Augustin Simard, La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous Weimar, 2009
Augustin Simard, La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous Weimar, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme-Presses de l’Université de Laval, Coll. Philia, 2009.
Augustin Simard, Professeur adjoint au département de science politique de l’Université de Montréal, publie dans la prestigieuse collection Philia des Éditions de la Maison des sciences de l’homme en coédition avec les Presses de l’Université de Laval, un important ouvrage, tiré de sa thèse de doctorat soutenue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 2005, intitulé La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous Weimar (417 pages).
Important, cet ouvrage l’est à plusieurs égards, on y reviendra dans un instant. Mais on ne voudrait pas commencer sans en souligner les grandes qualités formelles. Le texte, d’abord, est écrit dans un français ciselé, tout à la fois élégant et rigoureux : Augustin Simard démontre, phrase après phrase, qu’il a le goût du mot juste. Cette belle langue est mise au service, ensuite, d’une ligne démonstrative tenue avec maîtrise de bout en bout, depuis la définition de l’objet de la recherche au seuil de l’ouvrage jusqu’aux pages de conclusion consacrées à en présenter les apports. Aucune digression inutile dans cet essai, aucun éparpillement du raisonnement, aucune dissipation de la pensée. L’articulation des chapitres les uns avec les autres témoigne de ce que l’auteur ne s’est à aucun moment laissé détourner de son objet. C’est d’autant plus remarquable, serait-on presque tenté de dire, que l’extrême érudition de l’auteur, enfin, aurait pu le conduire à quelques échappées belles. Car érudit, ce livre l’est en effet, comme on s’en convaincra sans peine en constatant qu’il mobilise de multiples savoirs disciplinaires, historique, sociologique, philosophique, juridique, savoirs acquis par la fréquentation d’une littérature scientifique aussi bien allemande qu’anglaise et française – la bibliographie figurant en fin de volume, bien qu’apparemment amputée pour des raisons éditoriales, en donnera un aperçu. Mais là encore, on ne peut que relever la constance de l’effort de l’auteur pour plier ce savoir à sa démonstration, pour ne puiser dans ce vaste réservoir de connaissances que les éléments propres à servir son raisonnement.
Qualités d’expression, rigueur de l’analyse, densité des références. Sans doute fallait-il rien de moins que cela pour mener à bien le projet qu’Augustin Simard s’est assigné. Car, pour en venir maintenant au fond, c’est une recherche d’une grande ampleur dans laquelle l’auteur s’est engagé. Quel est son propos ?
Le champ d’investigation, d’abord, apparaît nettement à la lecture du sous-titre donné à l’ouvrage, Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous Weimar. Triple emboîtement.
La pensée du Kronjurist, en premier lieu, mais une pensée théorique mise en regard avec des réquisits pratiques, c’est-à -dire rapportée à la fois aux contraintes institutionnelles avec lesquelles l’universitaire doit composer et surtout aux options politiques de l’homme. Une pensée contextualisée : un va-et-vient entre la science du droit que Schmitt entend construire, les stratégies académiques qu’il déploie et les partis pris idéologiques que ces temps tourmentés lui imposent d’assumer de manière toujours plus explicite. Une pensée en acte, si l’on veut, une pensée qui finit par rechercher dans la réalité politique allemande de l’entre-deux-guerres l’épreuve (les preuves) de sa validité. En somme, une pensée tournée vers le pouvoir, une pensée qui le prend pour objet autant qu’une pensée qui assume d’en devenir l’objet ; une pensée du pouvoir autant qu’une pensée disponible pour le pouvoir ; une pensée instrumentale autant qu’une pensée qui admet et même revendique son instrumentalisation. La pensée d’un « juriste engagé » mais qui n’échappera pas, on le sait, au reproche d’avoir été, aussi, une pensée complice.
À l’intérieur de cette pensée, en second lieu, un débat sur un couple de notions, celle de légalité et celle de légitimité. Mais un débat qui en réalité ne traduit pas l’option qu’aurait prise Augustin Simard de centrer la focale sur un aspect seulement des écrits de Schmitt. Un débat qui est plutôt un point d’entrée dans son œuvre : non seulement parce que, pourrait-on dire bien sûr, rien au fond n’est détachable au sein de cette œuvre ; mais surtout parce que la dichotomie légalité / légitimité – et dans son ombre portée celle entre Verfassung et Verfassungsgesetz comme l’a montré Olivier Beaud – est, au sens fort, fondamentale dans la pensée constitutionnelle de Schmitt. Plutôt donc un fil sur lequel tirer pour tenter de démêler l’écheveau complexe et foisonnant d’une réflexion qui se déploie et évolue sur plusieurs décennies.
