La Forme du gouvernement (Regeringsform) du Royaume de Suède de 1720 - complétée par le Règlement intérieur de la Diète de 1723 -, en vigueur jusqu'en 1772, doit être considérée comme la première constitution formelle moderne dans l'histoire de l'Europe continentale. Souvent méconnue par les juristes et historiens étrangers, elle servit de fondement juridique au modèle constitutionnel suédois durant l'ère de la liberté (Frihetstiden), au cours de laquelle ce pays connut une expérience très originale de parlementarisme particulièrement sophistiqué tant au plan juridique que politique. Fondé sur un principe d'unité de pouvoir au profit des états et au détriment du principe monarchique, la Constitution de 1720 permit une sorte de parlementarisme absolu, à  l'antipode du modèle britannique. Sa fin abrupte ne doit cependant pas faire oublier que cette expérience fut structurante pour les développements ultérieurs du droit constitutionnel suédois jusqu'à  nos jours.

The Swedish Constitution of 1720 as the First Written Constitution of Liberty in Continental Europe - The antitype of the Parliamentary System in Europe, An Opposite to the British ModelThe Swedish Constitution of 1720, also known as "The form of the government of Sweden" (Regeringsform), along with the “Rules of procedure of the Diet” of 1723, has to be considered as the first modern formal constitution in the history of Continental Europe. This much overlooked constitution established the legal basis of the constitutional model during the Swedish Age of Liberty (Frihetstiden), which constituted a sophisticated and original experience in parliamentarism. The Swedish Constitution of 1720 was indeed founded on the principle of the unity of power in favour of the estates to the detriment of the monarchic principle, and therefore presented a model of an absolute parliamientarism, quite to the opposite of the British model. The sudden end of this constitution should not lead us to underestimate its structural consequences on Swedish constitutional law up to the present date.

Die schwedische Verfassung von 1720, erste geschriebene Verfassung der Freiheit im kontinentalen EuropaDie Regeringsform für das schwedische Konigreich von 1720 - ergänzt durch die Geschäftsordnung des Parlaments von 1723 - muss als die erste moderne Verfassung im formellen Sinne in der Geschichte des kontinentalen Europas gelten. Sie diente als effektive Rechtsgrundlage der schwedischen Verfassungsordnung während der sog. ,,Ära der Freiheit" (Frihetstiden) bis 1772. In jener Zeit praktizierte Schweden einen eigentümlichen, in juristischer sowie politischer Hinsicht besonders raffinierten Parlamentarismus. Auf dem Prinzip der Einheit der Staatsgewalt zugunsten der Stände ruhend, bildete die Verfassung von 1720 den Rahmen für die Entwicklung eines ,,absoluten Parlamentarismus", ja als eine Art Antipode zum damaligen britischen Modell. Trotz seines brutalen Ende ist diese Verfassung von grossem Einfluss auf die spätere Entwicklung des schwedischen Verfassungsrechts gewesen.

PRÉLIMINAIRES : PASSÉ LE TEMPS DE LA PUISSANCE, LES SPLENDEURS ÉQUIVOQUES DE LA LIBERTÉ

I. La mort de Charles XII. Anticipation sur les suites. Parallèle du roi botté et du grand roi

Il importe de faire le crayon du contexte historique, faute de quoi une constitution est un texte éthéré qui ne fait que flotter dans le vide.

La mort vint surprendre Charles XII alors qu’il assiégeait Frederikshalm, en Norvège, royaume sur lequel il fondait comme sur une proie, et dont il entreprenait la conquête en tentant de réparer le désastre de son ambition. Ce roi traban, roi botté, tête-de-fer, dont Voltaire a écrit l’histoire, a appelé des jugements contrastés.

Montesquieu a fait le parallèle avec Alexandre. Comme le marque Mme Grell, Montesquieu est un des rares à  l’époque à  se garder de préjugé à  cet endroit. Au XVIIIe siècle, l’image et la réputation du Conquérant sont « la plus noire qu’on puisse imaginer ». Dès lors que Montesquieu porte un jugement, malgré tout, qui n’est pas défavorable sur le vainqueur de l’Asie, celui sur l’Alexandre Hyperboréen n’en est que plus implacable.

