L’article porte sur l’influence de la structure des systèmes électoraux sur le développement des politiques de justice criminelle. Partant de la littérature en science politique comparée sur les « variétés du capitalisme », la thèse de l’auteur est que dans les « économies de marché libéral » dotés de systèmes électoraux majoritaires, la réactivité immédiate de la politique à  l’opinion populaire dans un contexte de bipartisme rend plus difficile aux gouvernements de résister à  l’accélération du durcissement pénal. C’est particulièrement le cas lorsqu’il y a une confiance peu élevée dans les politiciens, une déférence elle aussi faible dans l’expertise des professionnels de la justice criminelle et un affaiblissement de la division idéologique entre les partis alors qu’ils cherchent de plus en plus à  attirer les électeurs moyens qui sont moins enclins à  s’engager de façon stable dans un parti. Ces dynamiques sont devenues particulièrement fortes là  où les deux partis ont repris un agenda de loi et d’ordre : elles s’accentuent probablement aussi lorsque la discipline de parti est faible et que la politique est dominée par des leaders. Dans les systèmes de représentation proportionnelle, où la négociation et le consensus sont centraux et où les groupes incorporés peuvent avoir une plus grande confiance dans le fait que leurs intérêts seront effectivement représentés dans le processus de négociation qui caractérise les politiques de coalition, il serait plus facile de résister aux dynamiques du « populisme pénal ». Dans ces mêmes systèmes, en raison de la discipline de la politique de coalition, dans laquelle les tractations ont abouti avant les élections, les électeurs peuvent avoir une plus grande confiance dans le contenu des politiques pour lesquelles ils votent, ce qui est une différence frappante par rapport aux systèmes majoritaires dans lesquels un parti avec une majorité confortable est plus ou moins délié des contraintes imposés par le programme sur lequel il a été élu. Si la thèse est juste, cela ouvre un champ de questions sur l’impact de la structure électorale dans d’autres domaines de la gouvernance.

Electoral Systems and the Politics of Criminal Justice: the dynamics of proportional representation versus winner-takes-all systemsIn this paper, the author considers the influence of the structure of electoral systems on the development of criminal justice policy. Drawing on the ‘varieties of capitalism’ literature in comparative political science, she argues that in ‘liberal market economies’ with majoritarian electoral systems, the unmediated responsiveness of politics to popular opinion in the adversarial context of the two party system makes it harder for governments to resist a ratcheting up of penal severity. This is particularly the case under conditions of relatively low trust in politicians, relatively low deference to the expertise of criminal justice professionals, and a weakening of the ideological divide between political parties as they become increasingly focused on the median voter and correspondingly less able to make commitments to a stable party base. These dynamics become particularly strong where both parties take up a law and order agenda : they probably also become more acute under circumstances of weak party discipline and leader-dominated politics. In proportionally representative systems, where negotiation and consensus are central, and where incorporated groups can have greater confidence that their interests will be effectively represented in the bargaining process which characterizes coalition politics, the dynamics of ‘penal populism’ may be easier to resist. And in proportionally representative systems, due to the discipline of coalition politics, in which bargains have to be struck before elections, voters can be more confident about what policy slate they are voting for - a striking difference from majoritarian systems, where a party with a comfortable majority is more or less unconstrained by its own manifesto once elected. If the argument is right, it opens up a range of questions about the impact of electoral structure on other areas of governance.

Wahlsysteme und Strafrechtspolitik : Die unterschiedlichen Auswirkungen von Verhältniswahlrecht und MehrheitswahlrechtDer Aufsatz befasst sich mit dem Einfluss der Struktur von Wahlsystemen auf die Ausgestaltung der Strafrechtspolitik. Länder mit freier Markwirtschaft und einem Mehrheitswahlsystem zeichnen sich durch eine unmittelbarere Abhängigkeit der Politik von der öffentlichen Meinung aus, die es den Regierungen schwerer macht, sich einer Verschärfung der Strafrechtspolitik zu widersetzen. Politikverdrossenheit, Misstrauen gegenüber Strafrechtsexperten sowie das Schwinden der ideologischen Unterschiede zwischen den Parteien begünstigen diese Tendenz. Demgegenüber scheinen Länder mit Verhältniswahlsystemen, wo Verhandlungen, Koalitionen und Konsenssuche zu den Pfeilern des politischen Systems gehören, besser imstande zu sein, dieser Dynamik des ,,Strafrechts-Populismus" entgegenzutreten. Wenn diese These stimmt, könnte sie interessante Perspektiven zum Thema des Einflusses von Wahlsystemen auf andere Politikfelder eröffnen.

INTRODUCTION

Dans un ouvrage récent, j’ai présenté une analyse sur un fait curieux : en dépit d’une élévation ou d’une baisse proportionnellement similaire du taux de criminalité dans les démocraties les plus avancées au cours des cinquante dernières années, la réaction nationale en termes de niveaux de peines et de sanctions a été remarquablement variée. J’ai exposé la nature et la genèse des politiques de justice criminelle en Grande-Bretagne et en Amérique dans une perspective comparative pour soutenir que, loin d’être invariable, l’augmentation des sanctions dans ces pays n’est pas caractéristique de toutes les démocraties de la « modernité tardive » (late modern). Certaines particularités de l’organisation sociale, politique et économique, qui caractérisent deux « variétés de capitalisme » systématiquement différentes, tantôt favoriseraient tantôt inhiberaient la tolérance pénale et l’humanité dans la sanction. En se centrant sur le taux d’incarcération comme indice de la dureté pénale, je montre que, d’une façon générale, les « économies de marché coordonné » ont eu plus de succès dans le maintien d’une stabilité dans le taux d’incarcération que les « économies de marché libéral ».

