Hans Kelsen et le constitutionnalisme global : Théorie pure du droit et projet politique
Cette contribution examine le rapport, dans l’œuvre de Kelsen, entre la théorie pure du droit et le projet politique d’une société mondiale juridiquement organisée. Les préférences politiques de Kelsen n’ont pas contaminé sa conception de la science du droit. Par ailleurs, son épistémologie, loin de nuire à ses efforts politiques, a renforcé leur force de persuasion et a ouvert la voie aux théories contemporaines du constitutionnalisme global.
Hans Kelsen and Global Constitutionalism: Pure Theory of Law and Political Project. There is no contradiction between Kelsen’s pure theory of law and its political project of a legal organisation of the world society. Kelsen’s political project did not infect its conception of legal science. Furthermore, his epistemology did not weaken his political effort. On the contrary, Kelsen’s scientific rigour strengthened his force of persuasion and paved the way for contemporaneous theories of global constitutionalism.
A
u vu de l’importance de son œuvre, de ses puissantes attaques contre la plupart des auteurs de son temps, de sa façon un peu vexante de dénier le caractère scientifique aux autres démarches doctrinales, il n’est pas surprenant que Hans Kelsen soit la cible de nombreuses critiques. Elles se fondent souvent sur des caricatures de son œuvre, ou font au moins fi d’un certain nombre des subtilités que présentent ses constructions théoriques. Il est en particulier un reproche très fréquent qui s’appuie sur une fausse évidence. Kelsen défend une conception « pure » de l’étude du droit. Il s’agit de faire abstraction des données non-juridiques, en particulier des opinions politiques, pour analyser les normes juridiques. Or, il s’avère que Kelsen était un être humain, qui n’était pas exempt d’opinions politiques. Il s’est même fortement engagé pour le libéralisme et la paix mondiale, et a été proposé à trois reprises pour le prix Nobel de la paix. Évidemment, aucune contradiction n’est ici décelable. Kelsen n’a jamais nié l’existence des valeurs ou des choix politiques, il a simplement plaidé pour que ce type de conviction ne fausse pas l’étude du droit. Il critiquait le fait que des auteurs présentent leurs préférences personnelles comme le droit en vigueur. L’existence d’affinités entre ce projet scientifique et certaines préférences politiques, en particulier en faveur de la démocratie, n’implique pas que le premier soit contaminé par les secondes.
Néanmoins, dès lors que Kelsen n’était pas un monstre froid mais un citoyen engagé, il peut être tentant de chercher à déceler une contradiction fondamentale dans ses écrits. Le donneur de leçon sur la pureté méthodologique aurait lui-même commis l’erreur qu’il dénonçait. Il aurait inséré ses préférences politiques dans ses constructions théoriques et dans ses descriptions du droit positif. Cette accusation est assez fréquente, et elle concerne souvent la théorie du droit international de Kelsen. En effet, le projet politique d’une société mondiale juridiquement organisée lui tenait particulièrement à cœur. Il s’est ouvertement prononcé en sa faveur à de multiples reprises, par exemple à la fin de son cours prononcé à La Haye en 1926 : « c’est cette organisation du monde en un État universel qui doit être le but ultime, encore lointain d’ailleurs, de tout effort politique ». Afin de garantir « la paix par le droit », il prit la peine de rédiger les statuts d’une organisation fédérative mondiale.
Bien sûr, Kelsen a pu parfaitement distinguer les affirmations de théorie du droit et les descriptions du droit positif d’une part, l’énoncé de ses objectifs politiques d’autre part. Mais il est tentant de supposer que son analyse du droit international a été infiltrée par ses préférences politiques. Telle est la thèse suggérée de manière mesurée par Jochen von Bernstorff dans sa thèse de doctorat. En s’appuyant sur cet auteur et en s’en distinguant parfois, il est possible d’analyser les rapports entre la théorie du droit (et de la science du droit) de Kelsen et son projet politique cosmopolite sous un double aspect. D’abord, il convient de se demander si Kelsen a mis sa théorie juridique au service de son projet politique (I). Ensuite, les éventuelles frictions entre ces deux préoccupations majeures peuvent être recherchées (II).