On prête à  Charles XII cette apostrophe : « Si Louis XIV est mort, je suis encore là  ! ». Autant comparer Phaéton à  son père. On s’arrêtera un moment à  ce parallèle du fait que la Suède, qui fut à  l’Ère de la Puissance l’alliée de la France dans son effort vers la prépondérance, avait fini par plonger, par l’effet corollaire d’une collusion domestique, dans l’absolutisme. Après que cette grande machine, par la mort de Charles XII, eut été ruinée en Suède, le système d’envahissement louis-quatorzien n’en conserva pas moins ses prestiges, en tant que porteur d’une politique étrangère agressive, alors que, si l’on y regarde bien, Charles XII, avant d’être saisi par ses chimères, ne fit au départ que de se défendre. Le paradoxe s’accroît si l’on considère que des deux partis qui, à  l’Ère de la Liberté, constituèrent l’oligarchie dominante celui ardemment francophile était des deux le plus engagé dans la défense du régime en place, celui d’une république aristocratique sommée d’un roi soliveau, forme de gouvernement inapte (comme l’histoire le prouvera) à  rétablir la Suède au rang de grande puissance, si tant est que la visée en ait été réaliste.

Les promoteurs de l’Ère de la Liberté trouvent leur pendant en France dans la mouvance aristocratique et libérale. Avec un décalage important. Les pères fondateurs du Frihetstiden, en s’extirpant d’une expérience d’absolutisme brève, mais calamiteuse (1680-1718), instituèrent une monarchie purement abstraite, fractionnée fondée sur l’omnipotence des états qui dériva rapidement en république royale. « Sic quippe apud eos moris est ut quodcumque negotium publicum magis in populi unanimâ voluntate quam in regiâ consistat potestate ». La Suède, patrie légendaire, a ainsi rappelé en plein siècle des Lumières les dissensions intestines et les vains prestiges de la royauté romano-gothique de Tolède, dans le VIIe siècle.

Le cercle rétrograde de grands seigneurs, de gentilshommes et d’antiquaires qui aspiraient à  plus de liberté pour la France n’eut pas cette audace. Leur dessein, après l’oppression morale du règne de Louis XIV, était de revenir à  une monarchie bien tempérée, qui n’en est pas moins une monarchie concrète, entière – c’est cet idéal, jadis réalité, que Montesquieu a désigné sous le trompe-l’oeil de « gouvernement gothique », et qui est l’antitype dans sa classification de la catégorie, cryptique, despotisme. On prétend que le nouvel Alexandre, alors (en 1713-14) dans la Thrace, écrivit aux membres du konungsgråd (appelé communément sénat) qu’il leur enverrait l’une des ses bottes pour leur commander. Montesquieu a ce commentaire : « Cette botte auroit commandé comme un roi despotique ».

Ainsi rejoignons-nous à  petites enjambées le parallèle. Le cercle du duc de Bourgogne ne pouvait qu’être rétif à  la figure du Grand Roi son aïeul. Le courant libéral contemporain héritera de cette prévention. Le règne glorieux et brillant de Louis XIV n’a pas été heureux. La lettre de Fénelon au roi (1693), qui déborde de dures vérités, eût été fort insolente si elle ne rentrait pas dans les devoirs d’avertissement, et éventuellement de blâme, dont seul le sacerdoce catholique est capable avec efficace à  l’endroit des rois. Reste que Louis n’était despotique que par l’effet d’une pathologie, tenue sévèrement en bride. Hors de cette complexion, le grand monarque ne fut pas un despote, sous la réserve d’avoir posé un acte insensé, dont il déchargea sa conscience à  l’heure de sa mort. Quoique épris de grandeur et plus encore de magnificence, le roi-soleil (nec cesso nec erro) avait un sens inné des limites, par quoi il mérita d’atteindre au période, et fut en effet le plus grand roi du monde. À l’opposé, l’astre Boréen (Charles XII), le caractère le plus réglé qui fut jamais, reculait perpétuellement les espaces de l’ambition et - très exigeant pour lui-même - il abusa du courage et des capacités d’endurance dont sont capables les hommes. Il a poussé sans mesure les forces du royaume, duquel il fut continûment absent durant quatorze longues années. Par là , il était voué aux signes descendants.

Nous rapportons en note une oraison funèbre de Charles XII, courte et sévère.

II. Conséquences sur la balance de l’Europe et situation de la Suède au sortir de la grande guerre du Nord

La mort de ce prince eut des conséquences mondiales. À bref délai, elle signifiait pour la Suède la fin de l’expérience impériale (Michael Roberts). Ainsi s’achevait le Stormaktstiede (lit. « le temps de la puissance ») et la gloire de l’empire qu’avait affermie le premier roi de la dynastie caroline, son aïeul Charles X Gustave, le héros du franchissement des Belts, émule et le neveu du grand Gustave Adolphe. Le décès de Charles XII emportait aussi l’effondrement soudain de la souveraineté, envalde - tel est le terme en suédois -, autrement dit la monarchie absolue, instaurée par son propre père Charles XI, le roi de la Régénération. Cette mort brutale laissait le royaume exsangue, qui eut pourtant la force de soutenir trois ans encore une terrible guerre défensive. La paix fut chèrement achetée.