Pourquoi en serait-il ainsi ? Ma thèse est que les différences qui existent entre les économies « libérales » et les économies « coordonnées » au niveau du marché du travail, des régimes de production et des États-providence (welfare states) ont un impact capital sur la justice criminelle. La capacité des gouvernements à  développer et appliquer des politiques en matière de justice criminelle et les contraintes auxquelles ils doivent se soumettre, ne dépendent pas seulement de la perception des problèmes criminels, des normes culturelles ou des forces macro-économiques qui les entourent, mais aussi de facteurs institutionnels propres aux systèmes politiques et économiques. En dépit d’un degré de convergence, la « mondialisation » a laissé intactes beaucoup de ces différences institutionnelles au sein des démocraties avancées, en partie parce qu’elles continuent à  procurer des avantages institutionnels relatifs. Ces différences institutionnelles permettent d’expliquer, dans des sociétés qui par ailleurs sont relativement similaires, l’existence de disparités frappantes dans les niveaux de criminalité et dans les degrés de sévérité pénale. À mon avis, la réflexion sur de potentielles réformes d’un système en particulier ne peut se faire qu’après avoir compris quelles étaient les institutions sous-tendant un système de justice criminelle tolérant.

Les variables économiques et la structure des États-providence ont toutes deux occupé depuis longtemps une position éminente dans l’analyse comparative de la justice criminelle. Les variables culturelles ont aussi reçu une large attention et ont parfois été combinées, de façon productive, avec une analyse des variables institutionnelles telles que l’histoire et la structure constitutionnelle. Mais, en dépit de l’importance, évidente et très débattue, des pratiques électorales pour notre compréhension de la justice criminelle, le monde académique a été bien plus lent dans ce domaine à  considérer les façons dont ces différences dans la structure des systèmes politiques peut affecter la dynamique de la justice criminelle. Dans cet article, je me centrerai sur l’impact des systèmes électoraux, en défendant la proposition suivante : la différence entre les systèmes de représentations proportionnelle et majoritaire, « first past the post », a sous certaines circonstances un impact significatif sur la dynamique de l’élaboration des politiques de justice criminelle. Je suggère, avec plus de circonspection toutefois, que la fragmentation et la diffusion d’un système électoral et la force de la discipline de parti peuvent aussi être des variables importantes du point de vue de la justice criminelle.

LES SYSTÈMES ÉLECTORAUX ET LA JUSTICE CRIMINELLE

Étant donné l’importance croissante que la justice criminelle prend en politique dans beaucoup de pays et la force de la discipline électorale sur les gouvernements démocratiques, il semble évident que les contrastes dans les attitudes populaires vis-à -vis de la sanction constituent une variable importante à  prendre en considération pour tenter de comprendre les différences entre les systèmes pénaux contemporains dans des sociétés similaires. C’est le cas même si les attitudes populaires qui conduisent à  la peur du crime et à  la sévérité pénale sont parfois incidemment ou délibérément stimulées par la rhétorique gouvernementale et sa politique. Quelle que soit l’origine du phénomène – et il semblerait que les attitudes populaires et les rhétoriques gouvernementales s’alimentent l’une l’autre , une fois que certaines attentes populaires sont créées, elles créent à  leur tour des servitudes électorales significatives. La façon dont celles-ci sont directement reflétées dans le système électoral, et par conséquent disciplinent les partis au gouvernement, est donc probablement un facteur important pour expliquer la capacité institutionnelle des différents systèmes à  soutenir des politiques de justice criminelle modérées.

Dans ce contexte, il est significatif qu’il y ait, empiriquement, une association entre les « économies de marché coordonné », qui tendent à  avoir des modèles de sanction plus stables, et des systèmes électoraux de représentation proportionnelle, et à  l’inverse des sanctions plus dures dans les « économies de marché libéral » qui ont des systèmes first-past-the-post, winner-takes-all. L’autonomie de l’élaboration des politiques dans les économies de marché coordonné est limitée par la nécessité de négocier avec des groupes incorporés au processus gouvernemental. De ce point de vue, on pourrait dire que les économies de marché coordonné avec un système de représentation proportionnelle sont plus orientées vers une participation effective avec une contribution à  l’élaboration des politiques – au moins pour les groupes intégrés au sein des structures socio-politiques subsistantes – que les économies de marché libéral dans lesquelles l’électorat ne dispose que d’une occasion pour s’exprimer sur les politiques, au moment de l’élection. Mais la dynamique de construction du consensus peut rendre l’économie de marché coordonné moins hétéronyme à  la lumière des variations de l’opinion populaire. Dans les économies de marché libéral, tandis que les vainqueurs des élections first-past-the-post peuvent se sentir relativement moins contraints par l’opinion populaire au début de leur mandat, leur responsabilité immédiate dans les urnes les rend très sensibles à  l’opinion publique à  l’approche des élections.

De surcroît, comme les affiliations aux partis s’affaiblissent dans l’électorat, les gouvernements deviennent de plus en plus dépendants de l’approbation d’un grand nombre d’électeurs moyens « flottants », qui regardent le crime comme une menace pour leur confort. Cela peut faire croître l’importance politique de la question de la justice criminelle. Du fait des conditions créées par l’effondrement du Fordisme depuis les années 1970 et à  la lumière de l’émergence d’une carence relative croissante face à  l’ampleur et à  la perception du caractère sérieux des problèmes de crime, il pourrait y avoir une association plus forte entre la politisation de la justice criminelle et l’impact d’un populisme pénal ayant une implication décisive en faveur du durcissement de la peine dans les économies de marché libéral qui, comme les États-Unis, ont majoritairement un système bipartiste. Dans cette perspective, le fait empirique que les démocraties avec un marché coordonné et un système de représentation proportionnelle sont plus enclines à  élire des gouvernements de gauche ou centristes et affichent des disparités moindres entre les mieux lotis et les moins aisés, est très significatif. En d’autres termes, la structure électorale a des implications à  la fois sur le système de partis et sur le contenu des résultats politiques, sociaux et économiques.

