions sociales et politiques. La « voie grammaticale » apporte des éclairages probablement pertinents pour la dogmatique juridique, mais elle comporte le défaut d’évacuer l’histoire, raison pour laquelle il me paraît que la dénonciation de l’équivoque de la notion de « droits subjectifs » est insuffisante pour éclairer « le rôle que peut jouer le droit dans l’évolution des mœurs contemporaines ».

Revenons à  l’idée de droits subjectifs en sa forme idéaltypique. Elle coïncide avec une conception libérale des rapports entre individu et Etat. Les « droits de l’Homme », ou droits fondamentaux, sont le noyau des droits subjectifs : attachés à  l’homme en tant que tel, indépendamment de ses appartenances sociétales et politiques. Ce sont des droits dont l’existence, au moins à  titre de prétentions bien fondées, précède tout pouvoir. Pour le dire dans les termes du juriste allemand Böckenförde, selon la doctrine libérale, ces droits ont pour sens de « sauvegarder certains domaines importants des libertés de l’individu et de la société contre cette menace de la puissance de l’Etat à  laquelle, l’expérience historique le prouve, ils sont particulièrement exposés ». La « sphère de liberté » qu’ils définissent n’est certes pas « pré-sociale, au sens où elle serait dépourvue de tout lien avec la collectivité, mais bien au sens propre, pré-étatique ». Que ces droits ne puissent avoir de réalité que sous condition d’un pouvoir qui les garantit va de soi, et ce n’est pas le point sur lequel peut porter la critique de l’« abstraction » des droits naturels. Mais bien sur le présupposé de l’évidence idéelle de ces droits, c’est-à -dire sur l’idée d’une nature humaine inhérente à  l’individu, et déterminable par conséquent indépendamment de tout contexte institutionnel, qui engloberait des droits s’imposant à  toute législation positive : une nature humaine déjà  juridique, avant la loi. La notion d’homme « en général » est une idée moderne : Hegel le constatait déjà , même si, comme beaucoup d’autres, il admettait que le christianisme avait grandement contribué à  la rendre pensable. Mais ce n’est que rétrospectivement que l’on peut attribuer au christianisme (ou au stoïcisme, ou au nominalisme, etc.) cette signification culturelle. Que la force intrinsèque des idées n’est jamais suffisante pour produire des innovations institutionnelles était l’argument par lequel Jellinek justifiait en les précisant les intentions de son étude sur La déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il faut pour cela qu’elles trouvent un terrain favorable dans des conditions historiques et sociales. Tocqueville le disait aussi, en d’autres mots, une cinquantaine d’années plus tôt quand il constatait (dans une lettre à  Gobineau de 1843) que « les révolutions qui ont renversé la vieille hiérarchie européenne, le progrès des richesses et des lumières qui a rendu les individus fort semblables les uns aux autres, ont donné des développements immenses et inattendus à  ce principe d’égalité que le christianisme avait placé plutôt encore dans la sphère immatérielle que dans l’ordre des faits visibles. » Le christianisme constituait, selon une expression de Gerald Stourzh auquel j’emprunte cette citation, l’un des « réservoirs d’égalité », probablement le plus sollicité, qui ont préparé ce bouleversement des représentations et des structures sociales que fut la substitution d’une société fondée sur l’égalité à  « l’ordre socio-politico-légal » qui était celui des sociétés statutaires. Mais il fallait précisément ces « développements immenses et inattendus » pour faire que cette égalité idéelle, qui ne concernait jadis que la relation de l’homme à  Dieu, entraîne l’effondrement de la société hiérarchique. On peut donc repérer des antécédents à  l’idée de droits naturels de l’homme, non seulement dans le christianisme, mais jusque dans la Grèce classique. C’est cependant dans les dernières décennies du 18e siècle seulement que cette idée est devenue une composante des représentations politiques qui exigeait une traduction institutionnelle. Qui s’intéresse à  la genèse de la notion de droits subjectifs doit donc rechercher, non pas les diverses formulations de l’idée de l’identité originelle des hommes, mais les causes qui ont pu conduire à  transcrire cette idée en termes de droits de l’individu conçu comme sujet juridique.