En 1720, par un traité conclu avec la Prusse à  des conditions honteuses, en février ; en juin, avec le Danemark, l’adversaire héréditaire, moyennant des clauses un peu moins arrogantes (c’était celui des coalisés le moins puissant). La part occidentale de la Poméranie citérieure occupée par les Danois fut restituée à  la Suède ; la Prusse, en revanche, se vit reconnaître la possession de l’autre, soit le delta de l’Oder. Cependant la guerre s’éternisait avec l’ennemi le plus redoutable. Dans cette affliction, nombre de sénateurs et le président de la chancellerie Cronhielm étaient partisans de traiter avec la Russie. Lors de la conférence d’Alånd, les ouvertures de la part de cette puissance, il est vrai peu sincères, furent repoussées sur les instances du nouveau roi (sur l’accession cette année là  de Frédéric Ier. Ce prince ainsi que le parti anti-carolin étaient décidés à  rechercher le secours de la Grande-Bretagne. Celle-ci dépêcha dans la Baltique une flotte armée, moyennant des assurances. Or la royal navy fut tragiquement absente l’été 1720 lors du débarquement réussi par les Russes en plein cœur de la Svea, qui entraîna sur une aire très étendue des dévastations abominables. Ces horreurs précipitèrent la conclusion du traité définitif. Pour obtenir l’affermissement d’un soutien dont on venait de mesurer toute l’inefficacité, la Suède s’astreint à  l’endroit de Sa Majesté Britannique, comme électeur de Brunswick, à  des clauses dégradantes. En vertu de ce traité, le royaume confirme de façon définitive la cession au Hanovre opérée par la puissance d’occupation - le Danemark - de l’ancien évêché sécularisé de Brême, attenant à  la grande cité portuaire, et de celui de Verden, cession augmentée de celle de Stade et son péage, qui verrouillait Hambourg, l’autre débouché majeur de l’Allemagne sur la mer du Nord. Par quoi le royaume de Suède perdait sans rémission le contrôle de l’estuaire des principaux fleuves de l’océan germanique, Weser, Elbe, qui lui avait été reconnu à  la paix de Westphalie (traité d’Osnabrück) et étaient les gages de son empire. Hors du dernier lambeau de Poméranie qui lui avait été rendu, avec Stralsund, clé de la Baltique, la Suède ne conservait outremer que Wismar. D’autre part, pour le redire, le renoncement (en faveur de la Prusse) aux bouches de l’Oder, avait emporté pour elle la perte du port de Stettin.

En 1721, le royaume, à  bout de forces, dut enfin se résoudre à  céder. De tous les traités de paix celui avec la Russie, signé à  Nystad, le 30 août 1721, fut vécu de la manière la plus tragique car il sanctionnait des arrachements qui touchaient le plus au cœur du royaume. La Suède parvenait bien à  récupérer la précieuse Finlande, part inséparable du royaume, mais celle-ci ne s’en voyait pas moins dépecée dans ses pénates : la moitié de la Vieille Finlande lui était arrachée. Le royaume ne parvenait pas à  conserver l’Estonie, nation cousine par la langue des Finnois. Il devait restituer l’Ingrie, sous domination suédoise depuis un siècle, et où Pierre le Grand, qui s’en était emparé, venait, en 1703, de jeter les fondements de Saint-Pétersbourg. La perte de loin la plus grave fut celle de la plantureuse Livonie (ancienne terre des Lives), qui répond aux parties contiguës de la Lettonie et de l’Estonie actuelles. La Suède en détenait la part essentielle, au nord de la Duina, qui était en possession depuis un siècle, terre riche en blés et en noblesse, avec sa capitale Riga, la ville la plus peuplée du royaume, et Dorpat (Tartu), prestigieuse par son université, fondée par Gustave Adolphe. Cette perte n’a pas dû laisser insensible le grand homme du nouveau régime, Arvid Horn, qui appartenait à  la noblesse finlandaise et dont plusieurs des ancêtres étaient Estoniens, non plus que le nouveau roi, Frédéric Ier, dont la mère était d’une maison souveraine qui tirait de la noblesse livonienne.

