Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ?
Les discours relatifs au constitutionnalisme global semblent à première vue très hétérogènes : les présupposés tout comme les finalités recherchées varient sans être toujours exprimés. Pour identifier les espaces possibles de la discussion, plusieurs difficultés relatives au mouvement des concepts et aux niveaux des discours devaient être dépassées afin de laisser émerger les questions.
Global Constitutionalism: What Room for Discussion? Legal scolarship on global constitutionalism seems very diverse at a first glance. Even implicitly, assumptions as well as goals vary. It was necessary to override numerous difficulties in order to identify possible room for discussion. Those difficulties are related to the need to adapt the concepts that are used and to the different levels of legal analysis.
Q
uiconque se plonge dans le constitutionnalisme global risque d’en revenir quelque peu décontenancé. Les termes de « constitution » et de « constitutionnalisme » sont mobilisés à l’appui d’une gamme complexe de concepts, de discours, de « théories » du constitutionnalisme global. Et l’on se surprend parfois à perdre certains repères. Il faut dire que les auteurs ne se situent pas toujours sur le même terrain de discussion, soit parce que les niveaux de discours ne sont pas les mêmes, soit parce que les disciplines impriment leurs propres terminologies, concepts et habitudes. À cette « myopie conceptuelle », s’ajoute une tension palpable qui imprègne un champ lexical parfois inquiétant. Par exemple, le fait de présenter une alternative triviale entre sombrer dans l’utopie, pour les kantiens et néokantiens, et basculer dans un discours apologétique, pour les réalistes qui ne verraient que désordre et rapports de forces. Les uns et les autres s’attribuent réciproquement des « angoisses » : elles s’exprimeraient à la fois dans la « nostalgie des nations » – on craindrait l’abandon des notions de peuple et de l’État – et également dans un « triomphalisme idéaliste » – on se tournerait vers l’horizon rassurant du constitutionnalisme pour couvrir une réalité opaque. En outre, une forme d’incompréhension se dessine parfois entre ceux qui déplorent une simplification à l’extrême des arguments du constitutionnalisme global et ceux qui rejettent de vaines entreprises d’importation conceptuelle. Pour couronner le tout, le projet d’une société mondiale semble pris au piège du relativisme : géographiquement situé à l’Ouest, il serait teinté de penchants post-coloniaux. En somme, cette immersion dans le « global » est à première vue peu engageante, et de ce voyage obscur souvent on revient pâle ! Non seulement la notion de constitution semble se perdre dans les méandres du discours (tout comme, ailleurs, celle de démocratie…), mais on s’aperçoit parfois qu’il faut se positionner : être « pour » ou être « contre » le « constitutionnalisme global ». Et la tentation est forte de refermer ces portes, de retrouver ses classiques et son confort disciplinaire. Pour dépassionner ces questions et ne pas faire du constitutionnalisme global une expression de clivages indépassables (entre internistes et internationalistes, publicistes et privatistes, utopistes et réalistes, entre l’Ouest et le reste du monde, etc.), il fallait bien réunir les points de vue, et prendre au sérieux ce qui se présente çà et là comme un « projet ».
