Repenser l’Europe : à  propos du livre de Lucien Jaume, Qu’est-ce que l’esprit européen ? Champs Essais (inédit), Paris, Flammarion, 2010, 171 p.

Avec Qu’est-ce que l’esprit européen ? Lucien Jaume pose une question ambitieuse et signe un livre qui ne l’est pas moins. En se donnant pour but de saisir l’unité de l’Europe, il reprend un thème qui a déjà  fourni un nombre respectable de contributions, de toute nature, et, il faut bien l’avouer, de toutes qualités. Lucien Jaume quant à  lui se distingue par une remarquable hauteur de vue et une rigueur dans l’approche qui ne surprendront pas celles et ceux qui sont habitués à  son œuvre. En même temps, il s’écarte assez nettement du courant principal des travaux sur l’Europe en laissant de côté la notion d’« identité » et en nous invitant à  une conversion radicale de notre regard sur la question. Plutôt que de chercher « ce qu’est » l’Europe, il faut retrouver le cheminement d’idées qui sont nées en Europe et qui ont contribué, non seulement à  la façonner, mais encore à  produire une modernité dans laquelle on se retrouve bien au-delà  de l’Europe. L’Europe ne se définit pas par ce qu’elle est, mais par ce qu’elle a produit dans le domaine des représentations, à  partir d’une conquête essentielle : l’invention d’un sujet individuel défini par une attitude libre et critique à  l’égard des autres et de lui-même. Si le titre de Lucien Jaume est une question, c’est que l’esprit européen tient plus à  la façon dont il s’interroge lui-même qu’aux réponses qu’on peut fournir à  cette interrogation. C’est donc par les idées qu’on peut comprendre de quoi l’Europe est fabriquée et par la nature critique de ces idées qu’on doit en saisir le sens.

L’orientation est fixée dès les pages, brillantes, de « l’avant-propos », en réalité une introduction de trente pages intitulée « les dimensions du sens commun européen ». La métaphore des « dimensions » d’un « sens commun » est doublement, paradoxalement subtile, et renferme l’âme du livre de Lucien Jaume, et peut-être aussi l’âme européenne. Au-delà  d’un filage apparemment incertain – un sévère rhéteur pourrait en effet censurer la prétention d’un « sens » à  avoir des « dimensions » , la métaphore suggère à  la fois direction commune, signification partagée mais aussi « bon sens » collectif. C’est sur ces deux niveaux qu’il faut saisir le paradoxe : en ajoutant l’idée de « dimensions » Lucien Jaume indique que cette direction n’est pas monolinéaire, et que ce bon sens, s’il est partagé, l’est à  partir de plusieurs perspectives distinctes. La construction de l’ouvrage, organisé autour de trois parties, reflète cette pluralité. Lucien Jaume traite successivement du « sujet et de la loi », du « sujet et le marché » et de « la règle de droit » et de l’ « autorité légitime ». On le voit, il accorde une importance particulière à  la question du droit, de la loi, de la légitimité, qui ouvre et referme le livre. C’est ce qui explique une affirmation surprenante sur laquelle s’achève sa réflexion : le juge, bien plus que le politique, est au cœur de l’entreprise européenne. Partant du constat que l’Europe telle que nous la connaissons, est une Europe qui a su se donner des règles communes de droit, mais non des cadres intégrés de politique, Lucien Jaume prend à  contresens les chemins de l’opinion commune qui y voit une défaillance, pour affirmer, dans un paradoxe clairement assumé, que ce n’est pas plus mal ainsi : « tant que nous aurons un État de droit sans État et un système interétatique sans fédéralisme, nous autres Européens avons des raisons, en fait, de nous réjouir » (p. 131).

