La Constitution de Cadix dans son contexte espagnol et européen (1808-1823)
Ce travail présente une vision d’ensemble des origines du constitutionnalisme espagnol, depuis l’invasion française de 1808 jusqu’à la fin du Triennat Libéral en 1823. Après quelques considérations préalables sur les afrancesados et le Statut de Bayonne, on analyse ici les trois tendances qui se dessinèrent au sein des Cortès de Cadix et les modèles constitutionnels qui les inspiraient, puis on aborde les deux principes fondamentaux de la Constitution de 1812, la souveraineté nationale et la séparation des pouvoirs, ainsi que la forme de gouvernement qui en résultait et les droits reconnus dans le texte constitutionnel. Les deux parties suivantes s’occupent du rétablissement de l’absolutisme en mai 1814 et l’expérience constitutionnelle avortée qui se déroula entre 1820 et 1823, une période où le rayonnement international de la Constitution de 1812 rétablie fut à son zénith.
The Spanish Constitution of 1812 within its Spanish and European Context (1808-1823)This article proposes a comprehensive view of the origins of Spanish constitutionalism, from the French invasion to the end of the Liberal Triennium (1823). After a few opening considerations on the afrancesados and the Bayonne Statute, the article procedes with an analysis of the three main political trends within the Cadiz Cortes and the constitutional models that inspired them. It then goes on to present the two fundamental principles of the Spanish constitution of 1818 – national sovereignty and the separation of powers – and their main consequences – the form of government and the rights granted by the constitution. The two final parts of this article cover the restoration of absolutist rule in Spain (may 1814) and the unsuccessful constitutional experience between 1820 and 1823, a period during which the international influence of the restored Constitution of 1812 reached it zenith.
Die Verfassung von Cádiz in ihrem spanischen und europäischen Kontext (1808-1823).Diese Arbeit bringt eine allgemeine Sichtweise der Herkunft des spanischen Konstitutionalismus vor, und zwar von der französischen Invasion 1808 bis zum Ende der dreijährigen liberalen Regierung 1823. Nach einigen Vorbetrachtungen über die afrancesados und das Statut von Bayona werden zuerst die drei Tendenzen bei den Cortès von Cádiz analysiert sowie die Verfassungsmodelle, die sie inspirierten. Danach werden die beiden Grundprinzipien der Verfassung 1812 (die nationale Souveränität und die Gewaltenteilung), die daraus resultierende Regierungsform und die im Verfassungstext anerkannten Rechte erörtert. Die beiden folgenden Teile beschäftigen sich mit der Wiederherstellung des Absolutismus im Mai 1814 und der gescheiterten Verfassungserfahrung (1820-1823), während derer die internationale Ausstrahlung der wiedereingeführten Verfassung 1812 ihren Höhepunkt erreichte.
I. Afrancesados et Patriotes 1]
Soulignons d’emblée que ce fut un facteur exogène, et non pas endogène, qui provoqua la naissance du constitutionnalisme espagnol : l’invasion française. C’est là un fait notable dont il faut tenir compte pour saisir à la fois la portée et les limitations de la révolution libérale espagnole. Certes, depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les idées constitutionnelles avaient commencé à se propager parmi l’élite intellectuelle, mais ce n’est qu’après l’invasion française que débute en Espagne la construction d’un État constitutionnel.
Quoique bien connus, les faits méritent d’être rappelés. À la suite du dit « soulèvement d’Aranjuez » entre le 17 et le 19 mars 1808, Charles IV se vit contraint d’abdiquer en faveur de son fils Ferdinand VII et de destituer son premier ministre, Godoy. Une semaine plus tard, sous prétexte d’une opération contre le Portugal, et en accord avec le traité de Fontainebleau que les deux nations avaient souscrit l’année précédente, les troupes de Napoléon pénètrent dans Madrid, sous le commandement de Murat. Le 10 avril, Ferdinand VII décide de quitter la capitale, accompagné de ses plus proches collaborateurs, pour rencontrer l’Empereur des Français, dont il voulait être reconnu en tant que légitime roi d’Espagne. Dix jours plus tard, Ferdinand VII arrive à Bayonne, où il est rejoint, le 30 avril, par ses parents, Charles IV et Marie-Louise, qui souhaitent que Napoléon oblige Ferdinand VII à rendre la couronne d’Espagne à son père. Mais l’Empereur, qui avait réussi à tromper aussi bien Ferdinand VII que Charles IV, ne cherchait pas autre chose que l’abdication de tous les Bourbons de la couronne espagnole, ce qu’il obtint au début de mai et ce qui permit à son frère Joseph d’être reconnu deux mois plus tard roi d’Espagne et des Indes.
Les abdications de Bayonne entraînèrent avec l’effondrement de la monarchie hispanique une profonde crise dans la société espagnole, la plus importante de toute son histoire contemporaine jusqu’à 1936. Il faut rappeler que peu avant que ces abdications ne soient formalisées, le 2 mai exactement, le peuple de Madrid s’était soulevé en armes contre les troupes françaises qui occupaient la ville. Cette insurrection, durement réprimée par les troupes de Murat, provoqua le soulèvement général de toute l’Espagne et, en réalité, le début d’une longue Guerre d’Indépendance et d’une véritable révolution libérale, qui inaugura le constitutionnalisme espagnol.
Pour faire face à la crise ouverte par les abdications de Bayonne, quelques Espagnols résolurent de collaborer avec les envahisseurs et d’accepter la légitimité de Joseph 1er. Ce fut là l’option choisie par les afrancesados, dont nombre d’entre eux occupaient une position sociale, politique et intellectuelle élevée. Par ailleurs, les afrancesados partageaient les principes politiques du despotisme éclairé. Il s’agissait d’hommes de tendance modérée, ennemis de toute velléité révolutionnaire. Face au principe de souveraineté nationale qu’invoqueraient les patriotes libéraux aux Cortès de Cadix pour justifier le soulèvement contre Napoléon, les afrancesados se réclamèrent du principe monarchique, ce qui leur permit de fonder doctrinalement leur allégeance à Joseph 1er, dont la monarchie autoritaire leur apparaissait, en outre, comme le nécessaire instrument de modernisation politique, sans les dangers que comportait la révolution libérale. Les lignes directrices de cette monarchie furent reprises dans le Statut de Bayonne, un texte qui en fait fut imposé par Napoléon à une assemblée de notables réunis dans cette ville et qui fut approuvé par son frère Joseph 1er le 6 juillet 1808. Le principe monarchique, qui inspirait ce texte constitutionnel et qui figurait explicitement dans son en-tête, octroyait au roi la direction politique de l’État, tandis que les Cortès étaient un organe où étaient représentés les trois ordres de la société. En dépit de son caractère autoritaire, le Statut de Bayonne reconnaissait, de façon dispersée, un ensemble de principes et de libertés clairement enracinés dans le nouvel ordre libéral bourgeois, comme la liberté de presse, la liberté personnelle, l’égalité fiscale et des fors, l’inviolabilité du domicile, l’abolition des privilèges et l’accès aux charges publiques conformément au mérite et à la capacité.
L’article 143 ordonnait sa graduelle application par Décrets et Édits royaux qui ne furent finalement pas approuvés. On peut donc dire que cette Constitution ne fut jamais pleinement en vigueur dans l’Espagne occupée par les Français. Au fur et à mesure que les troupes françaises furent vaincues, notamment après la bataille de Bailén, et que le territoire espagnol fut libéré, l’espace et la population sur lesquels le Statut de Bayonne était susceptible de s’appliquer se trouvèrent encore plus réduits.
Contrairement aux afrancesados, les Espagnols qui préférèrent apporter une solution constitutionnelle patriotique à la crise provoquée par l’invasion française reconnurent Ferdinand VII en tant que légitime roi d’Espagne et réfutèrent les abdications de Bayonne. En outre, des comités (juntas) provinciaux s’organisèrent dans tout le pays et s’autoproclamèrent souverains, disputant le pouvoir au Conseil de Castille, la plus haute institution de l’Ancien Régime et à la Junte de Gouvernement créée par Ferdinand VII avant son départ pour la France.