Il y a d’autres raisons plus poussées de penser que la différence dans la structure électorale des économies de marché libéral et coordonné peut avoir une implication dans la pression croissante en faveur de la sanction. Comme l’ont observé beaucoup de commentateurs, l’un des développements qui ont nourri la tendance au populisme pénal dans plusieurs pays néo-libéraux, est l’émergence de groupes bien organisés autour d’une seule revendication, en particulier ceux qui représentent les intérêts des victimes de crimes. La genèse de la « loi Megan », instituant un traitement plus dur pour les coupables de crimes pédophiles et adoptée à  la suite d’une campagne spécifique, en est un bon exemple.

Certes, on pourrait s’attendre à  ce que les groupes d’intérêt unique puissent plus difficilement faire entendre leurs voix au sein d’un système majoritaire bipartiste que dans un système de représentation proportionnelle qui incorpore un certain nombre de petits partis. Cependant, il y a une exception allant contre cette idée : lorsqu’une question interpelle largement l’électorat moyen flottant. Cela a été le cas du crime aux États-Unis au cours des trente dernières années. Comme J. Simon, les politiciens américains et les autres fonctionnaires élus ont été fortement tentés par les politiques criminelle dures en raison à  la fois de leur popularité parmi les électeurs moyens et la relative simplicité de leur mise en mise en place (il n’y a pas besoin par exemple de développer des bureaucraties nouvelles complexes pour administrer une augmentation de la criminalisation).

En outre, tandis que les préoccupations liées au crime, dont les mouvements de victimes sont un reflet, peuvent trouver une place dans le système de la représentation proportionnelle, en particulier au sein des petits partis qui sont susceptibles de détenir la clé des coalition et donc du pouvoir pour les grands partis, leur adoption et mise en place devront en dernier recours être négociées au cours d’un marchandage complexe typique des systèmes de représentation proportionnelle, et tendront alors à  être plus isolées dans leur réalisation de la dynamique des campagnes émotives qui sont typiques dans les systèmes majoritaires. Ce que l’on voit dans ce dernier cas est un cercle vicieux d’un renforcement mutuel, fondé sur un ensemble d’incitations conduisant à  la focalisation des politiciens sur une seule question telle que la justice criminelle, à  propos de laquelle, superficiellement, ils peuvent démontrer avoir agi et cette action à  son tour conduit à  augmenter l’identification publique de l’importance du problème criminel et à  augmenter les attentes vis-à -vis de la capacité gouvernementale pour les résoudre à  travers une politique criminelle dure. L’ampleur et l’impact de ce type de cercle vicieux est illustré d’une façon saisissante par le fait que, en plus de l’expansion imprévue du système carcéral, le gouvernement travailliste britannique a promulgué pas moins de 3 000 infractions criminelles supplémentaires en seulement huit ans, depuis son élection jusqu’à  la fin de 2005.

Une autre différence en corrélation avec la distinction représentation proportionnelle et représentation majoritaire et pouvant être trouvée entre les systèmes politiques des économies de marché libéral et coordonné vaut la peine d’être notée. Dans la plupart des économies de marché coordonné, la déférence vis-à -vis de l’expertise de la bureaucratie professionnelle – i.e. le service public qui n’inclut pas seulement les conseillers politiques, les responsables du système pénal et les procureurs, mais aussi les juges – tend à  être élevée. C’est en partie la conséquence du fait qu’il résulte des coalitions, typiques des systèmes de représentation proportionnelle, un environnement politique moins polarité dans lequel les gouvernements ont aussi moins besoin de conserver un contrôle total de l’élaboration des politiques. Par contraste, et particulièrement au cours des dernières années, la tendance des gouvernements dans les systèmes majoritaires a été de travailler de préférence avec leurs propres conseillers désignés politiquement et d’ignorer les conseils de fonctionnaires techniquement neutres dès lors que cela interférait avec l’opportunité politique. La domination croissante de leaders sur leurs partis, en Grande-Bretagne particulièrement, a nourri cette dynamique. Il n’est pas rare que cela mène à  une situation dans laquelle les groupes de pression comme ceux représentant les victimes de crime soient considérés comme des « experts » de référence dans les consultations menées pour le développement des politiques, affaiblissant à  la fois une contrainte importante de l’élaboration des politiques ad hoc (celle de consulter des « techniciens ») et la coordination avec les professionnels de la justice criminelle. Dans les économies de marché libéral, cela alimente la dynamique dans laquelle les décisions des hommes politiques deviennent toujours moins isolées du flot de l’opinion publique – un facteur qui a été crucial pour le durcissement pénal dans plusieurs pays. Dans les économies de marché coordonné, à  l’inverse, la force de la bureaucratie professionnelle, de pair avec la déférence vis-à -vis de l’expertise, ont été identifiées par certains chercheurs comme des conditions capitales pour le maintien de politiques pénales modérées.

LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE : UNE VARIABLE EXOGÈNE OU ENDOGÈNE ? LE CAS DE LA NOUVELLE-ZÉLANDE

Il y a des raisons de penser, donc, que la structure du système électoral fait une vraie différence dans la dynamique de l’élaboration des politiques de justice criminelle. Mais cet aspect de la structure politique est-il en soi une variable indépendante ou bien est-il fonction d’autres différences, simplement quelque chose qui modère des influences plus profondes ? On peut espérer trouver des éléments de réponse en examinant le cas de la Nouvelle-Zélande. Selon le modèle que j’ai esquissé, ce pays présente de sérieuses difficultés. Ma thèse est qu’un système politique de représentation proportionnelle tendrait à  être associé à  un niveau de sanction plus stable, avec une bureaucratie professionnelle plus élevée et une justice criminelle moins fortement politisée. En Nouvelle Zélande, l’adoption de la représentation proportionnelle en 1996 est allée de pair avec une accélération des politiques de « loi et d’ordre » et une augmentation dans le niveau de sanction : le taux d’incarcération a augmenté substantiellement de 128 prisonniers pour 100 000 habitants en 1995 à  197 en 2007. Pourtant la représentation proportionnelle a été liée à  de meilleurs scores pour les partis de gauche et du centre et à  des durées plus longues pour les gouvernements travaillistes. Un usage facile du modèle pourrait conduire à  regarder comme une anomalie le fait que la représentation proportionnelle en Nouvelle-Zélande est allée de pair avec un populisme pénal. Mais une approche plus intelligente – elle-même inspirée par le cadre intellectuel sous-tendant le modèle et qui fait porter l’attention sur les institutions croisées – devrait nous entraîner à  regarder de plus près ce cas. Si le schéma général montre que les systèmes électoraux avec une représentation proportionnelle sont, dans un grand nombre de cas, associés à  des politiques pénales modérées, qu’y a-t-il de différent dans le cas néo-zélandais et que peut-il apporter pour affiner le modèle lui-même ?

Le point de départ pour notre réflexion devrait ici être le fait que la représentation proportionnelle est elle-même articulée dans un modèle explicatif qui repose sur des éléments économiques et culturels venus des économies de marché coordonné : avec une tradition de marchandage dans laquelle est incorporée une diversité d’intérêts économiques – à  la fois des syndicats et des entrepreneurs –, avec un système de multipartisme ancien dans lequel les compromis politiques négociés sont à  l’ordre du jour, et enfin avec la production d’arrangements qui dépendent d’un investissement ancien lui aussi dans l’éducation et la formation. Ces seules considérations devraient nous donner des raisons de penser que les arrangements électoraux de la représentation proportionnelle, lorsqu’ils sont placés dans un autre cadre d’institutions économiques, sociales et politiques devraient avoir un impact quelque peu différent sur la justice criminelle. Un regard rapproché sur l’histoire récente des politiques de justice criminelle en Nouvelle-Zélande confirme cette présomption. Tandis que la Nouvelle-Zélande se conforme au mode des partis de centre-gauche prédit par le modèle, le pouvoir que le système de représentation proportionnelle accorde aux petits partis semble avoir favorisé l’influence politique de groupes défendant un programme de « loi et d’ordre », en leur donnant une capacité de négociation vis-à -vis des grands partis incapables de réunir suffisamment de soutien pour former un gouvernement. Les partis axés sur une problématique unique tendent à  être d’attractifs membres de coalition pour les plus grands partis, parce que leur préoccupation spécifique permet que le marchandage puisse aboutir sans lier les plus grands partis sur un nombre important de question. Le cas néo-zélandais suggère donc que la dynamique établie par le système électoral est plutôt différente dans un pays où la représentation proportionnelle a été implantée dans une société qui par ailleurs est organisée selon les marques du « marché libéral » par rapport à  ce qu’elle est dans un système de représentation proportionnelle ancienne dans lequel elle reflète les intérêts des classes établies selon le régime de production et intégrées dans des entités sociales représentées par les partis politiques.

La fin du système majoritaire bipartiste a généré en Nouvelle-Zélande, comme on pouvait s’y attendre, une prolifération de petits partis politiques. Mais au lieu d’être articulés en fonction d’intérêts économiques, religieux ou régionaux anciens, comme par exemple en Allemagne, nombre de petits partis émergents en Nouvelle-Zélande se sont centrés sur une seule question. Et étant donné l’importance de la question de la « loi et de l’ordre » dans le système politique majoritaire précédent, les relations économiques et sociales relativement polarisées et les niveaux d’inégalité, typiques des économies de marché libéral, on ne peut être surpris que plusieurs de ces partis se soient axés sur les intérêts liés à  la justice criminelle, notamment ceux des droits des victimes. Il faut ajouter à  cette équation le fait que les partis axés sur une seule question sont des partenaires de coalition qui ne lient pas les mains de leurs partenaires sur les questions économiques qui constituent l’essentiel de leur plateforme électorale. On voit donc clairement que la représentation proportionnelle a permis le renforcement des politique de « loi et d’ordre » au lieu de les modérer.

Cela implique-t-il un échec du modèle explicatif ? Bien au contraire et pour deux raisons. Premièrement, le modèle a d’ors et déjà  montré du doigt une caractéristique des développements récents en Nouvelle-Zélande, développement qui s’avèrent significatifs (des caractéristiques qui pour l’instant n’ont pas beaucoup retenu l’attention des analyses criminalistes). Deuxièmement, on peut retirer du cas néo-zélandais des enseignements pour affiner le modèle. De cette étude de cas on apprend que la représentation proportionnelle n’est pas en elle même un facteur exogène qui permet d’expliquer les politiques pénales : son impact dépend plutôt de son articulation avec un ensemble de facteurs liés à  l’organisation institutionnelle et culturelle. Au sein des institutions rassemblées d’une économie de marché coordonné, la représentation proportionnelle sert à  stabiliser la sanction, tandis qu’au sein des institutions globales d’une économie de marché libéral, en dépit de sa tendance à  permettre le succès électoral de la gauche, elle sert à  accentuer les dynamiques en faveur de la sévérité pénale en consolidant l’influence des intérêts singuliers. L’impact de la représentation proportionnelle sur la sanction en Nouvelle-Zélande nous aide donc à  voir de façon plus élaborée comment l’influence de la représentation proportionnelle joue sur la formation des politiques au niveau institutionnel.