L’absence de politique unifiée permet en effet un autre rapport au politique que celui de la centralisation étatique des règles et du fédéralisme institutionnel. Par l’unification de la règle juridique, les Européennes et les Européens (on regrette sur ce point que ce livre si bien écrit ne systématise pas l’emploi du féminin) bénéficient d’un espace dense de protection par le droit ; par la diversité irréductible des structures politiques, la pluralité historique et intellectuelle de l’Europe s’exprime dans un dialogue, qui n’est pas toujours aisé, entre les États. En d’autres termes, Lucien Jaume nous convie à  faire le deuil d’une certaine idée de l’Europe qui voudrait réduire à  une forme institutionnelle commune ces différentes « dimensions » qui lui semblent essentielles à  l’idée européenne. C’est pourquoi il faut refuser de s’imposer « de manière bureaucratique et de fait autoritaire une unité politique » (p. 131). Le maintien d’une diversité dans les structures politiques évite de rendre monolithique ce qui doit rester à  l’état de dynamique tandis que la règle de droit évite que cette diversité devienne anti-démocratique.

Il ne faut pas minimiser l’originalité et même l’audace du propos ici : ce que dit l’auteur, sur un ton de tranquillité qui risque de cacher la radicalité du propos, c’est que ce qu’on reproche souvent à  l’Europe – d’être un espace de droit, de commerce, sans être un espace politique unifié – est précisément fidèle à  un esprit de « vigilance démocratique » résidant dans la diversité des nations qui s’entrechoquent tout autant qu’elles concourent à  une œuvre commune. Même l’euroscepticisme a sa place dans une telle perspective, car il est aussi bien la « source d’un doute qui fortifie l’esprit européen ». Telle est du reste l’utilité du droit européen : il fait exister un espace commun où la diversité (et la liberté) sont possibles et vivables. Il faudrait donc comprendre que l’Europe est en train d’inventer un nouvel espace démocratique, un espace où l’Europe deviendrait une unité au-dessus des nations par le droit, et une démocratie dans le jeu des nations européennes. Au lieu de la considérer comme un édifice incomplet, un pseudo-État auquel manqueraient des attributs essentiels, il faut, avec Lucien Jaume, regarder l’Europe comme une forme nouvelle de la politique, qui s’instaure non pas en rupture par rapport à  une histoire intellectuelle de l’Europe, mais dans un prolongement inédit.

On se situe donc dans une prestigieuse lignée de philosophes qui ont cherché à  définir ou à  analyser la fabrique de l’Europe à  partir de son esprit. On pense indéniablement à  un Benda et à  son fameux Discours à  la nation européenne. Mais en 1933, Benda était confronté à  une Europe qui se déchirait. En 2010, Lucien Jaume s’adresse plutôt à  une Europe qui s’est faite, sans qu’on sache toujours de quoi elle est réellement faite. Benda parlait dans le bruit et la fureur des nationalismes. Jaume prend la parole entouré d’un consensus muet qui accepte l’Europe, mais n’a pas grand’chose à  en dire. Son propos est donc de sortir l’Europe du silence gêné où on la remise trop souvent aujourd’hui, en dehors du regard technique sur l’Union Européenne qui conduit à  privilégier les aspects juridiques et économiques, mais délaisse ce qui pourrait être une inspiration européenne authentique.

Cette volonté de déterminer le sens de l’Europe s’effectue à  partir d’un mouvement magistral qui est au centre de l’ouvrage : Lucien Jaume veut penser l’Europe, non en termes d’identité, mais dans les formes d’un « patrimoine intellectuel ». Il ne cherche pas, ou très marginalement, à  établir ce qu’est l’Europe que ne seraient pas les autres – les autres « extérieurs » ou « intérieurs », c’est-à -dire les « non-Européens » ou les nations européennes dont l’Europe institutionnelle ne finit pas de se déprendre. L’originalité du propos de Lucien Jaume n’est pas de chercher à  situer « ce qu’est » l’Europe, mais à  montrer qu’on ne peut la saisir qu’à  partir de ce qu’elle a produit : des idées, une forme de vision du monde très particulière.