Ce n’est pas mon intention de contester que la notion de droits subjectifs présuppose l’individu comme porteur de ces droits et que sa généalogie soit par conséquent liée à  celle de l’individualisme moderne. Mais ce qu’il s’agit de préciser est l’arrière-plan institutionnel de cet aspect particulier du processus d’individualisation. De façon inattendue, je vais appuyer les thèses que j’entends esquisser à  ce propos sur certains textes de Foucault. Démarche inattendue, voire incongrue, parce que ni l’Etat ni le droit ne font partie des objets auxquels Foucault a attaché sa réflexion. Et s’il a désigné « la question de l’individuation » comme le fil conducteur de ses travaux, c’était pour l’opposer à  la question du pouvoir, laquelle au contraire, disait-il, n’avait pour lui jamais été centrale. Cette auto-interprétation est explicite dans le premier des « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », publiés en annexe de l’ouvrage bien connu de Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, et la lecture des textes publiés de son vivant ainsi que des cours publiés à  titre posthume ne donne nulle raison de mettre en doute sa pertinence. Plus encore : son rapport au droit est proche du dilettantisme. A preuve son usage de l’expression « théorie du droit », dans laquelle il englobe de façon indiscriminée le droit et les théories de la souveraineté, elles-mêmes réduites au schème de théories du droit naturel sommairement caractérisées. Demander à  Foucault de nous fournir les éléments permettant d’éclairer la genèse du sujet juridique est par conséquent paradoxal : si ses analyses permettent de repérer des espaces dans lesquels l’individu s’affirme en déployant des formes d’autonomie toujours spécifiques et toujours circonscrites, lesquelles épuisent le sens concret que l’on peut donner au terme « liberté », ces espaces ne sont jamais des espaces juridiques.

La critique de « l’hypothèse répressive », que l’on trouve dans le premier volume de La Volonté de savoir, ouvrait pourtant une perspective qui pourrait s’avérer féconde pour l’analyse de l’histoire du droit, jusque dans ses évolutions les plus récentes. Telle que cette critique s’énonce dans l’ouvrage cité, centré sur la question de la sexualité et de la prolifération des discours sur le sexe que Foucault croit pouvoir constater en Occident à  partir du 17e siècle, elle est bien entendu très éloignée de ce qui est ici mon propos. Mais dans cette critique s’annonce un thème plus général, une manière d’aborder la question des rapports entre pouvoir et individu, que Foucault développera dans les cours des années suivantes, ainsi que dans les « deux essais sur le sujet et le pouvoir » déjà  évoqués. Un des arguments qui sous-tend cette critique est en effet que le pouvoir ne s’exerce pas uniquement sur le mode de l’interdit ou de la restriction d’une liberté originaire qui appartiendrait naturellement à  l’individu, mais que liberté et pouvoir se conditionnent l’un l’autre. Le pouvoir, entendu comme « action sur l’action », présuppose la réactivité des sujets agissants, laquelle implique un minimum de liberté, tandis que la liberté de son côté ne s’éprouve et ne se détermine que dans son opposition au pouvoir : « Il n’y a donc pas un face-à -face de pouvoir et de liberté, avec entre eux un rapport d’exclusion (partout où le pouvoir s’exerce la liberté disparaît) ; mais un jeu beaucoup plus complexe : dans ce jeu la liberté va bien apparaître comme condition d’exercice du pouvoir […] ; mais elle apparaît aussi comme ce qui ne pourra que s’opposer à  un exercice du pouvoir qui tend en fin de compte à  la déterminer entièrement. La relation de pouvoir et l’insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées ». En poursuivant dans la voie ainsi indiquée, et en restant conforme jusqu’à  ce point, me semble-t-il, à  l’approche des phénomènes de pouvoir préconisée par Foucault, on dira que les processus d’individualisation et les phénomènes de pouvoir ne sont pas opposés, mais au contraire corrélés. Non seulement l’individu est un produit social, comme le constatait Marx déjà , mais nous n’avons jamais affaire, dans l’histoire, qu’à  des processus d’individualisation, divers, croisés, convergents ou non, cumulatifs ou non, qui n’aboutissent jamais à  un produit fini qui serait « l’individu », mais toujours à  des figures spécifiées de celui-ci. Et ces processus d’individualisation, eux-mêmes aspects de logiques de socialisation, sont liés à  des figures du pouvoir, ou plus précisément de relations de pouvoir polymorphes présentes à  tous les niveaux des relations sociales. Là  où nous nous écarterons cependant de Foucault, c’est en utilisant cette hypothèse de travail pour tenter d’éclairer des phénomènes d’ordre juridique, quand lui-même a présenté la perspective dans laquelle il abordait la question du pouvoir comme une alternative aux « modèles juridiques », selon lui focalisés par la question des fondements de la légitimité, et aux « modèles institutionnels » reposant sur une ontologie de l’Etat. Si l’on accepte cependant de transférer la critique de l’hypothèse répressive sur ce terrain juridique que Foucault a soigneusement contourné, on comprend pourquoi l’on n’« explique » pas l’émergence de la notion de droits subjectifs en se contentant d’y reconnaître l’une des manifestations de l’individualisme des Temps modernes. L’individu sujet de droits est une forme historique de l’individualité qui n’a pu devenir concevable que dans une relation constitutive avec un certain type de pouvoir : un pouvoir qui sollicite cette figure de l’individualité, qui la « provoque », pour reprendre encore une expression de Foucault, par la manière spécifique dont il s’exerce.