Peut-on donc penser la constitution et/ou le constitutionnalisme au-delà de l’État ? Cette question n’est pas nouvelle. Et il n’est pas futile de se demander si, compte tenu de la densité de la production scientifique, il y a encore quelque chose à en dire. Pourtant, ce débat n’est pas de ceux que l’on relate pour mentionner une controverse passée. Sa persistance tient à deux raisons. La première réside dans sa dimension contextuelle : le discours du constitutionnalisme global contient une charge historique et politique. Il apparaît dans l’entre-deux guerres, quand émergent les formes institutionnelles des organisations internationales, et connaît son apogée après la Seconde Guerre mondiale, surtout dans les années 1990, à la fin de la guerre froide. Il y eut ainsi certains moments ponctuels de cristallisation de la thèse constitutionnaliste autour de thématiques particulières : la Charte des Nations Unies s’apparente-t-elle à une « constitution mondiale » ? Peut-on parler d’une « constitution européenne » ? De même à propos de l’Organisation mondiale du commerce, ainsi que d’autres organisations supra- mais aussi transnationales (Lex mercatoria, Lex Sportiva, etc.). Au-delà de ces pics d’acuité, ces vingt dernières années auraient plutôt été celles d’une banalisation du discours, le global ayant traversé différents champs de la connaissance (sociologie, histoire, économie, anthropologie, etc.), mais aussi celles de son enlisement : la littérature a été foisonnante, les formules et labels se sont perfectionnés (multiniveaux, pluralisme ordonné, constitutionnalisme « doux », différencialisme, etc.), dessinant en même temps des écoles de pensées (comme celle de l’institut Max Planck ou l’école libre de Bruxelles). Le dernier éditorial de la revue de Cambridge, spécifiquement consacrée au « Global Constitutionalism », évoquait avec une certaine gravité le contexte actuel de repli (« the collapse of the West ») du fait des nouveaux nationalismes, des formes usées de l’unilatéralisme et des menaces idéologiques. Il insistait sur l’absence d’autre option que celle du constitutionalisme global. Poser à nouveau cette question informe donc sur un certain moment du discours – un contexte particulier qui n’a rien d’anodin.
La seconde raison de la persistance de ce débat tient à sa nature essentiellement doctrinale. Le mot « doctrinal » est ici volontairement employé en un sens très large, c’est-à-dire susceptible d’engager une réflexion d’ordres philosophique, théorique ou dogmatique. Que l’on songe au cosmopolitisme kantien adapté par Habermas, que l’on invoque le monisme de Kelsen au nom d’une théorie « pure » du droit, ou encore que l’on se tourne vers la sociologie teintée d’institutionnalisme de Scelle, la réflexion a été largement balisée par des « théories » ou des « systèmes de pensée ». Les auteurs contemporains tendent soit à s’y rattacher, soit à s’en détacher, parfois au profit d’une dogmatique élaborée et assumée. Ainsi, ce qui se joue dans ces débats tient principalement au choix d’un discours : comme cela a été relevé, les « désaccords ne sont pas empiriques ». Certes, il n’est pas impossible que des données juridiques soient instrumentalisées à l’excès quand d’autres seraient volontairement tues, et cela dans l’unique but de légitimer des structures de pouvoir nationales, internationales, ou transnationales. Mais si l’on met de côté ces stratégies plus ou moins conscientes qui nuisent tant à la connaissance qu’à la réflexion critique, il faut bien admettre que les phénomènes juridiques eux-mêmes ne sont pas directement les enjeux des débats relatifs au constitutionnalisme global.
Tout bon observateur est confronté à des données potentiellement contradictoires dont il a parfaitement conscience. Une lecture de cet état du droit vient perturber la présentation classique du modèle westphalien de l’État-nation. C’est ainsi chose commune de rappeler que de nouveaux systèmes de gouvernance, transcendant parfois la distinction entre public et privé, concurrencent la prétention des États à conserver le monopole de la législation, tout comme d’alerter sur le caractère supra-ou trans-étatique de certains enjeux contemporains (environnement, migrations internationales, etc.). En outre, tout juriste averti s’intéresse à ces processus de formalisation croissants (conv. ESDH, Union européenne, ONU, OMC, etc.), à ces jurisprudences nationales, européennes, internationales qui semblent « converger » vers la garantie des droits fondamentaux, isolant parfois un noyau impératif (jus cogens, indérogeabilité des droits), ou encore relève-t-il un certain mimétisme dans les techniques argumentatives mobilisées par les tribunaux (le balancing, la proportionnalité, l’interprétation téléologique ou vivante, etc.). Une autre lecture de cet état du droit conduit à des conclusions inverses et à autant de contre-arguments. Ainsi en est-il des formes contemporaines d’unilatéralisme non couvertes par le droit international, de la question des immunités étatiques, ou encore des replis nationaux. En un mot, le système international repose toujours sur la compétence et le consentement des États et en dernier lieu sur une légitimation de la décision par le corps politique, « le peuple » ou « la nation ». Peu importe alors l’acception fictive ou réelle de ces titulaires de souveraineté, puisque le système se fonde sur l’affirmation incontestée selon laquelle la décision leur est ultimement imputée. Le débat ne porte donc pas tant sur la bonne description d’un objet « constitution » qui existerait par nature, mais sur la manière dont on choisit de l’identifier. Le concept de constitution ou de constitutionnalisme global « ne peut pas être compris de manière appropriée s’il est considéré comme un outil purement “analytique” ou “descriptif”. Il contient des enjeux sous-jacents qui méritent de retenir notre attention ». Puisqu’il s’agit avant tout de discours et de manières de dire, la production académique n’est pas près de s’éteindre.