Il ne faut du reste pas confondre. Pour Lucien Jaume, l’Europe n’est pas une idée mais bien un fait, un fait que nous avons sous les yeux depuis la « construction européenne ». Mais ce fait est le résultat d’un intense travail intellectuel, caractérisé par la production de certaines idées. Et cette production elle-même est de nature politique. L’Europe est ainsi plus une manière de regarder le monde, qu’un monde replié sur son identité et séparé des autres. En cela, il est nécessaire de lever l’équivoque que pourrait susciter la métaphore du « patrimoine » intellectuel. Elle risquerait de fixer la pensée européenne dans les acquis d’un passé, à  partir d’une approche « patrimoniale » valorisant la lente sédimentation de capitaux intellectuels déposés par des siècles d’histoire. Tout au contraire, il me semble que le texte de Lucien Jaume ne se lit bien que si l’on accepte de penser l’Europe comme la résultante cohérente de dynamiques intellectuelles diverses. C’est la présence de ce passé qui fait le patrimoine, dont l’intérêt tient moins à  l’accumulation dans le passé, qu’à  la production perpétuelle d’un avenir à  partir de ce riche legs.

Ce patrimoine – une fois qu’on en a clarifié l’entente est pour Lucien Jaume essentiellement humaniste et libéral.

Humaniste : pour Lucien Jaume l’Europe naît avec l’idée d’humanité qui unit l’antiquité romaine et grecque à  la redécouverte de celle-ci sous la Renaissance. C’est en effet avec Cicéron que le mot « humanité » (humanitas en latin) prend ses diverses acceptions : à  partir d’une opposition entre l’humain et l’animal, elle se met à  signifier bonté, philanthropie, puis culture de l’esprit et enfin civilisation (p. 16). Jaume redécouvre du reste la permanence de l’expérience antique aux dernières pages de son ouvrage quand il se consacre à  l’Antigone de Sophocle, « mythe fondateur » (p. 114) pour comprendre le drame de l’expérience démocratique moderne, où « la vérité doit être recherchée au prix d’un conflit avec l’opinion publique » (p. 118). Il manque pourtant à  Antigone quelque chose d’essentiel : la part de « liberté subjective » (souligné par l’auteur). Cette part n’existe qu’à  l’avènement à  la Renaissance d’un humanisme qui s’individualise et délivre la pensée de l’individu de la pesée d’un destin auquel il ne serait pas possible d’échapper. Cette émancipation se produit à  partir d’une intuition centrale, résumé par ce qui me paraît être la phrase capitale de l’ouvrage : « l’homme est producteur et entrepreneur de sa propre personne et identité, parce que, dans ce qu’il réalise, il se façonne également comme compétence, dons réalisés, en architecte de soi-même ». Elle témoigne, ajoute Lucien Jaume, de « la pluralité dont l’être humain est capable. Une pluralité des individus, mais aussi des civilisations et des cultures » (p. 27). D’où une dimension libérale : si l’humanisme parle d’une nature humaine qui se diversifie dans sa pluralité, c’est que l’être humain est fondamentalement libre. Dès lors, l’Europe, dans son jeu de l’unité et de la diversité, ne fait qu’illustrer le motif central du libéralisme qui « reprend » l’humanisme classique : « conjuguer l’universalité de la norme (la loi de l’État, la morale commune, la règle du jeu social) avec la particularité des cas (les mœurs, les croyances, les goûts), ou la diversité humaine » (p. 27).

Dès lors, on saisit ce qu’est cette « vision » que porte l’Europe, l’esprit européen et qu’incarne la figure d’un Érasme à  la Renaissance : c’est celle de la liberté mais aussi des controverses sur cette liberté même.

