Changer de constitution et par la constitution : l’exemple historique des États fédérés d’Amérique jusqu’à la Première Guerre mondiale.
L’analyse de l’immense corpus des révisions qui ont affecté les constitutions des États fédérés américains depuis l’Indépendance jusqu’à la Première Guerre mondiale est de nature à alimenter la réflexion contemporaine sur les changements constitutionnels. Loin d’affaiblir la portée du droit constitutionnel, ces révisions fréquentes ont provoqué un développement de l’ingénierie constitutionnelle et de vifs débats sur l’articulation entre les procédures prévues par les textes et celles qui sont nées de la pratique (I). Liées à des transformations politiques majeures, ces révisions constitutionnelles répondent à différents buts qui vont des entraves mises au changement (par la consolidation constitutionnelle de règles mises à l’abri de l’action du législateur ordinaire) à des programmes plus ou moins complets de réforme du droit substantiel. Dans cette dernière perspective, certaines révisions se traduisant par un allongement notable des textes constitutionnels peuvent être envisagées comme des formes de codification (II).
Changing the Constitution by the Constitution: the historical example of the Federated States of America until the 1st World War.An analysis of the substantial body of constitutional revisions which have taken place in the Federated States between Independence and the First world war has much to offer contemporary debate on constitutional changes. Far from weakening constitutional law, these frequent revisions have led to important developments in constitutional engineering and have provoked lively discussions on the articulation between the textual procedures and those developped in practice (I). These revisions were linked to major political transformations and served a variety of goals ranging from impeding certain types of changes (by entrenching certai clauses and removing them from the reach of the legislator) to implementing whole programs of reforms of substantive constitutional law. From this point of view, some revisions which significantly increased the length of the constitution can be considered as codifications (II).
Verfassungswechsel durch Verfassungsänderung : das historische Beispiel der US-Bundesstaaten bis zum Ersten Weltkrieg.Die Analyse der Verfassungsänderungen der US-Bundesstaaten seit der Unabhängigkeit bis zum Ersten Weltkrieg ist geeignet, der zeitgenössischen Überlegung über die Verfassungsentwicklungen Stoff zu liefern. Statt die Bedeutung des Verfassungsrechts abzuschwächen, haben diese häufigen Veränderungen zu einer Entwicklung des Verfassungsengineerings beigetragen sowie zu scharfen Debatten über die Artikulation zwischen den von den Verfassungstexten organisierten Verfahren und denen, die aus der Praxis resultieren (I). Diese Verfassungsänderungen, die mit bedeutenden politischen Wandlungen verbunden waren, entsprachen verschiedenen Zielen wie die Erschwerung der Entwicklung (durch die Verfassungsverfestigung von Regeln, die dem ordentlichen Gesetzgeber entzogen sind) oder wie mehr oder weniger komplizierte Reformprogramme des substantiellen Rechts. Aus dieser Perspektive können manche Veränderungen, die zu einer erwähnenswerten Verlängerung der Verfassungstexte beitragen, als Kodifizierungsformen gelten (II).
Changer de constitution et par la constitution : l’exemple historique des États fédérés d’Amérique jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Parmi les oppositions courantes faites entre l’histoire constitutionnelle française et celle des États-Unis, figurent le contraste entre l’instabilité constitutionnelle de la France (avec ses 14 constitutions de 1791 à 1958) et le maintien outre-Atlantique d’une même constitution depuis 1787 avec un petit nombre (27) d’amendements, ainsi que la précocité d’une conception « juridique » de la constitution (comme loi fondamentale du pays) aux États-Unis, distinguée d’une vision « politique » de la constitution comme mécanisme de distribution des pouvoirs qui aurait longtemps prévalu dans notre pays. Il nous semble que cette antithèse a quelque chose de caricatural et qu’elle néglige un aspect essentiel de l’histoire constitutionnelle américaine : le développement du constitutionnalisme dans les États de la Fédération, qui a donné lieu, de 1776 à nos jours, à un grand nombre de textes constitutionnels et à des interventions très diverses du droit constitutionnel dans des domaines qui vont des droits des citoyens jusqu’aux « politiques » (au sens de policy, mais avec d’indéniables enjeux sur le terrain de la politics) financières, économiques ou sociales. Pour réaliser un bilan à la fin de la première décennie du XXe siècle, la publication classique, réalisée par Francis Newton Thorpe en 1909 (rééditée en 7 volumes en 2002), est la plus commode avec ses 127 constitutions mises en vigueur dans les États fédérés entre 1776 et 1909. Certains États, comme la Louisiane, ont connu 11 constitutions successives, ce qui les rapproche du cas français. Les estimations du début du XXIe siècle font état de 233 conventions constitutionnelles tenues dans les États et de plus de 6 000 amendements votés sur ces textes constitutionnels.
Cet immense corpus constitutionnel des États de la Fédération américaine nous paraît encore sous-exploité aujourd’hui, en dépit de monographies, ou plus récemment de travaux plus ambitieux, qui lui ont été consacrés aux États-Unis mêmes. Il n’a pas suscité de rapprochement avec les problématiques qui nous sont plus familières en Europe : les interrogations sur les différentes formes de changements constitutionnels (révision partielle ou totale, amendement formel ou informel, rôle de l’interprétation judiciaire et de la pratique) – depuis l’ouvrage de Jellinek, Verfassungsänderung und Verfassungswandlung (1906), jusqu’aux thèses développées par Bruce Ackerman dans les volumes de We The People (Foundations, 1993 et Transformations, 1998) –, les liens établis entre démocratie et changements constitutionnels (la démocratie est réputée encline aux changements, fondés sur la règle majoritaire, qui peuvent entrer en tension avec la stabilité attendue d’une constitution) avec la notion de « dualisme » de la volonté populaire (la volonté du peuple constituant se distinguant de la volonté du peuple élisant ses législateurs), le recours au référendum dans ses dimensions constitutionnelle et législative, la frontière entre lois constitutionnelles et lois ordinaires (d’un point de vue formel, mais aussi matériel) qui pose la question d’éventuels « domaines » plus propres que d’autres à entrer dans le champ du droit constitutionnel…
Dans une perspective historique, qui se concentre pour l’essentiel sur la période qui va de l’Indépendance à la Première Guerre mondiale (correspondant à la rédaction ou à la révision des constitutions de 48 États, jusqu’à l’Arizona en 1912, les accessions de l’Alaska et d’Hawaï à la qualité d’État datant des années 1950), nous proposons ici quelques réflexions sur les « changements constitutionnels » à partir de ce corpus des constitutions des États de la Fédération américaine. Notre hypothèse de départ est que le constitutionnalisme moderne (celui qui naît à la fin du XVIIIe siècle, précisément aux États-Unis) est lié à de nouvelles perceptions du rôle de la règle de droit comme instrument de changement (des structures politiques, de la vie sociale). Ce constitutionnalisme est une forme manifeste (certains diront « exacerbée ») de volontarisme juridique, les auteurs de ces constitutions étant convaincus qu’il peuvent effectuer une rupture avec le passé au moyen d’un texte constitutionnel : rupture avec la métropole britannique qui apparaît (avant ou après la Déclaration d’indépendance) dans la plupart des premières constitutions des anciennes colonies d’Amérique du Nord, rupture avec le « gouvernement des hommes » (accusé d’arbitraire) censé être remplacé, selon la célèbre formule de John Adams insérée dans la constitution du Massachusetts en 1780 (article 30), par le « gouvernement des lois » (une sorte d’entrée revendiquée dans le domaine de la rule of law), enfin une rupture (sans doute moins prononcée) avec le droit antérieur (le common law appliqué dans les colonies, dont une partie est cependant maintenue) par l’adoption de nouveaux principes juridiques, notamment la référence aux droits (rights) des citoyens. Ces ruptures sont passées par des organes constituants, dont la nature révolutionnaire n’échappait à personne, comme l’indique le recours au vocabulaire de la « convention », marquant le caractère exceptionnel (par rapport aux législatures ordinaires) de cette prise de pouvoir accompagnée de la formulation d’un nouveau droit. En dépit des aspirations à la stabilité liées à cette idéologie constitutionnelle, les Américains en sont venus rapidement à la conclusion (dépourvue de lien de nécessité avec une pensée fondamentalement démocratique, à une époque qui connaît l’esclavage et où prévaut le suffrage censitaire) que le « peuple » conservait le droit de changer sa (ou « de ») constitution. Toute une série de mécanismes de révision constitutionnelle, ou pour utiliser le vocabulaire employé dans ces textes, d’amendement, ont été prévus et (plus ou moins) mis en œuvre depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours. Les États américains ont ainsi connu, bien avant d’autres ordres juridiques, les questions relatives à la distribution (ou répartition) des normes entre les lois constitutionnelles et les lois ordinaires. À la faveur des amendements, toute une « législation constitutionnelle » s’est développée dont on pense qu’elle a pu toucher les domaines les plus divers et « brouiller » les conceptions traditionnelles entre le niveau constitutionnel et le niveau législatif. Au début du XXe siècle, le Britannique James Bryce s’étonnait de l’insertion dans de nombreuses constitutions d’États américains de « clauses curieuses », relatives à des réformes qui n’avaient pas trouvé leur place ailleurs et qui, selon lui, ne relevaient « en aucun sens du droit constitutionnel, mais du droit en général ». Ces questions de procédure (I. Comment changer la constitution ?) et de stratégie juridico-politique (II. Pourquoi changer la constitution ?), qui ont fait l’objet d’une pratique intense et d’une réflexion dans certains cas très consciente dans les États américains, seront abordées avec des exemples dans les deux parties de notre argumentation en guise d’interrogation sur les différentes configurations constitutionnelles de la « règle de changement », au sens des règles secondaires de Hart.