Encore faut-il savoir de quoi l’on parle et donner quelques points de repères. Sommairement, ces discours, bien qu’extrêmement variés, ont pour point commun de se prononcer en faveur de l’importation du registre conceptuel de la constitution ou du constitutionnalisme pour décrire les rapports juridiques existants au-delà (et en-deçà) de l’État. Ils se présentent de ce fait comme une proposition conceptuelle que le champ lexical employé illustre largement : les auteurs font référence à un « appel », un « état d’esprit », un « global turn » ou un « cosmopolitan turn », un « agenda académique ». Pour le constitutionnaliste, un tel changement conceptuel engendre des basculements sérieux. Véronique Champeil-Desplats en donne la mesure : « Repenser aujourd’hui, à partir d’une perspective de constitutionnaliste, la dissociation entre l’État et la constitution implique donc de procéder à un certain nombre de déplacements des cadres conceptuels qui se sont construits depuis plus d’un siècle » ; la question est de savoir « comment et à quel prix épistémologique ? ».
Or, la discussion académique sur le constitutionnalisme global souffre de certaines impasses. Qu’y a-t-il de commun en effet entre une position kelsénienne presque axiomatique, la nécessité pratique exprimée par la philosophie de J. Habermas, une théorie sociologique des constitutions sans l’État, et une dogmatique élaborée, plus ou moins prescriptive ? À première vue, peu de chose. Pourtant si les oppositions sont fortes, c’est bien que ces positions se rencontrent quelque part, ou qu’elles choisissent de ne pas se rencontrer à un endroit particulier – ce qui revient à peu près à la même chose. Pour ne pas réduire ces divergences à une simple opposition de prémisses, ou de manières de dire, il est important d’identifier les espaces dans lesquels la discussion est possible. Tel a été le projet du colloque organisé par l’Institut Villey les 29 et 30 mai 2017 et dont la publication des actes dans cette revue traduit le contenu. Plusieurs difficultés ayant trait au mouvement des concepts, aux niveaux des discours, devaient être dépassées afin de laisser émerger les questions.
Le mouvement des concepts. Peut-on adapter les concepts de constitution et de constitutionnalisme pour les dissocier de l’État-nation ? La réponse à cette question suppose d’emblée d’écarter certains arguments : l’argument essentialiste – l’objet constitution a une réalité propre que le concept permettrait de révéler –, l’argument circulaire – la constitution est autre chose que ce que l’on dit qu’elle est, parce qu’on a choisi de la définir autrement – et enfin l’argument idéologique – utiliser sciemment le mot « constitution » et ses dérivés pour leurs seules connotations positives. Ces trois écueils mis de côté, rien n’empêche, sur le plan ontologique, de proposer un concept désigné par un terme qui serait ailleurs employé autrement. Olivier Jouanjan écrit à propos de l’Union européenne qu’« il n’y a pas d’interdit conceptuel à appliquer le mot “constitution” à l’Union européenne, ni pour désigner l’état actuel du système, ni pour qualifier un texte futur. La dénotation n’est pas fixée par une quelconque autorité ou structure du monde objectif ». Mais cela ne veut pas dire que l’on peut « tout faire », du moins si l’on aspire à proposer une grille de lecture attrayante et à une réception du discours chez les juristes. Certains obstacles se présentent. Ils sont notamment liés aux usages habituels du concept. Il va de soi qu’une proposition conceptuelle ne doit pas « trop s’écarter, à moins d’une bonne raison, du langage et des concepts juridiques courants » sauf à déployer « une argumentation qui démontre que la nouvelle proposition est mieux adaptée à la démarche de la science du droit ». Puiser dans le registre constitutionnel n’a rien de farfelu au regard du vocabulaire utilisé par certains acteurs juridiques, comme en témoigne la référence à un « traité-constitution » européenne, ou à une « charte constitutionnelle » ; et le développement des mécanismes de garantie des droits fondamentaux abonde en ce sens. Toutefois, cette simple correspondance terminologique avec le langage-objet n’est pas suffisante : le juriste ne doit pas non plus « être dupe des idéologies qu’il véhicule ». La difficulté tient à ce que, dans la littérature doctrinale classique, le concept « traîne avec lui cette connotation étatique ». À quoi bon cette dissociation entre État et constitution qui semble dès lors contre-intuitive et porteuse de confusion ?