2. Individualité juridique et souveraineté de l’Etat

Bien que je ne puisse mobiliser ici tout le matériau historique qui serait nécessaire à  l’appui de ma thèse, je ne crois pas faire preuve d’une grande originalité en affirmant que l’individu porteur de droits subjectifs est un produit de l’unification du pouvoir politique dans l’Etat souverain. L’usage de la notion par la tradition libérale a certes occulté cette ascendance. Les droits subjectifs, en particulier le droit de propriété qui en a souvent été le paradigme, ont été conçus par cette tradition comme des droits objectables au pouvoir de l’Etat, et déterminant par là  même les limites de l’action de celui-ci. Respecter ces limites, ne pas enfreindre les droits constitutifs de la sphère du privé, est pour cette tradition la condition minimale, et suffisante, de la légitimité de l’Etat. Transgresser ces limites est au contraire le fait de l’Etat illégitime, que l’on a qualifié selon la configuration historique de despotique ou de totalitaire. Considérer le sujet juridique comme une création (involontaire) de l’Etat souverain va donc directement à  l’encontre de ce qui constitue la matrice de la pensée libérale : l’opposition entre l’individu porteur de droits et l’Etat.

On admettra pourtant que, si l’on fait abstraction de l’histoire, la thèse libérale trouve un argument de poids dans une difficulté inscrite au cœur des théories modernes du droit naturel. Celles-ci, dans la mesure où elles entérinent le monopole étatique du pouvoir de donner loi (qui est, depuis Bodin, la marque première de la souveraineté), paraissent faire le lit du positivisme juridique, difficilement conciliable avec l’idée de droits opposables à  l’Etat. L’œuvre de Hobbes condense cette difficulté, à  laquelle nombre de ses lecteurs ont dû s’affronter. C’est ainsi que Michel Villey peut à  la fois considérer qu’avec Hobbes, « le positivisme juridique, au sens le plus propre du mot, célèbre sa victoire décisive » et voir en ce même Hobbes, « plus que nul autre », le philosophe du droit subjectif, ce «  maître mot du droit moderne ». Paradoxe : car, comme le remarque quelque part Villey encore, la justification du pouvoir absolu du Prince n’est certes pas ce que nous attendons aujourd’hui des droits de l’homme, forme d’expression la plus explicite de la logique des droits subjectifs. Pour que ceux-ci puissent devenir un instrument de contestation du pouvoir, ou du moins de ses abus, il a fallu les « retourner ». Ce qui fut, selon Villey, l’œuvre de Locke, qui a repris le concept hobbésien de « rights of men » en en renversant les conséquences. Les droits subjectifs sont devenus chez lui l’instrument de la résistance à  l’illimitation du pouvoir souverain. Kant, qui peut être également considéré à  bon droit, et à  un droit mieux fondé encore que celui de Hobbes, comme un apôtre des droits subjectifs, a repéré lui aussi chez Hobbes la tension qui oppose la logique du positivisme juridique et l’affirmation de droits dont l’individu disposerait dans les conditions de l’état de nature. Ce n’est pas un hasard si la seconde partie de l’opuscule Théorie et Pratique (« Du rapport de la théorie à  la pratique dans le droit politique ») porte pour titre : « Contre Hobbes », même s’il n’est fait mention du nom de Hobbes que de façon apparemment incidente, dans le corollaire adjoint à  ce texte. Les relations complexes que Kant établit, dans la Doctrine du Droit, entre ce qu’il nomme « droit privé » (qui est le droit considéré abstraction faite de la contrainte étatique) et « droit public », ont pour but de distinguer nettement entre la concevabilité des droits subjectifs et les conditions institutionnelles qui en garantissent la réalisation. Il faut que le concept des droits subjectifs soit pensable indépendamment de la contrainte étatique, pourtant indispensable à  leur effectivité (au point que Kant peut affirmer que « le droit et la faculté de contraindre signifient […] une seule et même chose »), pour que ces droits puissent normer de manière immanente l’action du législateur. Les droits que l’individu peut revendiquer au nom du « droit privé » ne sont certes pas, à  strictement parler, opposables à  l’Etat : il est connu que Kant a récusé le droit de résistance. C’est pourtant pour écarter le risque du positivisme juridique, auquel conduit inévitablement, selon lui, la construction hobbésienne, que Kant distingue droit privé et droit public, le droit pensé et sa réalité. Le peuple dispose bien chez lui « vis-à -vis du chef de l’Etat, [de] ses droits inaliénables, bien que ceux-ci ne puissent pas être des droits de contrainte ». L’erreur de Hobbes est d’avoir soutenu que le contrat social ne lie en rien le chef de l’Etat envers le peuple. L’insécurité qui règne à  l’état de nature était pour lui la seule justification de l’Etat : une raison purement factuelle, qui ouvrait la voie au despotisme légitime. Le sujet juridique kantien n’a certes pas le droit de se révolter, mais il dispose du critère permettant d’appeler un chat un chat, c’est-à -dire de distinguer un gouvernement despotique d’un gouvernement républicain : et ce critère consiste précisément dans le respect ou non des droits subjectifs.