I. La théorie pure du droit au service du projet politique ?
La théorie pure du droit est sans aucun doute constructive : elle offre le moyen de concevoir un objet d’étude et de l’analyser. Mais elle revêt aussi et peut-être surtout un aspect négatif : elle est un puissant outil de destruction des concepts couramment utilisés par la doctrine. Elle met au jour les idéologies qui se cachent derrière des constructions d’apparence neutre. Les écrits de droit international n’ont pas échappé à cet examen impitoyable de Kelsen. Pour Jochen von Bernstorff, cependant, Kelsen s’est livré à une analyse sélective des auteurs : afin de promouvoir son objectif politique, il a choisi de ne soumettre à la critique que ses adversaires politiques. C’est ainsi qu’il est parvenu à réconcilier deux buts apparemment contradictoires : établir une méthode non politique d’étude du droit et promouvoir le projet politique d’une société mondiale juridiquement organisée. S’il est indéniable que Kelsen a critiqué les thèses de ses adversaires politiques (A), von Bernstorff ne démontre pas en quoi il aurait fait grâce aux constructions idéologiques qui lui convenaient (B).
A. La critique juridique des adversaires politiques
La présente contribution n’est sans doute pas le lieu de rappeler les grandes lignes de la théorie du droit international de Kelsen. Réalisée par mes soins, une telle entreprise ferait qui plus est sourire les spécialistes de droit international et induirait les autres en erreur. Von Bernstorff, parmi d’autres, montre bien comment Kelsen a débusqué derrière plusieurs concepts établis les opinions nationalistes propagées par la plupart des internationalistes. Le terrain du droit international se prêtait particulièrement bien à la critique kelsénienne des idéologies. En 1923, Josef Kunz, le fidèle élève de Kelsen qui s’est sans doute le plus consacré au droit international, soulignait que la doctrine internationaliste était demeurée en retard par rapport aux autres sous-disciplines juridiques. Elle a longtemps été « le dernier refuge du droit naturel », et un des rares lieux où celui-ci apparaît encore de manière ouverte. La doctrine internationaliste, ajoutait Kunz, se caractérise également par ses liens avec la politique : de nombreux internationalistes ne se préoccupent pas du contenu du droit international, mais de la manière de défendre leur pays.
Un boulevard s’ouvrait donc pour la critique kelsénienne des idéologies, comme il le remarque lui-même en ouverture de son ouvrage de 1920 consacré au droit international, dont le sous-titre constitue la première apparition de l’expression « théorie pure du droit ». « Le développement d’une théorie pure du droit, en particulier nettoyée des éléments socio-psychologiques et politiques » est ici continué « à propos d’un problème dont le traitement par la doctrine dominante est particulièrement adapté à démontrer son besoin de réforme ».
Kelsen a ainsi mis à nu plusieurs fondements classiques du droit international, au premier rang desquels la conception traditionnelle de la souveraineté de l’État, cette notion « utilisée en vue de donner l’apparence de vérités incontestables à des arguments purement politiques ». Il fit aussi un sort à la perception de l’État comme une personne juridique dotée de volonté, à la théorie de l’auto-obligation (Selbstverpflichtung) de Jellinek, ou encore à la séparation opérée par Triepel entre le droit national et le droit international.