En regard des intérêts maritimes, la Suède, lors de cette paix léonine, dut consentir le sacrifice du golfe de la Duina ainsi que le littoral estonien, soit respectivement les autres ports hanséatiques de Riga et de Reval (Talinn). Cela revenait à  abandonner le plus gros de cette contrescarpe qui était la condition sine qua non de l’empire ; par là  même, ce fut pour la Suède la fin du dominium maris Baltici.

Comme Claude Nordmann en a opéré le constat, le traité de Nystad fut sans doute (et il faut entendre « sans doute » au sens du français classique) plus grave pour l’avenir de l’Europe que ceux d’Utrecht huit ans auparavant.

« En faisant de grandes choses sous Charles XII, les Suédois sentirent qu’ils n’étaient pas faits pour être esclaves ». Ce règne n’a pas fait qu’appeler L’Ère de la Liberté ; en un sens, il en a été la condition.

III. Protocole, préambule, exposé des motifs de la Forme de Gouvernement

Le protocole est de facture binaire et, per suite, pourrait-on croire, d’implication dualiste : le roi d’une part, le sénat et les états d’autre part. On retrouve cette duplication dans la souscription de l’acte. À première vue, il semble dénoter deux autorités, concordantes, d’édiction. Si cela était vérifié, la Forme de Gouvernement aurait un caractère commutatif, elle serait un acte synallagmatique. C’est en dernière instance la question du pouvoir constituant originaire dans le Regeringsfom de 1720. On traitera de ce problème dans un chapitre à  part (v. infra seconde partie le chapitre afférent).

Dès le début, le roi Frédéric reconnaît qu’il doit son titre à  l’élection, terme qui doit être compris dans toute la force, la rigueur de l’acception (v. le paragraphe suivant), et déclare qu’il ne veut pas « étendre l’autorité royale plus que nécessaire », ce qui est une litote au regard de la situation dramatique du royaume, acculé à  se battre le dos au mur dans une guerre longue et à  laquelle il n’avait pas été mis fin (pour une part appréciable par la faute du nouveau souverain). Voyez guère après ce que les états eux-mêmes en disent : « notre gracieux roi ayant toujours témoigné une juste aversion pour l’autorité absolue, ou ce qu’on appelle la souveraineté ». Ceci est à  comprendre en Suède de la monarchie absolue.

On tient là  le triptyque qui sert de fondement à  la Forme de Gouvernement : - l’hétéro-céphalie ; - l’élection ; - l’hétéro-limitation. Toute la question sera de savoir comme il faut interpréter le mode de relation de cette propriété extrinsèque (v. infra le chapitre indiqué).

Le Conseil du Roi (konungsråd), ainsi désigné depuis la Régénération, reprit son nom traditionnel de Conseil du royaume (riksråd), appelé en Suède Sénat. Le sénat et les états rappellent que la reine, qui ne devait pas son titre à  hérédité (v. seconde partie le chapitre consacré à  la royauté), de leur consentement unanime a confié – en réalité il s’agit d’une aliénation, sous réserve de condition - la royauté au roi consort, « à  présent roi régnant ». Le parallèle a été fait avec Guillaume et Marie en Angleterre, mais il y a de notables différences. Il résulte de ce processus qui était déjà  dans le chef de la reine, sauf quelques ménagements d’orgueil, l’illustration éclatante du caractère redevable de son élection, le devient sans restriction aucune s’agissant cette fois du nouveau roi : le sénat et les états de Suède à  l’endroit du roi Frédéric sont constitués dans l’être d’une instance de légitimation, absolument pas dans le rôle de ce qu’il est d’usage d’appeler un organe de création.

Ensuite, les états rappellent qu’ils ont opéré la révision de la Forme de Gouvernement adoptée par eux l’année précédente en la perfectionnant. Ici une précision s’impose. Il est, en l’état, comme nous nous en sommes expliqué, bien difficile de nous faire une idée dans le détail de ces modifications.