Un autre argument, historique celui-ci, pourrait être élevé contre la thèse que j’énonçais lapidairement ci-dessus (le sujet juridique est un produit de l’Etat souverain), à  savoir que toute généalogie sérieuse des droits subjectifs se doit d’évoquer ces précédents que furent les droits distinctifs dont jouissaient des collectifs particuliers : droits des citoyens romains, « libertés » des sujets de la Couronne, droits des « Stände », privilèges des « ordres », etc. Jellinek lui-même, qui, dans l’ouvrage cité plus haut, se préoccupe avant tout d’établir que la constitutionnalisation des droits de l’Homme est d’origine américaine et non française, ne peut manquer, ne serait-ce que pour marquer l’innovation accomplie en Amérique, de mentionner ces antécédents, notamment les « birthrights » du peuple anglais tels qu’ils étaient consignés dans la Petition of Rights imposée à  Charles 1er par le Parlement en 1627. Mais cette objection éventuelle me sert seulement à  préciser ma thèse. Il est avéré que la notion de droits opposables au pouvoir, et avant tout au pouvoir de l’Etat, a pris forme dans le cadre des conflits entre des groupes particuliers défendant des prérogatives traditionnelles et les prétentions hégémoniques de l’Etat moderne en voie de constitution. Les droits subjectifs ont été des privilèges de groupes avant de s’individualiser. Ce que l’Etat souverain a rendu possible (en sa forme absolutiste déjà ) est justement cette individualisation. Il est possible, comme le soutient Jellinek, que la constitutionnalisation des droits de l’Homme ait été une invention américaine, et qu’elle soit par conséquent imputable à  un accident de l’histoire, fruit d’un surgeon de l’Europe occidentale issu d’une forme très particulière de colonisation où des individus ont entrepris de créer des communautés nouvelles au milieu d’un « désert humain ». Mais l’individualisation proprement dite des droits opposables au pouvoir, l’idée que l’individu, au titre de sa nature (et non de son statut), détient en propre des droits, est antérieure. Elle est au fondement par exemple des théories contractualistes de l’Etat, toutes individualistes en leur point de départ, sinon dans leurs conclusions institutionnelles. Car sur quoi pourrait porter le contrat fondateur si les individus de l’état de nature n’avaient rien à  négocier ?

3. Un concept du droit permettant de penser la pluralité juridique contemporaine

Les droits subjectifs sont des droits opposables au pouvoir (de l’Empereur, du Monarque, de l’Etat), et ils ont à  cet égard des précédents. Mais ils sont également des droits attachés à  l’individu en tant que tel. C’est de l’individualité juridique ainsi conçue qu’il est juste de dire que c’est un produit de la Souveraineté étatique. L’Etat moderne a reçu les formes du droit avec lesquelles il a noué alliance de la Rome ancienne et des coutumes ancestrales européennes. C’est à  lui cependant qu’il revient d’avoir individualisé les droits, par quoi il apportait sa contribution particulière à  l’autonomisation de l’individu. En affaiblissant, de manière lente ou brutale, les privilèges de statut, en assujettissant ou brisant les divers collectifs qui assuraient des droits particuliers à  leurs membres, empiétant éventuellement les uns sur les autres, bref, en accaparant et unifiant des pouvoirs jadis dispersés dans les conditions du pluralisme juridique du Moyen ge, l’Etat souverain a créé, à  son insu sans doute, l’individualité juridique. Weber a décrit ce processus, avec toutes les nuances qui sont caractéristiques de sa manière, dans le chapitre qu’il consacre dans sa Sociologie du droit aux « formes de justification des droits subjectifs ». Aux sociétés de jadis, dans lesquelles « tout droit apparaît comme un ‘privilège’ attaché à  des personnes ou des choses singulières, ou à  des complexes individuels de personnes et de choses singulières », où « le droit n’est pas une ‘lex terrae’ […] mais un privilège d’un groupement de personnes », il oppose les conditions de l’Etat moderne, où des normes abstraites, « généralement valables », définissent les droits subjectifs des individus, qu’il s’agisse des « droits de liberté » (liberté de mouvement, liberté de conscience, liberté de disposer de ses biens, etc.) ou du droit de contracter. Les exigences de l’économie marchande ont certes joué un rôle non négligeable dans l’élimination des contraintes statutaires, mais c’est bien l’unification juridique réalisée sous l’égide de l’Etat souverain qui a soustrait l’individu aux communautés diverses qui constituaient l’horizon de son existence, préparant le terrain pour la naturalisation des droits.