Un débat non seulement interne à l’œuvre schmittienne, mais qui au surplus entre en résonnance avec des écrits d’autres protagonistes. Une polémique donc, une controverse en effet, qui étend le champ d’investigation : l’ouvrage d’Augustin Simard est aussi un effort pour restituer une atmosphère intellectuelle, celle des débats constitutionnels de l’entre-deux-guerres, en des temps donc où, chacun le pressent, des bouleversements politiques sont imminents, et au-delà pour établir une généalogie de la pensée du politique dans laquelle Schmitt apparaît comme enserré entre deux bornes, Weber, toujours séminal, d’un côté et Otto Kirchheimer, disciple affranchi et finalement contradicteur, de l’autre.
Un débat, en troisième lieu, sous Weimar. C’est-à -dire en réalité un débat critique. Un débat qui met en jeu des conceptions différentes du politique, du pouvoir de l’État comme forme de domination et singulièrement de l’État constitutionnel, mais à travers lequel se joue aussi, immédiatement, le destin particulier de la République de Weimar. Un débat sur fond de crise du régime et finalement un débat de crise tout court. Rétrospectivement, un débat dramatique aussi, car la connaissance de la séquence historique qui suivra rend difficile de ne pas ramener à une alternative radicale la discussion sur la sortie de crise : c’est un jugement moral binaire que charrie avec elle cette discussion dès lors que – par rétrodiction certes, mais peut-on faire autrement ? – nous ne pouvons plus nous empêcher d’y traquer, nous qui savons la suite, d’un côté ce qui s’y annonce, en filigrane, de l’armature effroyable de l’État total nazi, et de l’autre côté les autres issues, finalement toutes préférables, parce qu’elles auraient pu préserver de l’horreur.
Le champ de recherche qu’arpente Augustin Simard est celui-là . Tel est le support de sa réflexion. Mais celle-ci est bien plus ample, car elle se rattache, l’auteur le souligne d’emblée, à une démarche qui est celle de l’histoire des concepts. Il y a bien un parti pris généalogique dans son travail : il s’agit de « dégager certains moments significatifs dans la mise en place de ce couple conceptuel [légalité / légitimité], tel qu’il se présente aujourd’hui instinctivement à notre intelligence politique ». Mais un parti pris assumé seulement à la condition qu’on ne le réduise pas à un « historicisme inavoué », écrit-il. L’enjeu n’est pas tant de rendre compte pour lui-même d’un moment de cristallisation de nouvelles significations des notions, que d’éclairer « les conditions d’un usage réflexif non seulement de cette distinction légalité / légitimité, mais des concepts politiques en général ». Un concept, écrit encore Augustin Simard, « acquiert sa valeur politique lorsque sa signification elle-même devient l’enjeu d’un conflit qu’il paraît impossible de résorber ou d’épuiser au moyen d’un simple travail de définition » ; ce type de concepts, ces « concepts-sas » comme dit Augustin Simard par emprunt à E.-W. Böckenförde, « ne se laissent pas fixer, […] demeurent ouverts à l’afflux de conceptions concurrentes et […], pour cette raison, en viennent à cristalliser de puissants antagonismes. Ce qui est politique au sens éminent, c’est donc toujours le conflit des interprétations, le conflit de sens d’une notion ne disposant pas en elle-même de sa propre mesure et, du coup, soumise en permanence au travail de l’indétermination ».
Au fond, Augustin Simard comprend et applique la méthode de la Begriffgeschichte comme elle doit l’être, dans sa double dimension diachronique et synchronique : d’un point de vue diachronique, des interprétations se succèdent au fil du temps, les concepts font l’objet de réinvestissements et il est nécessaire de rendre compte de la manière dont le passage d’une interprétation à une autre s’opère, de rendre compte de l’enchaînement et donc des raccords et jointures ainsi que des modes d’articulation, afin d’en tirer ce qui n’est autre chose qu’une historiographie ; mais aussi, d’un point de vue synchronique, s’enchâsse à un moment donné dans un concept, à travers les différentes lectures qui en sont faites – lectures prises cette fois non dans leur succession mais dans leur superposition, dans leur accumulation – une pluralité d’éléments agglomérés, relevant de registres ou de niveaux d’analyse différents : un concept est un complexe de sens, un matériau composite, un ensemble de particules élémentaires compactées. « Les concepts, dit Koselleck, sont des concentrés d’une multitude de significations », ou encore « sous un concept se subsument la multiplicité de l’expérience historique et une somme de rapports théoriques et pratiques en un seul ensemble qui, en tant que tel, n’est donné et objet d’expérience que par ce seul concept ».
