Cette contribution se propose de revenir sur l’arrêt Brocas rendu par le Conseil d’État le 19 octobre 1962. Elle analyse l’utilisation d’un « principe traditionnel du droit public » par le Conseil d’État, et son inscription dans la tradition parlementaire, en opposition à la pratique du pouvoir par l’Exécutif à ce moment charnière des débuts de la Cinquième République. Par l’ambivalence d’un tel principe – dont le caractère traditionnel est contesté –, l’article vise à montrer comment la haute juridiction s’inscrit dans les débats sur le sens des dispositions constitutionnelles à l’aube du régime. À ce titre, et par la mobilisation de références antérieures à l’adoption du texte constitutionnel nouveau, elle participe à la détermination du droit constitutionnel, du contenu de la Constitution de 1958, faisant appel, en outre, à un référentiel qui lui est propre. S’impliquant dans les controverses relatives à la mise en place du nouveau régime, le Conseil d’État semble alors, et c’est l’objet de la démonstration, faire l’expérience d’un droit constitutionnel particulier : un droit constitutionnel qu’on peut dire « hors la constitution ».  

Interpreting constitutional law or producing it: the Council of State's Brocas decision

This article examines the Brocas case delivered by the Conseil d'État on 19th October 1962. It analyzes the Conseil d'État's use of a "traditional principle of public law", and its place in the parliamentary tradition, in opposition to the practice of power by the Executive at this crucial moment in the early years of the Fifth Republic. Through the ambivalence of such a principle - the traditional character of which is disputed - the article aims to show how the high court was part of the debates on the meaning of constitutional dispositions in the early years of the regime. Through the mobilization of references predating the adoption of the new constitutional text, the Conseil d’État participates in the determination of the content of the 1958 Constitution, drawing, moreover, on a frame of reference of its own.  

D

ans la publication des Manuscrits de Sieyès, est retranscrite une phrase de l’abbé par laquelle, parlant de l’organe de gouvernement – le Conseil d’État –, il énonçait qu’il « ne gouverne point, il ne fait que pourvoir à ce que tout aille : c’est le ciment universel de l’édifice politique ». Si ce fut le Sénat conservateur qui, dans la Constitution de l’An viii, prit le rôle de conservateur de la Constitution, il demeure possible de s’interroger sur l’organe qui reprit cette fonction à la suite de sa disparition. Le Conseil d’État, sans aucun doute conservateur de l’État, n’aurait-il pas repris l’office de conserver l’édifice politique dans son ensemble, en devenant par conséquent le ciment ? Une telle idée surgit à la lecture de l’arrêt Brocas.

Rendu le 19 octobre 1962, cet arrêt permet de proposer un regard rétrospectif sur le rôle du Conseil d’État dans la détermination du droit constitutionnel, à un moment où l’on se posait encore la question de son contenu précis. Dans le cadre d’une étude relative au droit constitutionnel du Conseil d’État – et plus spécifiquement de réflexions sur la façon dont cette institution interprète la Constitution – cet arrêt permet d’attirer l’attention sur rôle de la Haute assemblée dans la stabilisation du régime de 1958. Il intervint à l’issue d’une période particulièrement marquée par l’incertitude relative à ce régime nouveau qui devait encore être précisé à la suite de l’adoption de la Constitution promulguée le 4 octobre 1958.

Une période d’instabilité institutionnelle s’ouvrait, à la fois du fait de la nécessité de finaliser l’organisation institutionnelle, mais aussi – et surtout – de mettre un terme à la guerre d’Algérie. Ainsi furent acceptées un certain nombre de pratiques gouvernementales qui, pour une large part de la doctrine comme pour le Conseil d’État, étaient essentiellement justifiées par la période au sein de laquelle elles s’inscrivaient. Le Conseil se montra d’ailleurs, dans un premier temps, conciliant vis-à-vis de l’Exécutif et des pratiques constitutionnelles qu’il était en train d’instaurer. On relève, par exemple, que la Haute assemblée ne s’insurgea pas outre mesure de la révocation en 1960 de son maître des requêtes André Jacomet. Cette révocation s’expliquait par l’expression de son désaccord avec le général de Gaulle, alors qu’il envisageait de quitter ses fonctions de Secrétaire général de l’Administration en Algérie. On pense également à l’attitude conciliante d’un Conseil d’État qui, dans l’arrêt Rubin de Servens en 1962, avait eu à se prononcer sur le dispositif nouveau prévu à l’article 16 de la Constitution. Il se trouvait, dans cette affaire, contraint de faire du droit constitutionnel afin de répondre aux problèmes posés par ce mécanisme. Finalement, il demeura très réservé quant à la solution adoptée qui, faisant du déclenchement de l’article 16 un acte de gouvernement, avait dans le même temps affirmé que les mesures adoptées par le chef de l’État dans ce cadre devaient être contrôlées au regard d’une conception matérielle de la norme. Il excluait donc la possibilité d’un contrôle de ces mesures adoptées par le Président de la République dans le domaine de la loi – à rebours de sa jurisprudence constante relative aux décrets-lois.