Il est loisible de s’attarder sur un exemple particulier. Le cœur du projet institutionnel mondial de Kelsen repose sur un organe juridictionnel. Pour le résumer en une phrase : « le progrès du droit international doit d’abord passer par la mise en place d’une juridiction obligatoire ». Or, comme le souligne Charles Leben, « une telle juridiction ne peut voir le jour que si la communauté des États […] en est arrivée à un point où elle est prête à accepter la contrainte d’une telle juridiction obligatoire ». Kelsen s’efforce donc de priver les États des arguments pseudo-juridiques invoqués pour échapper au règlement juridictionnel des conflits. Il insiste sur le fait qu’aucune limite à la compétence juridictionnelle ne découle de la nature des choses. En particulier, il s’emploie à éradiquer la distinction entre les litiges juridiques et politiques. « Un ordre juridique positif peut être appliqué à n’importe quel conflit », écrit-il. La thèse des « questions politiques » permet simplement aux États de soustraire selon leur bon vouloir certains litiges à la compétence de la Cour. Il s’agit d’une argumentation pseudo-juridique qui n’est qu’un mode d’expression de l’idéologie nationaliste.
On remarquera sans doute que cette critique juridique apparaît dans un ouvrage ouvertement politique, qui propose un projet institutionnel. Ici comme ailleurs, Kelsen élimine des thèses d’apparence juridique qui paraissent s’opposer à une plus grande intégration et institutionnalisation de la société mondiale. Mais cette démarche ne peut donner lieu à aucun reproche de contradiction ou de malhonnêteté. Kelsen s’attache à montrer que rien ne s’oppose juridiquement à son projet politique. Aucun « principe », aucune « notion » telle que la souveraineté ne constitue un obstacle autre qu’idéologique à l’évolution qu’il préconise. Mais à aucun moment Kelsen ne présente ses objectifs comme le droit en vigueur, ou comme un aboutissement juridiquement inévitable. Il démontre simplement, sur le fondement de sa théorie pure du droit, qu’un système mondial davantage centralisé est juridiquement possible. Kelsen avait pris soin de souligner explicitement ce point dans les dernières pages de la première édition de la Théorie pure du droit.
Si aucune contradiction ne peut donc lui être reprochée sur ce point, une certaine partialité serait néanmoins décelable si Kelsen ne s’était préoccupé que des erreurs de raisonnement juridique propagées par ses adversaires politiques. L’instrument critique qu’est la théorie pure du droit, tout en gardant sa cohérence, aurait ainsi été mis uniquement au service du projet politique.
B. La critique juridique des alliés politiques
Les auteurs hostiles à un développement important des institutions mondiales ne sont pas les seuls à présenter leurs préférences politiques comme une description du droit. La plupart des discours contemporains sur le constitutionnalisme global se prêteraient très bien à la destruction kelsénienne. Certains membres de ce courant doctrinal tendent en effet à affirmer que l’identification du développement ou de l’existence d’une Constitution mondiale aurait des effets juridiques. Ainsi, l’introduction d’un concept doctrinal modifierait le droit positif. Il s’agit évidemment là d’une violation majeure des principes méthodologiques de Kelsen.
Dès lors, par exemple, que la Charte des Nations Unies est une Constitution, il convient de l’interpréter de manière à favoriser les buts dans lesquels elle a été créée, explique Thomas Franck. De même, pour Anne Peters, le choix d’appeler « constitutionnels » certains éléments du droit international modifie l’interprétation du droit positif. Les partisans du constitutionnalisme global plaident donc pour une certaine application du droit, fidèle à l’« esprit » plutôt qu’à la lettre de ces éléments constitutionnels.
Un membre de la « troisième École de Vienne » a pu aisément livrer une critique kelsénienne de ce courant doctrinal. Pour Kelsen, les énoncés normatifs permettent plusieurs interprétations, et la démarche scientifique consiste à les décrire. L’observateur ne saurait favoriser une interprétation particulière en raison de ses propres préférences politiques ou morales. La simple utilisation d’un vocabulaire « constitutionnel » ne permet pas d’exclure certaines interprétations au profit d’autres. On ne peut pas modifier un système juridique simplement en affirmant qu’il présente des caractéristiques « constitutionnelles ».