I. Comment changer la constitution ? Un essai de morphologie des transformations constitutionnelles dans les États américains
L’Amérique du Nord apparaît comme une terre particulièrement fertile en constitutions écrites avec le développement et la variété des chartes coloniales qui ont été analysées, au début même de la révolution américaine (et de la part des loyalistes) comme des « constitutions subordonnées » à la constitution britannique (qui sert elle-même de référence pour les Insurgents, en dépit de son caractère non écrit). Cette « continuité », au moins partielle, entre chartes coloniales et constitutions nouvelles explique qu’au moins trois des anciennes colonies, devenues indépendantes en 1776, aient tardé à remplacer leur charte coloniale par une constitution nouvelle, le Massachusetts jusqu’en 1780, le Connecticut jusqu’en 1818 et le Rhode Island jusqu’en 1842. La nouveauté, dans les treize anciennes colonies, bientôt rejointes par de nouveaux États (comme le Vermont en 1791, qui avait déjà eu deux constitutions en 1777 et 1786 comme État indépendant), consiste bien dans l’adoption d’une constitution qui rompt avec le passé et ouvre vers un avenir, susceptible de donner lieu à des changements constitutionnels successifs. Dès la fin du XVIIIe siècle certains États se mettent à changer leur constitution (la Caroline du Sud en 1778, le New Hampshire en 1784, le Vermont en 1786, la Géorgie en 1779 et 1798, la Pennsylvanie en 1790, le Delaware en 1792) : sur la seule période 1776-1799, plus d’une vingtaine de constitutions ont été adoptées. Neuf nouvelles constitutions ont été élaborées de 1802 à 1820, à l’occasion de l’admission de nouveaux États (Ohio en 1802, Louisiane en 1812, Indiana en 1816, Mississipi en 1817, Illinois en 1818, Alabama et Maine en 1819, Missouri en 1820) et de la rédaction tardive de la première constitution du Connecticut (1818). Neuf autres constitutions datent de la période 1821-1840 : six révisions remplaçant d’anciennes constitutions et trois constitutions de nouveaux États (Michigan en 1835 avant même son admission dans l’Union, Arkansas en 1836, Floride en 1838). De 1841 à 1860, vingt constitutions sont adoptées, dont huit dans de nouveaux États (Texas en 1845, Iowa en 1846, Californie et Wisconsin en 1848, Kentucky en 1850, Kansas en 1855, Oregon en 1857, Minnesota en 1857-1858). Au total, 20 constitutions originaires et 18 constitutions révisées ont été produites de 1801 à 1860. La période 1861-1880, bien sûr marquée par la Sécession puis la Reconstruction (qui ont provoqué, l’une et l’autre, une succession rapide de constitutions dans les États du Sud) a vu la rédaction de quarante-deux constitutions, celle de 1881 à 1900 de dix-sept constitutions, dont sept de nouveaux États (auxquelles il faut ajouter, pour aller jusqu’à la Première Guerre mondiale, les constitutions de l’Oklahoma, du Nouveau Mexique et de l’Arizona de 1906 à 1912) : au total il y a quatre-vingt quatorze constitutions d’États pour le seul XIXe siècle (ou quatre-vingt dix-sept en allant jusqu’en 1917). Face à cet impressionnant corpus, et pour évaluer la manière dont il s’est formé, se posent les questions des modalités d’organisation de la révision prévues initialement dans les textes eux-mêmes (A), puis des choix opérés dans les différents États à la suite d’interventions populaires (B).
A) Organiser la révision constitutionnelle
La question de la révision constitutionnelle ne s’est pas imposée partout dès les débuts de la révolution américaine, ce que l’on comprend aisément : alors qu’il s’agit de rompre avec la métropole britannique et d’établir des républiques fondées sur des « vérités éternelles » (selon l’expression de la Déclaration d’indépendance), la priorité n’est pas de songer à de futurs changements constitutionnels. Six des premières constitutions (sans compter le cas du Rhode Island qui attendit jusqu’en 1842 pour abandonner sa charte coloniale) ne prévoyaient aucune disposition sur leur révision et pourraient, pour cette raison, apparaître comme des lois « ordinaires » susceptibles d’être facilement modifiées, sans appel à une quelconque ratification populaire – sauf à envisager, par parallélisme des formes, le recours à une assemblée ou convention nouvelle, comme cela avait été le cas pour l’adoption de ces constitutions du New Hampshire, de New York, du New Jersey, de Virginie, de Caroline du Nord et de Caroline du Sud. Les débuts de l’histoire constitutionnelle en Caroline du Sud paraissent aller en ce sens (d’une absence de distinction entre loi constitutionnelle et lois ordinaires), la première constitution de 1776 (dont les 34 articles ne disaient rien d’une éventuelle révision) ayant été remplacée par une deuxième constitution en 1777-1778 votée par la législature selon la même procédure que celle d’adoption des lois.
Il faut, cependant, tenir compte du fait que ces constitutions – certaines très brèves, comme celle du New Hampshire en janvier 1776 qui tient sur moins de deux pages, sans division en articles – prononçaient ou confirmaient la séparation avec la couronne britannique et qu’elles émanaient d’assemblées ou de conventions révolutionnaires, élues pour cette occasion (au New Hampshire le Congrès provincial organisa l’élection d’une convention dès novembre 1775, à New York c’est un Congrès révolutionnaire qui fit élire une convention en 1776, en Caroline du Nord une Convention révolutionnaire fait élire un Congrès constituant en 1776, tandis que des conventions révolutionnaires se sont réunies spontanément au New Jersey, en Caroline du Sud ou en Virginie). Il est vrai que l’une de ces « conventions » s’arrogeant le pouvoir constituant a continué à siéger en tant que « législature» dans le New Hampshire, mais une telle situation (qui fut celle de la Constituante en France de 1789 à 1791) ne signifie pas nécessairement une absence de distinction entre loi constitutionnelle et loi ordinaire. La célèbre constitution de Virginie (adoptée les 12 et 29 juin 1776 par 45 délégués) débute par un Bill of rights destiné de fournir pour le présent et pour le futur la base et la fondation du gouvernement (avec l’idée que les hommes ne peuvent priver leur postérité de leurs droits inhérents) et elle institue un système bicaméral nouveau – ce qui conduit à une distinction minimale entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués, même si la convention fait dans un premier temps fonction d’assemblée pour désigner le premier gouverneur avant la mise en place du Sénat, puis de la première chambre des délégués. On peut également tirer argument de l’article 22 de la constitution du New Jersey, qui reconnaît le common law of England et les futures lois de l’État comme sources du droit, organisant ainsi l’ordre juridique comme seule peut le faire une higher law. Il n’en reste pas moins que ces constitutions pouvaient en théorie être modifiées par une loi ordinaire. L’institution d’un Conseil de révision (avec le gouverneur, le chancelier et des juges de la Cour suprême) dans l’État de New York, chargé de réviser éventuellement les bills adoptés une première fois en les renvoyant aux chambres (qui peuvent définitivement les consacrer comme lois à une majorité des deux tiers) est aussi ambiguë sur la distinction entre loi constitutionnelle et lois ordinaires.
À l’opposé, les six constitutions du Delaware (septembre 1776), de Pennsylvanie (septembre 1776), du Maryland (novembre 1776), de Géorgie (1777), du Massachusetts (1780) et du Connecticut (1818) ont établi des procédures spécifiques de révision constitutionnelle qui marquent une distinction entre lois ordinaires et loi constitutionnelle. Ces constitutions ont été adoptées, de manière similaire que les précédentes, par des assemblées ou conventions révolutionnaires (par exemple, en Pennsylvanie, où la convention, formée de 96 membres, a été élue par un très petit nombre de votants) et n’ont pas été ratifiées par le peuple, à l’exception de la constitution du Massachusetts qui a profondément innové – après le rejet par les town meetings d’un premier projet, puis la demande émanant des électeurs de réunir une seconde convention, dont le texte de constitution fut ratifié par deux tiers des électeurs – en faisant appel au peuple comme source originaire du pouvoir constituant.
La constitution du Delaware, qui est la première dans l’ordre chronologique de ce groupe (elle a été adoptée le 10 septembre 1776) exige une majorité renforcée des cinq membres sur sept et des sept membres sur neuf dans l’assemblée et le conseil qui composent le pouvoir législatif pour altérer, changer ou diminuer une partie de la constitution (il s’agit donc d’amender et non de remplacer la constitution par une nouvelle). Cette constitution comporte, en outre, un article 30, traditionnellement considéré comme une clause d’éternité protégeant plusieurs articles (dont la déclaration des droits) contre toute révision. On peut s’interroger sur la logique de cet article 30 qui interdit de violer la déclaration des droits ou les règles fondamentales de l’État – ce qu’une première lecture pourrait interpréter comme une faculté laissée aux législateurs de violer les autres articles (ainsi dépourvus d’effectivité ou du moins de supériorité sur les lois ordinaires), puis permet de réviser d’autres articles, ce qui accrédite l’idée que la première catégorie d’articles n’est pas susceptible de révision. Le contraste apparaît également entre une procédure qui fait intervenir les seules assemblées (avec des majorités renforcées, mais de tous petits effectifs pour cet État composé de seulement trois comtés) et des conditions strictes pour interdire un grand nombre d’amendements.
La constitution de Pennsylvanie (qui date du 28 septembre 1776) se singularise par l’institution d’un conseil de censeurs (élus à raison de deux par ville et par comté) : ce conseil, en plus de pouvoirs pour recommander l’abrogation des lois contraires à la constitution (susceptibles d’être comparés à ceux du conseil de révision de la constitution de New York), peut provoquer (à une majorité des deux tiers des censeurs) la réunion d’une convention pour se prononcer sur des amendements constitutionnels (changements d’articles apparus défectueux ou ajouts d’articles supplémentaires) qui seraient présentés aux électeurs (et « promulgués » pour guider les électeurs dans le choix de leurs délégués) par ces mêmes censeurs. On voit ici la dialectique qui réunit, comme au Delaware, constatation de violations de la constitution (assorties de recommandations à la législature pour abroger les lois contraires à la constitution, dans une sorte de hiérarchie « souple » qui permet de résoudre d’éventuels conflits à la discrétion du législateur) et propositions d’amendements. Le pouvoir constituant n’est pas dans les mains exclusives des législateurs comme au Delaware, mais de censeurs élus (qui ont le monopole de la proposition) et d’une convention (le terme apparaît explicitement) également élue pour adopter (ou non) ces amendements. Nous verrons que ce système a échoué lors de sa première mise à l’épreuve – en 1783, où les censeurs ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur des amendements – et a été abandonné par la (deuxième) constitution de Pennsylvanie en 1790 qui, par contrecoup, reste silencieuse sur le mécanisme de révision.