Une telle bienveillance ne se maintenait toutefois qu’en raison du caractère exceptionnel de la période. Dès l’instant où ces circonstances prirent fin et ne justifiaient plus les libertés prises par l’Exécutif par rapport à la conception du droit constitutionnel qui était celle du Conseil d’État, ce dernier s’attacha à le rappeler « à l’ordre parlementaire », et à placer le régime de la vRépublique dans la droite ligne des régimes antérieurs qu’étaient la iiie et la ive Républiques. Il prit alors ce rôle de conservateur d’un édifice politique à stabiliser. Dès l’arrêt Rubin de Servens, le commissaire du gouvernement Henry rappelait en effet qu’il « ne faut pas oublier que la Constitution du 4 octobre 1958 demeure, par la volonté de la loi du 3 juin 1958, mais, aussi, par ses dispositions essentielles, la Constitution d’un régime parlementaire ».

Le Conseil d’État rendit en ce sens deux arrêts le 19 octobre 1962, qui démontraient chacun une certaine vision du droit constitutionnel retenue par cette institution. Il s’agissait, d’une part, de l’arrêt Canal, et, d’autre part, de l’arrêt Brocas.

Le premier est le plus connu. Il s’agit de l’arrêt par lequel le Conseil d’État se reconnut compétent pour contrôler une ordonnance prise par l’Exécutif sur habilitation référendaire, et annula cet acte au motif de sa contrariété aux principes généraux du droit. Il en fit donc un acte réglementaire, quand l’Exécutif entendait avoir adopté un acte dans le domaine de la loi. Contrairement à la qualification matérielle qu’il avait opérée, quelques mois plus tôt, dans l’arrêt Rubin de Servens, le Conseil d’État procéda dans l’arrêt Canal à une qualification organique de l’acte qui, dès lors qu’il avait été adopté par une autorité administrative, devait être soumis comme tous les actes réglementaires aux principes généraux du droit. Le général de Gaulle s’insurgea contre cet arrêt qu’il tint pour « nul et non avenu », allant jusqu’à gracier le Sieur Canal, dont la condamnation à mort avait pourtant été annulée en même temps que l’ordonnance de création de la Cour militaire de justice qui l’avait prononcée.

L’arrêt Brocas, pour sa part, est moins connu. Il ne fit à l’époque l’objet que d’un commentaire succinct d’André de Laubadère, qui y consacra une chronique commune avec l’arrêt Canal. Il n’en est par ailleurs fait mention, généralement, que concernant le caractère d’acte de gouvernement du décret soumettant un projet de loi au référendum. Il apportait pourtant, de façon notable, une réponse de la part du Conseil d’État à la crise institutionnelle qui rythma le début du mois d’octobre 1962. Cette dernière résultait de l’annonce du référendum visant à faire adopter par le corps électoral la révision de la Constitution tendant à mettre en place l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct.

Il faut rappeler brièvement la chronologie précise des évènements. Une motion de censure avait été adoptée le 5 octobre 1962 par l’Assemblée nationale, en réaction à l’annonce de l’organisation du référendum par un décret datant du jour précédent. Le Premier ministre, Georges Pompidou, remit alors le 6 octobre, conformément à l’article 50 de la Constitution, la démission de son Gouvernement au Président de la République. Ce dernier article dispose en effet que lorsque l’Assemblée adopte une motion de censure, « le Premier ministre doit remettre au Président de la République la démission du Gouvernement. » Cette démission fut toutefois refusée par le général de Gaulle, qui invita le Gouvernement à continuer d’assurer ses fonctions jusqu’au début de la prochaine législature, dans le même communiqué de presse qui annonçait la dissolution prochaine de l’Assemblée nationale – qui ne fut prononcée que par un décret du 9 octobre. Le Président n’accepta finalement cette démission que le 28 novembre, une fois proclamés les résultats du second tour des élections législatives. À la suite du refus de la démission du Gouvernement mis en échec par l’Assemblée nationale, deux décrets furent adoptés le 6 octobre, concernant les conditions dans lesquelles les partis politiques pouvaient participer à la campagne en vue du référendum, ainsi que l’organisation du scrutin. Un recours en excès de pouvoir fut formé par le Sieur Brocas, député non-inscrit, contre ces deux décrets sur le fondement de l’incompétence d’un gouvernement démissionnaire pour prendre de tels actes.

Mettant de côté le caractère d’acte de gouvernement du premier décret, qui décidait de la soumission du texte au référendum, l’enjeu constitutionnel pour le Conseil d’État reposait sur une alternative. La première branche de l’alternative consistait à dire que si l’acte était annulé pour incompétence, cela revenait à reconnaître la seule responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée, et donc le caractère moniste du régime parlementaire de la ve République. En revanche, selon la seconde branche de l’alternative, si la requête était rejetée en raison de la compétence du Gouvernement, alors le Conseil reconnaissait le caractère dualiste du régime, c'est-à-dire la responsabilité du Gouvernement non seulement devant l’Assemblée, mais également devant le Président auquel il revenait, après l’adoption de la motion de censure, d’accepter ou non par un acte positif sa démission.