À partir de ce point de départ, Lucien Jaume peut restituer le contenu de cet héritage intellectuel qu’il considère être la source même de l’Europe, ce qui lui permet d’appuyer sa recherche sur des auteurs qu’il relit dans la perspective de cette tension réitérée entre l’universel et le particulier, le collectif et l’individuel – sans que ces oppositions deux à  deux soient parfaitement parallèles, puisque l’individu peut être universel (nous sommes tous et toutes des individus) et le collectif être le particulier (nous sommes collectivement différents des autres collectifs). On doit à  cette démarche des pages brillantes et subtiles, qui permettent de lire ou relire des auteurs plus ou moins familiers du grand public : après Machiavel, Pic de la Mirandole, La Ramée, qu’on trouve dans l’avant-propos, Lucien Jaume s’intéresse à  Locke, Smith, Bossuet, Domat, Nicole, Tocqueville, Marx, Bourdieu…

Cette impressionnante série ne doit pas conduire à  un contresens : Lucien Jaume ne multiplie pas les noms, il démultiplie les perspectives à  partir d’analyses précises, nourries. En cela il est fidèle à  l’attitude qu’il promeut lui-même en début de parcours. Si l’Europe est un patrimoine intellectuel, au sens large, incluant les dimensions spirituelles, artistiques et scientifiques, c’est donc, comme le note l’avant-propos, qu’elle réclame de l’individu européen une culture intellectuelle. Cette exigence, qui se traduit par la volonté d’éduquer, donne toute sa place dans l’ouvrage à  une visée pédagogique au meilleur sens du terme. C’est ce qui conduit Lucien Jaume à  publier en annexe les principaux textes classiques qui lui servent d’appui, et – on le notera – à  faire paraître en inédit son ouvrage dans une collection facilement accessible à  toutes et tous.

Cette ambition d’éducation est fondée sur l’idée d’une culture générale, qui n’est pas l’opposé de la spécialisation, mais qui déborde celle-ci, par réflexion sur le savoir possédé, pour en atteindre la signification universelle. La démarche de Lucien Jaume est l’exacte illustration de cette position. Chaque auteur permet de progresser dans la pensée de l’Europe, d’ouvrir une perspective, d’analyser une difficulté. Lucien Jaume fait la démonstration d’une culture impressionnante des auteurs au service de la progression de ses idées : c’est parce qu’il est un des spécialistes les plus reconnus du libéralisme qu’il peut être un penseur qui ne s’enferme pas dans le débat spécialisé sur les auteurs, mais s’ouvre de manière plus générale aux problèmes qui se posent aujourd’hui, à  partir des pensées d’hier et de naguère.

On signalera tout particulièrement la réflexion exceptionnelle que Lucien Jaume offre au public sur Locke « guide et témoin » (p. 66) pour l’idée européenne. Avec Locke (un auteur un peu négligé dans la tradition française) « la question politique devient, dans la pensée européenne, la problématique du jugement attribuable à  la collectivité gouvernée et à  l’individu-citoyen » (p. 45). Locke en effet valorise une pensée du consensus et de l’assentiment (par le contrat social, les individus ont consenti à  l’ordre de la loi) mais réserve le jugement de l’individu qui peut en appeler « au ciel », c’est-à -dire à  la révolte, et à  la loi naturelle. Il y a donc, chez Locke, une « fécondité de la loi » particulièrement remarquable puisque, selon la formule radicale du Second Traité de Locke, « là  où il n’est pas de loi, il n’y a pas de liberté ». C’est en effet par la loi, la « normativité », que je sais si j’ai bien ou mal agi (et donc, déduira-t-on, que j’ai le libre choix entre bien et mal). D’où également l’importance d’une pensée de la légitimité, c’est-à -dire de la libre acceptation de la norme. Elle n’est pas sans ambiguïté, puisqu’elle repose sur un consensus exposant aux dérives de l’opinion de masse. Celles-ci sont analysées par la suite à  partir de Tocqueville quand Lucien Jaume évoque le « despotisme anonyme par lequel le collectif nous fait croire ce qu’il désire croire » et qui est à  « la fois notre fait — nous participons a l’opinion commune, qui est en partie notre élaboration —, notre effacement personnel, notre aliénation » (p. 122). On retrouve ainsi l’esprit de diversité, de liberté, et de critique sur soi qui fait l’Europe : rien ne s’affirme unilatéralement qui n’ait son pendant et son risque.