Les « constitutionnalistes globaux » ne se contentent pas de faire prévaloir une interprétation parmi celles qui sont envisageables. Il leur arrive aussi de préconiser une lecture erronée des textes de droit international. Ainsi, les considérations de Bardo Fassbender sur le caractère universel de la Charte lui permettent, affirme-t-il, d’expliquer que la Charte impose aux États tiers des obligations par l’intermédiaire de l’article 2(6). Cependant, cette disposition ne prévoit d’obligation qu’à l’égard de l’Organisation des Nations Unies, et non des États tiers. Comme le remarque Jörg Kammerhofer, la démarche « constitutionnaliste » entrave la connaissance du droit positif plutôt que de l’améliorer. La réponse consistant à suggérer que toute interprétation est légitime est évidemment en contradiction totale avec les fondements de la démarche kelsénienne.
Les tares méthodologiques du constitutionnalisme global ne se limitent pas à la question de l’interprétation. Ces auteurs assurent que certains éléments du droit international justifient une lecture constitutionnaliste, laquelle a pour effet de conférer des caractéristiques constitutionnelles au droit international. Cette démonstration circulaire est liée au grand péché méthodologique selon Kelsen : le syncrétisme méthodologique. La description, la prévision et la prescription sont constamment mélangées. Ce courant doctrinal traite indifféremment du droit tel qu’il est, tel qu’il sera, et tel qu’il devrait être. Ces trois postures peuvent parfaitement être accordées, à la manière de Kelsen : on peut examiner le droit international tel qu’il est, identifier certains défauts par rapport à un objectif moral ou politique, et proposer ensuite certaines évolutions, ou parier sur leur avènement. Une telle démarche ne serait évidemment pas critiquable, et les partisans du constitutionnalisme global affirment l’adopter. Ils ont néanmoins tendance à osciller constamment entre les différents tableaux, ce qui rend difficile la discussion de leurs idées. Lorsque leur description est taxée d’irréalisme (prévision), ils assurent se contenter de proposer une évolution souhaitable (prescription). Lorsqu’un déficit démocratique est décelé dans leurs conceptions (prescription), ils expliquent mettre au jour des problèmes qui entachent actuellement la gouvernance globale (description). Enfin, à ceux qui craignent l’apparition d’un juge chargé de contrôler la Constitution globale (prescription), ils répondent qu’une telle évolution semble peu probable (prévision).
Les théories du « constitutionnalisme global » présentent donc des faiblesses méthodologiques et une perméabilité à l’idéologie qui se prêtent très bien à la critique kelsénienne. Or, si ces thèses doctrinales se sont largement développées récemment, elles ne sont pas non plus complètement nouvelles. Le cosmopolitisme juridique n’était certainement pas majoritaire dans la doctrine durant la vie de Kelsen, mais il existait et trouve son origine dans des écrits qui lui sont contemporains. Georges Scelle, par exemple, insistait beaucoup sur l’existence d’une société et donc d’une constitution mondiales. Si sa vision politique était proche, sur ce point, de celle de Kelsen, son épistémologie du droit s’en distinguait fortement. Or, Kelsen soumit bien les écrits de Scelle à une longue critique juridique. Pour étayer sa thèse d’un usage sélectif et politiquement orienté de la déconstruction méthodologique kelsénienne, Jochen von Bernstorff tire parti du fait que Kelsen n’ait jamais procédé à la publication de ce texte, paru seulement de manière posthume. Mais cette remarque est un peu courte pour pouvoir suggérer que Kelsen aurait épargné les thèses doctrinales qui lui convenaient politiquement. Il s’agit en effet d’une supposition parfaitement gratuite. Charles Leben donne d’ailleurs une autre explication :
En 1938, l’histoire est racontée dans la biographie [de Kelsen rédigée par] Rudolf A. Metall, Kelsen envoie à Georges Scelle un article d’une centaine de pages dactylographiées qui est une longue analyse critique de la doctrine de l’internationaliste français. Il lui demande, avant toute publication de sa part, de réagir sur l’article en question. Mais Scelle ne répond pas, et interrogé plus tard sur les raisons de son silence, il déclare qu’il n’a jamais reçu le texte de Kelsen. R. Metall ajoute que Kelsen ne put se résoudre à publier son travail sans avoir obtenu une réponse de Scelle. C’est ainsi qu’un texte doctrinal d’un grand intérêt, concernant deux des plus importants internationalistes de la première moitié du xxe siècle est resté longtemps inconnu.