La solution choisie par le Conseil constitua une troisième voie. Il trancha dans le sens de la compétence du Gouvernement – semblant prendre parti pour la lecture dualiste –, mais il le fit en le reconnaissant démissionnaire – ce qui semblait pourtant relever de la première branche de l’alternative, celle correspondant à la lecture moniste du régime. Ainsi, la compétence du Gouvernement pour adopter les décrets d’organisation des opérations référendaires ne reposait pas sur le fait qu’il disposât encore de la plénitude de ses pouvoirs, mais sur l’expédition des affaires courantes par un gouvernement démissionnaire, ce dont on pouvait légitimement douter qu’elle relevât.

Dans ses conclusions sous cet arrêt, le commissaire du Gouvernement Bernard défendait cette solution intermédiaire sur le fondement d’un « principe traditionnel du droit public », relatif à la tradition parlementaire française dans laquelle devait par conséquent s’inscrire le droit constitutionnel de la ve République. Ceci ne tenait pourtant pas de l’évidence, notamment pour la présidence dont le conseiller technique Jacques Boitreaud, également membre du Conseil d’État, avait le 15 octobre 1962 en amont de la décision fait parvenir une lettre au Vice-président du Conseil d’État, Alexandre Parodi. Il l’informait par ce courrier – quelque peu baroque au regard du fait que le défendeur était, en l’espèce, le Premier ministre et non la Présidence – de l’interprétation qu’il convenait de donner à ces évènements. La condition d’effectivité de la démission du Gouvernement, à son sens (selon l’interprétation conjointe des articles 8 et 50 de la Constitution), reposait sur l’acceptation de cette démission par le Président de la République. Il rappelait, au soutien de son argument, la réponse faite par Michel Debré à Paul Reynaud au moment des débats du Comité consultatif constitutionnel. À la question de la possibilité pour le Gouvernement de rester en fonction après avoir été mis en minorité par l’Assemblée nationale, Michel Debré répondait : « Le Président de la République peut, le cas échéant, dire au Premier ministre : “Je refuse votre démission et je dissous”. Ou bien il peut dire “Je nomme un autre gouvernement” ». À rebours de cette interprétation, le commissaire du gouvernement Bernard défendait pour sa part la tradition parlementaire française. Sommairement, il appliquait le syllogisme suivant au gouvernement Pompidou : la règle selon laquelle un Gouvernement mis en minorité est démissionnaire s’applique pour tous les régimes parlementaires ; la ve République est un régime parlementaire ; un gouvernement qui perd la confiance de l’Assemblée sous la ve République est donc démissionnaire et voit son pouvoir limité à l’expédition des affaires courantes.

Pourfendeur de l’interprétation présidentialiste défendue par la présidence en 1962, le Conseil d’État défendit la préservation de la tradition parlementaire, tout en ménageant à l’Exécutif une possibilité d’action que la seule expédition des affaires courantes ne paraissait pas nécessairement admettre dans les dimensions ici envisagées. Pour revenir à notre sujet, il s’agit de savoir ce que fit le Conseil d’État lorsqu’il suivit son commissaire du gouvernement qui affirmait : « Nous nous trouvons […] ici en présence de deux principes traditionnels qui doivent s’appliquer sous le régime institué par la Constitution de 1958 comme sous les régimes précédents ». Était-ce encore réellement du droit constitutionnel au sens où il le mobilisait dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des actes de l’Administration ? S’agissait-il d’une simple application des dispositions constitutionnelles ? Ou bien le Conseil d’État participait-il à la détermination même de ce que devait être le droit constitutionnel de la ve République ?

Il semble que la nature de l’activité de la Haute assemblée en cette occasion fut distincte de son office classique de contrôle des actes. Elle tendait plutôt à la protection d’une continuité constitutionnelle, à une fonction conservatrice allant de pair avec une résistance aux évolutions « présidentialisantes » du régime, apportées par la nouvelle Constitution et son interprétation par l’Exécutif. Le Conseil se plaça dans cet arrêt en garant de la tradition parlementaire française (I.), et cette prise de position porte à s’interroger sur la postérité d’une potentielle fonction conservatrice de la tradition constitutionnelle, ainsi que sur sa nature précise (II.).

I. Protéger la tradition parlementaire

Les arguments soutenus à la fois par le commissaire du gouvernement Bernard dans ses conclusions et par le Conseil d’État tendirent à résoudre la question constitutionnelle du point de départ de l’expédition des affaires courantes (A.). Le Conseil dégagea ainsi un « principe traditionnel du droit public », catégorie juridique étonnante, notamment lorsqu’elle est utilisée dans le cadre constitutionnel. Si ce principe put alors servir à la protection de la tradition parlementaire, son caractère traditionnel peut néanmoins être interrogé (B.).

A. Déterminer le point de départ de l’expédition des affaires courantes

Après avoir affirmé la compétence du Conseil d’État pour le contrôle de la légalité des décrets mentionnés, le commissaire du gouvernement Bernard relevait deux questions devant se poser au Conseil : une question de principe, et une question d’espèce. La première était la suivante : « le Gouvernement devait-il se limiter à l’expédition des affaires courantes ? ». La seconde question revenait, en cas de réponse positive à la première, à s’interroger sur la qualification des actes, et leur intégration dans la catégorie des « affaires courantes ». La première question est celle dont les conséquences constitutionnelles étaient les plus importantes. C’est donc de celle-ci que nous traiterons. Concernant la seconde, le raisonnement final du Conseil, fondé sur la nature, mais surtout sur l’urgence des décrets – alors que le requérant soulevait leur importance et leur nature politique –, relevait plutôt de considérations assez largement conjoncturelles et téléologiques.