Je crois possible de s’appuyer sur les analyses wébériennes pour aborder les conditions contemporaines, c’est-à -dire la question de savoir ce qu’il advient des droits subjectifs quand le monopole juridique de l’Etat est assailli de toutes parts. A première vue, l’instrumentarium conceptuel qu’offre la sociologie wébérienne ne paraît pourtant pas le mieux approprié pour une telle entreprise. Cette sociologie fournit des analyses développées de la genèse de l’Etat moderne, mais il est bien connu que Weber n’a pas envisagé un au-delà  de l’Etat. La forme de l’Etat nation apparaît chez lui comme le terme de l’histoire des communautés politiques, à  telle enseigne qu’il éprouve même des difficultés à  définir la communauté politique sans référence à  l’Etat moderne, qui en apparaît comme le telos. Accordons, comme le remarquait Hegel, que le philosophe, mais aussi le sociologue, ne peut dépasser son temps. Mais reconnaissons aussi – ce que précisément Weber a bien perçu – que, pour que le procès de formation de l’Etat moderne soit pensable comme un aspect de l’histoire du droit, il faut disposer d’un concept de droit (objectif et subjectif) au regard duquel le droit étatique ne figure qu’un cas particulier.

Les analyses de Weber à  ce propos, tout juste esquissées, ont peu retenu l’attention des commentateurs et elles sont bien moins connues que sa définition de l’Etat par le monopole de la violence légitime. On en trouve les éléments dans la section du premier chapitre d’Economie et Société consacrée aux concepts de convention et de coutume et, un peu plus développées, dans la première section du premier chapitre de la seconde partie. Il est tout à  fait remarquable que, à  l’encontre de la convention fréquente chez les juristes de son temps, Weber se refuse à  limiter l’usage du terme « droit » aux conditions de l’Etat moderne, et cela aussi bien dans le cas du droit « objectif » (« l’ordre juridique ») que du droit « subjectif ». On parlera en sociologie de « droit subjectif », nous dit-il, chaque fois qu’une personne donnée « détient, grâce au sens réel et reconnu de la règle de droit, une possibilité efficacement garantie d’exiger, pour ses intérêts (idéaux ou matériels) l’appui d’un ‘appareil de coercition’ constitué à  cet effet » (Ibid., p. 325-326). Weber souligne expressément que l’instance chargée de garantir cette possibilité (cette « chance », selon sa terminologie) ne doit pas nécessairement être l’Etat : « Un droit subjectif, dans le sens ‘étatique’ du mot, se trouve sous la garantie des moyens de force du pouvoir politique. Mais quand on est en présence de moyens de coercition appartenant à  un pouvoir autre que politique – par exemple à  un pouvoir hiérocratique – et constituant le garantie d’un ‘droit’, il convient de parler de droit ‘extra-étatique’ » (Ibid., p. 326). Il admet également qu’il n’est nul besoin que la coercition s’exerce par des moyens violents, et il mentionne, parmi ces moyens non violents, « la menace d’être exclu d’une société, de subir un boycott ou autres mesures semblables, ainsi que la perspective d’avantages ou de désagréments de caractère magique sur cette terre, ou de récompenses ou de punitions promises dans l’autre monde à  tels ou tels comportements », toutes choses qui, « dans certaines civilisations », s’avèrent souvent plus efficaces que les menaces de rétorsion des pouvoirs politiques (Ibid.). L’exemple le plus évident en Occident d’une telle instance non politique susceptible de garantir des droits (et d’imposer des obligations) est bien entendu celui de l’Eglise durant la période médiévale, voire jusqu’aux commencements des Temps modernes, en pensant non aux méthodes de l’Inquisition, indubitablement « violentes », mais à  la pratique de l’excommunication. Mais l’évocation des avantages ou désagréments « de caractère magique » sanctionnant des comportements déviants autorise l’historien ou le sociologue à  parler de droit à  propos de sociétés archaïques auxquelles pourtant un concept équivalent fait défaut, tandis que la mention du boycott élargit la notion de droit, dans les conditions des sociétés modernes, à  des formes de rétorsion exercées par des collectifs privés. Weber cite le cas des listes noires des sociétés de créanciers et de propriétaires immobiliers, et les pratiques de boycott qui leur sont associées, et il remarque encore une fois à  propos de ces exemples : « Naturellement, ce genre de contrainte peut s’étendre à  des prétentions qui ne sont aucunement garanties par l’Etat. Celles-ci n’en constituent pas moins des droits subjectifs, quoiqu’ils reposent sur d’autres pouvoirs ». (Ibid., p. 328)