Trois questions, me semble-t-il, demeurent quand on referme le livre de Lucien Jaume. La première, qui se pose à  la plupart des travaux consacrés à  l’identité de l’Europe, est celle de la relation de l’Europe à  l’Occident, une notion qui déborde l’Europe en incluant l’Amérique. On peut légitimement se demander en quoi les idéaux retracés par Lucien Jaume séparent fondamentalement l’une de l’autre : politiquement et historiquement c’est la même philosophie qui inspire les deux systèmes politiques, c’est le même destin des Lumières qui s’y incarne, avec sans doute des différences, mais qui ne sont pas plus frappantes entre les États-Unis et tel État européen, qu’entre celui-ci et tel autre État du vieux continent. La remarque semblera d’autant plus naturelle si l’on considère que Locke et Tocqueville, deux auteurs importants pour l’analyse de Lucien Jaume, ont soit inspiré l’idéal libéral des États-Unis, soit permis de penser les États-Unis comme modèle du destin démocratique européen. Lucien Jaume n’évite pas la question, mais il l’expédie assez rapidement, en renvoyant au Paris New York de Marc Fumaroli dont il reprend la thèse : les États-Unis, pour ce dernier, ne seraient pas les héritiers d’une tradition rhétorique remontant à  l’antiquité, contrairement aux Européens. On pourrait contester une partie de l’affirmation – l’étude des classiques a fait partie de la formation des élites américaines après tout – mais elle demeure assez vraie en ce sens que la formation classique n’a jamais saturé, comme dans de nombreux pays européens, l’éducation et qu’il n’y a pas eu l’équivalent de ce qu’on pourrait se risquer à  appeler le « tournant humaniste » où Lucien Jaume discerne une inflexion essentielle dans l’histoire européenne ; les États-Unis, pourrait-on dire, sont les héritiers des Lumières, quand l’Europe est le produit de la continuité entre Renaissance et Lumières.

On peut du reste élargir l’idée, en notant qu’une des différences majeures entre les États-Unis et l’Europe réside dans l’histoire longue, tourmentée, chaotique, de cette dernière, assez différente de celle d’une nation-continent qui ne s’est déchirée intérieurement qu’une fois dans une guerre civile. Un des mérites du livre de Lucien Jaume est justement de nous rappeler que le sens commun européen s’abreuve à  des sources très diverses, et que sa chronologie n’est pas unifiée. C’est dans une redécouverte de l’antiquité que l’Europe moderne se forme à  la Renaissance, tout autant que dans l’écart par rapport au passé rejeté comme superstition ou Ancien Régime qui pourrait aussi bien caractériser l’Occident tout entier. Cette histoire aussi longue que plurielle et brisée, est, avec la diversité des langues du continent, sans aucun doute un marquage européen qui n’a pas son équivalent aux États-Unis.