Si l’on n’est pas obligé de croire sur parole le biographe proche de Kelsen, on peut tout du moins conclure que les causes de la non-publication de la critique de Scelle ne sont pas établies. Ce fait anecdotique ne permet donc guère d’illustrer une orientation idéologique dans le choix par Kelsen de la cible de ses critiques. Pour écarter un peu plus ce reproche, on peut en outre remarquer que Kelsen s’est publiquement opposé pour des raisons méthodologiques à des auteurs dont la sensibilité politique était proche de la sienne. Andras Jakab donne l’exemple de Léon Duguit, dont l’influence sur Georges Scelle est notoire.
S’il est certain que Kelsen a critiqué les constructions pseudo-juridiques orientées par l’idéologie nationaliste, il ne semble donc pas qu’il ait utilisé l’outil de la théorie pure du droit à des fins exclusivement politiques. Nul ne peut affirmer qu’il aurait gardé le silence face aux approximations méthodologiques du « constitutionnalisme global » d’aujourd’hui. En effet, sa propre démarche différait largement des courants doctrinaux actuels. Il n’a jamais renoncé à tous ses principes théoriques pour poursuivre son objectif politique.
II. Les frictions entre la théorie juridique et le projet politique
L’objectif scientifique d’une théorie pure du droit et le projet politique d’une société mondiale juridiquement organisée sont parfaitement compatibles, dès lors qu’ils se situent sur des plans différents. Néanmoins, deux types de contacts nocifs sont susceptibles de se produire. Il est possible, d’abord, que le projet politique fausse la théorie juridique (A). Certains assurent, ensuite, que certains aspects de la théorie du droit de Kelsen gênent son projet politique (B).
A. Le projet politique gêne-t-il la théorie du droit ?
Même s’il assure que la séparation entre écrits juridiques et politiques est assez bien maintenue par Kelsen, Jochen von Bernstorff laisse parfois entendre que le projet d’une société mondiale institutionnalisée est sous-jacent à la théorie pure du droit. De manière cachée ou inconsciente, les idées politiques de Kelsen influenceraient ses thèses juridiques. On ne saurait entreprendre ici de passer au crible l’ensemble des écrits de Kelsen sur le droit international. On choisira au contraire un exemple qui démontre de manière extrêmement claire comment Kelsen distingue l’analyse juridique des préférences politiques. Plutôt que d’insérer clandestinement ses opinions dans sa théorie du droit, il donne à voir les questions auxquelles la théorie du droit ne permet pas de répondre, et qui relèvent des choix personnels de chacun.
La théorie pure du droit, on le sait, s’efforce d’examiner le droit indépendamment de la morale et des faits. Une norme juridique ne tire sa validité ni des comportements factuels, ni de sa conformité à la morale, mais d’une autre norme juridique. Cette régression conduit à une première norme dont la validité ne peut être établie par l’analyse juridique. Kelsen démontre que la seule manière de considérer un ensemble de normes comme le droit positif est de supposer la validité de cette première norme. La théorie pure du droit nomme cette supposition la « norme fondamentale » (Grundnorm).