Frédéric, qui de roi consort venait d’être élu roi régnant (v. ici même l’exposé des motifs) était le prince héréditaire (successeur présomptif) de Hesse-Cassel. Ses titres royaux figurent dans la suscription et aussi plus loin, lorsqu’il est fait rappel de son élection. Le titre de roi des Sverige (Svear), des Goths et des Vandales (Sveriges, Götes och Vendes konung) est une ornementation. Les trois couronnes des armes - celles du type récent - de la Suède signifieraient ces trois royaumes primordiaux. Le premier souverain à  avoir pris le titre de roi de Suède et des Goths semble avoir été le deuxième roi de la dynastie qui, au XIIe siècle, disputa la couronne à  celle de saint Eric, Charles Sverkersson (mort en 1168). Ce n’est pas le lieu de s’attarder à  l’histoire de ce titre, vu le dédain actuel pour ces sortes de questions. Ce titre, que les rois de Danemark disputaient à  ceux de Suède (ce qui valut pas mal de péripéties), a disparu de la Constitution actuelle de 1974, par l’effet du culte de la modernité pour le maussade.

L’élection de Frédéric de Hesse-Cassel réalise pour la Suède le passage de la maison de Bavière à  celle de Brabant. La branche palatine, à  travers la ligne de Deux-Ponts Clebourg puis de Deux-Ponts, avait au Grand Siècle (sans parler au XVe de Christophe, roi épisodique) donné à  la Suède trois souverains d’envergure (v. supra), hommes peut-être dignes d’admiration, mais à  qui le sort ôta de devenir entièrement néfastes, étant morts à  peine dans leur maturité ou sinon jeunes. Ulrique Eléonore fut la dernière de cette dynastie, et – pour autant qu’on admette ses droits – l’ultime souverain de la Suède à  avoir été monarque absolu. Seule sœur subsistante de Charles XII, femme de grand caractère, en Boréade, la digne sœur d’Abaris, avec cette grandeur d’âme qui est de leur race.

IV. La religion établie

D’emblée, dès l’article premier, le Regeringsform s’attache au maintien de la pure Doctrine Évangélique (comprenez la Confession d’Augsbourg). La Suède était considérée, avec la Saxe, comme l’une des deux colonnes du luthéranisme. Ce même article confirme la loi ecclésiastique de 1686, l’un des monuments de l’ère caroline, lequel avait encadré le clergé dans un moule, à  la faveur du regain du courant épiscopalien.

Aussi Frédéric Ier n’a pu régner sur la Suède à  moins que de se faire luthérien, à  peu de temps de son élection. Le prince héréditaire était calviniste, comme le sont les landgraves de Hesse-Cassel depuis Maurice l’Éclairé. Le dernier prince d’origine allemande avant Frédéric à  avoir accédé au trône de Suède est Charles X Gustave, mais celui-ci était né en Suède et avait été élevé dans le luthéranisme (c’est lui qui eut l’habileté consommée de pousser vers la porte de sortie sa cousine la reine régnante Christine).

On s’était passé du consentement des états lors des noces d’Ulrique-Éléonore avec le prince héréditaire de Hesse-Cassel. Pas plus — ce fait est d’importance — il n’avait été demandé aux états de consentir à  celles de sa sœur aînée, Hedwige Sophie. On a l’exemple d’un mariage d’une princesse étrangère, pour elle, à  la Suède, mais qui se rencontre incidemment petite-nièce du roi Frédéric et qui réalise un cas partiellement inverse, plus conforme aux règles de dévolution généralement admises. La nécessité où s’est trouvé le prince de Hesse de devoir renier la foi de ses pères pour régner sur la Suède a manqué d’appeler une survenance encore plus remarquable. Le roi de Suède Frédéric, devenu dix ans après son avènement, par la mort de son auteur, landgrave de Hesse-Cassel, avait un neveu homonyme, qui sera à  son tour landgrave en 1760, après son père, Guillaume VIII (le frère puîné du roi). Ce neveu était le gendre du roi George II de Grande-Bretagne. Frédéric de Hesse-Cassel avait naguère figuré, après son père, parmi les candidats à  la succession de Suède, comme il ressort de la liste agitée lorsque la question dynastique fut débattue au cours de la diète de 1743 qui vit les états enfin y pourvoir (v. infra la seconde partie le chapitre consacré à  la royauté). Même après cela, le gouvernement britannique médita de substituer au prince successeur élu par ces derniers le neveu du roi Frédéric, car aussi les relations demeuraient très tendues avec la Suède (du fait de la francophilie des chapeaux). Or cependant en 1749, le prince de Hesse se fit catholique, à  l’instar de ses cousins de la branche de Rheinfels. Sans s’attarder aux répercussions personnelles, cette grave décision ouvrait l’expectative d’une crise de succession à  Cassel, difficulté qu’on parvint à  surmonter à  titre préventif sans léser gravement les droits du transfuge.