La deuxième interrogation que ne manque pas de susciter l’ouvrage de Lucien Jaume tient à  son interprétation somme toute « culturaliste » des auteurs qu’il expose brillamment—« culturaliste » en ce sens qu’il donne des thèses des auteurs qu’il utilise une interprétation qui vise exclusivement la question européenne, comme si le fait d’appartenir à  une culture européenne donnait un sens spécifiquement européen à  leur propos. Or, Locke, Bossuet, Smith, Tocqueville, Marx, ne pensaient pas l’Europe. Ils analysaient ce qui leur semblait être le fonctionnement de tout corps politique. Ils se voulaient rationnels, et en ce sens, universels (ou du moins pour des penseurs comme Bossuet, chrétiens) dans leur démarche. Certes, ces penseurs étaient européens, mais d’une part ils ne pensaient pas réfléchir en Européens et certainement pas sur l’Europe. Leur objet n’était pas celle-ci, mais la société, la politique, la légitimité – tous ces objets dont une certaine lecture du livre de Lucien Jaume risque de nous faire croire qu’ils sont spécifiquement européens. Mais cette certaine lecture est probablement infidèle à  l’esprit, et pour une large part, à  la lettre de Qu’est-ce que l’esprit européen ? L’Europe note Lucien Jaume « a engendré ce qui est venu l’affecter et l’influencer en retour » (p. 97). En ce sens, elle est bien un « lieu d’engendrement » et non un « objet » à  proprement parler et l’on retrouve ce qui est au cœur de son livre : l’Europe n’est pas un « thème », mais bien une « matrice ». Il faut concevoir l’Europe comme une dynamique qui a produit certaines idées, et non comme l’espace clos – le « cadre fermé » que dénonce Lucien Jaume (p. 101) – où ces idées joueraient exclusivement leur rôle d’orientation des conduites humaines. Il est clair que chez Lucien Jaume, l’émergence d’un sujet individuel, libre et critique, n’est pas l’invention d’un mythique sujet européen seulement, ou une découverte limitée à  l’Europe, mais le résultat universel d’un questionnement typiquement européen qui en a permis l’existence.

Pour cette raison, l’Europe moderne se définit aussi par le choc en retour des idées qui y sont nées et qui désormais lui reviennent sous une autre forme – la mondialisation, la convergence démocratique, la volonté d’égalité entre les peuples, le questionnement de la légitimité européenne même. D’où une formule dont on peut percevoir la radicalité, quand Lucien Jaume finit par avancer l’idée que l’Europe n’est pas « quelque chose », mais un « atout » pour « le dialogue des cultures ». Il faudrait alors comprendre que l’Europe n’est pas une civilisation, mais une culture de la liberté au service de la médiation des cultures. La multitude bariolée des comportements et des attitudes « culturelles » sur un espace somme toute réduit (si on le compare à  ces grands espaces que sont les États-Unis, l’Inde ou la Chine) justifierait de manière probante une telle position. Dans les termes de Lucien Jaume : l’Europe c’est cette « conversion du regard » par laquelle l’individu européen se déprend de ses préjugés et de ceux de sa société (p. 103). Ainsi, l’Europe, plutôt que de nous séparer des autres, nous permet, en nous jugeant nous-mêmes, de comprendre et de mieux accepter l’altérité.

Un troisième problème, cependant, me semble plus difficile à  résoudre dans les termes de Lucien Jaume. Il tient moins à  sa conception de l’Europe qu’à  la place assignée au libéralisme dans le déploiement de la modernité. Si l’on admet que le libéralisme « reprend » l’humanisme (et ici Lucien Jaume tranche ici un débat qu’il ne cite pas, mais qui est d’importance sur les sources de la modernité européenne, entre Renaissance et Période des Lumières) et si l’on admet aussi que l’Europe moderne puise à  cette double source, peut-on pour autant dire, avec Lucien Jaume que le libéralisme « porte en fait toute la modernité » ? On se tromperait certes si l’on voyait là , la croyance naïve que le libéralisme est la seule doctrine possible en Europe : Lucien Jaume fait leur place aux contestations du libéralisme, ces « franges contestataires du sens commun européen » comme il le dit de Bourdieu (p. 113). Sans doute, cette place peut paraître modeste (littéralement « marginale ») mais ce n’est pas un reproche qui me semble pertinent, puisque l’objet de Lucien Jaume n’est précisément pas de s’occuper de la contestation de l’esprit libéral non plus que des contestations de l’Europe. En revanche, dans toute la mesure où il n’est de liberté qui ne prenne le risque de sa propre critique, les controverses sur liberté sont légitimement présentes dans le livre, qu’il s’agisse des positions de Luther contre le « libre arbitre » d’Érasme, ou de Marx s’élevant contre le « libre marché » des économistes…