Afin de coordonner la direction politique et la résistance militaire — menée conjointement par l’armée régulière espagnole, renforcée par l’aide britannique, et par les guérillas populaires — les comités provinciaux décidèrent de créer une Junte Centrale (Junta Central), composée de trente-cinq membres, issus de la noblesse pour la majorité, qui tint sa première réunion à Aranjuez, près de Madrid, le 25 septembre 1808, sous la présidence du vieux comte de Floridablanca. En décembre de cette même année, la Junte Centrale dut être transférée à Séville, qui devint ainsi la capitale de l’Espagne non occupée par les Français. Bien qu’ils fussent tous d’accord pour convoquer des Cortès, ses membres divergeaient quant à leur structure, leur composition et la portée de leur pouvoir, sujet qui les opposa tout au long de l’année 1809. En dépit de l’opinion de l’influent Jovellanos en faveur de la tenue de Cortès traditionnelles (représentation par ordres), dont le rôle serait circonscrit à « améliorer » les lois fondamentales de la monarchie ou « constitution historique de l’Espagne », ce furent finalement les partisans des cortès unicamérales dotées de pouvoir constituant qui l’emportèrent. Le 31 janvier 1810, une fois les Cortès convoquées, la Junte Centrale décida de s’auto-dissoudre, non sans avoir créé auparavant un Conseil de Régence, auquel un Décret du 31 janvier transférait toute « l’autorité » et tout le « pouvoir » de la Junte Centrale, « sans limitation aucune ».
2. Les Cortès de Cadix
Les Cortès Générales et Extraordinaires se réunirent pour la première fois le 24 septembre 1810 sur l'île de Leon, tout près de Cadix, l’une des villes les plus libérales de l’Espagne d’alors. Les élections furent difficiles à organiser en raison de la situation de guerre et du manque d’expérience, ainsi qu’en raison du système électoral novateur et complexe approuvé par la Junte Centrale, qui attribuait l’élection des députés aux Juntes provinciales, aux villes ayant conservé le droit de vote aux Cortès, ainsi qu’aux Royaumes. En outre, le nouveau règlement électoral introduisait une figure politique inédite, les députés suppléants, qui étaient élus en représentation des provinces d’outremer ou des provinces péninsulaires occupées par les Français.
Autour de 300 députés furent élus : leur nombre exact n’est pas connu avec certitude et ils ne furent probablement jamais tous réunis. L’Acte d’inauguration de la session fut signé par 104 députés, 80 de plus approuvèrent la Constitution du 19 mars 1812, alors que 220 figurent sur l’Acte de dissolution des Cortès du 14 septembre 1813.
Un tiers des membres des Cortès appartenait à la haute hiérarchie du clergé. Les juristes étaient en nombre important, une soixantaine, ainsi que les fonctionnaires publics, parmi lesquels figuraient 16 professeurs d’université. Siégeaient également aux Cortès une bonne trentaine de militaires et 8 membres de la haute noblesse. Cette chambre comptait également 15 propriétaires, 5 commerçants, 4 écrivains, 2 médecins et 5 marins. C’était donc une assemblée de notables.
Bien que l’organisation politique de l’époque ne permette pas de parler de partis, des tendances constitutionnelles se firent nettement jour au sein des Cortès de Cadix, c’est-à -dire des groupes de députés unis entre eux par une commune, quoique non identique, filiation doctrinale. On distinguait trois tendances. La première était constituée par les députés realistas, dont les bases doctrinales mêlaient la scolastique et l’historicisme nationaliste, ce qui se traduisit dans la défense de la doctrine suarézienne de la translatio imperii et de la souveraineté partagée entre le Roi et les Cortès. Pour les députés realistas les Cortès devaient nécessairement respecter l’« essence » des lois fondamentales de la Monarchie, appelées aussi Constitution historique de l’Espagne, lors de la rédaction du texte constitutionnel, comme l’avait exposé Jovellanos dans son Mémoire de défense de la Junte Centrale. Les députés realistas critiquèrent aussi bien la pensée révolutionnaire française que les doctrines absolutistes. Ni révolution, ni réaction, réforme de l’existant : telle serait leur devise, bien qu’un certain nombre d’entre eux, comme Inguanzo, fussent assez éloignés de la pensée éclairée de Jovellanos, ce qui apparut clairement lors du débat sur l’Inquisition.
La deuxième tendance était constituée par les députés libéraux. Leurs principes constitutionnels étaient fondamentalement les mêmes que ceux qu’avaient défendus les « patriotes » français de l’Assemblée de 1789, en particulier la souveraineté nationale et une conception de la séparation des pouvoirs destinée à faire des Cortès unicamérales le centre du nouveau pouvoir, même si les députés espagnols défendaient ces principes dans un langage bien différent. En effet, s’il est certain que quelques députés ne manquèrent pas de se référer aux lieux communs du droit naturel rationaliste (état de nature, pacte social, droits naturels, etc.), la majorité d’entre eux préférèrent, cependant, justifier leurs thèses — y compris la souveraineté nationale et la séparation des pouvoirs, comme on le verra ensuite — en ayant recours à un prétendu libéralisme médiéval espagnol. En réalité, lorsque les libéraux en appelaient au Moyen-ge pour justifier leurs thèses, ils coïncidaient en cela avec les realistas, mais ces derniers, dans le sillage de Jovellanos, déformaient beaucoup moins la réalité historique que les libéraux, plus proches, quant à eux, des thèses que défendrait Francisco Martànez Marina dans sa Teoràa de las Cortes.
Les députés américains formaient la troisième tendance constitutionnelle présente aux Cortès. Il faut mentionner que l’invasion française de 1808 avait amorcé dans les vastes territoires de l’Amérique espagnole un processus d’émancipation qui s’achèverait quatre-vingt-dix ans plus tard avec l’indépendance de Cuba, Porto Rico et des Philippines. Néanmoins, une partie des élites créoles continuait de miser sur le maintien des liens avec la Mère patrie, mais à travers une Constitution qui prenne en compte l’autogouvernement des provinces d’outremer et qui offre une juste représentation à la population américaine dans les organes de l’État constitutionnel en herbe, notamment aux Cortès. Ces deux points étaient défendus par tous les Américains présents aux Cortès, qui, dans leurs prémisses constitutionnelles, mêlaient aux principes provenant de la néo-scolastique espagnole et du droit des Indes des principes révolutionnaires inspirés, par exemple, par Rousseau, à quoi il faut ajouter l’influence de quelques théoriciens du droit naturel hollandais et allemands, surtout Grotius et Pufendorff.
On ne peut parler des filiations doctrinales sans évoquer les modèles constitutionnels défendus par chacune de ces trois tendances. Les députés realistas réservèrent leurs sympathies au constitutionnalisme anglais, ou, pour être plus exact, à la version qu’en avait donnée Montesquieu. Ce qui séduisit les realistas, ce ne fut pas la position constitutionnelle du monarque britannique, mais l’organisation de son Parlement. Les realistas invoquèrent la théorie des corps constitués, définie par l’auteur de L’Esprit des lois et soulignèrent moins l’importance d’un exécutif monarchique dans le style britannique, que la nécessité d’une représentation spécifique de la noblesse et surtout du clergé, ordre auquel appartenait une bonne partie des realistas. Une représentation spécifique, similaire à la Chambre des Lords, que Jovellanos avait défendue dans son Mémoire déjà mentionné.
Les députés libéraux tenaient en haute estime certains aspects du constitutionnalisme britannique, comme le Jury et la liberté de Presse, mais certains traits de ce modèle leur déplaisaient, comme l’extension de la prérogative royale et le caractère aristocratique de la Chambre des Lords. Ces députés n’étaient donc pas particulièrement anglophiles, contrairement à Jovellanos et au député àngel de la Vega Infanzón, qui avaient tenté depuis l’invasion française d’introduire en Espagne une monarchie similaire à celle de Grande-Bretagne, conformément, dans une large mesure, aux suggestions de Lord Holland et de son ami intime et collaborateur le docteur Allen.