La confession d’Augsbourg fut déclarée pour la Suède à  la diète de Västerås en 1544, celle là  même qui rendit la succession héréditaire dans la descendance de Gustave Vasa. Elle fut proclamée définitivement par le synode de 1593. Le luthéranisme prit un tour accusé de religion d’État seulement avec le règne de Charles IX, qui, bien que ce prince inclinât à  titre personnel au calvinisme, s’appuya sur le luthéranisme officiel afin d’évincer son neveu le roi Sigismond, un catholique, en réprimant d’un même mouvement la part complice de l’aristocratie, éprise de l’idéal de la monarchie mixte, le regimen commixtum aristotélo-thomiste qu’avait remis à  la mode la nouvelle scolastique (celle de Salamanque et de Coimbre). Envisagé comme religion d’État, le luthéranisme revêtit en Suède une forme sévère. Le culte public des autres confessions protestantes ainsi que des sectes dissidentes, qui aussi bien fit l’objet de mesures de cantonnement en Angleterre encore sous Guillaume III, demeura prohibé en Suède, et, au sein même du luthéranisme, une ordonnance prise sous le règne de Frédéric maintint sévèrement en lisière les conventicules piétistes. Hors du protestantisme, le culte d’Amon était interdit comme celui d’Israël. L’arrêté de la diète de 1778, qui reçut la sanction royale, est encore terriblement restrictif. La liberté religieuse pour les différentes églises chrétiennes fut admise, d’abord pour les étrangers, à  l’initiative de l’irénique Chydenius qui bénéficiait de la connivence de Gustave III, souverain éclairé, et pour le catholicisme à  la faveur du goût de ce prince pour les cérémonies et les affiquets. Le premier vicaire apostolique effectif fut missionné en 1783.

Le droit constitutionnel et la théologie entretenant des rapports étroits, le luthéranisme suédois, d’une couleur si spécifique, n’a pas manqué d’avoir une influence profonde sur le développement des institutions. Le luthéranisme (confession qui est celle de la via media au sein du protestantisme) a réalisé en Suède un champ magnétique entre deux pôles, d’une part, l’épiscopalisme anglican et les caroline divines, si prégnants en Scandinavie dans le dernier tiers du XVIIe siècle, et, d’autre part, en réaction contre une religion compassée et un peu raide, le piétisme, en même temps que le ferment emprunté du dehors aux éléments centrifuges ou excentriques du calvinisme ainsi qu’aux sectes dissidentes. Avec la crise de la conscience qui se creuse au cours de la seconde moitié du Grand Siècle, la fascination, au moins intellectuelle, se fit plus large pour ces « électrons libres » que sont le congrégationalisme, fortement marqué par le courant théologique fédéraliste (v. infra), et la mouvance quaker, si importants dans l’histoire constitutionnelle. De même, et peut-être plus encore, pour ces novateurs qui ne se reconnaissaient pas dans le pur christianisme (nicéen), et dont la dissidence était constituée pour ces temps par ceux qu’on appelait alors les photiniens nouveaux. C’est ce désir de transgression pointant sous la chape de l’âge carolin qui explique le succès de Locke, de Newton et de Clarke, qui étaient unitariens – Locke étant même guère éloigné du socinianisme. Au sortir du Stormaktstide, s’affirme une réaction à  la fois contre l’aristotélisme, auquel demeurait fidèle l’humanisme luthérien (dans la filiation de Melanchton), et contre la philosophie nouvelle, mais déjà  sur le déclin, du cartésianisme, auquel inclinait le protestantisme « libéral », le terme étant à  prendre au sens théologique. Les idées de Descartes (on sait que Descartes est mort à  Stockholm) maintinrent leur emprise en Suède jusque vers 1730, époque où elles commencèrent d’être supplantées par la nouvelle philosophie, le wolffianisme - le grand Linné s’en fit l’adepte -, dont l’essor avait été protégé dans ses États par le landgrave propre père du roi de Suède Frédéric. Le Dieu de Descartes, dans son omnipotence, entretient plus d’un rapport avec la monarchie caroline, et ce n’est pas un hasard si la place forte du cartésianisme demeura l’université de Lund, où Pufendorf, bête noire des rabats, et dont la déontique offre plus d’un rapport avec le dualisme cartésien, avait accepté, on l’a vu, de Charles XI une chaire. La Scanie, danoise durant quatre siècles, était plus perméable aux théories absolutistes en provenance du Danemark. Quand on sait que sous le Frihetstiden Locke et Newton ont été traduits aux frais des états de Suède, on n’est pas surpris de reconnaître par contamination, dans le principe de l’unité de volonté et de pouvoir (le redrofordrande) qu’établit la Forme de Gouvernement de 1720 une figure du Dieu de Locke et de Newton.