La méthode est d’autant plus fertile qu’un constat, qui a été à l’origine de son travail signale Augustin Simard, s’impose : à savoir que « la distinction de la légalité et de la légitimité est intimement liée au devenir du constitutionnalisme moderne, c’est-à -dire à un certain mode de figuration du pouvoir, de sa nature et de sa fonction, qui s’est imposé dans le sillage des grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle » ; ainsi, « derrière une distinction qui paraît familière, voire rabâchée […], ce n’est rien de moins que la configuration moderne du politique qui se donne à interroger ».
Et c’est bien ce constat qui a nourri l’ambition de l’auteur : celle « de saisir l’évolution du constitutionnalisme moderne par le truchement de cette relation protéiforme entre légalité et légitimité ». Ce couple conceptuel, on le comprend, est moins un prisme à travers lequel pourrait être lue ou plutôt retracée l’histoire du constitutionnalisme qu’un élément de son armature profonde : en ce sens, « la différenciation progressive de la légalité et de la légitimité appartient en propre à l’histoire du constitutionnalisme moderne », elle est « une des épreuves permanentes auxquelles doit se mesurer l’État constitutionnel ».
Ce serait donc une erreur de perspective tout à fait dommageable que de voir dans l’ouvrage d’Augustin Simard un travail ponctuel. Certes, l’auteur qualifie-t-il son objectif de « modeste » puisqu’il s’est agi pour lui, dit-il, « de concentrer son attention sur la trajectoire suivie par cette distinction sous la république de Weimar et d’en retracer quelques formulations significatives », soit en effet un « segment assez court dans la généalogie du couple conceptuel ». Mais ce segment apparaît absolument décisif : d’abord parce que c’est à cette époque que le concept de légitimité s’émancipe de son image inversée – l’illégitimité – pour acquérir une signification nouvelle selon laquelle il désigne « une propriété inhérente à l’ordre politique saisi dans son essence abstraite » ; ensuite parce que, en dépit de cette nouvelle définition objectivante qui lui est donnée, le concept de légitimité ne se neutralise pas pour autant et est pour la première fois utilisé, en complément ou plutôt en tension avec le concept de légalité, pour « expliquer la faillite d’un régime politique », le balancement entre légalité et légitimité en venant ainsi à former l’alternative fondamentale autour de laquelle la pensée de la crise s’organise ; enfin, parce que l’onde s’est propagée jusqu’à nos jours, parce que « le drame » de Weimar est devenu « un point de référence incontournable aux yeux de la postérité », faisant de Weimar une « étape importante dans le déploiement de l’antinomie légalité / légitimité ».
Le moment Weimar est ainsi plus qu’une expérience historique circonscrite dans le passé et invitant seulement à tracer un certain nombre de parallèles avec l’époque actuelle. Au-delà de leur résonance contemporaine, c’est bien plutôt sur la rémanence de certaines thématiques qui se forment alors qu’il faut insister. Ces thématiques ne nous atteignent pas comme des échos lointains d’une crise de régime exemplaire, édifiante ; elles perdurent dans la réflexion sur l’État constitutionnel contemporain. Cette réflexion, par phylogenèse – comme on le dirait d’une espèce animale – contient plus qu’elle retient l’expérience de Weimar.
Quant au cœur de la démonstration d’Augustin Simard pour finir, quant à sa thèse, la tension entre légalité et légitimité se déploie en trois moments sous la république de Weimar, trois moments qui apparaissent moins parfaitement séquencés sur le plan chronologique qu’entrelacés, qu’imbriqués les uns dans les autres.
Le premier moment est celui de la « déformation contrôlée », dit Augustin Simard, que Schmitt fait subir au concept de légitimité que Weber avait dégagé, on le sait, dans le cadre de sa Herrschaftssoziologie : Schmitt « détourne le sens du concept wéberien de légitimité pour le greffer sur une anthropologie "existentielle" du politique ».