En réalité, les idées fondamentales des députés libéraux comme Argüelles, Toreno et Juan Nicasio Gallego provenaient du droit naturel rationaliste (Locke, Rousseau), de Montesquieu et de la culture encyclopédiste (Voltaire, Rousseau), qui s’était diffusée dans toute l’Espagne depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Cette influence étrangère se mêla à celle de l’historicisme médiévalisant et, parfois, comme chez les ecclésiastiques Muñoz Torrero et Espiga, à celle de la néo-scolastique espagnole, tandis que l’on peut percevoir chez Argüelles l’écho du positivisme de Bentham.
Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner que le modèle constitutionnel le plus influent chez les libéraux de 1812 ait été celui qui s’était élaboré en France à partir de la Déclaration des Droits de 1789 et de la Constitution de 1791. Ce texte constitutionnel fut très présent lors de la rédaction de la Constitution de 1812, bien qu’il y ait de notables différences entre ces deux textes, comme nous aurons l’occasion de le constater.
En revanche, les députés américains n’étaient satisfaits ni par le modèle constitutionnel britannique ni par le modèle français de 1791. Le premier était incompatible avec leur mentalité antiaristocratique et leur penchant égalitariste qui dépassait les limites du premier libéralisme ; dans le deuxième ils ne partageaient pas la radicalité de l’uniformité politique et administrative. En fait, les députés américains semblaient regarder plus du côté de la monarchie quasi-fédérale des Habsbourg, déplacée par le centralisme bourbonien, que vers les modèles constitutionnels alors en vigueur. À choisir entre l’un d’entre eux, leurs sympathies seraient peut-être allées à celui des États-Unis.
Ce dernier modèle ne convainquait d’ailleurs nullement ni les realistas ni les libéraux. À cause de son républicanisme pour les premiers et de son fédéralisme, expressément refusé par les Cortès, pour les seconds. À ce sujet, Agustàn Argüelles, lors du débat constitutionnel sur les Communes et les députations provinciales, qui eut lieu en janvier 1812, insista, dans une polémique engagée avec les députés américains, sur les éventuels dangers du fédéralisme et sur la nécessité de s’éloigner du modèle de la « fédération anglo-américaine ». Toreno, quant à lui, signala, dans ce même débat, que la Constitution en gestation cherchait par tous les moyens à exclure « le fédéralisme, puisque nous avons tenté de former une seule et unique nation ».
« L’étendue de la nation [espagnole] — ajoutait ce député — l’incline vers le fédéralisme dans un système libéral ; et si nous ne l’évitons pas, il pourrait se former, surtout avec les Provinces d’Outremer, une fédération comme celle des États-Unis, qui, insensiblement, en viendrait à imiter la plus indépendante des anciens cantons suisses et finirait par constituer des États séparés ».
Avant de commenter le fruit le plus précieux des Cortès, la Constitution de 1812, il faut mentionner que ces Cortès, avant, pendant et après le débat constitutionnel, approuvèrent de nombreux Décrets. Le tout premier d’entre eux, celui du 24 septembre 1810, rédigé par Muñoz Torrero et Manuel Luján, déclarait que les Cortès Générales et Extraordinaires, légitimement constituées, étaient souveraines, reconnaissaient « à nouveau » Ferdinand VII en tant que « unique et légitime » roi d’Espagne et annulaient sa renonciation à la Couronne,
« que l’on dit faite en faveur de Napoléon, en raison non seulement de la violence intervenue dans ces actes si injustes et illégaux [c’est-à -dire dans les abdications de Bayonne], mais principalement parce qu’elle n’a pas reçu le consentement de la Nation ».
Ce décret très important établissait également le principe de séparation des pouvoirs, en vertu duquel les Cortès se réservaient le pouvoir législatif, attribuaient le pouvoir exécutif à une Régence responsable devant la Nation, « de façon intérimaire et jusqu’à ce que les Cortès élisent le Gouvernement qui convienne le mieux » et confiaient le pouvoir judiciaire « pour le moment », « à tous les Tribunaux et juges établis dans le Royaume, pour qu’ils continuent d’administrer la justice selon les lois ».
En dépit des dispositions prises par ce Décret, les Cortès, et comme cela avait été le cas à l’Assemblée française de 1789, ne se bornèrent pas à agir en tant que Chambre constituante et législative, mais fonctionnèrent comme un organe de gouvernement et même comme un tribunal de justice — ce que critiquerait José Maràa Blanco-White depuis Londres — ce qui faisait d’elles la plus haute instance politique de l’Espagne non occupée par les Français.
Cette situation entraîna de constantes frictions entre les Cortès et le Conseil de Régence, ce qui contraignit les Cortès à dissoudre ce Conseil le 28 octobre 1810 et à le remplacer par un Régent (Agar) et un suppléant (Puig), plus aisés à contrôler. Parmi les Régents destitués se trouvaient deux des plus féroces ennemis des Cortès et de la Constitution élaborée par celles-ci : Lardizábal et l’Évêque d’Orense.
Signalons d’autres décrets particulièrement importants: celui qui proclamait l’égalité des droits des Espagnols et des Américains, celui qui décrétait la liberté de Presse, celui qui incorporait les seigneuries juridictionnelles à la nation et celui qui abolissait les preuves de noblesse pour accéder au corps des officiers de l’Armée. Cette dernière mesure qui ouvrait les portes de la carrière militaire à des secteurs sociaux qui en étaient exclus jusqu’alors était un rude coup porté à la société d’ordres, régie par le privilège. Les Cortès approuvèrent d’autres décrets importants comme celui qui abolissait la torture lors des procès judiciaires et le commerce d’esclaves, un autre établissant la liberté d’industrie, de commerce et de travail, celui qui amorçait la suppression des biens de mainmorte (touchant certaines propriétés ecclésiastiques et les biens communaux), la suppression du « voto de Santiago » (une sorte de dîme acquittée aux chanoines de Saint-Jacques de Compostelle, dont l’origine remontait au IXe siècle) ou, enfin, le décret très important qui abolissait le Tribunal de l’Inquisition. Ces deux derniers décrets furent approuvés après l’entrée en vigueur de la Constitution.
3. La Constitution de 1812
Le 9 décembre 1810, le député libéral Antonio Oliveros proposa aux Cortés de nommer une commission chargée de rédiger un projet de Constitution politique de la Monarchie qui aurait tenu compte des travaux préparatoires de la Junte Centrale. Les Cortès acceptèrent la proposition de Oliveros, mais ne nommèrent la Commission constitutionnelle que le 23 décembre. Celle-ci était composée de quinze membres. Cinq d’entre eux étaient realistas : Francisco Gutiérrez de la Huerta, Juan Pablo Valiente, Francisco Rodràguez de la Bárcena, Alonso Cañedo Vigil et Pedro Maràa Rich ; cinq étaient américains : le Chilien Joaquàn Fernández de Leyva, le Péruvien Vicente Morales Duárez, les Mexicains Antonio Joaquàn Pérez et Mariano Mendiola Velarde, ainsi que le Cubain Andrés Jáuregui (Mendiola et Jáuregui furent nommés le 12 mars, compte tenu de la trop faible représentation américaine jusqu’alors) ; les cinq autres étaient des libéraux réputés : Diego Muñoz Torrero, Antonio Oliveros, Agustàn Argüelles, José Espiga et Evaristo Pérez de Castro.