FÉDÉRALISME ET DIFFUSION DES POLITIQUES ÉLECTORALES : LE CAS DES ÉTATS-UNIS

Le cas des États-Unis présente un type d’assemblage différent pour le modèle de l’économie de marché libéral. En apparence, le système de justice criminelle des États-Unis se conforme à  toutes les prédictions associées au modèle. Mais avec un taux d’incarcération trois fois et demi supérieur à  celui de l’économie de marché la plus punitive (la Nouvelle-Zélande), il convient clairement d’expliquer pourquoi les États-Unis sont un cas aussi extrême ; il faut aussi justifier son inclusion dans une famille de systèmes au sein de laquelle il constitue indubitablement une aberration pénale.

Le moyen le plus évident serait de revoir simplement chacune des variables institutionnelles qui caractérisent un système d’économie de marché libéral, pour savoir si les États-Unis sont une forme extrême de certaines ou de toutes et pour évaluer s’ils le sont au point d’expliquer les pratiques punitives particulièrement coûteuses de leur justice criminelle. Il est certain que cela nous indique certaines voies : le système majoritaire américain repose sur une discipline de parti particulièrement faible, sa bureaucratie est devenue fortement politisée et les contrôles constitutionnels sont plus orientés vers le respect des formes que sur la substance de la punition ou de la criminalisation. De plus, l’économie américaine est marquée par des niveaux de syndicalisation, de protection de l’emploi, de coordination industrie-syndicat-gouvernement et d’un investissement dans la formation particulièrement bas. Elle a expérimenté un effondrement particulièrement catastrophique de la production industrielle Fordiste. Son système de protection sociale est particulièrement peu généreux. Tout ceci conduit, en dépit de sa réputation d’être une société sans classe, à  des niveaux d’inégalité sociale et de polarisation spécialement élevés, les plus criants étant ceux entre les races.

En fait, la race pourrait être l’un des facteurs qui contribuent le plus à  la spécificité américaine de l'incarcération massive. Si la sur-représentation de certains groupes ethniques, en particulier les jeunes hommes noirs, est un phénomène marqué dans les systèmes criminels de beaucoup de pays, avec une disproportion qui en Grande-Bretagne par exemple correspond à  celle des États-Unis, la plus grande importance de la population afro-américaine aux États-Unis par rapport à  celle des Britanniques noirs au Royaume-Uni, entraîne un impact bien plus important dans le nombre global des prisonniers. En 2006, le taux d’incarcération masculine aux États-Unis était de 943 pour 100 000. Décomposé par race, ce chiffre tombe à  487 pour les hommes blancs et monte à  1 261 pour les Hispaniques et les Latinos et jusqu’à  3 042 pour les hommes noirs. On pourrait arguer que ces facteurs sont par eux même suffisants pour nous conduire à  attendre que les États-Unis fassent preuve d’une spécificité aiguë dans la « culture de contrôle », notamment dans la politisation de la justice criminelle et dans l’augmentation de la sévérité pénale.

Mais cette explication n’est pas entièrement satisfaisante. Pour commencer, l’énorme disparité pénale entre les États-Unis et les autres économies de marché libéral qui sont à  des niveaux de développement politique et économique similaires s’est considérablement accentuée au cours des trente dernières années, alors qu’au début du XXe siècle, les pratiques pénales américaines étaient plus proches de celles du Royaume-Uni par exemple. Jusqu’au milieu des années 1970, le taux d’incarcération américain était relativement stable, passant d’un très bas 119 en 1925 à  153 en 1974, avec des fluctuations modérées et un seul pic dépassant les 200 en 1939. Au début des années 1970, le taux d’incarcération américain était à  peu près une fois et demi plus élevé que celui de l’Angleterre et du Pays de Galles : aujourd’hui, le taux américain est presque cinq fois plus élevé que celui de l’Angleterre et du Pays de Galles alors même que celui de ces derniers a doublé au cours du même laps de temps. Et même si certains facteurs du modèle explicatif – en particulier l’effondrement du Fordisme – sont spécifiquement liés à  la période la plus récente au cours de laquelle les disparités ont grandi, nombre de caractéristiques du système américain – notamment l’importance élevée de la population noire et hispanique et les pratiques de discrimination institutionnelle – ont une histoire beaucoup plus longue.

Ensuite, même en prenant en compte la pertinence de l’argument selon lequel les États-Unis comptent comme un « cas extrême » d’économie de marché libéral, l’ampleur des disparités pénales est telle qu’elle implique de regarder de plus près comment le modèle s’applique. B. Western et ses collègues ont considéré que l’on pouvait soutenir de façon convaincante l’hypothèse selon laquelle l’augmentation de l’inégalité sociale aux États-Unis était étroitement liée à  l’augmentation des sanctions, la prison remplaçant graduellement dans beaucoup d’États les services sociaux comme une stratégie dominante de « gestion de la marginalité sociale ». Cependant, ce type d’analyse présente un problème et appelle à  une question : pourquoi ces dynamiques seraient-elles devenues extraordinairement importantes aux États-Unis et dans certains États du pays en particulier ? En 2001, le taux d’incarcération allait d’un élevé 1 398 pour 100 000 en Louisiane à  un bas 288 dans le Maine, avec un taux moyen dans le Sud (1 052) une fois et demi plus élevé que dans le Nord-Est (646), en comparaison d’un taux moyen au niveau général de 688. Cette variation s’applique aussi aux disparités raciales face à  l’incarcération : le taux d’incarcération des noirs aux États-Unis allait d’élevés 4 710 et 4 416 pour 100 000 dans le Dakota du Sud et le Wisconsin respectivement, à  un bas 851 à  Hawaï, 1065 à  Washington D. C. et 1579 dans le Maryland. Des différences analogues peuvent être observées pour la peine de mort : depuis qu’elle est redevenue légale en 1976, plus de 70 % des exécutions se sont faites dans les États du Sud, dont plus d’un tiers au Texas. Mon hypothèse peut-elle ici nous aider à  retrouver les relations institutionnelles et causales pertinentes ?