Relativement à la limitation des pouvoirs du Gouvernement, le commissaire du gouvernement développa un raisonnement constitutionnel digne d’un « interprète authentique », déterminant non pas la conformité d’un quelconque acte administratif aux normes constitutionnelles, mais bien le contenu même du droit constitutionnel de la ve République naissante. La limitation du Gouvernement à la seule expédition des affaires courantes renvoyait directement à la détermination de sa qualité démissionnaire. Il fallait ainsi, pour le commissaire Bernard, d’abord déterminer le point de départ de la période durant laquelle le Gouvernement devait être considéré comme tel. L’élément déclencheur de l’expédition des affaires courantes était, selon les conclusions, l’obligation faite au Gouvernement par l’article 50 de la Constitution de remettre sa démission au chef de l’État s’il était mis en minorité par l’Assemblée. L’argument au soutien d’une telle détermination du point de départ de la perte par le Gouvernement de la plénitude de ses pouvoirs était donc la « tradition », et ce alors même que l’article 8 de la nouvelle Constitution aurait pu, au contraire, amener à penser qu’il fallut attendre une acceptation de cette démission par le Président. Toutefois, le commissaire du gouvernement affirmait qu’afin que l’obligation faite au Gouvernement de déposer sa démission fût assortie d’une sanction, il fallait qu’il vît ses pouvoirs limités à l’expédition des affaires courantes à l’instant de sa mise en échec par l’Assemblée nationale, sans attendre l’effectivité de la démission.

Le Conseil d’État, suivant son commissaire du gouvernement, procéda à une interprétation audacieuse du nouveau texte constitutionnel. Il estima que la conséquence directe de la mise en minorité d’un Gouvernement, sa sanction, pour reprendre les mots de Michel Bernard, tenait en ce qu’il devait dès ce moment être limité à l’expédition des affaires courantes. Sans être dénuée d’une certaine logique, une telle affirmation formait néanmoins une modulation notable du principe selon lequel la conséquence de l’adoption d’une motion de censure doit être la démission du Gouvernement, et la nomination d’un nouveau Premier ministre.

La détermination du point de départ de la qualité de « gouvernement d’expédition des affaires courantes » fut ainsi fixée par le Conseil d’État dans une interprétation qu’il voulait « traditionnelle » de la Constitution de 1958. S’il est possible d’imaginer que le commissaire du gouvernement, et le Conseil à sa suite, produisaient ainsi une interprétation de l’article 50, la lecture des conclusions semble indiquer le contraire. Le fondement de la perte de légitimité du Gouvernement à la date de sa mise en échec par l’Assemblée se trouvait, pour le Conseil d’État, dans un « principe traditionnel du droit public », dont le caractère traditionnel pouvait légitimement être contesté.

B. L’invocation contestable d’une tradition

Du point de vue constitutionnel, et au fondement de la limitation de sa compétence, le Gouvernement d’expédition des affaires courantes a également pour caractéristique d’être déchu de sa légitimité. Dans certaines circonstances historiques, il fut celui qui, lors d’une vacance du pouvoir, se chargea dans le cadre de la neutralité exigée par les circonstances, de la gestion provisoire des affaires de l’État, dans l’attente de nouvelles institutions ayant vocation à être permanentes. Il s’agissait alors d’un gouvernement illégitime – bien qu’en quête de légitimité –, autrement dit d’un gouvernement de fait. Si la situation du gouvernement démissionnaire ne répond pas de la même catégorie, il voit toutefois son pouvoir dépourvu de fondement lorsque la démission fait suite à l’adoption d’une motion de censure, retrait de la confiance de l’Assemblée à l’origine de sa légitimité du point de vue constitutionnel. On sort donc du droit constitutionnel – qui a, lui, vocation à garantir la légitimité des gouvernants.

Le commissaire du gouvernement Delvolvé ne défendait rien de moins dans les conclusions qu’il rendit sous l’arrêt Syndicat régional des quotidiens d’Algérie en 1952, dans lequel le Conseil d’État avait utilisé, pour la première et l’avant-dernière fois, le principe traditionnel du droit public repris dans l’arrêt Brocas. Il s’agissait du principe selon lequel « le gouvernement démissionnaire garde compétence, jusqu’à ce que le Président de la République ait pourvu par une décision officielle à son remplacement, pour procéder à l’expédition des affaires courantes » – sous-entendu, à l’expédition des affaires courantes seulement.

Le commissaire Delvolvé ne se fondait pas, pour sa part, sur une quelconque interprétation constitutionnelle. En outre, le principe se justifiait assez aisément en 1952, puisque le requérant soulevait l’illégalité d’un décret pris en juin 1946, sous le régime provisoire prévu par la loi du 2 novembre 1945, et que suivant les conclusions Bernard, « ce régime était un régime d’Assemblée, dans lequel le Gouvernement ne puisait ses pouvoirs que dans la seule confiance de l’Assemblée » – marquant par là une différence de taille avec le régime de la ve République. Au contraire du raisonnement constitutionnel produit par Michel Bernard en 1962, le commissaire Delvolvé appuyait ses arguments sur le fait que les affaires courantes apparaissaient, en 1946 comme sous l’empire de la Constitution de la ive République, « comme la zone limitée de la compétence exceptionnelle d’un gouvernement dont le pouvoir ne repose plus sur aucun fondement que sur les nécessités de l’État », ce qui relevait alors, assez logiquement, de la compétence du juge administratif. Cette argumentation ne fut toutefois pas reprise par le Conseil d’État qui dégagea, dans son arrêt de 1952, un principe traditionnel du droit public.