La constitution du Maryland (adoptée en novembre 1776) est la première à utiliser la procédure de vote de la révision par deux assemblées successives (avec une nouvelle élection entre le premier et le second vote) qui a été réutilisée par la suite dans plusieurs États (notamment le Massachusetts en 1780, la Géorgie en 1789, la Caroline du Sud en 1790 et le Connecticut en 1818). La clause de l’article LIX de cette constitution est rédigée de telle sorte qu’elle part du principe prohibant l’altération, le changement ou l’abrogation de la forme du gouvernement ou de la déclaration des droits ou d’une partie de ces textes dans la constitution – ce qui montre bien la supériorité de la constitution sur les lois ordinaires, rejetant au profit de la « higher law » le principe lex posterior derogat priori – avant d’admettre la possibilité d’un bill pour altérer, changer ou même abolir les mêmes textes qui soit voté par la General Assembly (composée de deux chambres) et confirmé (après les élections l’année suivante) par la législature suivante. La constitution ajoute qu’une majorité des deux tiers est nécessaire, pour l’altération et la confirmation de tout ce qui concerne l’eastern shore. Il s’agissait probablement de se prémunir contre des changements brutaux de répartition des députés entre les comtés urbains et ruraux : nous verrons que la préservation de ces équilibres a longtemps entraîné une résistance à une révision complète de la constitution, fondée sur une interprétation restrictive de cet article LIX.
La première constitution de Géorgie (approuvée par une convention en février 1777) permet dans son soixante-troisième et dernier article d’altérer une partie de la constitution (« no alteration shall be made in this constitution without… ») à condition que cela soit demandé par des pétitions venant d’une majorité des comtés, avec une majorité des votants dans chaque comté. Il est fait appel ensuite à une convention pour se prononcer sur ces pétitions – ce qui évoque les procédures utilisées pour l’adoption des premières constitutions, avec la réserve qu’il paraît s’agir ici uniquement d’amendements (in this constitutution, dit l’article). Cette fois non seulement la distinction entre lois ordinaires et amendements constitutionnels paraît assez claire, mais (comme en Pennsylvanie) une convention élue spécifiquement intervient dans la procédure de révision.
Lors de la rédaction de la constitution du Massachusetts en 1779-1780, John Adams et ses soutiens ont expressément invoqué le principe selon lequel la constitution, en tant que « higher law » ne devait pas être révoquée par une loi ordinaire postérieure. Effectivement la constitution, élaborée après un long processus qui a vu le rejet d’un premier projet par les électeurs et l’élection d’une convention qui a soumis pour la première fois le texte à la ratification populaire, prévoit un mécanisme de révision, liant une fois encore les altérations (sans doute des amendements partiels, il est question d’amendment or revision) à la correction des violations de la constitution, qui devait débuter en 1795 (curieusement rien n’est prévu au-delà ) par une consultation des électeurs et, au cas où deux tiers des électeurs se prononceraient pour le changement, conduisait à une convention (il n’est plus question de ratification populaire, mais rien n’interdit de la sous-entendre). Comme on le voit, les textes de ces cinq constitutions (celle du Connecticut datant de 1818 appartient déjà à une autre époque) qui se sont prononcées sur la révision sont assez maladroitement rédigés et relativement équivoques. Si l’on peut admettre, comme l’avait fait Dealey en 1914, que la distinction entre amendements (partiels) et révision (totale) n’était pas bien perçue (les expressions employées ne disent pas si changer la constitution permettait de changer de constitution), ces textes témoignent d’abord d’une distanciation précoce entre loi constitutionnelle et lois ordinaires, ensuite d’une première réflexion sur le recours à des mécanismes faisant intervenir les législatures (avec probablement une volonté de rendre les changements difficiles, du moins par rapport au statu quo sur le droit de vote et la répartition des sièges) ou des conventions (élues à un suffrage plus ou moins large, le cens électoral était relativement élevé au Massachusetts, ce qui nuance la ratification « populaire » de la constitution).
Par la suite, il y a lieu de distinguer les constitutions adoptées par des conventions formées en même temps que de nouveaux États (la première étant celle du Vermont en 1777 qui devint le 14e État en 1791) ou des territoires destinés à devenir des États (à partir de celle de l’Ohio en 1802). La constitution du Vermont de 1777 s’inspira, pour la révision, de l’institution des censeurs connue en Pennsylvanie, qui pouvaient à la suite d’une élection (d’un conseil de 13 membres) tous les sept ans convoquer une convention (élue à raison d’un délégué par ville, alors que les censeurs étaient élus à l’échelle de l’État, ce qui pouvait donner des orientations différentes). La première constitution du Kentucky (1792) a remis le pouvoir d’amender ou de changer la constitution (this constitution, l’expression pourrait être comprise comme interdisant une révision totale, il est question plus loin de readopting, amending or changing this constitution) aux électeurs (pour la première fois dans l’Union, tous les hommes libres de plus de 21 ans résidant depuis deux ans dans l’État) qui pouvaient, à partir de 1797, se prononcer (à condition de le faire deux fois deux années de suite au moment des élections) pour la réunion d’une convention constituante. Le mécanisme paraît d’autant plus lourd qu’en cas d’échec, il fallait une décision des deux tiers de la législature pour redémarrer un processus de consultation populaire. Dès 1799, la deuxième constitution du Kentucky (apparemment adoptée par une convention selon la procédure prescrite en 1792) simplifie quelque peu la procédure d’amendement (il n’est plus question que d’amending this constitution) en prévoyant les étapes suivantes : vote d’une proposition d’amendement par la majorité des deux chambres, décision des citoyens lors des élections annuelles de réunir ou non une convention, confirmation par les électeurs l’année suivante, convocation d’une convention la troisième année. La constitution du Tennessee en 1796 combine aussi l’initiative des deux chambres (à une majorité renforcée des deux tiers), le vote des électeurs et la réunion d’une convention pour amender ou changer la constitution.
Ces formules relativement complexes se retrouvent dans les neuf constitutions nouvelles élaborées entre 1801 et 1820 , avec des formulations qui parlent d’amender ou changer la constitution (Ohio, Louisiane, Indiana, Mississipi, Illinois, Missouri) ou de seulement l’amender (Connecticut, Alabama, Maine) – l’idée de remplacer une constitution nouvelle par une autre paraît alors exclue pour ces jeunes États –, donnent l’initiative à la législature (souvent avec la majorité des deux tiers dans les deux chambres, avec l’exception de l’Indiana qui donne l’initiative aux électeurs tous les douze ans, sous réserve d’un vote majoritaire des chambres pour convoquer une convention et de l’interdiction de réviser la constitution pour introduire l’esclavage), font appel à une convention (Ohio, Illinois, Louisiane après deux votes des électeurs comme au Kentucky, Mississipi) ou directement à un vote populaire (Connecticut en 1818, Maine en 1819, Alabama en 1819 à une majorité des deux tiers). Seule la constitution du Missouri (1820) fait appel au système contrôlé par deux législatures successives comme en Caroline du Sud. Si la participation des électeurs est plus importante, ils ne sont pas nécessairement appelés à ratifier la constitution (quand elle est élaborée par une convention) et ne peuvent apparemment pas changer de constitution. Des blocages étaient susceptibles d’apparaître et d’inciter, comme cela avait été déjà le cas en Pennsylvanie et au Delaware dès la fin du XVIIIe siècle, à changer de constitution sans respecter ces prescriptions constitutionnelles.
B) Pratiquer la révision constitutionnelle
Très rapidement, l’expérience a conduit plusieurs États à changer de constitution sans suivre nécessairement les prescriptions constitutionnelles. En Pennsylvanie, l’élection et la réunion des censeurs, prévues pour advenir sept ans après la constitution de 1776, n’aboutit à aucun résultat en 1783. Du coup, les Fédéralistes, ayant le vent en poupe après l’adoption de la constitution fédérale, réussirent à faire réunir (contre la lettre du texte constitutionnel) une convention qui adopta en 1790 une constitution nouvelle (beaucoup plus conservatrice que la précédente, elle abandonnait l’assemblée unique pour se rallier au bicaméralisme avec ses effets de contrepoids) : celle-ci ne fit plus aucune allusion au système des censeurs, ni d’ailleurs à aucun mode précis de révision. Au Delaware, où les problèmes financiers et administratifs avaient provoqué un mouvement en faveur de la réforme constitutionnelle, ce n’est pas non plus le dispositif prévu par la constitution de 1776 (conçu plutôt pour des amendements, avec une clause d’éternité pour certaines parties de la constitution) qui fut utilisé en 1791-1792 : la législature (sans doute inspirée par l’exemple de la Pennsylvanie) fit convoquer une convention de trente délégués élus à un suffrage plus large, incluant outre les freeholders (qui pouvaient voter depuis les débuts de la colonie) tous ceux qui payaient un impôt (la réforme constitutionnelle correspondait ainsi à une petite poussée démocratique). Cette convention, après des discussions qui portèrent à nouveau sur le droit de suffrage (celui-ci, assez large pour les électeurs, fut restreint pour les éligibles à la Chambre des représentants et plus encore au Sénat), adopta une constitution, non soumise à ratification populaire, qui prévoyait deux mécanismes de révision : soit, pour amender la constitution existante, le vote successif d’une majorité des deux tiers des deux chambres, suivi après l’élection suivante (et après publication des amendements projetés) d’une majorité des trois quarts dans les nouvelles chambres ; soit (sans doute pour changer de constitution, la clause de l’article X n’est pas explicite sur ce point) un vote de la majorité des électeurs (par un scrutin pour ou contre lors des élections annuelles) qui forçait la législature à convoquer une convention. Ce mélange de différents dispositifs pourrait indiquer que les auteurs de la constitution entendaient tirer les leçons de l’expérience en ouvrant la voie à des révisions complètes de la constitution fondées sur le vote populaire.