Si l’emploi du terme de « constitution » a pu exercer un certain attrait pour décrire des systèmes juridiques trans-, et internationaux, c’est que l’association entre constitution et État, outre le fait qu’elle ne se soit pas imposée d’emblée, a été entachée par d’autres variations conceptuelles de la notion de constitution. Pour en donner un aperçu non exhaustif, on oppose l’approche formelle de la constitution – comme ensemble de normes qui fonde la validité d’autres normes et susceptible d’être modifiée selon une procédure spéciale de révision constitutionnelle – et l’approche matérielle, qui isole une substance particulière. On distingue encore la conception de la constitution comme ensemble de normes et celle de la machine autonome intégrant un ensemble de rouages minutieusement élaborés de manière à limiter le pouvoir. Une autre déclinaison sépare le « constitutionnalisme » comme mouvement d’idées philosophiques promouvant la limitation du pouvoir et la protection de la liberté, et l’approche descriptive des constitutions selon laquelle tout système juridique efficace suppose une constitution. Il existe également d’autres conceptions de la constitution : la version dite « néoconstitutionnaliste » selon laquelle elle contient un ensemble de valeurs objectives que les juridictions devraient garantir, ou encore la version institutionnelle qui s’intéresse à une structure juridico-sociale orientée autour de certains principes. Aucune de ces définitions n’est totalement étanche ou exclusive des autres. Elles traduisent différentes propriétés et conceptions parmi lesquelles il était possible de puiser des ressources argumentatives.
De nombreuses typologies tout à fait éclairantes ont permis de répertorier les diverses manières dont le registre constitutionnel a pu être utilisé par les auteurs favorables à cette importation conceptuelle. Ceux-ci ont essentiellement retenu les acceptions formelle, axiologique et institutionnelle. Ainsi, sans trop de difficultés, le langage de la constitution et du constitutionnalisme a permis de décrire des processus de formalisation poussés (l’Union européenne, la Cour européenne des droits de l’homme, l’Organisation internationale du travail, etc.), des mécanismes juridictionnels de garantie des droits fondamentaux, ou encore l’existence de « systèmes » autonomes, ou « régimes » transcendant la frontière entre public et privé et fonctionnant selon une logique propre. D’aucuns regretteront une dilution de la notion de constitution et l’abandon parallèle de l’équation Constitution-État-Peuple. Mais, le cœur de ces débats ne se réduit évidemment pas à une question terminologique.