V. Les droits fondamentaux et la Forme de Gouvernement

Il s’agissait bien en Suède, pays de vieilles libertés, d’entrer en 1720, époque où les lumières venaient seulement d’éclore, de faire la déclaration à  la face du monde d’un fatras de droits métaphysiques. À ceux qui s’étonneraient que la Constitution n’ait pas été précédée ne serait-ce que d’un bill of rights, on rappellera qu’en 1719-20 la Suède était en état de guerre, confrontée à  une situation désespérée. Mais il y a une réponse qui tient à  la nature même du régime mis en place aux années libératrices, fondé sur l’omnipotence du parlement. Nous illustrerons l’argument en recourant à  une maxime de Noah Webster : « A bill of rights against the acroachments of kings and barons, or against any power independant of the people, is perfectly intelligible ; but a bill of rights against the acroachments of an elective Legislature e that is, against our ower encroachments on ourselves, is a curiosity in government ».

Même si bien des droits acquis avaient été lésés de façon grave et parfois à  outrance lors de la réduction, ces mesures allaient dans le sens des libertés modernes. Dans leur volonté de briser l’aristocratie elles n’ont ont pas moins abouti à  ce résultat, qui n’est paradoxal qu’en apparence, de compromettre les avancées du gouvernement représentatif, car l’existence d’une aristocratie puissante a été la condition historique du régime parlementaire. En dehors des hématomes de la réduction et des cicatrices de la grande guerre, le corps des libertés de la Suède n’avait pas souffert à  l’excès. Il ne faisait d’ailleurs pas débat. L’article 2 de la Forme de Gouvernement consacré aux devoirs de la majesté royale est en miniature un précis des principaux droits fondamentaux. La Constitution de 1809, dans son article 16, est visiblement un décalque insipide de cet article, simplifié et dont on a biffé la haute moralité d’ancien style, allusive de la vertu entière de la justice, qu’avait conservée en partie la forme de Gouvernement de 1772.

Signalons qu’en 1734, fut menée à  bien une grande codification, de plus d’étendue que celle qu’en France, depuis quelques années à  peine, avait entamée le Chancelier d’Aguesseau et que (dans une monarchie absolue), en partie à  cause de son perfectionnisme, il ne put achever.

Le règlement des états en usage sous le frihetstiden (règlement du 17 octobre 1723), article 13, organisait le droit de pétition devant la diète, suivant un mode exclusivement garantiste et qui s’avère très restrictif. Les pétitions ne pouvaient être reçues que dans le cas non seulement où les particuliers ne pouvaient trouver ailleurs le redressement de leurs griefs, mais au risque d’être punis s’ils ne pouvaient prouver qu’il leur ait été fait injustice, contre le sens clair et formel d’une loi ou ordonnance. Ces dispositions et de même d’autres qui relevaient des protections d’ancien style (d’où leur aménagement restrictif) furent palliées par la création à  la fin du frihetstiden d’une institution appelée à  un avenir brillant dans le droit constitutionnel comparé.

Une des grandes conquêtes héritées de l’Ère de la Liberté est, en effet, l’établissement à  l’état prototype d’une institution appelée à  un succès mondial, celle de l’ombudsman.

Laissons parler Henri Desfeuilles, qui offre ici un morceau de bravoure, un peu hermétique pour le profane : « C’est Charles XII qui, par une ordonnance de chancellerie (kansliordiningen), prise le 26 octobre 1713 au château de Timurtash en Démotique, où l’avait installé le sultan après la Kalabalique de Bender, créa l’ancêtre de l’institution actuelle et inventa, en l’honorant du titre de commissaire suprême du roi » (Konungens högste ombudsmannen), une appellation destinée à  connaître, deux siècles et demi plus tard, une fortune internationale ». Charles XII, caractère d’une rare élévation, était fier des libertés du commun peuple de la Suède. Plusieurs anecdotes ou sentences en témoignent. C’est ce sentiment que ses soldats avaient d’appartenir à  une nation libre qui leur faisait enfoncer les masses compactes des troupes russes, menées à  la trique, lors même que celles-ci ne manquaient pas de pouvoir trouver en elles et pour elles-mêmes cet héroïsme qui fait accepter la mort et abolit la servitude (le roi de Suède, battu, disait toujours : « mais des Moscovites pourraient devenir des hommes »).