Cette voie ne fut pourtant pas suivie, dans les trente années suivantes marquées par l’adoption des premières constitutions dans les nouveaux États (auxquels il faut ajouter le cas du Connecticut qui remplaça tardivement sa charte coloniale par une constitution qui fut ratifiée en 1818 par le vote des freemen des villes, ce qui indiquait aussi un progrès du modèle de « ratification populaire » de la constitution venu du Massachusetts) et par quelques révisions complètes de constitution (en Géorgie en 1789 et en 1798, en Caroline du Sud en 1790 alors qu'il n’y avait aucune disposition à ce sujet dans la constitution précédente de 1778). Tout au plus peut-on supposer que ces derniers changements de constitution, parmi le groupe des premiers États, pouvaient accréditer l’idée que la substitution d’une constitution à une autre pouvait s’opérer pacifiquement (contrairement à ce qui se passait en France à la même époque) selon les moyens prévus par le texte constitutionnel, ou dans une improvisation faisant appel à la technique des conventions.
Le mouvement « conventionnel » refait surface à partir des années 1820, alors que des amendements proposés par les censeurs au Vermont en 1813 et 1821 avaient été repoussés par des conventions et qu’un projet de redéfinition des circonscriptions (un sujet sensible) avait échoué pour modifier la charte coloniale toujours en vigueur au Rhode Island en 1824. D’abord, à New York, où existait un précédent d’une convention convoquée en 1801 par les deux chambres réunies (une loi « recommandant une convention » venait ainsi combler la lacune de la constitution de 1777 sur la révision) : cette convention, composée de 100 membres élus, avait adopté cinq amendements. En 1820, les membres du parti démocrate-républicain (la faction dite des Bucktails) obtinrent par le vote d’une loi la réunion d’une convention constituante (avec des pouvoirs illimités) malgré l’opposition du gouverneur. Celui-ci saisit le Conseil de révision (qui pouvait renvoyer à la législature les lois qu’il estimait contraires à la constitution, ce qu’il fit 169 fois sur plus de 6 500 textes votés) dont l’opposition à la loi ne pouvait être renversée que par une majorité des deux tiers (ce qui était arrivé 51 fois dans le passé). Malgré l’absence de cette majorité des deux tiers en faveur des réformateurs, ceux-ci firent voter une loi qui appelait les électeurs à se prononcer pour ou contre une convention (ce qui pouvait rappeler la disposition adoptée au Delaware en 1792). L’adhésion populaire à cette convention, manifestée aux élections du printemps 1821, conduisit effectivement à sa réunion à Albany d’août à novembre. Le vote des électeurs avait fait sauter le verrou des dispositions constitutionnelles (du moins celles sur le conseil de révision, rien n’étant prévu pour des amendements constitutionnels dans le texte de 1777). La révision donna lieu à d’âpres discussions (le chancelier Kent faisait partie des délégués à la convention hostiles aux changements comme l’élargissement du droit de suffrage des électeurs blancs), mais aboutit à une nouvelle constitution qui fut soumise à ratification populaire et approuvée par 74 000 votants contre 41 000. Parmi les innovations de cette constitution, il y avait la suppression du conseil de révision (sans doute jugé trop conservateur et à ce titre susceptible de s’opposer à la volonté des législateurs, peut-être l’existence du judicial review rendait cette institution moins nécessaire qu’en 1777) et l’instauration d’un mécanisme de révision à l’initiative de la majorité de la législature, avec ensuite (au cours du mandat suivant) une confirmation par une majorité des deux tiers et finalement une ratification populaire (le passage par la convention était ainsi évité, vraisemblablement compte tenu des difficultés rencontrées en 1820). La convention suivante chargée d’adopter une nouvelle constitution fut celle de Virginie en 1830 : cette convention, convoquée par la législature (à la suite de réunions extra-légales en ce sens en 1816 et 1820) en l’absence de disposition à ce sujet dans la constitution de 1776 (et dont Madison, Monroe et Marshall furent membres), décida de maintenir les conditions de propriété pour le droit de vote et ne se prononça toujours pas sur le mode de révision.
Les tensions les plus vives à propos de la révision de la constitution apparurent dans les États qui avaient conservé des règles électorales avantageant certaines circonscriptions (le plus souvent rurales) au détriment d’autres qui voyaient leur population augmenter sans avoir plus de poids sur les décisions. Les législatures, dominées par les représentants des circonscriptions devenues minoritaires en nombre d’électeurs, étaient en position de bloquer le processus de révision en préférant le statu quo à tout aménagement et a fortiori à une révision complète. Dans le Rhode Island, où était toujours en vigueur la charte coloniale et où seulement un tiers des mâles adultes blancs pouvaient voter, la législature convoqua une première convention qui ne put trouver un accord sur la réforme électorale en 1834. Puis, une seconde convention (élue sur les bases restrictives de la charte) proposa en 1841 un projet de constitution qui fut rejeté par le peuple. Le conflit fut alors ouvert entre les réformistes menés par Thomas Wilson Dorr et les conservateurs dominant la législature : un mouvement populaire réussit à former une convention (élue à un plus large suffrage) qui proposa la People’s Constitution, tandis qu’une autre convention (dominée par les législateurs) soutenait une Landholder’s Constitution. Après que le premier projet eut été approuvé par les électeurs et le second refusé, un gouvernement populaire (la « Dorr rebellion ») s’opposa au gouvernement traditionnel soutenu par la législature. Après l’échec d’une marche des partisans de Dorr sur Providence (la guerre civile fut évitée de justesse), une nouvelle convention adopta, en novembre 1842, une constitution qui établissait un compromis plutôt favorable aux propriétaires fonciers. Les conditions de cens restaient assez élevées (la propriété d’un real estate de plus de 134 dollars ou le paiement d’un impôt d’au moins un dollar pour ceux qui étaient déjà inscrits sur les listes électorales) et le processus d’amendement associait les votes de deux législatures successives (à la majorité simple) et une ratification populaire obtenue par une majorité de trois cinquièmes des électeurs : une manière, sans doute, d’éviter la crise qui avait précédé la constitution de 1842 et d’entraver les changements constitutionnels. De fait, la constitution de 1842 ne fut jamais remplacée au Rhode Island et le suffrage universel ne fut établi pour toutes les élections que par un amendement de 1928.
Le débat constitutionnel fut également vif et de longue durée au Maryland pour savoir si la constitution de 1776 permettait seulement des amendements (à l’initiative de la législature, avec deux votes sur deux années successives, ce qui donnait là aussi un avantage aux représentant des comtés historiques et ruraux par rapport à la population croissante de Baltimore) ou si une révision constitutionnelle était possible par appel à une convention. Dès 1836, cette dernière idée fut suggérée par un select committee et des délégués se réunirent à Baltimore pour demander l’élection d’une convention au suffrage populaire (qui était universel depuis un amendement de 1810, la question était celle du découpage et de la représentation des circonscriptions électorales). La législature prit les devants en faisant voter (selon les prescriptions de la constitution) des amendements partiels, mais ces derniers ajoutèrent un nouvel élément de tension, en prévoyant des crédits importants pour de grands travaux. Les partisans d’une révision complète de la constitution en tirèrent argument pour demander que le pouvoir législatif ne soit pas libre d’engager le crédit public comme il l’entendait, mais qu’il soit encadré par des contraintes constitutionnelles. Les débats portaient enfin sur l’esclavage (que les propriétaires fonciers dominants craignaient de voir interdit par une révision constitutionnelle) et sur le recrutement des juges (nommés et considérés comme trop nombreux et donc trop coûteux). En 1836 l’amendement voté exigeait l’unanimité des deux membres de la législature pour abolir l’esclavage.
L’agitation, sous la forme de réunions improvisées de déléguées des comtés, reprit en 1845 et à nouveau les adversaires de la réforme (prétendant qu’il fallait modifier l’article de la constitution sur les amendements avant de pouvoir procéder à la convocation d’une convention pour procéder à une révision complète) l’emportèrent. Face à une majorité whig dans les chambres qui ne voulait pas changer de constitution, un gouverneur démocrate fut élu, tandis que des délégués des comtés se réunissaient à nouveau à Baltimore en 1849. Un compromis fut enfin trouvé, la majorité des deux chambres votant la loi de convocation d’une convention, avec des pouvoirs de rédiger une nouvelle constitution (en violation donc de la règle d’amendement de la constitution de 1776), sauf ce qui concernait les relations entre maîtres et esclaves. La nouvelle constitution fut rédigée par une convention en 1850 et ratifiée par plus de 23 000 électeurs (contre un peu moins de 5 000) en 1851.