Les niveaux des discours. Une autre difficulté potentielle touche les différents positionnements des auteurs dans la manière dont ils déploient leur concept de constitution. Trois types de voies sont poursuivies. La première raisonne par analogie et utilise le même concept de constitution pour désigner plusieurs objets, qu’ils soient ou non nationaux. Il s’agit, en quelque sorte, de « coller », un point de vue « interniste » à des phénomènes juridiques internationaux. La référence à une « communauté internationale » ou à d’autres notions plus ou moins proches est destinée à identifier un semblant de pouvoir constituant ou de corps politique. Si cette approche subsiste dans le débat contemporain, elle s’avère franchement minoritaire, car souvent critiquée pour ses penchants utopistes ou idéologiques. La deuxième voie, que l’on peut appeler dogmatique, emploie un langage constitutionnel modéré et tente de présenter l’articulation complexe entre systèmes nationaux et supra- ou transnationaux. Très largement suivie, elle n’englobe pas moins des approches nettement hétérogènes. La plupart d’entre elles prennent soin de souligner que l’importation du langage constitutionnel demeure « imparfait » vis-à-vis du référentiel des constitutions nationales. À défaut de « peuple » ou d’« État », il ne peut s’agir que d’une autre notion de constitution épousant les contours de l’objet décrit. Le vocabulaire employé est donc prudent et minutieux : il fait référence à un processus de « constitutionnalisation », ou à des « qualités constitutionnelles », ou encore à des « régimes constitutionnels », à des « niveaux constitutionnels » multiples, à une « small-constitution » distincte de la « big-Constitution », ou à des « des éléments-types constitutionnels ». À l’inverse de la première voie, celle-ci rejette une position « étatico-centrée ». En outre, certaines de ces approches assument ouvertement une position prescriptive : l’utilisation du langage du constitutionnalisme permettrait, dans une perspective critique, de « booster » la construction d’un espace international conforme aux principes de limitation du pouvoir et de garantie des droits. La troisième voie, nettement différente, conduit à construire un concept de constitution à la manière d’une proposition de théorie du droit, de théorie politique ou sociologique. Que la constitution soit définie comme un contrat politique, comme un système moniste composé de normes de production de normes dont la validité est présupposée par une norme fondamentale, ou encore comme la structure d’un système émergeant d’un milieu social, ces différentes constructions ne se mesurent pas à l’aune de leur correspondance avec le langage-objet, mais en fonction de leurs vertus heuristiques. Elles se présentent comme des « théories de la constitution », que l’on peut choisir d’adopter si ce sur quoi elles proposent de mettre l’accent nous intéresse.
La pluralité de ces niveaux de discours obscurcit les espaces possibles de la discussion. Certaines confrontations semblent à première vue stériles. Comment serait-il possible de confronter, par exemple, une affirmation purement théorique, et pour cette raison invérifiable, – le système juridique est moniste et la constitution est identifiée au droit – à une position sciemment critique et recherchant la transposition d’un projet constitutionnaliste à l’échelle internationale ? La présence d’une teneur prescriptive de certains discours nourrit d’ailleurs une critique familière qui conduit à les discréditer, ou du moins à les fragiliser. Pourtant, un discours prescriptif ne se présente pas de la même manière s’il est assumé comme tel, et détaché d’autres considérations, ou s’il est dissimulé derrière un discours descriptif. Ensuite, les « théories » des constitutions n’affranchissent pas leurs auteurs de l’exigence d’expliquer les raisons ayant justifié leur choix de délimitation de l’objet – raisons qui ne s’épuisent pas dans la seule invocation de l’intérêt de la science. Certes, l’élément prescriptif a une portée totalement différente puisque dans un cas il se présente comme un prérequis scientifique, dans l’autre cas, il se confond avec un projet politique. Mais cette frontière n’est pas aussi nette qu’il y paraît et il n’est pas certain qu’il soit intéressant de ne voir dans le débat autour du constitutionnalisme global qu’une simple opposition de niveaux de discours : il y aurait d’un côté les partisans de la science qui ne chercheraient qu’à connaître, et donc à décrire, et les autres, qui voudraient d’abord changer, et donc prescrire. Tout discours suffisamment clair et conscient de ses présupposés invite à une discussion autour des choix conceptuels opérés et des finalités recherchées.