Ce ne fut pas non plus l’argumentation reprise dix ans plus tard. La réflexion du commissaire du gouvernement Bernard se plaça immédiatement sur le plan constitutionnel en déterminant le moment de la perte de légitimité constitutionnelle du Gouvernement Pompidou. À la question de savoir ce qui devait constituer le point de départ de la restriction de sa compétence – la censure ou bien l’acceptation par le Président de la République de la démission du Premier ministre – Michel Bernard répondait que ce devait être la censure, en raison de la tradition qui faisait du Gouvernement censuré un Gouvernement d’affaires courantes. Il se fondait à ce titre essentiellement sur la jurisprudence Syndicat régional des quotidiens d’Algérie, et plus spécifiquement sur l’association qu’y avait faite le commissaire du gouvernement Delvolvé de la loi de 1945 et de la Constitution de 1946. Dans son commentaire sous cet arrêt de 1952, Marcel Waline allait dans le même sens en écrivant :

Que le régime soit parlementaire, comme sous la iiie République, d’Assemblée, comme dans la période où se placent les faits en cause […], ou mixte, comme depuis lors, une des règles fondamentales […] est celle de la responsabilité des ministres devant la représentation populaire. Il en résulte qu’un Gouvernement qui a perdu la confiance de l’Assemblée représentative de la volonté populaire, n’est plus investi d’aucun pouvoir. C’est dans la logique de nos institutions, pour qui le pouvoir du Gouvernement vient du corps électoral, mais par l’intermédiaire obligé de la représentation nationale.

La « tradition » visée était pourtant d’autant plus contestable que le commissaire du gouvernement, en 1952, relevait que la question ne se posait pas sous la iiie République. Il affirmait que le Président tenant dans ce régime « un rôle pondérateur et modérateur », il lui était permis de juger lui-même de la qualité du Gouvernement – ce qui aurait aisément pu être transposé au régime de la ve République selon les interprétations de l’Exécutif. La « tradition » semble donc difficile à établir, autant que la continuité jurisprudentielle qui s’appuyait essentiellement sur cet arrêt 1952. Le commissaire du gouvernement Bernard ne mentionnait pas, en revanche, l’arrêt Simonet de 1957, qui allait à l’encontre de cette ligne jurisprudentielle pour prendre en compte la révision constitutionnelle de 1954. Cette dernière avait, par son article 11, entendu rendre au Gouvernement démissionnaire la plénitude de ses pouvoirs en cas de dissolution, dans une logique d’accroissement de la stabilité gouvernementale.

Reprenant à son compte l’argument de l’arrêt Simonet, Georges Pompidou relevait en 1962 qu’« on ne saurait soutenir que l’actuelle constitution a entendu revenir sur ce qu’avait décidé la révision constitutionnelle de décembre 1954 », « on ne comprendrait pas, ajoutait-il, que ce qui était conforme à l’esprit de cette révision, qui visait à diminuer l’instabilité de l’exécutif, ne fut pas possible avec la Constitution de 1958 dont l’un des objets clairement indiqués a été de renforcer la position du Gouvernement et du Président de la République » . Le caractère traditionnel du principe invoqué par le commissaire du gouvernement semblait alors remis en cause à la date du 4 octobre 1958 par l’adoption d’un nouveau texte constitutionnel aux ambitions distinctes de celles des régimes précédents. Ce ne fut pas la position du Conseil d’État, qui choisit de suivre l’argumentation de son commissaire.

Michel Bernard affirmait dans ses conclusions que « compte tenu de la tradition et de la jurisprudence que nous venons de rappeler, l’argument tiré du texte de la Constitution nous paraît lui aussi pouvoir être écarté ». Au surplus, il s’agissait selon lui d’un principe « qui n’est pas lié à une constitution donnée », et qui semblait donc transcender les régimes, justifiant le rôle de gardien de cette tradition rempli par le Conseil d’État. Au regard de la défense d’un principe traditionnel du droit public n’étant lié à aucune constitution, et de la mise à l’écart, au profit de ce principe, des arguments tirés du texte constitutionnel nouvellement adopté, il est légitime de se poser la question du fondement de la compétence du Conseil d’État dans ce qui ne peut être interprété autrement qu’un rôle de production, ou a minima de détermination du droit constitutionnel de la ve République naissante.

II. Produire le droit constitutionnel

Le rôle de conservateur que s’octroya le Conseil d’État en matière de stabilisation de l’édifice politique face aux changements de régime, à la fois en 1952 et en 1962, l’amena à protéger une tradition constitutionnelle pourtant contestable. Par l’affirmation de cette tradition – et plus encore par l’incertitude concernant la pertinence de sa pérennité – le Conseil produisit le droit constitutionnel plus qu’il n’interpréta la Constitution. Cette production d’un principe inspiré d’une tradition discutable porte alors à s’interroger sur la nature d’un principe de droit public (A.). L’ambiguïté liée à l’absence de qualification constitutionnelle expresse du principe ne doit toutefois pas masquer l’intervention du juge administratif dans la détermination du droit constitutionnel. Elle doit au contraire engager une réflexion sur les règles constitutionnelles prises comme référence par le Conseil d’État dans le cadre de cet arrêt (B.).