Il s’agit d’un sujet vaste et je ne peux ici qu’indiquer quelques lignes de recherches qui sont suggérées par les contours du modèle explicatif. Les deux directions que j’aimerai souligner sont liées à  ce qui est peut-être la spécificité américaine la moins évidente. Elles ne concernent pas son système social minimal, ses politiques raciales ou ses chiffres stupéfiants (même s’ils varient régionalement) d’inégalités sociales, mais plutôt son système politique. Les caractéristiques de la structure institutionnelle politique commencent à  produire quelques fructueuses analyses criminologiques. Marie Gottschalk a décrit l’évolution des politiques criminelles dans l’histoire américaine, montrant un accroissement graduel de la capacité institutionnelle, qui au bout du compte a sous-tendu l’expansion des prisons à  la fin du XXe siècle, et une structure politique dans laquelle les mouvements de victimes, particulièrement favorables à  un système punitif, s’est fortement introduit. L’étude récente de Vanessa Barker sur la Californie, New York et Washington a montré la façon dont les différentes structures et cultures des politiques des États ont conduit à  de grandes disparités régionales en termes de sanction. Lisa Miller a mis en lumière la force de façonnage des différents environnements dans lesquels les politiques sont élaborées, au niveaux national, local et des États, diagnostiquant une distorsion dans la représentation politique entre le niveau national et le niveau des États, ce qui a été d’une grande importance dans la reprise d’une politique de sanction comme conséquence d’une fédéralisation croissante de la politique criminelle. Dans le reste de cette section, je centre le propos sur la nature du système des partis et sur la nature très décentralisée de la démocratie électorale américaine.

Prenons d’abord le système des partis. Dans la plus grande partie des travaux sur les États-Unis, il a longtemps été admis que l’affiliation des électeurs aux deux grands partis s’organise en fonction de liens très faibles, à  compter qu’ils existent, avec des positions idéologiques stables. Tandis que dans les systèmes de partis d’autres pays, la séparation idéologique droite-gauche s’est affaiblie au profit d’une emphase plus marquée pour les leaders politiques, aux États-Unis cette tendance à  été à  la fois plus récente et moins extrême. Les affiliations des électeurs – et par conséquent les stratégies des candidats au moment des élections – sont plutôt définies en termes de politiques et même de personnalités des candidats cherchant un poste ou sortants. Dans ce contexte, les questions les plus à  même d’assurer le vote indépendant en faisant appel aux intérêts de l’électorat moyen sont devenues capitales pour les leaders politiques – ce qui n’est pas rien dans un système qui se caractérise à  la fois par une faible discipline de parti et dans lequel les leaders, et en particulier les présidents qui sont moins contraints que les membres du Congrès à  répondre aux électeurs locaux, sont rétribués par un appel direct aux électeurs en tant que candidats individuels à  un poste. Malheureusement, la justice criminelle a souvent été vue par les leaders politiques comme l’une de ces questions, créant ce que j’ai appelé, au sens large, un « dilemme du prisonnier », qui risque d’enfermer les deux partis principaux dans une stratégie coûteuse qu’ils n’oseraient abandonner pour ne pas perdre un avantage électoral, en particulier vis-à -vis des « électeurs flottants » dont ils craignent qu’ils aillent à  l’autre parti. Un bon exemple de cela serait la politique du Président Nixon dite de la « guerre aux drogues ». Dans le contexte d’un système majoritaire bipartiste, l’association de ce fait et d’un mouvement idéologique général vers la droite est significative.

Cependant, il y a des raisons de penser qu’au niveau fédéral, l’analyse conventionnelle a été dépassée. Ces dernières années et en particulier sur les questions économiques, les deux principaux partis sont en fait devenus significativement plus polarisés idéologiquement, bien que les préférences idéologiques des électeurs soient restées plus fluides. Dans une étude récente cherchant à  identifier les intérêts de l’électorat, ceux des partis et les positionnements idéologiques à  travers les registres de vote des membres du Congrès, McCarty, Poole et Rosenthal ont montré qu’au cours des trente dernières années, les deux partis en sont venus à  adopter des positions idéologiques très différentes, les Républicains étant devenus, globalement, plus conservateurs et les Démocrates plus libéraux. Ils démontrent en outre que cette polarisation des partis est en étroite corrélation avec l’accroissement des inégalités économiques à  travers le pays – un phénomène accéléré par l’immigration. Dans ce contexte, jusqu’à  l’élection présidentielle de 2008, la majorité des États est devenu « rouge » ou « bleue » de façon stable, les bastions démocrates s’étant concentrés dans le Nord-Est et avec des Républicains modérés remplaçant des Démocrates conservateurs dans nombre d’endroits du Sud. Ce type de développement a une importance indubitable sur la question de la justice criminelle et peut aider à  comprendre pourquoi la question de la loi et de l’ordre a été relativement faible (par comparaison avec le terrorisme et la lutte contre la drogue) dans les élections fédérales des dernières années.

En d’autres termes, la politique électorale et la structure des systèmes de partis ont établi des dynamiques qui sont d’une importance capitale pour la justice criminelle. Mais ces dynamiques varient de façon significative aux différents niveaux de la compétition électorale. Et, fait décisif, ces niveaux sont bien plus nombreux et différenciés aux États-Unis que dans n’importe quelle autre démocratie avancée. Au niveau présidentiel, la faible discipline de parti donne aux candidats un extraordinaire pouvoir pour définir leur propre plateforme électorale. Vu le nombre important d’électeurs qui ne sont rattachés à  aucun parti, que ce soit formellement ou en termes général d’allégeance, cela a conduit à  donner une très grande importance aux candidats indépendants dans plusieurs élections récentes, surtout étant donné que dans certains États, les indépendants peuvent voter pour désigner des candidats des partis au cours des primaires. Dans le cas des candidats au Congrès, la situation est quelque peu différente et plus semblable à  celle des membres du Parlement au Royaume-Uni : ils sont confrontés bien plus vivement que les présidents au besoin de faire appel aux électeurs qui suivent la ligne des partis au Congrès, même si la faiblesse de la discipline de parti, par rapport au Royaume-Uni, dilue cet effet. L’impact capital du « dilemme du prisonnier » semble surtout jouer aux États-Unis au niveau des États et au niveau local.