Il me semble que ce concept large du droit est précisément ce dont nous avons besoin pour comprendre ce qui advient (ou ce qui peut advenir) des droits subjectifs après la fin de la Souveraineté. La fin de la Souveraineté ? Je me corrige immédiatement. Il est plus pertinent, comme le font aujourd’hui la plupart des auteurs qui s’interrogent sur le devenir de l’Etat, de parler d’une érosion ou d’une « dilution » de la souveraineté, ou encore d’une « perte de la souveraineté illimitée au sens classique ». Que le pouvoir de l’Etat soit de toutes part battu en brèche est une évidence sur laquelle s’accordent aujourd’hui aussi historiens, politistes et juristes. Les forces qui contribuent à  cette érosion sont multiples : déterritorialisation de la production et des échanges économiques, au regard de laquelle les marges de manœuvre accessibles à  l’action régulatrice de l’Etat diminuent comme peau de chagrin, épuisement consécutif des capacités d’intervention de l’Etat en matière sociale, impuissance face aux problèmes sociaux et humains posés par des mouvements migratoires provoqués par l’action conjuguée de révolutions démographiques incontrôlables et de l’ampleur gigantesque des inégalités de richesse entre les différentes parties de la planète, explosion d’une criminalité, à  grande et petite échelle, que les forces répressives des Etats, fussent-elles coordonnées, paraissent incapables de juguler, renaissance d’identités infra- ou transnationales fortement politisées sur le terrain de particularités ethniques, culturelles ou religieuses, et encore – ce qui est le point qui nous intéresse ici – la constitution d’instances juridiques et politiques supranationales produisant des réglementations qui prétendent et parviennent souvent à  s’imposer aux Etats nationaux, à  l’encontre du monopole législatif et judiciaire que les théoriciens de la souveraineté, de Bodin à  Max Weber, considéraient comme le noyau du pouvoir étatique. Si l’on ajoute à  ces instances issues de conventions entre les Etats les « global players » privés, notamment les grandes entreprises multinationales, qui déterminent de façon en grande partie autonome les normes qui les règlent, il faut reconnaître, avec Mireille Delmas-Marty, que si l’Etat demeure en principe le sujet « fondamental » du droit international et s’il est encore un des principaux producteurs de normes, il n’est plus le seul acteur de la scène juridique, et que son territoire n’est plus le seul espace normatif.

L’Etat n’est pas mort, il est toujours là , mais ce n’est plus l’Etat, si l’on s’en tient du moins à  la définition de la tradition classique. Et s’il est vrai que l’individualisation du sujet de droits fut un effet de l’unification des normes fixant pour chacun de manière uniforme les limites de l’autorisé et de l’interdit, on est fondé à  se demander ce qui peut advenir de cette figure de l’individualité quand le type de pouvoir qui en était l’assise institutionnelle est en passe de disparaître. Cette question n’est pas un jeu de l’esprit, tout juste bonne à  alimenter des curiosités académiques, tant il est vrai que la conception moderne de la démocratie englobe l’idée que les individus peuvent formuler dans la terminologie des « droits » les revendications qu’ils adressent au pouvoir en attendant de lui qu’ils les reconnaissent. Il est certain que l’« Homme » des Déclarations des droits est une entité si peu naturelle que les droits qu’il est supposé détenir avant toute législation positive ne sont qu’une forme vide, à  laquelle seules des circonstances historiques spécifiques, généralement des luttes menées contre les pouvoirs, ont donné un contenu qui est allé en s’élargissant au cours des deux derniers siècles. L’indétermination que, au lendemain de la Révolution française, les premiers critiques des « droits de l’Homme » reprochaient à  la notion, est ce par quoi ceux-ci se sont avérés un des instruments privilégiés du processus jamais achevé de la démocratisation. Mais pour qu’ils aient cette fonction, il faut que le pouvoir susceptible de valider ces revendications comme des droits de l’individu soit unique. La pluralisation des pouvoirs met en péril ce type de représentations. Parce qu’elle permet de jouer des divergences, inévitables dans cet espace juridique éclaté, elle ramène les « droits » défendus au prosaïsme des intérêts purs. Sans doute sont-ce toujours des intérêts que les individus et les groupes ont cherché à  faire aboutir en arguant de leurs « droits ». Mais la symbolique juridique possède une force propre qui influe sur les représentations des agents qui y ont recours. Le langage des droits subjectifs individuels a des effets d’universalisation. Pour le dire dans les termes de Gerald Stourzh encore, faire sauter les incapacités légales liées à  un statut spécial (juif, esclave, femme, etc.), c’est, pour les catégories concernées, accéder à  toutes les prérogatives liées à  la qualité d’être humain (avec la réserve des étrangers, cf. infra, note 35). Du fait d’être reconnus par l’Etat, les « droits » défendus - qu’il s’agisse de droits déjà  établis, mais jusqu’alors réservés à  certaines catégories et déniés à  d’autres, ou bien de droits nouveaux, tels les droits sociaux tardivement introduits dans les législations des Etats occidentaux - sont en principe acquis pour tout individu dans la société concernée. Avec la pluralisation et l’hétérogénéité croissante des instances susceptibles de dire le droit, on voit se préciser au contraire une nouvelle forme de positivisme juridique. Non pas celle, « hobbésienne », liée à  la contingence irréductible des législations étatiques (même le « bloc constitutionnel » n’est que fictivement soustrait au pouvoir de modification des hommes, ne serait-ce que parce qu’il fait nécessairement l’objet d’une interprétation, pour chaque cas litigieux, qui peut aller jusqu’à  en changer le sens), mais plutôt quelque chose de comparable à  ce qu’anticipait Max Weber quand il s’interrogeait sur le devenir du formalisme du droit moderne : le « renversement du formellement juridique et éthique vers le matériellement utile et technique », le « glissement de la ‘raison’ jusnaturaliste vers des considérations utilitaristes ». Ce ne sont pas les critiques adressées au jusnaturalisme qui auront eu raison de l’universalisme des droits subjectifs : l’« axiomatique » métapositive du droit naturel, dont Weber constatait le discrédit au début du 20e siècle, a connu une renaissance dans les décennies qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Ce n’est pas non plus, comme Weber le pensait, la fragilisation du formalisme juridique du fait de l’émergence de demandes de justice « matérielle » qui a porté le couple plus dur à  cet universalisme, mais bien plutôt la diversité des instances législatives et judiciaires. Selon qu’un litige est porté devant l’une de ces instances plutôt que devant d’autres, les « chances » de voir reconnus et garantis les intérêts défendus seront plus ou moins assurées. Une telle situation, qui permet dans certains cas de se comporter dans le monde des normes avec le même opportunisme que dans le monde économique, est bien propre à  conforter l’idée selon laquelle le droit n’est qu’un « appareil technique rationnel », dépourvu de tout caractère sacré, utilisable et modifiable en fonction de considérations purement utilitaires.