La commission, constituée le 2 mars 1811, fut présidée par l’Estrémègne Diego Muñoz Torrero, ancien président de l’Université de Salamanque et eut pour secrétaires Francisco Gutiérrez de la Huerta et Evaristo Pérez de Castro. Lors de cette première séance — à laquelle n’assistèrent pas plusieurs realistas, comme cela se produirait à d’autres occasions, ce qui contrastait avec l’attitude discipliné des libéraux — il fut établi que l’on consulterait les Mémoires et Projets qu’avait compulsés la Junte de Législation, créée par la Junte Centrale, ainsi que les Rapports sur la meilleure manière « d’assurer le respect des Lois Fondamentales » et d’améliorer la législation qu’avaient remise à la Junte Centrale diverses institutions (Conseils, Comités Supérieurs des Provinces, Tribunaux, Communes, Chapitres, Évêques et Universités) et quelques « sages et personnes éclairées », dont l’opinion avait été recueillie par la Junte Centrale par le décret du 22 mai 1809. De la même manière la Commission constitutionnelle déclarait son intention d’étudier les écrits qui lui seraient remis dorénavant et invitaient à participer à ses séances « quelques sujets instruits », ce qui permit, le 12 mars, l’incorporation aux débats de Antonio Ranz Romanillos, bon connaisseur du constitutionnalisme français, auteur d’un projet de Constitution que la Commission Constitutionnelle examina.
Le 20 mars débutèrent les débats constitutionnels au sein de la Commission. Cinq mois plus tard, le 18 août exactement, on donna lecture devant les Cortès des quatre premiers titres du projet de Constitution (dont le titre relatif aux Cortès et au Roi) ainsi que la partie correspondante de son long discours préliminaire, dont le débat commença en séance plénière des Cortès le 25 août, alors que la Commission constitutionnelle poursuivait la discussion des six derniers titres de la Constitution, dont le titre relatif à l’Administration de la Justice et le reste du Discours préliminaire.
Ce Discours est un document fondamental pour cerner la théorie constitutionnelle du libéralisme de 1812 et, en raison de son originalité et de sa répercussion, il est d’une grande importance non seulement pour l’histoire constitutionnelle de l’Espagne, mais aussi pour celle de tout le monde hispanique et, partant, pour l’histoire constitutionnelle tout court. Il était fondé sur l’historicisme, en vertu duquel le projet de Constitution était articulé avec les lois médiévales :
« La Commission [constitutionnelle] n’offre rien dans son projet qui ne soit consigné de la façon la plus authentique et la plus solennelle dans les différents corps de la législation espagnole… L’ignorance, l’erreur et la malignité se dresseront contre ce projet. Elles le qualifieront de novateur, de dangereux, de contraire aux intérêts de la Nation et des droits du Roi. Mais leurs efforts seront inutiles et leurs arguments fallacieux s’évanouiront comme fumée lorsqu’elles verront démontré jusqu’à l’évidence que les fondements de ce projet ont été pour nos aïeux de véritables pratiques, des axiomes reconnus et sanctifiés par les coutumes de nombreux siècles ».
La Commission constitutionnelle avait chargé deux de ses membres, libéraux, l’Asturien Agustàn Argüelles et le Castillan José Espiga de la rédaction de ce discours. C’est Argüelles qui en fit la lecture aux Cortès, au nom de la Commission constitutionnelle. En réalité, en dépit du fait que le texte exprimait une pensée collective, auquel prit part Espiga, les historiens — dont Toreno, témoin des faits — s’accordent à attribuer la paternité de cet important document à Argüelles, qui certainement prit en compte le travail réalisé auparavant par la Junte de Législation.
En revanche, c’est Diego Muñoz Torrero qui joua un rôle de premier plan dans la rédaction du texte constitutionnel et, dans une moindre mesure, Evaristo Pérez de Castro, qui en fit lecture aux Cortès, et peut-être aussi Antonio Ranz Romanillos, bien que ce dernier ne fît pas partie de Cortès.
Les débats au sein de cette Commission s’achevèrent le 24 décembre 1811 et se prolongèrent en séance plénière des Cortès jusqu’au 18 mars 1812. Le texte finalement approuvé, composé de 384 articles, fut promulgué le lendemain, le 19 mars, jour de la saint Joseph, d’où le nom populaire sous lequel serait connue la nouvelle Constitution, « La Pepa ».
La Constitution reposait sur deux principes fondamentaux, la souveraineté nationale et la séparation des pouvoirs. Comme nous l’avons vu, ces deux principes étaient déjà consignés dans le premier Décret promulgué par les Cortès le 24 septembre 1810. Il convient à présent de s’occuper de ces deux principes et de leurs conséquences.
L’article 3 de la Constitution reprenait le principe de souveraineté nationale ainsi formulé : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation et partant il lui appartient exclusivement le droit d’établir ses lois fondamentales. » Pour défendre ce principe, la majeure partie des députés n’en appela pas aux thèses jusnaturalistes de « l’état de nature » et du « pacte social ». Même si certains députés s’y référèrent, comme Toreno, la majorité des libéraux défendit ce principe à partir de son prétendu ancrage dans l’histoire de l’Espagne et de sa fonction légitimatrice lors de l’insurrection patriotique contre les Français.
Néanmoins, les conséquences qui découlèrent du principe de souveraineté nationale furent fort semblables à celles qu’en avaient extraites quelques années auparavant les libéraux de la nation voisine. La souveraineté fut, en effet, définie comme un pouvoir originaire, perpétuel et illimité qui incombait uniquement et exclusivement à la Nation, entendue comme un « corps moral », formé par les Espagnols des deux hémisphères, indépendamment de leur extraction sociale et de leur provenance territoriale, distinct, cependant, de la simple somme ou réunion de ceux-ci.
La faculté la plus importante de la souveraineté consistait, selon les libéraux, en l’exercice du pouvoir constituant, ce qui veut dire l’élaboration d’une Constitution ou, une fois celle-ci approuvée, sa réforme. Si le pouvoir constituant originaire avait été exercé par les Cortès Extraordinaires et Générales, sans participation aucune du roi, d’ailleurs absent, la Constitution de 1812 confiait, dans son dernier titre, le dixième, la réforme de la Constitution à des Cortès spéciales, sans intervention du monarque, en établissant ainsi une distinction entre la Constitution et les lois ordinaires, comme l’avait également fait la Constitution française de 1791.
Or, tout comme cela avait été le cas pour le texte constitutionnel de la nation voisine, le code gaditan fut conçu comme une véritable norme juridique, qui devait contraindre le pouvoir exécutif et le pouvoir juridique, mais certes pas le pouvoir législatif. Il faut rappeler, à cet égard, que son article 372 stipulait que les Cortès, dans leurs premières séances, prendraient en considération « les infractions à la Constitution dont elles auraient eu connaissance, pour y porter le remède approprié et établir la responsabilité de ceux qui y auraient contrevenu. » Par ce précepte, le constituant gaditan ne chercha nullement à créer un mécanisme pour contrôler les infractions constitutionnelles de la part des Cortès, ni même l’inconstitutionnalité des lois pré-constitutionnelles, mais plutôt les infractions à la constitution commises par les autres pouvoirs de l’État, surtout l’exécutif. Les Cortès devenaient ainsi les gardiennes de la Constitution. Les Cortès ou leur députation permanente, à laquelle il revenait, lorsque les Cortès n’étaient pas réunies, de « rendre compte aux prochaines Cortès des infractions observées », aussi bien les infractions à la « Constitution » qu’aux « lois », qui de façon significative reçoivent le même traitement. À Cadix, il n’y eut donc pas de juridiction constitutionnelle, mais il était évident qu’il existait un intérêt politique à appliquer la Constitution.
Quant au principe de la séparation des pouvoirs, le Discours préliminaire le justifiait en tant que technique rationalisatrice et en tant que prémisse indispensable pour assurer la liberté. Autrement dit, les libéraux de 1812, par le biais de la Commission rédactrice du texte constitutionnel, reconnaissaient, d’une part, l’existence de diverses fonctions d’un point de vue matériel : législation, administration et juridiction (y compris dans les États pré-constitutionnels), mais, d’autre part, se déclaraient en faveur de l’attribution de chacune de ces fonctions à un pouvoir distinct :
« L’expérience de tous les siècles [signalait le Discours préliminaire] a démontré jusqu’à l’évidence qu’il ne peut y avoir de liberté ni de sécurité, ni de la même manière de justice ni de prospérité, dans un État où l’exercice de toute l’autorité souveraine serait réuni dans une seule main ».