Ceci nous conduit à  la seconde dimension du système politique américain qu’il convient d’explorer : le caractère radicalement étendu et décentralisé de la politique électorale. Premièrement, le caractère extraordinairement décentralisé de la démocratie américaine établit une situation dans laquelle le « dilemme du prisonnier » se reproduit lors de très fréquentes élections au niveau des États, des comtés et des municipes, ce qui accroît significativement son impact. Ensuite, les personnes qui cherchent à  se faire élire au niveau local ont un intérêt à  défendre des politiques populaires dont le coût ne retombe pas nécessairement sur les électeurs. Un recours croissant à  l’emprisonnement serait un exemple clé.

Ces éléments sont particulièrement importants pour toute tentative d’explication de la dureté pénale américaine. Et ce n’est pas peu, dans la mesure où la « loi et l’ordre » dans les politiques nationales a eu tendance à  être pour le moins, moins apparente qu’elle ne l’avait été au Royaume-Uni, en Australie ou en Nouvelle-Zélande où les préoccupations nationales se sont centrées très spécialement sur des questions comme le terrorisme, les drogues, la peine capitale plutôt que sur des questions générales telles la capacité carcérale et son extension – une question qui dépend largement des États individuels.

Mais les dynamiques de la politique au niveau des États ne sont que le début de la décentralisation politique américaine. Et même si les politiques d’État ont indubitablement eu une grande importance dans la tendance à  l’incarcération de masse, le niveau local des comtés et des villes – bien plus coûteux à  étudier et par conséquent bien moins compris – a certainement eu une importance égale, voire supérieure. Si la faible discipline de parti et la domination des leaders ou des personnalités a caractérisé la politique au niveau national et des États, c’est encore plus vrai pour le niveau local, où les acteurs jouant un rôle clé dans les procès criminels – maires, juges, procureurs de district, sheriffs pour ne nommer que les plus évidents – sont souvent élus et donc sujets à  la discipline électorale directe. Leurs campagnes électorales dépend d’une utilisation étendue de la publicité à  la radio et à  la télévision et elles sont plus orientées sur les résultats ou les engagements précis que les plateformes des partis. Au-delà  de cela, la pratique américaine de l’élection des fonctionnaires – commissaires du comté, conseils d’administration des écoles, trésoriers etc. – introduit le système de justice criminelle au cœur des institutions dans la mesure où les électeurs moyens sont susceptibles de favoriser l’introduction du thème de la sévérité contre le crime.

La recherche empirique récente permet d’observer l’impact de ces élections sur les politiques de justice criminelle. Par exemple, S. D. Levitt a démontré que le cycle électoral à  travers 59 grandes villes a un impact significatif sur l’engagement des policiers, avec des augmentations concentrées de façon disproportionnée les années d’élection des maires et des gouverneurs. Le pourcentage moyen des officiers assermentés dans les villes étudiées augmente de 2,1% les années d’élection de gouverneur, 2,0% celles de l’élection des maires et 0,0% les années sans élection. Cette relation est établie en prenant en compte les autres facteurs, démographiques, socio-économiques… Comme l’affirme S. D. Levitt, les implications potentielles de ce résultat dépassent la question de la police.

Dans un article récent, A. Dyke a démontré l’effet encore plus frappant des cycles électoraux sur la justice criminelle à  partir d’une étude de l’impact de l’élection des procureurs de district sur le résultat des affaires criminelles, en utilisant un ensemble de données très complet de la Caroline du Nord. Les accusés ont de plus grandes chances d’être condamnés et il est bien moins probable que l’ensemble des charges soit écarté lorsqu’il s’agit d’une année électorale. Cela suggère que pris dans la course électorale, les procureurs de district en poste sont plus hésitants à  abandonner des poursuites et plus préoccupés par le besoin de démontrer leur sévérité face au crime. Ainsi, c’est à  chaque niveau que l’exacerbation la dynamique du « dilemme du prisonnier » joue dans le système américain, bien plus que dans les autres économies de marché libéral avec des degrés de décentralisation politique moindres, des systèmes de discipline de parti plus forts et moins de postes électifs susceptibles d’être concernés par la justice criminelle.

Notons enfin un élément particulièrement important de la dynamique électorale américaine. Le crime apparaît comme l’une des questions les plus importantes dans les sondages d’opinion nationaux. Il est regardé comme une question électorale saillante lorsque l’économie fonctionne bien. Les agents locaux tels que les procureurs de district ou les maires se positionnent pour gagner les élections en promettant des mesures plus sévères contre le crime. Mais crucialement, soit ils n’auront pas à  financer eux-mêmes le coût de ces mesures, soit ils ne paieront pas le plein prix politique de leurs choix économiques. Les maires par exemple ne sont pas responsables de la plupart des aspects de la performance économique de la ville. Levitt cite la recherche de Chubb qui démontre que même les gouverneurs d’État sont rarement considérés par les électeurs comme responsables de l’état de l’économie, dont la gestion semble dépendre essentiellement du niveau fédéral. Dans ce contexte, les lois dures et les politiques d’ordre sont électoralement attractives et politiquement peu coûteuses. C’est une recette puissante, si on peut dire, pour qu’un « dilemme du prisonnier » enferme les acteurs politiques en compétition et même les électeurs, dans des choix politiques que l’intérêt individuel, et en général social, devrait conduire à  éviter.