A. L’ambivalence d’un « principe traditionnel du droit public »

Tout ceci amena le Conseil d’État, suivant les conclusions de son commissaire du gouvernement, à reprendre le principe traditionnel du droit public dégagé par l’arrêt de 1952. Il fit par-là du caractère démissionnaire le point de départ de la limitation des pouvoirs d’un Gouvernement frappé d’illégitimité à l’expédition des affaires courantes. Il fit parallèlement de ces éléments (le caractère démissionnaire et l’expédition des affaires courantes) la sanction du vote de la censure. Ce n’était dès lors plus la démission effective qui en était la suite logique – puisqu’elle supposait une intervention présidentielle positive – mais la nature de gouvernement des affaires courantes. Il faut, de cela, tirer deux conséquences. La première est que le Conseil d’État reconnut le caractère moniste du régime, puisque la légitimité du Gouvernement était selon lui directement liée à la seule confiance de l’Assemblée, bien que la décision de mettre fin à ses fonctions revînt au chef de l’État. La seconde conséquence, découlant de la première, est qu’il participa par là à l’élaboration même du droit constitutionnel de la ve République en s’inscrivant dans un conflit d’interprétation relatif aux dispositions constitutionnelles regardant les relations entre les pouvoirs publics constitutionnels – ce qui aurait par ailleurs pu poser la question de la qualification du refus de la démission en acte de gouvernement. Il eût néanmoins fallu, pour cela, qu’existât un acte, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

Par ailleurs, selon Francine Batailler qui écrivit dans les années soixante une thèse intitulée Le Conseil d’État, juge constitutionnel, le juge adopte en général deux positions alternatives face à une question de droit constitutionnel. Soit il refuse de statuer sur le fondement de la théorie de l’acte de gouvernement (ce qu’il fit dans l’arrêt Brocas concernant la décision de la soumission d’un projet de loi au référendum) ; soit il rejette l’autonomie du droit constitutionnel, se déclarant compétent, et appliquant à la question constitutionnelle des principes de droit administratif, tout en conservant les techniques d’interprétation constitutionnelle concernant les normes visées.

Le Conseil transpose donc des principes tels que la continuité du droit au droit constitutionnel. C’est ce que le commissaire du gouvernement Bernard nommait dans ses conclusions sous l’arrêt Brocas un « principe traditionnel du droit public », appellation ayant pour avantage de ne pas spécifier de quelle matière relevait précisément le principe dégagé. La conservation de l’État put ainsi librement se mêler à la conservation d’une tradition constitutionnelle. Le Conseil intervint ainsi dans la détermination du droit constitutionnel sur le fondement d’un principe de droit administratif applicable notamment lors des transitions constitutionnelles, celui de continuité du droit. Une telle utilisation d’un « principe traditionnel du droit public » avait vocation à assurer la stabilité juridique en général, mais aussi la stabilité politique des régimes en particulier, appliquant une même norme à des constitutions distinctes.

Se pose alors la question de la légitimité du Conseil d’État pour participer à l’élaboration du droit constitutionnel. Il n’est pas nouveau d’affirmer une telle participation. Cette affirmation se cantonne toutefois généralement à relever la participation des membres du Conseil d’État à l’écriture des textes constitutionnels, ou encore leur implication directe dans l’activité gouvernementale. Jean Foyer, dans un article relatif à la « non réforme du Conseil d’État » de 1962, affirmait que si

Saint Simon a écrit que la France de Louis xiv était gouvernée par trente maîtres des requêtes, en un certain sens, la formule pouvait être dite de la France du Général De Gaulle. Les maîtres des requêtes étaient partout, et surtout à la tête de l’État. Le Premier ministre avait été maître des requêtes. Des maîtres des requêtes dirigeaient ou du moins peuplaient le cabinet présidentiel et son secrétariat général, les cabinets ministériels, le secrétariat général du Conseil constitutionnel. Et j’en passe.

Une telle influence avait permis aux membres du Conseil d’État de bloquer la réforme engagée par le général de Gaulle à la suite des arrêts du 19 octobre 1962, la commission nommée pour y réfléchir étant elle-même peuplée de ces maîtres des requêtes. De ce fait, selon Jean Foyer, ils « ne s’estimaient pas en charge de réformer le conseil, mais en celle de sauver son ordonnancement fondamental. »

Dans une note relative à cette réforme, Jean Salusse, membre du Conseil d’État également, révélait un point de vue tranché sur le rôle de l’institution dont il était membre. Il écrivait que :

Dans les circonstances actuelles, toute réduction de la compétence du Conseil apparaîtrait, dans l’opinion et dans l’administration, comme une sanction infligée au corps. Or le prestige du Conseil tient pour une part à ce qu’on le considère de façon obscure comme l’un des sièges du pouvoir, comme un centre de rencontre et d’influence : une telle mesure, ajoutait-il, serait considérée comme un exil “moral” du Corps, dans les zones “marginales” des affaires publiques où furent longtemps reléguées la Cour des Comptes et la magistrature judiciaire.