Il s’agit en réalité d’une appropriation partielle, Schmitt nourrissant en effet à l’égard de Weber – qui est, comme l’écrit Catherine Colliot-Thélène, « l’un des pôles privilégiés de sa démarcation polémique » – « un sens de la dette et un désir de subversion ». Il retient de l’approche wéberienne le projet « d’appréhender le fonctionnement concret et effectif des formes de domination à la lumière de principes d’autorité plus ou moins clairement articulés » ; c’est là pour lui un niveau d’analyse pertinent pour caractériser et rendre compte de l’État constitutionnel. Dans la continuité de ce projet, Schmitt peut également récupérer, pour forger sa propre réflexion sur l’État administratif, l’analyse de Weber en termes de direction administrative – en complément avec les motifs qui y sont liés tenant aux dispositifs concrets qui assurent le fonctionnement d’un groupement de domination et qui reflètent une certaine prétention à l’autorité.
Ce que Schmitt écarte en revanche, c’est le travers dans lequel, à ses yeux, Weber est tombé en proposant du concept de légitimité une définition excessivement formaliste qui le tire vers une neutralité qu’il n’a pas. Derrière cette critique, ce que Schmitt entend aussi – et surtout – combattre, c’est l’importation dans la science du droit d’un concept strictement formel de rationalité. La cible ici est le positivisme, kelsenien avant tout. La prétention à construire une théorie pure du droit, c’est-à -dire la prétention à décrire le droit comme un ordre auto-référentiel, clos sur lui-même, « au sein duquel la "forme" juridique ne désignerait rien d’autre que le mode de production des normes, les exigences procédurales permettant de distinguer différents niveaux d’élaboration du système (ou de la pyramide) "droit" », cette prétention ne peut aboutir ; ou plutôt, elle est aveugle à ses propres présupposés idéologiques. Car en réalité, « le normativisme présuppose un concept substantiel de forme juridique, qui recycle les caractéristiques que le constitutionnalisme (depuis Locke) attribuait à la loi : impersonnalité, objectivité, abstraction ». Ce faisant, il laisse à l’écart, parce que non juridique, le processus de réalisation du droit, c’est-à -dire la manière dont s’opère, par le biais d’un ensemble de médiations étatiques, l’effectuation du droit.
Cette critique du normativisme se déploie chez Schmitt dans le cadre de ce qu’Augustin Simard nomme un « décisionnisme restreint ». Restreint, ce décisionnisme l’est en ce qu’il est interne à la théorie constitutionnelle. Il s’agit alors pour Schmitt, « contre le positivisme légaliste et le normativisme qui tendent à [le] refouler à l’extérieur de la science juridique, [de] faire ressortir le caractère autonome du processus de réalisation du droit ». On ajoutera que l’identification de ce décisionnisme chronologiquement premier dans l’œuvre de Schmitt est une novation importante du travail d’Augustin Simard dont il reviendra aux spécialistes des études schmittiennes d’apprécier la portée.
À ce premier décisionnisme, vient s’ajouter pour progressivement s’y substituer un second, dit « généralisé » en ce qu’il prétend « caractériser l’expérience sociale-historique dans sa généralité ». Construit en prenant à nouveau le contre-pied de Weber, ce second décisionnisme, connu des études schmittiennes, affirme la centralité du politique – i.e. de la distinction ami / ennemi – « son antécédence et son primat existentiel » sur les autres sphères d’activité de l’expérience humaine.
Le second moment correspond à l’effort qu’entreprend Schmitt d’articuler ces deux décisionnismes à une double théorie de la légitimité à partir de laquelle il lui sera possible « d’imputer la faillite d’un ordre politique [Weimar] à "une crise de légitimité" ». La première, prenant corps à partir du décisionnisme restreint, est une théorie de la légitimité démocratique, de type plébiscitaire. Elle sert à Schmitt de fer de lance contre le parlementarisme libéral, système pour lui agonisant du fait de la dislocation de la foi en la discussion publique à laquelle il est tout entier adossé.
La seconde compréhension de la légitimité prend comme point d’ancrage l’État. Elle est une vaste tentative d’en restituer l’histoire autour « des migrations successives du politique entre les différents secteurs de la vie humaine (théologie, métaphysique, morale, esthétique, économie, puis technique) ». Une histoire qui est orientée vers l’avènement d’un État total. Une histoire qui est aussi le cadre général dans lequel Schmitt pense la crise finale de Weimar.
Dans l’un et l’autre cas, la tentative de Schmitt consiste à « faire de la légitimité la manifestation d’une force élémentaire dont on ne peut rendre compte qu’à partir d’une anthropologie générale du politique », c’est-à -dire à la détacher de la conception wéberienne qui la réduisait à l’état de « qualité inhérente à toute forme de domination », c’est-à -dire encore à se doter des outils conceptuels lui permettant de formuler et d’étayer son diagnostic d’une crise de légitimité de Weimar.