LES DÉVELOPPEMENTS DE LA THÈSE

J’espère développer ma thèse au cours de prochaines recherches, et la tester avec précaution en élaborant un large récapitulatif de l’évolution simultanée de la doctrine légale, de la procédure criminelle et de l’économie politique à  travers une comparaison détaillée de seulement trois pays : la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis. Ces pays constituent un bon échantillon pour de nombreuses raisons. Premièrement, la Grande-Bretagne et les États-Unis sont des « économies de marché libéral » tandis que l’Allemagne est une « économie de marché coordonné », pour reprendre les modèles d’économie politique que j’utilise. Deuxièmement, tandis que l’Allemagne appartient à  la famille civiliste des systèmes de lois, la Grande-Bretagne et les États-Unis utilisent tous deux le Common Law. Ainsi, cette combinaison me permet d’explorer non seulement l’impact des types d’économie politique mais aussi de savoir si les formes de loi et de procédure ont une importance indépendante. Troisièmement, en concentrant l’attention sur les agencements institutionnels entremêlés en Grande-Bretagne et aux États-Unis – pays qui appartiennent à  la même famille d’économies politiques et de système légal, mais qui ont à  la fois des similarités et des différences sur le plan des politiques criminelles – je peux commencer à  explorer d’autres facteurs qui pourraient expliquer ces différences. Un candidat évident à  l’exploration sera ici le système politique qui fonctionne de façon très différente dans les deux pays. Quatrièmement, cet ensemble de cas d’études me permet de considérer de façon particulière l’influence de que l’on pourrait largement appeler les variables légales ou constitutionnelles, telles que la distribution du pouvoir, y compris la portée des contraintes constitutionnelles sur la criminalisation, mais aussi la structure de la désignation, du mandat et de la responsabilité de fonctionnaires clés tels que les juges, et enfin l’existence et la forme de la codification.

Les trois cas sont particulièrement propices pour explorer les variables légales et/ou constitutionnelles parce qu’ils comprennent un grand nombre de possibles différences significatives. La Grande-Bretagne a une substantielle constitution non écrite et manque d’une structure complètement fédérale, alors que la relation entre les juridictions criminelles d’Écosse d’une part et celles de l’Angleterre et du Pays de Galles d’autre part fournit un centre d’attention pour l’étude de la variation régionale au sein du pays.

Les États-Unis et l’Allemagne ont tous les deux des constitutions écrites et des grandes traditions de justice constitutionnelle, mais leurs constitutions impliquent différentes contraintes sur la législation criminelle et la justice constitutionnelle en Allemagne est limitée à  une cour constitutionnelle spéciale. De surcroît, les deux systèmes fédéraux fonctionnent de façon très différente. Par exemple, en Allemagne, la loi criminelle est d’abord une affaire fédérale. La juridiction fédérale américaine, quoique importante, est circonscrite ; ce sont les États qui promulguent et appliquent la plus grande majorité des lois criminelles ; les différences aussi bien dans les lois criminelles que dans les sanctions sont substantielles. En outre chaque pays a un système entièrement différent pour la désignation et le mandat des juges. Tandis que beaucoup de juges américains sont élus, les juges britanniques sont désignés par une Commission de nomination judiciaire et les juges allemands sont des fonctionnaires, des professionnels de carrière qui reçoivent une formation spécifique pour leur rôle de juge. Finalement, tandis que la codification n’a jamais été achevée en Grande-Bretagne, l’Allemagne et les États-Unis disposent de lois criminelles codifiées mais dans une différente mesure et sous des formes différentes aussi.

Il semble important de prêter une attention particulière à  ces questions de structure légale et constitutionnelle. Les spécialistes de droit pénal ont souvent fait de grandes assertions dans ces domaines, bien qu’il y ait relativement peu de connaissance systématique, et pas seulement parce que la recherche en droit criminel comparé a tendance à  rester concentrée essentiellement sur la doctrine légale. En développant la méthodologie pour une authentique analyse comparative socio-légale, j’affinerai ma compréhension de la façon dont ce grand groupe de variables est lié avec les variables intégrées au cadre original d’économie politique que j’ai adopté. Si j’ai assez confiance dans les liens institutionnels établis entre les variables électorale, politique, économique et de protection sociale et celles du système de justice criminelle, je ne suis pas complètement satisfaite de la description que j’ai donnée du « dilemme du prisonnier » dans sa relation avec la structure constitutionnelle et légale. S’agit-il d’un groupe de variables qui devrait rester séparé, ou bien devraient-elles être incorporées en tant qu’éléments de distinction au sein des variables politiques ? Cette question conduit à  des questions fondamentales sur l’indépendance ou la relative autonomie du système légal vis-à -vis d’autres systèmes politique, économique ou social – questions qui ont formé une préoccupation centrale de la philosophie du droit et de la sociologie juridique dès l’invention de ces disciplines et qui situent au cœur de la recherche socio-légale comparée. Tandis que ma propre recherche restera probablement centrée sur la justice criminelle, si les thèses que j’ai esquissées dans cet article sont valides, elles ont des implications dans des domaines de la gouvernance qui vont bien au-delà  de la justice criminelle.

Nicola Lacey est professeur de droit pénal et de théorie juridique à  l’École d’économie et Science politique de Londres.

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Pour citer cet article :

Nicola Lacey « Système électoral et politiques criminelles : la dynamique de la représentation proportionnelle face au système du « winner-takes-all » », Jus Politicum, n°4 [https://juspoliticum.com/articles/systeme-electoral-et-politiques-criminelles-:-la-dynamique-de-la-representation-proportionnelle-face-au-systeme-du-winner-takes-all-281]