Il était ainsi tout à fait envisageable que ce « siège du pouvoir », « centre de rencontre et d’influence », se donnât compétence pour conserver la tradition parlementaire, comme il avait progressivement conquis sa compétence dans la préservation de l’intérêt général, ou l’assurance de la permanence de l’État. Comment, dès lors, déterminer le contenu de cette tradition constitutionnelle ? Quelle devait être la source de ces « principes traditionnels du droit public », qui semblent revêtir une valeur supérieure aux arguments tirés de l’exégèse du texte constitutionnel ? Si le Conseil d’État s’était attribué la compétence pour dégager des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, eux-mêmes revêtus d’une valeur constitutionnelle, il ne le fit toutefois, avec constance, que selon des conditions précises et de façon marginale. Le problème, ici, ne se posait pas dans les mêmes termes. Portalis énonçait lors de son discours préliminaire au premier projet de Code civil qu’« à défaut de texte précis sur chaque matière, un usage ancien, constant et bien établi, une suite non interrompue de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue, tiennent lieu de loi. » Il remontait jusqu’aux principes de droit naturel. Ces principes se devaient néanmoins d’être supplétifs, et n’avaient vocation à intervenir qu’en l’absence de texte. Or, en l’espèce, le Conseil était dans l’arrêt Brocas face à un texte adopté par le pouvoir constituant quatre ans auparavant dans le but de marquer un certain nombre de ruptures. C’est ce qu’affirmait Georges Pompidou lorsqu’il invoquait le précédent constitué par la révision de 1954. Le texte allait donc, pour l’exécutif, volontairement à rebours de la « tradition » invoquée par le Conseil d’État.

S’il est loisible à la Haute assemblée de dégager des principes – Laferrière n’écrivait-il pas qu’il existe « des principes inhérents à notre droit public et administratif » qu’il revient au Conseil d’État de dégager ? – il semble néanmoins que ces principes doivent s’inscrire dans un cadre constitutionnel nécessairement affecté par l’adoption d’un nouveau texte – ce qui fut le cas en 1954 –, et plus encore par un changement de régime. Ce ne fut pas ce que considéra le Conseil en l’espèce, puisqu’il préféra au référentiel nouveau proposé par le texte constitutionnel un référentiel ancien et ancré dans une tradition dont la pérennité était alors contestable.

B. Le référentiel constitutionnel du Conseil d’État

L’intervention du Conseil d’État au sein du droit constitutionnel dans l’arrêt Brocas peut être comparée à l’office qui lui revient dans son rôle consultatif sur les projets de lois constitutionnelles. Dans le cadre de cette fonction, le Conseil affirmait dans deux avis de la fin des années 2010 que « même s’il n’existe pas de hiérarchie au sein de la Constitution, il revient au Conseil d’État de relever, le cas échéant, qu’une disposition ne s’inscrit pas dans les grands principes qui fondent notre République […]. Il lui appartient aussi de signaler qu’une disposition contreviendrait à l’esprit des institutions, porterait atteinte à leur équilibre ou méconnaîtrait une tradition républicaine constante ». On retrouve dans ce considérant l’idée de préservation, par le Conseil d’État, d’une continuité constitutionnelle dépassant le cadre des constitutions successives. La différence, toutefois, entre ces avis et l’arrêt Brocas, demeure le caractère décisoire de l’interprétation constitutionnelle imposée par le Conseil d’État aux pouvoirs publics dans ce dernier.

Dans les deux cas, la question est celle du référentiel constitutionnel du Conseil d’État, autrement dit du corps de règles qui furent prises comme normes de référence par le Conseil, notamment, pour l’espèce, lorsqu’il détermina précisément le début de la période de limitation des pouvoirs du Gouvernement Pompidou en 1962. Le Conseil d’État sembla adopter dans l’arrêt Brocas, comme son commissaire du gouvernement, un référentiel distinct de celui pris par les autres institutions. Il fit du droit constitutionnel, et interpréta la Constitution au regard de normes qui n’était pas celles classiquement adoptées comme normes de références en cette matière. Refusant la prise en compte du nouveau texte constitutionnel, il préféra s’inscrire dans une mouvance conservatrice du droit public au sens large. Une telle position reflète un rôle de conservateur de l’édifice politique, impliquant la défense d’une position constitutionnelle elle-même conservatrice. La question du caractère démissionnaire du Gouvernement devait bien dépendre de la matière du droit constitutionnel, quand bien même la norme de référence du Conseil « n’est pas liée à une Constitution donnée », selon Michel Bernard.