Le Maryland, qui présente l’exemple le plus développé de débats constitutionnels sur la révision, est un cas parmi d’autres de la montée en puissance des conventions constitutionnelles (suivies de ratifications populaires des textes élaborés par ces conventions) dans le sillage de l’ère jacksonienne (1829-1837) : après la Virginie en 1829-1830, en Caroline du Nord en 1835 (pour d’importants amendements dont une procédure de révision), en Pennsylvanie en 1837-1838 (dans le silence de la constitution de 1790, par la réunion d’une « shadow convention », puis un vote populaire pour convoquer une convention constitutionnelle), en Géorgie en 1840 pour un amendement sur les élections législatives, au New Jersey en 1844, à New York de nouveau en 1846 (contrairement aux prescriptions de la constitution de 1821), dans l’Illinois en 1848 (cette fois dans le respect de la constitution de 1818), dans l’Indiana en 1850 (sans suivre les délais prévus de consultation populaire tous les douze ans dans le texte constitutionnel précédent) et dans l’Ohio en 1851. Si l’on ajoute les amendements constitutionnels réalisés au Massachusetts par des conventions en 1820 et 1853, l’échec d’une convention proposée dans le Missouri en 1845, la rédaction d’une constitution nouvelle en Louisiane en 1845, puis au Kentucky ou au Michigan en 1850 conformément aux règles en faveur d’une convention et bien sûr les conventions appelées à rédiger les constitutions des nouveaux États – le Texas en 1845, l’Iowa en 1846, le Wisconsin en 1848, la Californie en 1849, le Minnesota en 1857 où les électeurs durent choisir entre deux projets rivaux de constitution finalement tous les deux adoptés et « conciliés », l’Oregon en 1857, le Kansas en 1858-1859 après des projets de constitution anti-esclavagistes (la constitution de Topeka) ou esclavagistes (la constitution de Lecompton) rejetés par le Congrès –, on mesure l’ampleur du phénomène conventionnel qui s’est accompagné de ratifications populaires des nouvelles constitutions. Les réticences à l’égard du changement de constitution ont donc été emportées par cette vague, même si quelques-uns des nouveaux textes ont maintenu des procédures prudentes (faisant appel aux assemblées et non à une convention comme en Indiana) ou difficiles (avec des super-majorités, comme au Michigan en 1850 où la majorité des votants aux élections devait se prononcer explicitement pour une convention, le silence valant refus) de révision.
En évitant, du moins jusqu’à la Sécession de treize États du Sud en 1861 (qui entraîna la rédaction de nouvelles constitutions lors de la sécession, puis de la Reconstruction avec des conventions organisées sous la pression du gouvernement fédéral et comportant des délégués noirs), les conflits armés, les États de l’Union sont ainsi parvenus à développer des pratiques relativement fréquentes de révision constitutionnelle, par différents moyens (souvent non prévus par les textes constitutionnels, mais désormais légitimés selon le traité du juge Jameson en 1867, ouvrant la voie à de futures conventions régulièrement appelées) et en faisant appel à la volonté exprimée des électeurs. Cette poussée en faveur de changements substantiels soutenus par le mouvement conventionnel s’est quelque peu émoussée entre 1875 et 1900 – plusieurs États (les plus récemment créés, mais aussi d’autres plus anciens comme le Texas) recourant plutôt à des amendements (d’initiative législative avec ratification populaire) – avant les poussées populistes et progressistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui conduisirent à la création de mécanismes de référendum populaire (à partir de la rédaction de la constitution du Dakota du Sud en 1898, 22 États avaient introduit des formes de référendum législatif ou constitutionnel en 1918). La distinction entre amendements et révision complète de la constitution se clarifia – avec, par exemple, deux procédures différentes dans la constitution de Californie en 1849 –, en même temps que l’allongement du texte des constitutions risquait de brouiller la différence entre législation ordinaire et législation constitutionnelle au point de poser la question de la justification de l’insertion de certaines clauses nouvelles dans le texte constitutionnel.
II. Pourquoi changer la constitution ? Une tentative de classification des objectifs juridiques des révisions constitutionnelles
La doctrine américaine relative aux constitutions d’États reste très influencée encore aujourd’hui par le schéma proposé par Donald Lutz, en 1988, pour classer les différents objectifs d’écriture d’une constitution (« purposes for which people write constiutions »). Parmi les huit objectifs proposés par Donal Lutz, l’accent est mis sur la détermination du régime politique et des institutions publiques (y compris la définition de ce que Donald Lutz appelle le « public » qui inclut la citoyenneté) et sur la référence à des valeurs morales constituant un mode de vie (« way of life »). Il est surprenant qu’aucune mention ne soit faite de la technique juridique, notamment de la distinction entre loi constitutionnelle et loi ordinaire – comme s’il était définitivement admis que les auteurs des constitutions d’État (notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle) avaient méconnu ou négligé cette distinction en insérant des clauses de nature législative dans les constitutions. Les débats qui ont lieu au cours du XIXe siècle sur le recours à une convention pour changer de constitution indiquent à la fois l’importance accordée au texte constitutionnel (l’appel à une convention laisse entendre que la constitution existante ne peut plus être seulement amendée, comme le serait une législation ordinaire) et la volonté « populaire » (du moins celle exprimée par les délégués membres des conventions) d’élever telle ou telle règle au niveau constitutionnel. Les discussions intervenues lors de rédaction de la (première) constitution du Wisconsin, de 1846 à 1848, montrent que si certains délégués voulaient limiter la constitution à quelques principes fondamentaux, d’autres la souhaitaient plus longue – ce qui fut effectivement le cas avec 14 articles regroupant 150 sections – pour qu’elle soit du droit mis hors de portée de la législature (« to be the law, without reference to the legislature »).
Le schéma traditionnel utilisé aux États-Unis, fondé sur le postulat que les constitutions reflètent un consentement populaire, nous paraît contestable à une autre point de vue : il insiste, dans une perspective d’évolution linéaire et progressiste, sur les progrès de la démocratisation des institutions (élargissement du droit de vote par suppression des conditions de propriété et extension, notamment dans le domaine judiciaire, des fonctions élues), en minimisant l’utilisation qui a été faite des textes constitutionnels pour refuser le droit de vote à certains habitants de l’État, voire pour maintenir l’esclavage jusqu’à la fin de la guerre de Sécession. De ce fait, toute une dimension juridique, celle du recours à des clauses constitutionnelles afin d’empêcher (ou au moins de rendre très difficile) les changements est négligée, alors que les constituants ont été, dans de nombreux États, très conscients des potentialités de la technique constitutionnelle pour « verrouiller » un certain nombre de situations juridiques. La tendance, elle souvent soulignée, à se défier de l’omni-compétence des législatures a conduit de même à insérer dans le texte constitutionnel des articles qui interdisent le changement par voie législative sur certains sujets. Il faut donc prêter plus d’attention à ces usages de l’adoption d’une constitution (nouvelle ou révisée) dans une optique conservatrice d’entrave au changement (A). Enfin, plutôt que de traiter avec mépris une prétendue confusion entre domaine constitutionnel et domaine législatif, il faut prendre au sérieux ces tentatives de faire de la constitution une sorte de « code » déterminant les orientations du droit de l’État aussi bien en « droit privé » qu’en droit public (B).
A) Verrouiller la constitution pour entraver le changement
C’est la question de l’esclavage, brûlante dès les débuts de la République américaine, qui est à l’origine de cette utilisation des constitutions d’État pour entraver (et même, dans l’esprit des constituants, pour empêcher) le changement. En 1834, le Tennessee insère ainsi, dans sa deuxième constitution, un article interdisant d’émanciper des esclaves sans le consentement de leur propriétaire. En 1836, un amendement à la constitution (de 1776) du Maryland impose l’unanimité des membres des deux chambres pour abolir l’esclavage. La réunion d’une convention constituante dans cet État en 1850 est conditionnée à l’interdiction de changer quoi que ce soit dans ce domaine et les discussions sur le mode de révision ont été dominées par la crainte des esclavagistes (qui voyaient une convention changer de constitution, alors que le texte de 1776 paraissait autoriser seulement des amendements pour changer la constitution) qu’aucune barrière ne soit suffisante pour empêcher une future émancipation des esclaves (risquant d’être soutenue par le nombre croissant d’électeurs citadins dont les intérêts n’étaient pas liés à ceux des planteurs). Les esclavagistes durent se résoudre à permettre une révision de la constitution à l’initiative de la législature (qu’ils espéraient pouvoir continuer à contrôler) par une convention, mais ils obtinrent en contrepartie qu’une section (de la déclaration des droits !) réserve la compétence de la législature pour le « gouvernement, la régulation et la disposition » de la population libre de couleur, ce qui correspondait à un projet de renvoyer (plus exactement de déporter) les Noirs émancipés en Afrique (au Libéria). En 1845, la constitution du Texas maintient expressément l’esclavage (autorisé dans la constitution d’État indépendant en 1836). En 1850, la constitution du Kentucky multiplie les précautions pour maintenir l’esclavage : le Bill of Rights (article XIII de la constitution) affirme qu’aucun pouvoir « absolu, arbitraire » du législateur ne peut remettre en cause le droit de propriété (« before and higher than any constitutional sanction »), inviolable y compris pour les propriétaires d’esclaves, même à la plus large majorité (« in the largest majority ») et l’article X, portant spécifiquement sur l’esclavage (dispensant aussi du recours au jury pour les poursuites criminelles contre les esclaves), interdit le vote d’une loi sur l’émancipation des esclaves sans l’accord ou l’indemnisation des propriétaires. Alors que de nouveaux États avaient expressément prohibé l’esclavage dans leur constitution (l’Ohio avait banni l’esclavage dès sa constitution de 1802, l’Indiana avait fait de même dès 1816 en introduisant même une cause d’éternité interdisant toute révision constitutionnelle sur ce point, le Wisconsin en 1848, la Californie en 1849, l’Iowa en 1857, le Kansas en 1859 après de vifs débats et le rejet de la constitution de Lecompton), plusieurs États du Sud réaffirmèrent, à l’occasion de la Sécession, le caractère constitutionnel de l’esclavage comme le Texas et l’Arkansas en 1861 (la constitution de la Floride de 1861 prévoyait des juridictions spéciales pour les délits commis par les esclaves).