Le principe de séparation des pouvoirs serait établi dans les articles 15 à 17 du code de 1812, qui constituaient le pivot autour duquel tournait toute l’organisation du texte constitutionnel : « le pouvoir de faire les lois [disait l’article 15] réside dans les Cortès avec le Roi ». « Le pouvoir de faire exécuter les lois [consignait l’article 16] réside dans le Roi ». Et, enfin, l’article 17 prescrivait que « le pouvoir de faire exécuter les lois dans les causes civiles et criminelles réside dans les Tribunaux établis par la loi ».
Tous ces préceptes, comme le signalait l’article 14, faisaient du « gouvernement » (c’est-à -dire de l’État) de la Nation espagnole une « monarchie modérée héréditaire ». Une notion qui exprimait le caractère limité « constitutionnel », non absolu ou « pur », de la Monarchie, dans le sens que lui avaient déjà donné les révolutionnaires de 1789 et Montesquieu, quoique le concept de Monarchie ait été également utilisé par les Cortès de Cadix comme synonyme de nation, d’Espagne ou des « Espagne », l’Espagne européenne et américaine.
C’est dans ce sens que la Constitution de Cadix était intitulée « Constitution politique de la Monarchie espagnole » et selon cette acception, par conséquent, la Monarchie était le territoire sur lequel s’exerçait la souveraineté de l’État ou, plutôt, était l’État lui-même, la communauté espagnole organisée juridiquement et non seulement l’institution qui résultait du fait de conférer à la direction de l’État (la Couronne, juridiquement) un caractère viager et héréditaire. C’était une acception propre à une Nation qui n’avait jamais cessé d’être monarchique et qui, par conséquent, identifiait son propre État avec la forme que celui-ci revêtait.
Il est également intéressant de signaler que lors de la réunion de la Commission constitutionnelle qui eut lieu le 9 juillet 1811, Espiga proposa :
« qu’il conviendrait absolument de changer les titres qui déterminent la séparation des trois pouvoirs, en inscrivant, par exemple, au lieu de pouvoir législatif « Cortès ou Représentation nationale » ; au lieu de pouvoir exécutif « Du Roi ou de la dignité royale » ; et au lieu de pouvoir judiciaire, « Des Tribunaux », car l’on éviterait ainsi que cette nomenclature semble une copie du français et l’on donnerait à la Constitution, même dans cette partie, un ton original et plus acceptable. »
La Commission accepta la suggestion de Espiga et la terminologie proposée fut ensuite adoptée dans le texte constitutionnel, l’en-tête du Titre III était « Des Cortès » ; du Titre III « Du Roi » ; et du Titre V « Des Tribunaux et de l’Administration de la Justice en matière civile et criminelle ».
Le principe de la séparation des pouvoirs transformait aussi radicalement la vieille monarchie espagnole. Le Roi n’exercerait plus dorénavant toutes les fonctions de l’État. Certes, la Constitution continuait de lui attribuer l’exercice exclusif du pouvoir exécutif, lui conférait une participation à la fonction législative, à travers la sanction des lois et proclamait que la Justice était administrée en son nom. Néanmoins, dorénavant les Cortès seraient l’organe suprême de l’État. Cet organe, conformément au principe de la souveraineté nationale, était composé d’une seule Chambre et était élu en vertu de critères exclusivement individualistes. Pour faire partie de l’électorat actif et passif (c’est-à -dire pour élire et être élu), il ne suffisait pas d’être espagnol, il fallait également être citoyen. En cela, la Constitution de 1812 reproduisait la distinction établie par les Constituants français de 1789 entre citoyens actifs et citoyens passifs, ainsi qu’entre droits civils et droits politiques, qui fut également défendue par les députés libéraux espagnols. Le suffrage prévu à Cadix, quoiqu’indirect, était, cependant, très large, en comparaison de ce qu’établirait plus tard la législation électorale sous la monarchie d’Isabelle II. C’était là la conséquence logique du caractère très radical, bien que non démocratique, du libéralisme de 1812 qui traduisait le rôle de premier plan joué par le peuple durant la Guerre d’Indépendance.
Les Cortès assumeraient la fonction législative, car le monarque ne pouvait opposer qu’un veto suspensif aux lois approuvées, qui retardait uniquement leur entrée en vigueur. En outre, les Cortès pouvaient, par décret, intervenir de façon unilatérale, non seulement sur la réforme constitutionnelle, mais aussi sur d’autres aspects décisifs du système politique, dont certains pouvaient toucher la position constitutionnelle du Roi, comme c’était le cas du règlement constitutionnel de la Régence et y compris la position de la Couronne, avec le règlement du droit de succession. En réalité c’était aux Cortès qu’incombait de façon primordiale, bien que non exclusive, la direction de la politique dans le nouvel État qu’elles avaient conçu.
Les relations entre les Cortès et le Roi étaient régies dans la Constitution de 1812 selon des principes fort semblables à ceux qu’avaient soutenus les « patriotes » français de l’Assemblée de 1789, qui reflétaient la grande méfiance du libéralisme révolutionnaire vis-à -vis de l’exécutif monarchique. Pour ne citer que deux exemples, la Constitution interdisait au Roi de dissoudre les Cortès et empêchait les Secrétaires d’État — on ne parlait pas encore de « ministres » ni de « Gouvernement » en tant qu’organe collectif — soient également députés, ce qui s’opposait ouvertement au système parlementaire de gouvernement, alors déjà bien consolidé en Grande Bretagne, qu’avaient défendu Mirabeau à l’Assemblée de 1789 et comme l’avait fait Blanco-White dans les pages de El Español.
De la même manière, la Constitution de Cadix modifiait radicalement l’exercice de la fonction juridictionnelle, qu’elle attribuait à des juges et des magistrats indépendants. C’était là un principe fondamental du libéralisme, défendu dans le Discours préliminaire en vertu de la sauvegarde de la liberté et de la sécurité des personnes, en accord avec ce qu’avaient signalé Locke et Montesquieu.
Conformément aux principes de souveraineté nationale et de séparation des pouvoirs, la Constitution de Cadix mettait donc en place un État fort semblable à celui qu’avait organisé auparavant la Constitution française de 1791. Les différences entre l’une et l’autre étaient, néanmoins, notables et elles apparaissaient dès le Préambule, dans lequel, outre la réitération du souhait — véritable leitmotiv du libéralisme de 1812 — d’articuler la Constitution avec les vieux codes de la Monarchie médiévale espagnole, on invoquait « Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint Esprit », en tant que « Auteur et Suprême Législateur de la Société ». L’ensemble du texte de cette Constitution était en fait imprégné d’une forte coloration religieuse, catholique, totalement absente de la Constitution française de 1791.
La Constitution de Cadix, en outre, ne contenait pas de déclaration de droits. Ce ne fut pas un oubli involontaire. Une déclaration de cette nature fut expressément rejetée pour ne pas prêter le flanc aux accusations, d’ailleurs très fréquentes, de francophilie. Toutefois, le code gaditan reconnaissait certains droits individuels consubstantiels au premier libéralisme. Ainsi l’article 4, aux nets accents lockiens, signalait : « la nation est obligée de conserver et de protéger par des lois sages et justes la propriété et les autres droits légitimes de tous les individus qui la composent. »
Par ailleurs, le Titre V, « Des Tribunaux et de l’Administration de la Justice », reconnaissait certaines garanties de procès équitable étroitement liées à la sécurité de la personne, ainsi que le droit à bénéficier d’un juge prédéterminé par la loi, le droit de résoudre des conflits par le biais de juges arbitres, le droit d’Habeas Corpus, l’interdiction de la torture et l’inviolabilité du domicile, tandis que l’article 371 reconnaissait à tous les Espagnols la « liberté d’écrire, d’imprimer ou de publier leurs idées sans nécessité de licence, de révision ou d’approbation préalable à la publication ». D’autres préceptes sanctionnaient l’égalité de tous les Espagnols devant la loi, qu’il s’agisse d’égalité de fors ou, en ce cas en marge du Titre V, l’égalité de traitement quant aux obligations fiscales, comme le disposaient les articles 8 et 339. L’article 373, quant à lui, reconnaissait le droit de pétition.