Par une autre ordonnance de chancellerie, ce commissaire de la création de Charles XII reçut à  l’orée de l’Ère de la Liberté, en 1719, le nom de chancelier de justice (justituekanslern). L’institution est mentionnée incidemment à  l’article 23 de la Constitution de 1720, où sont évoqués au passage les pouvoirs de surveillance du chancelier de justice à  l’endroit des magistrats. Durant la plus grande partie du frihetstiden le chancelier de justice demeura sur le papier dans un lien de subordination au monarque, à  qui il revenait de le nommer suivant la tradition. Cependant, « comme la réalité du pouvoir appartenait aux états, très vite, c’est à  eux qu’il choisit d’obéir » (André Legrand). À la fin de l’Ere, au cours d’une période qui s’avéra brève, parce que le régime sombra, il fut décidé par la diète de 1765-66, tenue d’états célèbre, dite « jeune bonnet », que le rapport d’obéissance opérerait désormais sans ambages, et ce en vertu de la loi du 12 novembre 1766. Le chancelier de justice était désormais élu par les états. L’élection s’en faisait par une commission mixte paritaire. Ses fonctions se poursuivaient jusqu’à  la tenue des états suivants. Il était rééligible. Ce mode de désignation parlementaire revenait à  mettre l’accent sur le contrôle externe et à  renforcer son rôle de garant des libertés individuelles face à  l’administration. Le risque, dans un système fondé sur l’omnipotence du parlement, était de déboucher soit sur la politisation des fonctions soit sur leur mise en veilleuse. Il ne fut pas donné d’en faire l’expérience. Les institutions issues du coup d’État royal, nommément la Constitution de 1772, ramenèrent le chancelier de justice dans le giron du monarque. Ce travail du négatif devait appeler un développement dialectique du plus grand intérêt dont le point d’achèvement, opéré par la Constitution de 1809, fut l’institution de l’ombudsman telle que celle-ci, pour l’essentiel, s’est perpétuée jusqu’à  nos jours. Pareille institution était superflue dans la France des droits de l’homme. Par une concession à  l’air du temps, elle y a été implantée à  la fin de l’ère gaulliste, en 1973, sous le nom de médiateur, sur un mode timide, et comme d’une autorité voulue à  l’époque sans prestige. En Suède, l’ombudsman peut et doit être envisagé dans le champ d’un point de fuite depuis le système de l’Ère de la Liberté, dont la dimension « éphorale » était inséparable et qui, par-dessus l’impasse du régime, finit par déboucher sur une perspective achevée.

L’article du regeringsform de 1720 afférent aux cours souveraines (art. 23), en tant qu’il décrit les devoirs de ces hauts magistrats, développe des garanties qui peuvent être arguées par les justiciables et se double d’une manière de bill d’habeas corpus en modèle réduit. Une autre avancée concrète signale une première dans l’histoire des libertés publiques, que la Suède partage avec la Grande Bretagne, mais réalisa en Suède une novation unique au monde puisque cette liberté y fut constitutionnalisée. On rendra compte de cette avancée au chapitre de la vie parlementaire, dont la liberté de la presse est un corollaire.

Bien sûr, tout aussi bien que dans les Iles Britanniques de l’époque, il y a plusieurs ombres au tableau. Par trois fois, si l’on s’arrête aux cas d’incrimination les plus graves, en 1727 (procès de Welling), 1739 (procès de Gyllenstjerna), 1756 (procès des meneurs de la conjuration après l’échec du coup d’État royal), les états s’érigèrent en juridiction extraordinaire, un comité parlementaire prononçant, aux trois fois, des peines du sang. Or cependant ils n’entrèrent dans ces débordements qu’en vertu d’un acte de souveraineté (v. infra, première partie). C’est spécialement vrai en 1756.

Le champ ténébreux fut celui des peines cruelles et de la torture. La chambre ardente de 1756 a recouru à  la question préalable, par un arrêt d’autant plus inadmissible qu’elle n’était rien d’autre qu’une commission du parlement. Gustave III, comme un peu plus tard Louis XVI (en 1781, pour la question préalable), eut à  gloire de l’abolir.

Jean-Paul Lepetit

[V. la suite Partie 3]

Pour citer cet article :

Jean-Paul Lepetit « La Constitution suédoise de 1720 – Première constitution écrite de la liberté en Europe continentale (Partie 2) », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/La-Constitution-suedoise-de-1720-Premiere-constitution-ecrite-de-la-liberte-en-Europe-continentale-Partie-2]