Ces clauses destinées à entraver les changements dans un sens démocratique se retrouvent à propos du droit de suffrage (que les constitutions d’État se voyaient naturellement chargées de définir en l’absence de disposition précise dans le texte originel de la constitution fédérale), notamment pour les Noirs libres, y compris dans certains États du Nord. Les constitutions du Connecticut (1818), du Tennessee (1834), de Caroline du Nord (1835), de Pennsylvanie (1838), du Wisconsin (1847), de la Californie (en 1849, les Indiens étaient également exclus du droit de vote), de l’Ohio (en 1851, après un débat et des propositions en faveur du vote des Noirs et des femmes), de l’Oregon (1857, les Noirs et les mulâtres qui n’étaient pas présents dans l’Etat au moment de l’adoption de la constitution se voyaient même dénier le droit de propriété sur les free estates, le droit de contracter et d’agir en justice !), du Kansas (1859) et du Montana (en 1864) refusaient le droit de vote aux Noirs émancipés (ainsi que les amendements apportés en 1835 à la constitution de Caroline du Nord). Au Minnesota (un État refusant l’esclavage qui était au centre du procès Dred Scott v. Sandford tranché par la Cour suprême l’année même de l’adoption de cette constitution), la question du vote des Noirs fut renvoyée à un amendement éventuel proposé (à une simple majorité) par la législature et ratifié par le peuple. Des dispositions régressives ont même pu être adoptées sur ce sujet dans la première moitié du XIXe siècle. À New York, où les Noirs pouvaient voter selon les mêmes conditions que les Blancs dans la constitution de 1777, la franchise pour les citoyens de couleur fut élevée au chiffre exorbitant de 250 dollars de freehold estate par la constitution de 1846 ; il ne fut abaissé qu’en 1869 (après le refus d’amendements égalitaires en 1860 et 1869), avant la ratification du XVe amendement en 1870. Dans l’Illinois, où la première constitution de 1818 avait autorisé les Noirs à voter, ce droit leur fut retiré par la constitution de 1848 qui interdit également l’arrivée de nouveaux hommes de couleur dans l’État.
Plus connues sont les restrictions apportées au droit de vote des Noirs (et parfois d’autres minorités, comme les Native Americans dans la constitution du Colorado en 1874 qui excluait les Noirs du droit de vote après le XVe amendement, ou les immigrants ne pratiquant pas l’anglais dans la constitution de Washington en 1889) par les Jim Crow clauses des constitutions ségrégationnistes à la fin du XIXe siècle. Ici les révisions constitutionnelles, soutenues par des majorités démocrates, ont été utilisées pour contourner le XVe amendement de la constitution fédérale et abroger des dispositions qui avaient été imposées par les Nordistes dans les constitutions de la Reconstruction (certaines d’entre elles ayant privé du droit de vote les anciens militaires confédérés). La Floride en 1885 (par l’introduction d’une capitation tax pour pouvoir voter), de manière encore plus manifeste le Mississippi en 1890 (par une convention qui rédige une nouvelle constitution prévoyant des conditions de paiement d’une poll tax, de résidence, de literacy tests), le Missouri la même année, la Caroline du Sud en 1895, la Louisiane en 1898, la Virginie en 1902 ont pu ainsi priver de droit de vote (« disenfranchised ») des électeurs noirs en grand nombre (il faut y ajouter un amendement constitutionnel en Caroline du Nord en 1899 qui contient la fameuse clause du grand-père, dispensant du literary test toute personne dont le père et le grand-père pouvaient voter avant 1867, ce qui n’était bien sûr pas le cas des Noirs). Les constitution de la Caroline du Sud (1868), du Tennessee (1870), de Floride (1885) interdisaient, par ailleurs, les mariages interraciaux, la première et la troisième imposant la ségrégation dans les écoles (de même que la constitution de l’Alabama en 1901). En dépit de l’invalidation d’un amendement à la constitution de 1908 de l’Oklahoma par la Cour suprême sur la clause du grand-père (dans la décision Guinn v. United States en 1915, qui n’eut guère d’effet immédiat, la clause étant rétablie dans un acte législatif jugé inconstitutionnel seulement en 1939), des clauses constitutionnelles restrictives du droit de vote ont subsisté plus d’un demi-siècle jusqu’aux décisions de la Cour suprême imposant la déségrégation et supprimant toutes les restrictions au droit de vote, ce qui prouve « l’efficacité » de cette sanctuarisation constitutionnelle de certaines des Jim Crow laws. De même, après les décisions de la Cour suprême Baker v. Carr (1962) et Reynolds v. Sims (1964) établissant le principe « one person, one vote », treize États furent amenés à réviser leur constitution et à reconsidérer les articles (très sensibles dès le XIXe siècle) relatifs aux circonscriptions électorales.
Un procédé comparable de « verrouillage constitutionnel » a été aussi utilisé, dès le milieu du XIXe siècle, avec les dispositions constitutionnelles qui restreignaient le pouvoir des législatures, notamment en matière financière (prohibition de toute dette pour « internal improvement » dans la constitution de l’Ohio en 1851 qui rejette également toute « poll tax », limitation aux engagements financiers pris pour des travaux publics au Kansas en 1859, pas moins de 69 sections limitatives du pouvoir financier de la législature en Arkansas en 1874, interdiction d’accroître l’endettement de l’État au Texas en 1875, dispositions auxquelles on pourrait ajouter celles sur l’éducation, avec parfois des règles contraignantes pour le législateur quant à l’attribution des fonds). Si la Cour suprême a pu, dans la première décision où elle invalidait une clause d’une constitution d’État (Dodge v. Woolsey en 1856, à propos de l’article sur la taxation des bénéfices des sociétés jugée contraire à une loi antérieure qui aurait créé des droits acquis en vertu d’un contrat entre l’État et ses citoyens), mettre en garde contre des risques d’atteinte à des droits acquis, elle ne s’est pas opposée frontalement à ce type de clauses. L’interdiction des loteries (à New York en 1821, au Tennessee en 1834, en Californie en 1849, au Minnesota en 1857) et plus tard la prohibition de la vente de l’alcool (le premier État à s’engager dans cette voie est Kansas en 1880) ont fait l’objet d’insertion dans les constitutions, avec la volonté explicite de mettre ces décisions à l’abri des changements simples de majorité (en exigeant une majorité renforcée pour abandonner, par amendement constitutionnel, de telles politiques). Le verrouillage de clauses jugées importantes dans la constitution a donc bien été utilisé à des fins conservatrices, voire réactionnaires au sens premier du terme, pour mettre des règles à l’abri des changements législatifs. La même défiance du « peuple constituant » (qui n’est jamais qu’une majorité d’électeurs ou de représentants à un moment donné) à l’égard des assemblées toutes puissantes explique la codification dans les constitutions d’États de certaines normes touchant des domaines apparemment plus éloignés du droit public.
B) Transformer la constitution en code pour encadrer le changement
Après une phase d’enthousiasme à l’égard des législatures élues et de leurs larges pouvoirs pour légiférer dans de nombreux domaines, l’opinion s’est orientée dans beaucoup d’États, dès le milieu du XIXe siècle, vers l’idée d’une limitation du nombre de lois nouvelles par la restriction de la périodicité (passage de sessions annuelles à des sessions bi-annuelles, par exemple dans le Maryland en 1851, dans l’Arkansas en 1874) et de la durée des législatures (pas plus de 60 jours, en Floride en 1868, dans le Montana en 1889, dans l’Utah en 1896 qui plus est pour une session tous les deux ans), ainsi que par l’interdiction du vote de private bills (ces textes, en faveur de personnes dénommées, étaient très nombreux dans les premières décennies après l’Indépendance, comme en Grande-Bretagne à la même époque ; un amendement à la constitution de New York en 1874 interdit, par exemple, des lois locales ou privées sur les changements de nom ou le taux d’intérêt). Si de telles clauses n’ont guère affecté la part prise (depuis plusieurs années) par les textes législatifs dans la structuration de l’ordre juridique des États les plus anciens, la situation était différente dans des États nouveaux. L’accession au statut de l’État de l’Union, décidée par le Congrès avec l’approbation présidentielle, succédait à plusieurs années (voire plusieurs décennies) d’un statut de « territoire fédéral » qui avait vu l’adoption (par des organes représentatifs) de lois propres au territoire. Les habitants de l’État pouvaient, néanmoins, avoir l’impression d’une relative pénurie de lois, voire d’une « anarchie » laissant libre cours à la violence et au lynchage (c’est l’exemple du Montana entre la première tentative de constitution en 1866 et l’adoption de la constitution de 1889). Ils souhaitaient également adopter les bases d’une « législation permanente », comme le dit le premier gouverneur du Dakota du Sud en 1889. Ces orientations peuvent expliquer pourquoi de nombreuses constitutions d’États du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont comporté des clauses, surprenantes pour les observateurs extérieurs, sur des sujets de droit pénal, de droit privé ou de droit « social » pouvant apparaître comme des empiétements sur les compétences du législateur ordinaire.
Les exemples de ces articles qui encadrent, parfois très précisément, la législation ordinaire à venir concernent d’abord la procédure criminelle et le droit pénal. Non seulement, de très nombreuses constitutions ont inséré, dans leur déclaration des droits, le principe du jugement par jury, mais quelques-unes sont allées au-delà des garanties communes qui figuraient aussi dans les dix premiers amendements de la constitution fédérale. La constitution du Tennessee en 1834 indique explicitement le droit à un conseil pour les accusés au cours de la procédure criminelle, plus tard la constitution de l’Oregon en 1857 interdit toute rigueur non nécessaire à l’égard des prisonniers, toute détention provisoire excessive et prescrit des lois pénales fondées sur le principe de « reformation » et non de « vindictive justice », en 1886 la constitution de l’Idaho autorise la réunion (avec l’accord des parties) d’un jury de six personnes qui peut se prononcer à la majorité (cette fois, dans un esprit plus répressif pour limiter le nombre des acquittements obtenus faute de majorité dans le jury). La constitution de l’Arkansas en 1874 va jusqu’à prohiber expressément les duels. Si un grand nombre de constitutions interdisent, comme la constitution fédérale, les punitions cruelles et inusuelles, les premiers États qui ont aboli la peine de mort (le Michigan en 1846 est le premier) n’ont pas cru bon, en revanche, de renoncer à la peine capitale dans leur constitution.