En revanche, ce « pari libéral » me semble négliger une deuxième forme éminente de la modernité difficilement réductible au libéralisme, celle d’une rationalité organisatrice qui domine et l’Etat et le sujet politique. Il y a, tapie dans l’ombre de la liberté, une pensée de la raison qui dit que le sujet n’est pas simplement libre ; il est aussi rationnel et sujet de rationalisation, c’est-à -dire qu’il peut être organisé de l’extérieur par un plan qu’il peut reconnaître comme efficace pour lui-même. Aux moments de grandes crises, c’est l’Europe des totalitarismes. Mais même aujourd’hui, on perçoit en Europe l’influence de grands songes d’ingénierie sociale qui coïncident imparfaitement avec la vision que Lucien Jaume a de l’Europe. Cette dernière est en large partie tributaire du vieux rêve saint-simonien de substituer au gouvernement des hommes l’administration des choses, et l’on peut considérer que l’unité par la règle dans laquelle Lucien Jaume aperçoit le reflet d’une question politique posée par un esprit libéral est aussi – et peut-être en fait – le désir de se passer des problèmes politique pour les remplacer par des questions de droit et de gestion économique au sens le plus technique du terme. Dans cette vision alternative, la règle (le droit, la loi) n’est plus la « norme » mais bien – le terme est désormais à  la mode, et cela est peut-être symptomatique – la régulation. Une norme dit ce qui doit être, et en cela elle peut être contestée (comme le note Lucien Jaume à  partir de Locke) tandis qu’une régulation vise à  un accroissement de la performance par l’ajustement. On peut s’inquiéter d’une Europe contemporaine qui cherche peut-être plus à  être « efficace » qu’à  être « juste », ou plutôt qui en vient à  ignorer la différence entre ces deux questions. Mais c’est peut-être trop dire que de laisser entendre que Lucien Jaume n’aborde pas cette Europe de la technique et de l’organisation. On peut dire que son propos est plutôt de la conjurer. En faisant l’éloge de la culture générale comme forme de l’esprit européen, au début de son ouvrage, il marque également que celle-ci est de plus en plus menacée par une culture de la spécialisation qui est l’essence de la démarche technicienne et rationalisatrice. Et telle est peut-être le sens de l’Europe aujourd’hui : non ce sens commun brillamment analysé par Lucien Jaume, mais la tension entre celui-ci et sa destruction par l’autre part de la modernité, celle qui nie l’esprit au nom de l’organisation matérielle qui ne réclame que des compétences recyclables.

Mais ce dernier « sens » est, pourrait-on dire, un « non-sens » ou du moins un refus de penser l’Europe comme pourvue d’un sens. C’est pourquoi le livre de Lucien Jaume prend… tout son sens aujourd’hui. Il nous rappelle que l’Europe est à  la croisée des chemins, entre une conception qui voudrait plaquer sur elle les vieux cadres de l’État et de la souveraineté et de la nation comme formes uniques de la légitimité, une aspiration technicienne qui cherche à  liquider la question de la légitimité, et – telle est la position défendue par Lucien Jaume – une pensée de la légitimité comme rapport critique et fécond à  la politique. La légitimité européenne est à  inventer, cela est vrai. Mais Lucien Jaume nous explique précisément que toute légitimité est en perpétuelle invention, et, plus encore, que cette dynamique est précisément, non pas l’héritage (qui nous enfermerait dans le passé) mais le legs toujours à  développer de l’esprit européen.

 

Thierry Leterre est Professeur de science politique à  l'Université de Miami (États-Unis) et au Centre Européen John Dolibois (Luxembourg)

Pour citer cet article :

Thierry Leterre « Lucien Jaume, Qu'est-ce que l'esprit européen?, Flammarion, 2010. », Jus Politicum, n°4 [https://juspoliticum.com/articles/lucien-jaume-qu'est-ce-que-l'esprit-europeen-flammarion-2010.-223]