Par ailleurs, Hans Kelsen considère qu’une science a besoin de concevoir son objet de manière unifiée, systémique, afin de pouvoir l’étudier. Il défend donc une conception « moniste » du droit. Le droit international et les droits nationaux ne sont que des sous-ensembles d’un unique système. La question se pose donc de savoir quel est le « point de départ » de ce système global, quelle est la norme qu’il convient de supposer valide afin de pouvoir en déduire la validité de toutes les autres normes du système. Autrement dit, le monisme implique de savoir quel système, du droit national ou international, est « supérieur », dès lors que l’on considère « supérieure » la norme dont dépend la validité d’une autre norme.
On pourrait attendre d’un auteur engagé pour le développement du droit international qu’il déclare sans ambages la supériorité de ce dernier. Or, Kelsen se garde bien de pareille affirmation. Il explique clairement que la théorie du droit ne permet pas d’indiquer l’emplacement de la norme fondamentale. La supposition de validité du système juridique ne peut pas être justifiée juridiquement. Autrement dit, la théorie pure du droit n’affirme pas qu’un certain ordre normatif est valide, qu’il constitue le droit en vigueur. Elle explique traiter cet ensemble comme supposément valide. La science du droit ne peut s’efforcer d’identifier quel est le droit valide sur un territoire. Elle décide de considérer ainsi un ensemble de normes. Aucun élément de la théorie du droit n’impose un emplacement pour la norme fondamentale.
Ce sont donc des critères externes à la théorie du droit qui devront guider l’observateur. Le principal élément relève de l’« économie de pensée » et a particulièrement été développé par Leonidas Pitamic. Pour éviter que les analyses du juriste soient dénuées de la moindre pertinence pratique, il conviendra de choisir le système qui paraît généralement efficace dans une société. Du point de vue de la théorie du droit, n’importe quel système peut être supposé valide. Mais il convient, pour des raisons pratiques, du point de vue de l’« utilité » de l’entreprise, de choisir le système efficace.
Cependant, ce critère de l’efficacité ne constitue en rien une obligation. Imaginons par exemple un gouvernement en exil qui poursuit son activité normative comme s’il était toujours « aux affaires ». Rien n’interdit en théorie de supposer valide ce système, et de décrire ces normes comme le droit en vigueur. La supposition de validité n’est pas guidée par la théorie du droit et peut donc parfaitement suivre un motif politique. L’analyse du droit est politiquement neutre, mais le choix du système étudié peut très bien être justifié politiquement. Dès 1914, Kelsen soulignait cette liberté de choix du juriste, qui a également été exprimée très clairement par son élève Verdross :
Il n’existe pas de chemin juridique qui puisse indiquer son point de départ au constructeur [c’est-à-dire : à celui qui interprète un ensemble de normes comme le droit en vigueur]. Il doit plutôt considérer d’emblée comme donnée une loi fondamentale, une base de construction composée d’énoncés normatifs, pour construire son édifice à partir d’elle. Mais cette supposition fondamentale est toujours extra-juridique, elle est une supposition qui ne peut être démontrée par la connaissance juridique. Ainsi apparaissent les limites de la connaissance juridique […]. Il n’existe pas de moyen scientifique qui puisse démontrer au constructeur son point de départ […]. D’un point de vue juridique, celui-ci relève plutôt de son choix.
Si Kelsen n’a pas toujours été parfaitement clair sur ce point, en donnant parfois l’impression de faire du critère de l’efficacité une obligation théorique, il a particulièrement insisté sur l’aspect politique de la supposition de validité à propos du droit international. La théorie pure du droit, explique-t-il, ne permet pas de trancher entre la primauté du droit national et celle du droit international. On peut choisir de concevoir le système en partant de la Constitution d’un État. La validité du droit international sera alors déduite des normes du droit national. On peut décider à l’inverse de supposer la validité du droit international, et identifier les normes internationales qui permettent la création des normes nationales. Du point de vue théorique, les deux solutions sont acceptables. L’observateur est face à un choix d’hypothèses de départ.