En matière de droit privé, des clauses garantissant des droits de propriété aux femmes mariées sur leurs biens propres apparaissent dans l’Oregon en 1857, en Floride en 1868 (après l’insertion, au moment de la Sécession, dans la constitution de 1861 d’un article interdisant, au contraire, de donner aux femmes mariées la capacité juridique ou de légitimer des enfants naturels), ou encore au Dakota du Nord en 1889. La première constitution de Floride en 1838 faisait déjà allusion à des procédures de divorce ouvertes aux femmes devant les tribunaux et réglées par la loi. Touchent également le droit privé les clauses très nombreuses qui limitent ou interdisent l’emprisonnement pour dettes et celles plus originales, dans les États de l’Ouest, qui prescrivent l’insaisissabilité du foyer en fonction de la fameuse homestead exemption (Wisconsin en 1847 en laissant cependant la législature fixer le seuil d’insaisissabilité, Maryland en 1851, Kansas en 1859, Floride en 1868 avec un article X en trois sections, Texas en 1875). Nous avons évoqué, à propos de l’esclavage, les textes qui ont constitutionnalisé le droit de propriété, voire mis ce droit au dessus de tous les autres (dans l’Arkansas en 1874). Il est aussi question de confirmer par le texte constitutionnel la fin des tenures féodales à New York ou dans l’Iowa. L’intérêt pour le respect de la vie privée apparaît – avant même l’article considéré comme fondateur de Warren et Brandeis dans la Harvard Law Review en 1890 – dans la section 7 de la Declaration of Rights de la constitution de l’État de Washington (« No person shall be disturbed in his private affaires, or his home invaded, without the authority of law », une clause semblable se retrouve dans la constitution de l’Arizona en 1910-1912).
Les clauses relatives au droit commercial, spécialement aux sociétés et aux banques, se font jour de manière assez précoce dans les constitutions des États. La première constitution de Floride, en 1838, interdit par exemple à la législature d’accorder une charte de création à une société de banque si certaines conditions (au moins vingt actionnaires, dont la moitié résidant dans l’État, une durée limitée à vingt ans sans renouvellement possible, un capital d’au moins 100 000 dollars, l’interdiction de toute spéculation immobilière, de toute distribution de dividende de plus d’un dixième du capital, la prohibition de toute aide publique en faveur d’une société) n’étaient pas remplies. La constitution de New York de 1846, en interdisant (sauf exception pour des objectifs municipaux) la création de sociétés par un acte législatif spécial (une charte pour une seule société), reflète le glissement vers le vote de lois générales sur l’incorporation des sociétés et la responsabilité (limitée) des actionnaires des sociétés anonymes (des clauses identiques se retrouvent dans l’Oregon en 1857). Mais cette orientation n’a pas signifié la fin des dispositions constitutionnelles sur le droit des sociétés (on les retrouve d’ailleurs dans la constitution suivante à New York en 1894) et surtout sur les banques – à partir de la constitution du Wisconsin en 1847-1848 qui interdit toute création de banque par loi générale ou loi spéciale, en prévoyant la possibilité de soumettre aux électeurs le choix de maintenir ou non cette prohibition. Les revendications des fermiers endettés (regroupés au sein du mouvement des Grangers) à l’encontre des banques ont relancé, à partir des années 1870, l’insertion de clauses restrictives (destinées à empêcher de futures législatives de céder trop facilement aux intérêts financiers) dans ce domaine : dans la constitution du Texas en 1875-1876 qui interdit d’octroyer des chartes aux banques (ce qui paraît exclure la création de nouvelles banques enregistrées dans l’État, avant un amendement en 1904 autorisant la législature à voter des textes généraux pour créer des banques), dans la constitution de Washington et dans celle du Wyoming en 1889 (qui interdit, en outre, les coalitions entre sociétés pour empêcher la concurrence) ou dans la constitution de l’Utah en 1896 (qui limite la durée de vie des sociétés, constitutionnalise la doctrine des abus de pouvoir des mandataires sociaux, interdit les coalitions sur les prix et impose une responsabilité au double de leurs apports pour les actionnaires de sociétés bancaires).
En réaction contre l’emprise des compagnies de chemin de fer ou des sociétés minières sur certains États de l’Ouest – la constitution du Dakota du Nord en 1889 avait été préparée en partie par la Northern Pacific Railroad qui réussit à y faire inclure des dispositions qui lui étaient favorables, la constitution du Montana en 1889 constitutionnalisait une taxation très modérée pour les entreprises minières –, les mouvements populistes et progressistes parvinrent à soumettre les sociétés (notamment celles au service du public pour le transport, la distribution d’électricité… ) au contrôle de l’État (par exemple, dans le Colorado en 1874 à propos des mines, dans la constitution de l’Oklahoma en 1907-1908, qui crée une « corporation commission » et consacre 35 sections à ce sujet, il est vrai avec une partie d’entre elles qui étaient modifiables par une loi ordinaire), de même que certaines richesses naturelles (les eaux dans le Wyoming en 1857, les forêts dans l’Utah en 1897 et le Colorado). Les dispositions destinées à lutter contre la corruption des élus étaient ouvertement dirigées contre les grandes sociétés industrielles, ferroviaires ou commerciales (elles font contrepoids, dans la constitution du Dakota du Nord, à celles en faveur des compagnies de chemin de fer).
Ces interventions constitutionnelles dans la vie économique de l’État touchent, enfin, les questions du droit du travail, très controversées devant les tribunaux autour de l’« ère Lochner » (du nom de la décision de la Cour suprême invalidant en 1905 une loi de l’État de New York sur la limitation du travail de nuit dans les entreprises d’alimentation au nom de la liberté des contrats). Certains États se sont contentés d’aménager un cadre constitutionnel en faveur de lois protectrices du travail (comme l’Utah en 1896, la constitution est cependant prescriptive sur la durée du travail journalier dans les travaux publics et l’interdiction du travail des enfants dans les mines). D’autres ont constitutionnalisé des règles substantielles – comme la suppression du principe « fellow-servant » dans les accidents du travail (ce qui allait dans le sens de la responsabilité patronale) dans la constitution de l’Oklahoma en 1907-1908, dans l’Arizona en 1912, l’interdiction du travail des enfants dans le Colorado dès 1874, au Dakota du Nord en 1889 – avec très probablement la volonté d’éviter la censure des juridictions d’État défendant la liberté d’entreprendre au nom de la « due process clause » (l’État de New York amenda sa constitution dans ce but en 1913).
Pour toutes ces dispositions, l’on peut parler – spécialement dans les constitutions les plus longues de la fin de notre période – d’une codification (au moins partielle, pour les règles jugées les importantes) du droit de l’État qui cherchait à combiner des objectifs de stabilité (avec, à nouveau, l’instrumentalisation de la constitution comme un verrou, mais cette fois pour protéger de réels changements contre les retournements de majorité ou l’action des juges, avec une crainte renforcée des phénomènes de corruption électorale) et d’ouverture (notamment dans les États qui allèrent vers la démocratie directe en admettant les amendements constitutionnels par référendum) des « politiques publiques ». Il faut, à notre avis, nuancer l’échec (lui-même relatif) de la codification du droit pénal ou civil aux États-Unis par ce rôle imparti aux constitutions pour fixer des règles supra-législatives y compris dans le domaine du droit privé ou du droit social. L’utilisation, fréquente aujourd’hui dans beaucoup d’États, des amendements constitutionnels sur des sujets qui pourraient relever de la législation ordinaire (l’avortement, la répression pénale, le mariage entre personnes du même sexe) trouve sa source dans cette idée née au XIXe siècle (et qui n’était pas une « aberration ») d’insérer dans la constitution des inflexions majeures apportées à l’ordre juridique de l’Etat concerné.
Nous retrouvons ainsi, en fin de parcours, la comparaison évoquée au début avec la France en utilisant – en dépit des différences (dans le détail des règles, bien sûr, beaucoup plus accentué en France, comme dans le niveau assigné à ces règles dans la hiérarchie des normes) – le terme de « codification » (alors même que le Chief Justice Marshall avait opposé la prolixité d’un « code » et le laconisme de la « constitution » dans McCulloch v. Maryland en 1819) et en relevant des ressemblances entre ces processus de changements constitutionnels dans les États américains et les phénomènes de refonte ou de révision des codes dans les pays de droit civil. Ces processus de révision constitutionnelle, dans les États fédérés jusqu’à la Première Guerre mondiale, nous paraissent présenter plusieurs caractéristiques dignes d’attention. Il s’agit, d’abord, de changements opérés dans le droit constitutionnel par des moyens et des techniques de droit constitutionnel (même dans les cas où les règles constitutionnelles ont été violées, la succession des constitutions s’est opérée sans véritable solution de continuité, sans coup d’État et de plus en plus avec une ratification populaire). L’on peut parler – excepté le cas de la Guerre de Sécession – d’une histoire constitutionnelle à la fois mouvementée et pacifique. Cette « juridicisation » des changements constitutionnels ne signifie pas, pour autant, le recul du politique au profit du droit. Chacune de ces transformations a été une décision que les constituants (souvent les électeurs à travers leurs délégués au sein d’une convention, puis à travers l’approbation de l’amendement ou de la nouvelle constitution) ont prise en fonction de facteurs politiques, mais chacune a été aussi inscrite dans un processus juridique et légitimé par le droit, participant (en dépit même de la multiplicité et du rythme des changements) à un renforcement de la croyance dans le pouvoir des constitutions (il y a là , pensons-nous, une source de réflexion, par exemple sur le sujet actuel de la constitutionnalisation de la « règle d’or » sur ce que peut signifier le fait d’accomplir dans la hâte une révision qui pourrait être défaite par une autre révision).