Ainsi, si le texte adopté en 1958 semblait apporter un référentiel nouveau au droit constitutionnel français, le Conseil d’État l’écarta au profit du pouvoir créateur propre qu’il s’était déjà attribué en 1952. On peut imaginer qu’il se soit agi de la raison pour laquelle le Conseil d’État avait fait de ce principe un « principe traditionnel du droit public », et non « simplement » du droit constitutionnel, lui permettant, dans cette perspective conservatrice, de participer discrètement à l’élaboration du droit constitutionnel non seulement pour le présent, mais aussi pour l’avenir. Un tel principe transcenderait à ce titre les régimes et constitutions, pour ne s’appuyer, selon les mots du commissaire Delvolvé concernant le gouvernement d’expédition des affaires courantes, « plus sur aucun fondement que les nécessités de l’État ». Le texte fut en ce sens écarté dans une perspective opportune de préservation du régime parlementaire au détriment de l’interprétation constitutionnelle produite par l’Exécutif. Il créa un expédient lui permettant de se prononcer sur le droit constitutionnel de la ve République, sans avoir à s’opposer frontalement à l’une ou l’autre des parties.

On peut également penser, c’est le cas de Francine Batailler, que cette référence à un principe traditionnel du droit public relevait d’un référentiel distinct, car coutumier. C’est effectivement en vue d’une nécessaire continuité de l’État, et donc d’une nécessité à la fois administrative et constitutionnelle – une forme de raison d’État constitutionnelle, écrivait-elle – que le Conseil d’État, dans sa relation au droit constitutionnel, en appela à la coutume pour faire prévaloir une tendance conservatrice sur la tendance novatrice intrinsèque à tout régime récemment mis en place. C’est ce qu’il fit non seulement dans l’arrêt Brocas concernant les interprétations « présidentialisantes » du régime par l’Exécutif, mais aussi, sous la ive République, concernant par exemple les compétences de l’Assemblée de l’Union française. Dans deux avis de 1947, le Conseil d’État vint limiter les compétences de cette Assemblée au profit d’une compétence, plus traditionnelle en la matière, du pouvoir exécutif. Il fit primer l’application du Sénatus-consulte de 1854 sur celle des dispositions de la Constitution de 1946, accordant au Parlement la compétence pour légiférer outre-mer. Ainsi, selon Francine Batailler :

Du conflit entre la tendance conservatrice et la tendance novatrice, la première sort victorieuse ; la coutume constitutionnelle, telle qu’elle est dégagée par le Conseil d’État, atténue les variations constitutionnelles et favorise la stabilité des institutions et des règles de droit. […] Les textes constitutionnels abrogés subsistent avec force coutumière.

Finalement, sans nécessairement reprendre la notion de coutume, qui ne fut pas utilisée par le Conseil d’État qui lui préféra le terme de « tradition », il est notable que la norme de référence choisie n’ait pas été le texte constitutionnel nouvellement adopté, mais une injonction tirée de normes qui, pourtant abrogées, semblent se maintenir dans le référentiel constitutionnel de la Haute assemblée. Dans le cadre d’un nouveau texte,

Le recours à la tradition ne sert pas seulement à compenser les bouleversements constitutionnels, il peut permettre d’“élaborer” des règles autonomes. La tradition républicaine telle qu’elle résulte des Déclarations des droits, est le signe de la résistance opposée par le juge aux innovations.

Au surplus, le principe traditionnel du droit public ici invoqué aurait dû trouver sa limite dans le texte de 1958, ou a minima être réévalué au regard de celui-ci. Or la question est à peine effleurée dans les conclusions, et n’est pas mentionnée au sein de la décision du 19 octobre 1962. La tendance conservatrice du Conseil d’État est donc confirmée par l’arrêt Brocas.

Outre le texte, les références constitutionnelles du Conseil sont de deux sortes : soit antérieures à la Constitution, soit extérieures à celle-ci. Les premières sont les sources traditionnelles, elles proviennent des constitutions antérieures et sont utilisées à des fins de préservation d’acquis ainsi que pour favoriser un certain conservatisme du Conseil d’État. Les secondes sont des références directement administratives, elles sont mobilisées dans un but téléologique en vue de la préservation de l’ordre public (on pense ici par exemple au développement d’un pouvoir réglementaire autonome à partir de l’article 3 de la loi du 25 février 1875 au travers de l’arrêt Babin du 4 mai 1906). Dans les deux cas se retrouve l’idée de nécessité au fondement du principe dégagé par le Conseil d’État en 1952, et réutilisé une décennie plus tard. Comme l’écrivait Francine Batailler : « Le maintien de l’ordre public, la sauvegarde de la continuité de l’État sont des buts à atteindre : les moyens pour y parvenir sont réguliers dès lors qu’ils s’avèrent nécessaires ». Dans l’espèce de l’arrêt Brocas, la préservation de la tradition parlementaire permit à la fois d’affirmer la continuité des régimes, et d’autoriser la poursuite des opérations référendaires par l’Exécutif. Le Conseil d’État, s’il fit du droit constitutionnel en s’impliquant dans les controverses relatives à la mise en place du nouveau régime dans l’arrêt Brocas, sembla faire l’expérience d’un droit constitutionnel demeurant toutefois particulier : un droit que l’on pourrait dire hors la constitution.

Marcia Chevrier

Doctorante en Droit public, et ATER à l’Université Paris Panthéon-Assas. En préparation d’une thèse portant sur la mise en œuvre du régime de la Ve République durant ses dix premières années.

Pour citer cet article :

Marcia Chevrier « Interpréter le droit constitutionnel ou le produire : l’arrêt Brocas du Conseil d’État », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/interpreter-le-droit-constitutionnel-ou-le-produire-:-l'arret-brocas-du-conseil-d'etat-1933]