On a pu nourrir un temps l’espoir que le dépassement de l’Etat se ferait dans le sens d’une justice internationale donnant substance à  l’idée kantienne d’une « citoyenneté mondiale », laquelle libérerait l’individu porteur de droits des limites de la citoyenneté nationale et accomplirait l’universalisation qui n’était encore que promesse dans des « déclarations des doits de l’Homme », lesquelles, en dépit de la fiction de leur caractère pré-législatif, n’engageaient que les Etats qui les incluaient dans leurs constitutions. A l’horizon de la mondialisation du droit, on entrevoyait une nouvelle hiérarchie des normes et des pouvoirs, une hiérarchie superlative dans laquelle l’Etat figurerait un niveau, non pas le dernier. L’état présent de l’espace juridique international est fort loin de cette représentation, il donne plutôt, selon tous les observateurs compétents, l’image de la fragmentation, de l’indétermination, voire de l’incohérence. Mireille Delmas-Marty, qui dresse un tableau saisissant de ce désordre bien propre à  décourager les amateurs d’ordre que sont en général les juristes, veut voir en cette situation une étape simplement transitoire. Entre une hiérarchie révolue et un relativisme qui reviendrait à  une reddition au positivisme, elle cherche, sous le nom de « pluralisme ordonné », une voie moyenne, qui restitue un minimum d’ordre dans ce désordre juridique mondial. Il lui est cependant difficile de concevoir cet ordonnancement autrement que sous forme d’une hiérarchie, fût-elle assouplie. Bien qu’elle souhaite éviter « d’imposer un modèle d’ordre trop directement inspiré par l’ordre étatique » (op.cit., p. 77), elle considère cependant que, « à  terme, la question de la contradiction entre différents ensembles normatifs, donc celle de la hiérarchie, ne pourra pas être plus longtemps évitée » (Ibid., p. 67). Jean-Louis Halpérin, faisant allusion à  cette proposition, remarque à  juste titre que « les juristes ont souvent du mal à  passer d’une conception en termes de hiérarchie – la ‘pyramide des normes’ – à  une appréhension du ‘flou’ du droit ». Les historiens ont moins de difficultés à  reconnaître le caractère probablement irrémédiable du « legal pluralism » ou de la « legal polycentricity » contemporaine, et ses implications politiques. Ainsi Wolfgang Reinhard qui, au terme d’une fascinante synthèse de l’histoire de l’Etat en Occident, constate la disparition de la « volonté commune » qui faisait l’unité (discutée, conflictuelle, mais néanmoins réelle) des sociétés modernes : « la philosophie politique de l’identité en tant que fondement de la volonté politique commune d’un Etat unitaire a abdiqué au profit d’identités de groupes qui se font concurrence ».