Le troisième moment, enfin, est celui où « la dichotomie légalité / légitimité s’est trouvée investie dans les discussions politiques des dernières heures de la République, entre l’été 1932 et les premiers mois de l’année 1933 ». C’est un moment, on le comprend, moins exclusivement théorique car arrimé à l’enjeu pratique immédiat de la survie de Weimar.
Dans ces discussions, Schmitt d’un côté dresse d’abord le « constat d’échec du légicentrisme », devenu incapable à ses yeux d’« organiser efficacement l’exercice de la domination à "l’ère de la technique" ». Contre ce système de légalité moribond, il élève ensuite les droits fondamentaux énoncés dans la seconde section de la constitution de 1919 au rang de Gegen-Verfassung, de contre-constitution, pour en déduire une légitimité supérieure laquelle se trouve articulée et relayée par la légitimité plébiscitaire dont bénéficie le président et celle plus généralement d’un exécutif qui conserve un important pouvoir de décision. En somme, selon cette conception substantielle, « la légitimité bénéficie d’une insaisissable antériorité par rapport à la constitution positive », elle existe toujours en surplomb de la légalité. Cette conception pourra justifier, le moment venu, la suspension de la constitution.
Kirchheimer, de l’autre côté, renouant en partie avec la compréhension wéberienne de la relation légalité-légitimité, promeut un « légalisme défensif ». L’objection qu’il oppose à Schmitt – son Doktorvater dont, se faisant, il se sépare – consiste à affirmer que l’analyse qui conduit celui-ci à enfoncer un coin entre légalité et légitimité afin d’en tirer le constat d’une irrémédiable contradiction s’apparente en réalité à une « self-fulfilling prophecy ». En effet, « plutôt qu’une autodestruction de la légalité, ce qui ébranle le régime de Weimar, c’est la création, à distance des institutions parlementaires, d’une légitimité "supralégale" au contenu plus ou moins défini, cette légitimité [s’étant] matérialisée sous l’effet du détachement de l’exécutif et de sa base légale – le pouvoir du Parlement – au fur et à mesure que le domaine d’application des pouvoirs d’exception s’élargissait et que leur pratique s’intensifiait ».
La loi désarmée. Rapporté au titre qu’Augustin Simard a donné à son ouvrage, le document iconographique figurant en couverture – des policiers patrouillant, armes à la main, dans les rues de Berlin en mars 1933 – fournit un singulier raccourci du retournement qui s’opère, sous l’impulsion décisive de Carl Schmitt, lors de la controverse légalité / légitimité sous Weimar. Le désarmement de la loi dissimule en réalité un réarmement. Le désarmement résulte du dessaisissement du parlement, incapable de produire autre chose qu’une légalité formelle désubstantialisée, au profit d’un exécutif incarnant une légitimité supérieure et, partant, de la « fusion de l’activité législative et du gouvernement », écrit Kirchheimer ; ainsi transférée et centralisée, la légalité n’est plus en mesure de remplir sa fonction essentielle, celle d’assurer « le contrôle de l’administration à l’aune des lois en vigueur » (Kirchheimer). Désarmée, la loi l’est du fait que se trouve ainsi abolie la « distance entre l’élaboration des normes et leur application ».
Le réarmement, dans ces conditions, n’est pas loin. « Dès lors qu’elle s’affranchit des barrières établies par la légalité parlementaire […], l’activité gouvernementale ne peut plus se réclamer que de la justesse de ses buts et de ses intentions – justesse dont le gouvernement lui-même est le seul juge ». La décision, le pouvoir de décision qui absorbe en lui le pouvoir de faire la loi et celui de l’exécuter, devient ainsi à son tour auto-référentielle et finit par percevoir comme une menace toute dissension, toute possibilité d’opposition, toute hypothèse même de conflictualité politique. Face à cette menace qui sape une prétention devenue hégémonique à incarner la légitimité, une solution s’impose presque comme une nécessité logique pour assurer l’achèvement de l’ordre juridico-politique en le clôturant sur lui-même : l’armement policier du régime, c’est-à -dire la dérive autoritaire.
Sébastien Roland est Professeur de droit public à l'Université de Cergy-Pontoise
Pour citer cet article :
Sébastien Roland « Augustin Simard, La loi désarmée. Carl Schmitt et la controverse légalité / légitimité sous Weimar, 2009 », Jus Politicum, n°4 [https://juspoliticum.com/articles/augustin-simard-la-loi-desarmee.-carl-schmitt-et-la-controverse-legalite-legitimite-sous-weimar-2009-224]