Tous ces droits étaient conçus, comme dans la France de 1789, comme des droits « naturels », seulement transformés en droits « positifs » par le biais du nécessaire concours du législateur. L’article 308 signalait même que :
« si en des circonstances extraordinaires la sécurité de l’État exigeait dans toute la monarchie ou dans une partie de celle-ci la suspension de certaines formalités prescrites dans ce chapitre [c’est-à -dire le troisième de ce Titre V] pour l’arrestation des délinquants, les Cortès pourront la décréter pour un temps déterminé ».
Ainsi donc nombre des garanties de procès équitable, mentionnées plus haut, se voyaient réduites à de simples « formalités » que les Cortès pouvaient suspendre.
Mais ce qu’il faut maintenant souligner, c’est qu’un droit aussi important que celui de la liberté religieuse, reconnu dans le constitutionnalisme anglais, américain et français, était totalement absent du code espagnol de 1812. Tout au contraire, l’article 12 de ce texte consacrait de façon catégorique la confessionnalité catholique de l’État : « la religion de la Nation espagnole est et sera perpétuellement la religion catholique, apostolique et romaine, seule véritable. La Nation la protège par des lois sages et justes et interdit l’exercice de tout autre religion ». Ce précepte était une douloureuse concession des députés libéraux, y compris de ceux qui étaient de condition cléricale, aux realistas et, en fait, au sentiment majoritaire des Espagnols, afin d’assurer la survie de la Constitution face à la réaction absolutiste appuyée par le clergé. Une concession qui, cependant, s’avéra vaine.
4. Le rétablissement de l’absolutisme
Le 23 mai 1813, les Cortès Générales et Extraordinaires rendirent publique, par décret, la convocation aux élections de Cortès Ordinaires, dont la réunion était annoncée pour le 1er octobre 1813. Le décret interdisait la réélection des députés des Cortès Générales et Extraordinaires et définissait le nombre de députés élus pour chaque province, conformément au principe constitutionnel d’un député pour 70000 habitants. Après une campagne électorale particulièrement virulente qui affronta les realistas et les libéraux, les Cortès ordinaires commencèrent leurs séances le 1er octobre 1813. Mais les réalisations de ces Cortès, qui ne se réunirent que brièvement, sont sans comparaison avec ce qu’avaient fait les précédentes. Quelques mois après, en effet, Ferdinand VII, après avoir aboli la Constitution de Cadix, rétablit l’absolutisme, restauration sur laquelle il convient de s’attarder.
Conformément au Traité que Napoléon et Ferdinand VII avaient signé en décembre 1813 à Valençay, où ce dernier avait été retenu prisonnier pendant ces années, le « désiré » devait revenir en Espagne en tant que monarque légitime. Mais le Conseil de Régence aussi bien que les Cortès s’indignèrent de la signature de ce traité, qui remettait en cause les compétences constitutionnelles des représentants de la Nation espagnole et les accords d’Alliance avec la Grande-Bretagne. Les députés realistas déclarèrent leur opposition à cet accord de Valençay qu’ils percevaient comme un stratagème de Napoléon et rejoignirent même les libéraux en exigeant que la Nation espagnole s’abstienne de jurer fidélité au Roi, tant que celui-ci ne jurerait pas de respecter la Constitution.
En mars 1814, dans cette atmosphère si peu propice, apparemment, à la restauration de l’absolutisme, Ferdinand VII abandonna sa retraite française et regagna l’Espagne. Or, au lieu de se rendre directement à Madrid, comme les Cortès le lui avaient indiqué, il préféra dévier sa route en passant d’abord par Saragosse et ensuite Valence où il arriva le 16 avril. Cette manœuvre lui permit de tâter le terrain et de consulter ses conseillers les plus proches, ainsi que l’ambassadeur anglais en Espagne, Henry Wellesley, frère du duc de Wellington. Aussi bien ses conseillers, parmi lesquels figuraient les généraux Elào et Eguàa, que l’ambassadeur se montrèrent favorables à l’abrogation de la Constitution de Cadix. Le duc de Wellington en personne — véritable héros national en Espagne et, naturellement, en Angleterre — partageait cette opinion, tout en souhaitant que Ferdinand VII s’engage à établir une Monarchie constitutionnelle dans le style de la monarchie anglaise et de celle qui était sur le point d’être mise en place en France par le biais de la Charte de 1814, approuvée par Louis XVIII dans le mois de mai de cette même année.
Quelques secteurs realistas ne souhaitaient pas non plus que Ferdinand VII se borne à restaurer l’ordre antérieur à 1808. Pour preuve le « Manifeste des Perses » que souscrivirent en avril 1814, 69 membres des Cortès Ordinaires. Ses signataires, à la tête desquels figurait Bernardo Mozo de Rosales, probablement son rédacteur, mettaient au pilori l’œuvre des Cortès constituantes et notamment le texte constitutionnel de 1812, qui n’avait fait, à leur sens, qu’introduire en Espagne les idées subversives et impies de la révolution française, absolument étrangères à la tradition nationale espagnole. Tout en dénonçant l’œuvre de l’assemblée gaditane — dans laquelle les députés libéraux étaient accusés d’avoir été « possédés d’une haine implacable envers les têtes couronnées » —, les Perses demandaient la convocation de nouvelles Cortès selon les trois ordres afin d’établir une monarchie véritablement limitée ou modérée, non par une « Constitution », mais par les anciennes « Lois Fondamentales », dans lesquelles, à leur avis, le pacte ou le contrat entre le Royaume et le Roi devrait être réactualisé, en accord en tous points avec les thèses jovellanistes, qu’avaient soutenues lors des Cortès Extraordinaires les députés realistas. On trouvait également dans ce manifeste les allusions ressassées à la défaite des Comuneros, à la décadence des Cortès et au « despotisme ministériel ». Toutes ces allusions étaient déjà un lieu commun dans le climat intellectuel et politique de l’époque et étaient issues dans ce cas des écrits de Martànez Marina, notamment de sa Teoràa de las Cortes, qui avait vu le jour l’année précédente. Les Perses n’eurent aucun scrupule à faire un usage biaisé de cet ouvrage. Ainsi, en dépit de quelques coïncidences plus apparentes que réelles, les conséquences politiques qu’ils en extrayaient étaient bien distinctes, pour ne pas dire opposées à celles que soutenait le sage historien asturien : si celui-ci défendait dans sa Théorie une Monarchie basée sur la souveraineté nationale, dans laquelle le roi devait se borner à exécuter les accords de Cortès représentatives de la Nation, les signataires de ce manifeste ne remettaient pas en cause la souveraineté du Roi, ni la Monarchie absolue, qu’ils qualifiaient d’« œuvre de la raison et de l’intelligence », mais se bornaient à conseiller sa modération et sa tempérance par le biais de Cortès réunies selon les trois ordres et des limites extrêmement vagues, qui historiquement, avaient amplement démontré leur inopérance. Leur manifeste était également assorti d’un plaidoyer en faveur du rétablissement du Tribunal de l’Inquisition, « protecteur jaloux et zélé à maintenir la religion, sans laquelle il ne peut exister de gouvernement ».
Il ne s’agissait donc pas d’une alternative de caractère libéral au constitutionnalisme de 1812 qui cherchât à construire une Monarchie dans le style de celle qui existait en Grande-Bretagne ou de celle qui, un mois plus tard, serait mise en place par la Charte française — une alternative que défendrait Blanco-White depuis son exil londonien —, mais, finalement et peut-être depuis le début, d’un essai vain et inutile de réformer la Monarchie traditionnelle, c’est-à -dire celle qui était antérieure à 1808, sans remettre en cause ses fondements doctrinaux.