Cette pacification de la pratique du changement constitutionnel tient, pour beaucoup, à des conditions propres à l’histoire des États-Unis : l’absence d’invasion étrangère après la Guerre d’indépendance et surtout les contraintes fédérales qui ont forcé les auteurs des constitutions des territoires ayant souhaité accéder au statut d’État de l’Union à accepter (souvent après de longs délais, comme dans le cas de l’Utah, en raison du blocage relatif à la condamnation de la polygamie par les Mormons exigée par le Congrès) les exigences des autorités fédérales. La Guerre civile, provoquée par la Sécession des États du Sud après l’élection de Lincoln, a été la crise la plus dramatique (faisant plus de 600 000 victimes) dans les rapports entre États fédérés et État fédéral : elle a rappelé que les changements constitutionnels dans les États fédérés ne pouvaient se produire que dans le respect de la politique (menée par le Congrès et le Président) et du droit (contrôlé par la Cour suprême) de la Fédération. Cet encadrement des changements constitutionnels (renforcé par les XIIIe, XIVe et XVe amendements), combiné avec les phénomènes d’emprunt d’une constitution d’un État à une autre (qui s’expliquent par la communauté de langue, de culture et d’histoire unissant les Américains au-delà de leur différence d’origines), a grandement contribué à rendre possible une telle accumulation d’amendements et de révisions dans les États, contrastant avec la stabilité de la constitution fédérale.
Il est tentant de faire des distinctions et de chercher à instaurer une échelle de gradation dans ces révisions constitutionnelles, allant des amendements isolés et relativement mineurs à l’élaboration de constitutions entièrement nouvelles se substituant à un texte précédent. Mais ce dernier cas est une hypothèse d’école (même la Sécession et la Reconstruction n’ont pas empêché la reprise de certaines clauses issues des constitutions antérieures) et il faut plutôt voir un continuum entre les amendements – souvent groupés et ratifiés par un vote populaire – et les révisions, parfois limitées à un nombre réduit de changements. Il a pu être fait usage, comme devant la Cour suprême de Californie en 1990, de critères formels et procéduraux pour distinguer amendements (changeant la constitution) et révisions (changeant de constitution), mais l’histoire des conventions constitutionnelles du XIXe siècle montre comment des mouvements politiques ont pu remettre en cause l’interprétation restrictive de clauses de révision (que certains voulaient limiter à des amendements) pour faire admettre des réformes plus complètes soutenues par une majorité d’électeurs. Dans certains cas, les règles de révision constitutionnelle ont été complétées, voire violées ; dans d’autres, une révision régulière a conduit à changer (par un amendement spécifique ou dans la nouvelle constitution) les règles de la procédure de révision. L’histoire des constitutions des États américains offre ainsi un nombre, sans doute inégalé, d’exemples de « l’énigme » des dispositions auto-référentielles sur les révisions constitutionnelles selon la célèbre expression d’Alf Ross. Les solutions empiriques peuvent s’expliquer par la résolution proposée à cet énigme par Alf Ross lui-même : il faut supposer, dans toutes les constitutions (même rigides), une norme tacite prescrivant l’obéissance aux règles de révision (comme aux autres) jusqu’à ce que l’autorité désignée compétente pour la révision en désigne une autre pour lui succéder.
Cette « autorité » qui consacre juridiquement tous les changements constitutionnels – et valide même ceux qui paraissaient contraires aux règles de révision –, c’est le « peuple » dans la « démocratie en Amérique ». Toute cette succession, en général pacifique, de constitutions a reposé sur une exercice fréquent (dans beaucoup d’États, les élections législatives avaient lieu chaque année au XIXe siècle) des consultations électorales. Ce principe du consentement populaire, qu’avait mis en valeur Donald Lutz dès ses études pionnières sur le constitutionnalisme des États, doit être néanmoins compris de manière dynamique : la composition de ce « peuple » change au cours du temps avec les élargissements (en faveur des non-propriétaires, des hommes de couleur, des femmes à partir de la constitution du Wyoming en 1889), mais aussi des restrictions (notamment dans les Jim Crow constitutions au tournant du XIXe et du XXe siècle, auxquelles il faut ajouter les dispositions écartant des urnes les Indiens qui n’avaient pas renoncé au système tribal). C’est un peuple nouveau qui élit des délégués à une convention (souvent avec des circonscriptions électorales modifiant la représentation en usage dans la législature) et ratifie des révisions constitutionnelles, comportant très souvent des modifications sur le droit de suffrage. Dans ces conditions, le schéma du « dualisme constitutionnel », appliqué par Bruce Ackerman aux grands « moments » de transformation de la constitution fédérale, nous paraît moins adapté pour les constitutions d’État. Sur ce terrain, il paraît vain d’opposer un peuple originaire ou constituant (dont les volontés s’inscriraient dans la longue durée) à un peuple « ordinaire » désignant ses législateurs : à chaque consultation électorale où il y a des enjeux constitutionnels, les électeurs sont appelés par la pratique du vote (qui peut aboutir aussi au rejet des amendements ou de la révision) et par l’adoption de nouvelles clauses sur la citoyenneté à redéfinir ce qu’est (juridiquement) le peuple. Il y a là une dynamique, susceptible à notre avis d’expliquer d’autres changements constitutionnels en dehors des États-Unis, qui associe révision constitutionnelle et construction de la notion juridique de « peuple » : tandis que les électeurs confèrent sa validité à la constitution, cette dernière détermine l’espace public en donnant une nouvelle définition du peuple. Loin d’une opposition entre une réalité politique et sociale du peuple d’une part et une norme juridique d’autre part, il s’agit d’une combinaison, à l’intérieur même du champ juridique, des constructions relatives à la constitution et au peuple (ainsi « constitué » par le processus constitutionnel).
Par rapport au modèle proposé par Bruce Ackerman, il paraît aussi plus difficile d’identifier des « moments forts » dans l’histoire constitutionnelle des États que dans l’histoire de la constitution fédérale. Même si la poussée de la « démocratie jacksonienne », les répercussions de la Guerre de Sécession et les mouvements progressistes rythment ces changements constitutionnels, ces derniers se succèdent à une allure beaucoup plus élevée qui se complique, en fonction des particularités de l’histoire de chaque État, par l’extension géographique d’Est en Ouest comme par les oppositions entre Nord et Sud. Il paraît peu probable que les électeurs des États fédérés aient eu conscience, à un moment ou un autre, qu’ils participaient à une rupture ou même à un tournant constitutionnel : cette histoire de luttes politiques, est aussi celle de processus par à -coups (parfois en sens contradictoire) qui empêchent d’identifier des « âges » bien circonscrits. L’acculturation de ce mouvement perpétuel – comparable à l’acceptation dans toute démocratie de changements législatifs liés à l’alternance des majorités parlementaires – est un autre élément caractéristique de cette démocratie américaine, qui trouve l’une de ces sources dans le déplacement des populations vers l’Ouest (ainsi que vers le Nord et les grandes villes) qui a rapidement modifié la composition du corps électoral dans chaque État au cours du XIXe siècle. Pour justifier des révisions constitutionnelles fréquentes (et aller à l’encontre du préjugé ordinaire faisant de la constitution une loi permanente), Jefferson s’était appuyé sur les tables de mortalité de Buffon en expliquant qu’un corps d’électeurs (composé de majeurs de 21 ans) n’avait plus la même majorité (du fait des décès intervenus de plus de la moitié de ces électeurs) 19 ans plus tard. Avec l’idée d’un peuple toujours en mutation, nous trouvons (du moins, dans des systèmes pratiquant des consultations électorales très fréquentes) la source de ces métamorphoses constitutionnelles, dont les rythmes sont si différents de ceux de la vie politique au niveau fédéral (sans même traiter, ce qui est un autre sujet, des transformations relevant de l’interprétation changeante de ces constitutions par les législatures et par les juges).
Nous voudrions terminer ces remarques conclusives par des considérations plus générales, de la part d’un historien du droit, sur ces changements juridiques. À partir des années 1990, un débat oppose aux États-Unis ceux qui considèrent – depuis un article fondateur de James Gardner – le « discours constitutionnel » tenu dans les États fédérés comme confus, inintelligible (en raison, notamment, de l’absence dans plusieurs cas de procès-verbaux des conventions pouvant indiquer les intentions des constituants) ou relativement pauvre (en particulier dans les arguments utilisés devant les cours d’État sur la base de clauses souvent obsolètes) et ceux qui défendent, au contraire, l’intérêt de l’étude des constitutions d’État, censées refléter de véritables « identités ». Ces derniers nous paraissent confondre deux perspectives : l’une portant sur d’éventuelles identités constitutionnelles (très contestables au sein d’États fédérés qui ne correspondent pas à des « nations », mais à une population à la composition changeante), l’autre sur la portée juridique de ces constitutions d’États (loin d’être nulle en termes de structuration de l’ordre juridique propre de chaque État). Dire que les changements de la « législation constitutionnelle » (comme ceux de la législation ordinaire) sont contingents et paraissent même arbitraires ne signifie pas que les procédures juridiques de changement sont sans intérêt pour la science juridique. Dans une perspective historique, ce n’est pas la « reconstitution » (improbable) des ordres juridiques du passé (tels qu’ils ont été à un moment donné dans un territoire déterminé) qui suscite la recherche, mais l’étude des processus juridiques (susceptibles bien sûr d’être déterminés, notamment par des facteurs politiques) qui, dans tout système, font passer d’un ordre juridique à un autre.
Jean-Louis Halpérin est professeur à l’École normale supérieure (Paris), UMR 7074 Centre de Théorie et Analyse du Droit
Pour citer cet article :
Jean-Louis Halpérin « Changer de constitution et par la constitution : l’exemple historique des États fédérés d’Amérique jusqu’à la Première Guerre mondiale. », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/changer-de-constitution-et-par-la-constitution-:-l'exemple-historique-des-etats-federes-d'amerique-jusqu'a-la-premiere-guerre-mondiale.-636]