4. Droits subjectifs et démocratie

Les analyses qui précèdent ne fournissent que le cadre général dans lequel je pense souhaitable de repenser un certain nombre des questions autour desquelles a tourné la pensée politique des deux dernières décennies. Du fait du consensus démocratique, déjà  évoqué, ces questions convergent dans une interrogation sur l’avenir de la démocratie. Afin d’écarter les ambiguïtés de ce terme chargé d’histoire, on retiendra ici une caractérisation de la démocratie moderne qui demanderait une plus longue justification. Il me paraît manifeste que, comme Carl Schmitt l’a lourdement souligné, les implications du concept pur de la démocratie et celles du libéralisme divergent suffisamment pour que la notion de « démocratie libérale » puisse paraître recéler une contradiction. Cette contradiction disparaît cependant si l’on reconnaît que, à  la différence de la démocratie antique, la démocratie moderne n’a jamais été un mode d’exercice du pouvoir : le « pouvoir du peuple » ne signifie pas pouvoir de participer à  la décision politique, il n’est qu’un principe de légitimité. Autre chose qu’une fiction pourtant, dans la mesure où de ce principe découlent quelques conséquences institutionnelles, telles que la généralisation des procédures électives des dirigeants politiques et le contrôle de leur action par une sphère publique soustraite à  la censure. Pour cette raison, le « noyau libéral » de la démocratie libérale n’a rien d’un ajout superfétatoire, il est au contraire essentiel à  son concept. Que l’individu puisse faire valoir des « droits subjectifs » est la condition d’existence du sujet politique moderne. Or il n’y a de politique qu’à  travers l’action de sujets politiques, ou encore : ce sont les actions, conduites dans les formes légalement conçues à  cet effet (le vote) ou bien en dehors de ces formes (manifestations de toutes natures qui s’opposent aux décisions législatives ou administratives du pouvoir légal) qui donnent être à  la politique démocratique. D’où il résulte que la consistance des sujets politiques – la série de leurs attributs, que ne supporte aucune nature – est en constante transformation. Les sujets politiques peuvent avoir le sentiment que les droits qu’ils revendiquent se laissent déduire d’une « nature » qui en constituerait le socle, ces sujets ne sont en vérité que leur propre action et la cristallisation institutionnelle de celle-ci. Là  où la possibilité de l’action cesse, ou plus exactement lorsque celle-ci est entièrement monopolisée par les tenants du pouvoir, la politique cesse aussi.

Si la dimension des « droits subjectifs » est ainsi reconnue comme essentielle au concept moderne de la démocratie, l’avenir de celle-ci est fonction de ce qu’il adviendra de ces droits dans le pluralisme désordonné de l’espace juridique et politique contemporain. Or à  cet égard, le pronostic est loin d’être clair. Ce pluralisme peut à  l’occasion accroître les moyens dont dispose l’individu pour faire valoir des droits contre l’Etat. Ainsi quand un citoyen français fait condamner l’Etat français par la Cour européenne des Droits de l’Homme en raison de la durée excessive de son procès. Mais, loin d’abolir l’arbitraire de la puissance au profit du droit, le pluralisme ne fait souvent qu’en déplacer les lieux d’interférence. En cas de litiges entre instances judiciaires concurrentes, c’est bien la force qui tranche en dernière instance. La tentative du groupe pétrolier Ioukos pour faire juger la faillite de l’entreprise par des tribunaux américains, et l’issue qui fut la sienne, est un bel exemple illustrant ce point. Car l’élément déterminant dans l’échec de cette tentative n’a pas été le droit international, ni même l’autonomie du droit national, mais, comme le remarque Mireille Delmas-Marty, le poids économique et politique de la Russie. « Un pays plus faible et plus démocratique aurait sans doute été désarmé ». L’impuissance de la « communauté internationale » (dont on découvre à  cette occasion qu’elle n’existe pas) à  faire respecter la convention de Genève dans le traitement des prisonniers détenus à  Guantanamo est un autre exemple.

L’avantage du concept large du droit proposé par Max Weber est de permettre de traiter ces conditions inédites. Puisqu’il autorise à  parler de « droits subjectifs » partout où un pouvoir, quelle que soit sa nature, est en mesure de garantir à  un individu ou à  un groupe d’individus les prérogatives qu’il revendique, on reconnaîtra comme tels toutes prétentions susceptibles de mobiliser en leur faveur des instances de contrainte efficaces (les moyens de cette contrainte peuvent être indifféremment politiques, juridiques, économiques ou médiatiques). Si les espoirs d’une nouvelle hiérarchie, aussi minimale soit-elle, s’avèrent définitivement illusoires, il est possible que la théorie juridique doive un jour se résoudre à  adopter cette notion extensive du droit. Une certaine démocratie peut y trouver son compte, en voyant légitimée par là  la constitution d’associations ad hoc pour promouvoir des intérêts spécifiques. Ces intérêts peuvent cependant être de portée générale (tel que la préservation de l’environnement) comme ils peuvent être des privilèges ou des statuts d’exception accordés à  des collectifs particuliers. Contrairement aux attentes des cosmopolitismes d’hier et d’aujourd’hui, l’universalisation potentielle dont est porteuse la notion de droits subjectifs individuels risque de ne pas survivre à  l’étiolement de la souveraineté étatique.

Catherine Colliot-Thélène est Professeur à  l’Université de Rennes I

Pour citer cet article :

Catherine Colliot-Thélène « Après la souveraineté : que reste-t-il des droits subjectifs ? », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/apres-la-souverainete-:-que-reste-t-il-des-droits-subjectifs-27]