L’objectif immédiat des Perses était sans aucun doute d’encourager le roi à renverser par un coup d’État — le premier de l’histoire espagnole et certes pas le dernier — l’œuvre des Cortès. C’était finalement ce qu’ils demandaient en conclusion de leur écrit :
« … Ne pouvant manquer de clore ce respectueux Manifeste, sans outrepasser les limites de cette requête et de nos amendements par la demande que soit toujours estimée sans valeur cette Constitution de Cadix pour n’avoir pas été approuvée par Votre Majesté ni par les provinces, quand bien même Votre Majesté, en raison de considérations qui pourraient influer sur son cœur très pieux, déciderait un jour de l’accepter solennellement ; car nous estimons que les lois fondamentales qu’elle contient portent un préjudice incalculable et très important, qui demande la réunion préalable de Cortès spéciales légitimement et librement rassemblées, conformes en tout point aux lois anciennes ».
La requête des Perses fut satisfaite par le Décret que le Monarque promulgua à Valence le 4 mai, selon lequel la Constitution de 1812 ainsi que tous les décrets approuvés par les Cortès de Cadix étaient abrogés, en les déclarant : « nuls et sans aucune valeur ni effet, maintenant et de tout temps, comme si de tels actes ne s’étaient jamais produits et qu’ils étaient à jamais anéantis… ». Les arguments allégués par Ferdinand VII pour justifier cette abrogation — l’origine illégitime des Cortès de Cadix et les intimidations des libéraux qui y siégeaient — rappellent ceux qu’avaient invoqués peu avant les Perses, bien qu’à vrai dire ces arguments aient été communément mis en avant dans les cercles realistas depuis 1810. Ferdinand VII accusait les Cortès de s’être réunies « selon un mode jamais utilisé en Espagne même dans les temps les plus difficiles », car il n’avait pas été fait appel aux « ordres de la noblesse et du clergé, bien que la Junte Centrale l’ait demandé ». Le « désiré » estimait que les Cortès l’avaient dépouillé de sa souveraineté le jour même de leur installation, « en l’attribuant nominalement et non réellement à la Nation, pour ainsi se l’approprier eux-mêmes et donner ensuite à celle-ci, sous couvert de cette usurpation, les Lois qu’ils voulurent… ». Selon le Monarque, la Constitution avait été imposée « au moyen du tapage, des menaces et des violences de ceux qui se trouvaient dans les Galeries des Cortès… et ce qui en vérité était l’œuvre d’une faction était revêtu de l’apparence spécieuse de volonté générale… ». Mais plus que l’origine, ce que réfutait surtout Ferdinand VII dans ce Décret c’était le contenu de la Constitution de 1812 : en particulier, la modification radicale qui avait été introduite dans la position du monarque au sein de l’État :
« Presque toute la forme de l’ancienne Constitution de la Monarchie s’est trouvée changée ; et copiant les principes révolutionnaires et démocratiques de la Constitution Française de 1791 et manquant à ce qui est annoncé au début de celle créée à Cadix, on a sanctionné non pas des Lois fondamentales d’une Monarchie modérée, mais celles d’un Gouvernement populaire, avec un Chef ou un Magistrat, simple exécutant délégué, et non un Roi, même s’il y reçoit ce nom afin d’abuser et séduire les naïfs et la Nation ».
Mais par ce Décret Ferdinand VII ne se contentait pas d’annuler l’immense œuvre législative des Cortès de Cadix — dans laquelle se trouvait condensé tout un programme révolutionnaire et modernisateur que le libéralisme espagnol le plus avancé tâcherait de mettre en pratique tout au long du siècle — mais il se montrait partisan de limiter la Monarchie dans la direction indiquée par les Perses dans leur Manifeste :
« J’abhorre et je déteste le despotisme : ni les lumières ni la culture des nations d’Europe ne le souffrent à présent; l’Espagne n’eut jamais de Rois despotes, pas plus que ses bonnes Lois et sa Constitution ne l’ont jamais autorisé ».
Pour limiter la Monarchie ou pour la tempérer, pour employer un terme plus approprié à ses desseins, Ferdinand VII s’engageait à convoquer des Cortès et à faire tout son possible pour assurer la liberté et la sécurité « dont l’imperturbable jouissance distingue un Gouvernement modéré d’un Gouvernement arbitraire et despotique ».
Cependant, le Roi ne tint nullement compte de ces vagues promesses réformistes. En effet, a peine avait-il recommencé à régner qu’il impulsa — dans ce cas peut-être serait-il plus opportun de dire qu’il reprit — la répression politique contre les afrancesados qui se trouvaient encore en Espagne, car la plupart d’entre eux, comme Javier de Burgos, Leandro Fernández Moratàn et le poète Meléndez Valdés s’étaient vus contraints à l’exil en France en 1813, accompagnant les troupes françaises vaincues. Mais la répression fut particulièrement cruelle avec les libéraux. Ceux qui avaient réussi à avoir la vie sauve se virent dans l’obligation de s’exiler à partir de 1814, comme ce fut le cas, entre de nombreux autres, pour le comte de Toreno et pour àlvaro Flórez Estrada, qui prirent la fuite pour l’Angleterre que le premier quitterait pour la France. D’autres illustres libéraux, comme Agustàn Argüelles, Francisco Martànez de la Rosa et Calatrava, eurent un sort moins enviable et furent emprisonnés dans des bagnes éloignés et sinistres, où ils auraient tout le temps de réfléchir à l’échec du système constitutionnel.
Tout en menant cette politique violemment répressive, Ferdinand VII et sa camarilla entreprirent de rétablir l’ancien ordre des choses en restaurant le Conseil Royal et l’Inquisition, en livrant l’enseignement aux Jésuites, qui purent rentrer en Espagne pour la première fois depuis leur expulsion sous Charles III et, naturellement, en rendant au clergé et à la noblesse les privilèges que les Cortès de Cadix avaient supprimés par l’abolition des droits seigneuriaux et des majorats et par l’approbation de nombreuses autres mesures destinées à liquider la vieille société d’ordres. Les libertés publiques furent totalement éliminées, par l’interdiction de pratiquement tous les journaux, à l’exception de la Gaceta de Madrid et du Diario de Madrid. Contrairement à ce qui s’était passé en France avec le rétablissement des Bourbons sur le trône en la personne de Louis XVIII, le retour de Ferdinand VII entraîna une véritable « restauration » de la Monarchie absolutiste et, en fait, un durcissement de ses traits les plus réactionnaires, comme ceux de caractère répressif et clérical, car finalement les Bourbons d’Espagne avaient soutenu auparavant une bonne partie du programme des Lumières, au moins jusqu’à 1789.
5. Le Triennat libéral
Mais l’absolutisme ne devait pas durer longtemps non plus. Après les essais avortés de Mina, Porlier, Richard, Renovales et Lacy d’y mettre fin par la force, le Pronunciamiento de Riego y parvint le 1er janvier 1820. La chute de l’absolutisme entraîna le rétablissement de la Constitution de Cadix. Ferdinand VII qui la haïssait tant, se vit contraint de s’y soumettre le 10 mars 1820. Mais trahissant ses promesses de fidélité au texte constitutionnel, le souverain commença à conspirer contre le code récemment restauré, n’hésitant pas à solliciter la collaboration de la Sainte Alliance, composée de la Russie, l’Autriche, la Prusse et la France, qui ne pouvaient voir d’un bon œil une constitution aussi révolutionnaire que celle de Cadix, pas plus d’ailleurs que le gouvernement tory de Lord Liverpool. En fait la Grande-Bretagne n’avait guère d’intérêt à voir se consolider l’État constitutionnel espagnol, moins pour des raisons idéologiques que parce que l’instabilité politique espagnole favorisait l’émancipation de l’Amérique hispanique. Ce vaste territoire était convoité par le commerce britannique, en dépit de la réticence des États-Unis à voir flotter à nouveau dans cet hémisphère les étendards d’aucune nation européenne, comme l’affirmerait clairement le Président Monroe en 1823. Ni la Sainte Alliance ni la Grande-Bretagne ne pouvaient être satisfaites par l’admiration que causait le texte de 1812 en dehors de l’Espagne. Le Portugal, Naples et le Piémont ne tarderaient pas, en effet, à adopter la Constitution de Cadix, tout comme le feraient quelques années plus tard les décembristes russes. En fait, la promulgation de ce texte constitutionnel en 1820 signifia une lueur d’espoir pour les libéraux radicaux et démocrates de toute l’Europe, qui étaient relégués ou persécutés par la politique réactionnaire que la Sainte Alliance avait imposée sur tout le vieux continent. La Constitution de 1812 devint ainsi durant le Triennat de 1820 à 1823 une référence pour l’ensemble du mouvement libéral et nationaliste de l’Europe et de l’Amérique espagnole, jetant ainsi un jalon décisif dans l’histoire du libéralisme occidental.