Les questions. Plusieurs questions revêtent pour le constitutionnaliste une acuité particulière. La première, patente, touche la théorie constitutionnelle et politique. La notion de constitution ne devrait pas être détachée de celle du pouvoir constituant, car elle en perdrait sa dimension politique essentielle. Ce n’est certainement pas un hasard si de nombreux discours du constitutionnalisme global se sont tournés vers l’œuvre des juridictions pour observer, à travers les mécanismes de garantie des droits, une axiologie constitutionnelle susceptible de supplanter l’appel à un corps politique. Sans franchir ce pas, d’autres reprochent l’aspect fictionnel de la « souveraineté du peuple » dans la théorie classique et tentent de penser autrement le problème de la légitimité. Il est révélateur, mais non moins étonnant, de voir que les auteurs utilisent souvent la théorie des moments constitutionnels, formulée par Bruce Ackerman, pour décrire des processus constitutionnels au-delà de l’État. L’informalité de ces moments de fondation constitutionnelle s’accommoderait sans doute aisément des modes d’apparition des phénomènes juridiques sur la scène internationale. On peut aussi y voir une stratégie destinée à impulser un levier politique quitte à prendre le risque d’aller trop vite et trop loin en détachant davantage le lien entre gouvernants et gouvernés. À cette première entorse à la théorie constitutionnelle classique s’en ajoute une autre qui atteint cette fois la perception « publique » du pouvoir. La naissance de nouveaux acteurs, spécialisés dans des domaines autonomes et ordinairement classés dans la sphère privée (économique, commercial, numérique, etc.), a nourri le thème de la « fragmentation » de la gouvernance. Contre l’« étatisme constitutionnel », le recours à la notion de constitution pour décrire d’autres rapports que ceux qui lient État et individus devient un horizon possible : la théorie du « constitutionnalisme sociétal » en est un exemple abouti. Les « constitutions sociétales » naissent de différents milieux, social, économique, etc., ou de toute « institution » fonctionnant selon une logique de pouvoir propre, distincte du pouvoir politique. Ce glissement de la notion constitution vers le « privé » ou le « social » soulève des perspectives à la fois attrayantes et potentiellement inquiétantes. Si elle invite à percevoir l’articulation des multiples foyers du pouvoir, elle présente de faibles garanties pour ceux qui sont attachés au fondement libéral de la limitation du pouvoir politique.
Enfin, s’opposent au sein de ce débat plusieurs options discursives. D’un côté, celle qui donne une présentation plutôt cohérente, ordonnée de son objet (le monisme ou le pluralisme ordonné, ou encore le néoconstitutionnalisme). D’un autre côté, celle qui pointe au contraire l’aspect erratique, indompté de cet objet. Un discours trop homogénéisant se heurte parfois au reproche d’être néfaste, parce qu’il servirait les intérêts d’une partie du monde ou encore parce qu’il ne tiendrait pas compte des différentiations culturelles, sociales, existantes. Au mieux, y voit-on une forme d’auto-persuasion. Il y a certainement un relatif confort à hisser l’étendard du constitutionnalisme, tout comme il y a certainement un autre confort à en déconstruire les présupposés ; les fonctions recherchées sont, ici comme ailleurs, nettement différentes. S’il ne s’agit que de manières de dire, faut-il vraiment prêter attention à ce débat ? Il se pourrait, comme le suggère David Kennedy, qu’il nous montre finalement le peu de chose que nous savons de l’exercice réel du pouvoir et de la manière dont cohabitent ses différentes institutions ; le moment académique serait donc plutôt celui de l’inconnu (unknowing) et de la « réinvention ». Que l’on adopte ou non les conclusions de ces discours, une immersion dans cet « agenda » du global met nécessairement à l’épreuve nos représentations et cloisons disciplinaires.
Manon Altwegg-Boussac
Professeur de droit public à l’Université du Littoral Côte d’Opale
Pour citer cet article :
Manon Altwegg-Boussac « Le constitutionnalisme global, quels espaces pour la discussion ? », Jus Politicum, n°19 [https://juspoliticum.com/articles/Le-constitutionnalisme-global-quels-espaces-pour-la-discussion]