Mais l’hostilité de Ferdinand VII au nouveau régime constitutionnel et le contexte international si peu propice à la consolidation de ce régime en Espagne ne suffisent pas à expliquer l’échec du Triennat. Il faut également tenir compte de la division du libéralisme espagnol entre « exaltés » et « modérés » qui finit par être funeste pour la survie du nouveau régime et qui apparut dès 1820 à cause de la dissolution de l’« Armée de l’Île », c’est-à -dire du contingent de troupes placées sous le commandement des héros de la révolution : Rafael de Riego, en un tout premier lieu, Quiroga, Arco-Agüero et López Baños. Les « exaltés » voulaient faire de cette Armée un bastion armé de la révolution et s’opposaient à ce qu’elle soit dissoute. En revanche, les « modérés » craignaient le rôle que pouvait jouer cette armée en tant que groupe de pression face aux Cortès et au Gouvernement. D’où leur intérêt à la dissoudre, ce qui finit par se produire. Mais cette question n’était pas la seule à diviser les libéraux, il y en eut bien d’autres, parmi lesquelles la nomination des hauts fonctionnaires de l’Administration civile et militaire, la légalisation des Sociétés Patriotiques et, principalement, le déroulement du processus de transformation sociale en Espagne. Les « exaltés » — dont les principes entremêlaient libéralisme et jacobinisme, faisant appel tantôt aux libertés individuelles, tantôt aux droits du peuple — voulaient rétablir intégralement le programme des Cortès de Cadix et même le radicaliser. Un de ses dirigeants les plus illustres était Flórez Estrada, outre Romero Alpuente, Moreno Guerra, Istúriz et Calvo de Rozas. Les « exaltés » pensaient qu’il existait un dangereux fossé entre le pouvoir politique et le pouvoir social, qui ne pouvait être comblé que par l’accélération du processus révolutionnaire et l’élargissement de la base sociale des nouvelles institutions, même si, à cette époque, leurs espoirs étaient plutôt placés dans les classes populaires urbaines — d’où leur intérêt pour les milices populaires et les Sociétés Patriotiques — et non dans la paysannerie qui représentait l’immense majorité de la population espagnole. Les « modérés » pensaient, au contraire, qu’il ne fallait pas radicaliser les conflits entre les forces de l’Ancien Régime et les forces favorables au nouvel ordre libéral, mais plutôt rechercher une entente entre ces dernières et les secteurs de l’Ancien régime disposés à transiger, compte tenu, justement, du faible appui populaire sur lequel comptait l’État constitutionnel, qui s’était tragiquement fait jour en 1814, lorsque la masse populaire avait fait bon accueil à l’absolutisme. Dans ses rangs se trouvaient les grandes figures libérales des Cortès de Cadix, comme Argüelles, Toreno, Muñoz Torrero et Espiga. Si les « exaltés » accusaient les « modérés » d’être trop accommodants avec les forces réactionnaires et de chercher à faire un usage exclusif de l’exercice du pouvoir, ces derniers se défendaient en accusant ceux-là de favoriser objectivement l’effondrement du régime et d’attiser l’hostilité du Monarque, d’une bonne partie de l’Aristocratie et du Clergé, ainsi que de la Sainte Alliance.
On ne saurait dire, en revanche, que l’existence même de la Constitution de 1812 ait été un point de friction entre « modérés » et « exaltés », ou tout du moins pas ouvertement. Pendant le Triennat, sa réforme ne fut jamais proposée formellement devant les Cortès, mais de nombreux « modérés », comme le Comte de Toreno, avaient pris leurs distances vis-à -vis de ce code, même avant le Pronunciamiento de 1820, tandis que d’autres le feraient tout au long du Triennat. D’autre part, un certain nombre d’« exaltés », quoique peut-être pas la majorité, étaient également conscients que le texte de 1812 n’était pas le plus approprié à l’Espagne d’alors. Les conflits permanents entre le roi et ses ministres et entre ces derniers et les Cortès contribuèrent à ce qu’une bonne partie des libéraux espagnols, notamment les plus conservateurs, mais pas seulement, s’éloignent du modèle de 1812 et en recherchent un autre plus efficace pour construire l’État constitutionnel et plus en accord avec les nouveaux vents qui soufflaient alors en Europe.
Ce qui devint tout à fait évident pendant le Triennat c’est que le système de gouvernement ne pouvait fonctionner sous la Constitution de Cadix que si l’exécutif (le roi et les ministres) et les Cortès s’accordaient sur la direction politique de l’État, sans quoi la chute du système était assurée, une chute irrémédiable, en outre, dans le cadre de la légalité de 1812, puisqu’en Espagne, comme en France avant, l’accession au sommet du pouvoir exécutif était viagère et héréditaire, contrairement à ce qui se passait aux États-Unis d’Amérique. Dans cette grave situation, qui revêtit un caractère dramatique dès les premiers mois du Triennat, les libéraux ne pouvaient adopter que deux solutions (pour les absolutistes il était clair que d’emblée il n’existait qu’un seule solution, en finir purement et simplement avec l’État constitutionnel) : la première, pour laquelle penchèrent les « exaltés » était d’orienter l’État dans une direction assembléiste, en accélérant les transformations économiques et sociales qui rendent possible un vrai libéralisme populaire — véritable contradictio in terminis dans l’Espagne de l’époque et dans celle du XIXe siècle en général — capable de faire face aux ennemis intérieurs et extérieurs, en enfreignant s’il le fallait la Constitution ou, du moins, en l’interprétant selon les principes du système assembléiste de gouvernement. La deuxième solution, qui paraissait s’imposer au fur et à mesure que l’exégèse présidentialiste de la Constitution était peu à peu vaincue, était d’abandonner le modèle monarchique défini dans cette Constitution et d’établir un autre modèle inspiré du constitutionnalisme britannique. Cette solution finirait par s’imposer en Espagne après la mort de Ferdinand VII.
Mais en attendant, en 1823, la version qui triompha fut le rétablissement de l’absolutisme fernandin grâce au duc d’Angoulême, neveu de Louis XVIII et à ses « Cent mille fils de saint Louis », qui commencèrent à occuper l’Espagne au printemps 1823. L’intervention française avait été décidée à l’automne 1822 par les Chancelleries d’Autriche, de Prusse, de Russie, de France, des Deux-Siciles et de Modène, réunies au congrès de Vérone, malgré l’opposition de l’Angleterre, représentée par Canning, qui depuis l’été 1822 dirigeait le Foreign Office, après le suicide de Castlereagh. En France, l’intervention militaire avait donné lieu à de vifs débats dans les deux Chambres du Parlement. Les doctrinaires s’y étaient opposés, mais les « ultras », majoritaires depuis les élections de 1821, l’appuyèrent. Chateaubriand, Ministre des Affaires Étrangères dans le Gouvernement de Villèle, fut le plus ardent défenseur de l’intervention française dans laquelle il voyait une magnifique occasion de redorer l’honneur de l’armée française après la défaite que lui avait infligée, dix ans auparavant, le peuple espagnol.
Joaquàn Varela Suanzes-Carpegna est Professeur de Droit Constitutionnel, Directeur du Séminaire d’Histoire Constitutionnelle « Martànez Marina » (Université d’Oviedo (Espagne)).
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Pour citer cet article :
Joaquàn Varela Suanzes-Carpegna « La Constitution de Cadix dans son contexte espagnol et européen (1808-1823) », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/La-Constitution-de-Cadix-dans-son-contexte-espagnol-et-europeen-1808-1823]