Or, ce choix, l’observateur aura tendance à le déterminer selon ses préférences politiques, sa manière de voir le monde. Le pacifiste choisira la primauté du droit international, tandis que l’impérialiste choisira la primauté de son droit national.
L’unité juridique de l’humanité, qui n’est divisée en États plus ou moins arbitrairement formés que de manière provisoire et nullement définitive, la civitas maxima comme organisation du monde : voilà le noyau politique de l’hypothèse juridique de la primauté du droit international, qui est aussi la pensée fondamentale du pacifisme qui, sur le terrain de la politique internationale, représente l’inverse de l’impérialisme.
On le voit, Kelsen ne laisse guère de doute sur l’hypothèse qui a sa préférence. Mais l’important est justement qu’il rend explicite le caractère politique de son choix. Jamais il ne le présente comme une conclusion imposée par la théorie du droit ou par le droit positif. Il donne son opinion sans la présenter comme une donnée juridique, et respecte donc parfaitement ses postulats méthodologiques. La théorie du droit demeure ici imperméable aux convictions politiques : lorsque se présente une question à laquelle elle ne peut répondre et qui renvoie à des choix politiques, elle se contente de l’indiquer. Von Bernstorff lui-même en convient, mais présente ces développements comme une stratégie rhétorique de Kelsen visant à décrédibiliser la thèse de la primauté du droit national. Pourtant, si tel avait été le but premier de Kelsen dans ses écrits de théorie du droit, il aurait sans doute été plus efficace de présenter la primauté du droit international comme une nécessité scientifique. On peut dès lors se demander si la rigueur méthodologique de Kelsen ne constitue pas un frein à la promotion de son projet politique.
B. La théorie du droit gêne-t-elle le projet politique ?
Un mot rapide doit être dit pour commencer de la « légende du positivisme », selon laquelle le positivisme empêcherait les juristes de critiquer une loi injuste et entraînerait l’obéissance passive au nazisme. C’est bien sûr l’inverse qui est vrai : dès lors que le droit est distingué de la morale, il devient possible de critiquer le droit pour des raisons morales ou politiques. Le positivisme de Kelsen ne l’empêche donc nullement de se livrer, dans ses écrits politiques, à une critique des normes en vigueur.
Mais à l’égard du droit international, le principal reproche fait à Kelsen est ailleurs. En acceptant au moins sur un plan théorique la primauté du droit national, explique von Bernstorff, Kelsen relativise la thèse de la primauté du droit international, cruciale pour lutter contre la doctrine traditionnelle et stato-centrée. Son effort de cohérence théorique le conduit à cette « concession ». Présenter la primauté du droit international comme un choix arbitraire affaiblit Kelsen politiquement, ajoute Martti Koskenniemi qui formule aussi l’idée de manière imagée mais puissante : le prix à payer par Kelsen pour sa critique de la doctrine traditionnelle a été l’« émasculation » de sa politique.
Pour cette raison peut-être, la doctrine en général et le mouvement du « constitutionnalisme global » en particulier ne s’embarrassent guère de soucis épistémologiques. Après tout, lorsque l’on poursuit un objectif politique, tous les moyens sont bons. Pourquoi vouloir s’imposer avec Hans Kelsen de fortes contraintes scientifiques ? Adopter sa démarche conduit à une « auto-limitation » de la doctrine : le souci de rigueur méthodologique limite de manière importante ce que l’on peut affirmer en tant que juriste. Kelsen est un « empêcheur de tourner en rond », il gêne les prétentions de la doctrine. Il lui pose ouvertement la question qu’elle préférerait éviter : est-elle prête à sacrifier son influence à sa scientificité ? Rares sont ceux qui, avec Kelsen, répondent positivement. On comprend aisément le constat d’Otto Pfersmann : « Le rêve scientifique est abandonné s’il n’est pas considéré comme naïf ou simple d’esprit ».
Néanmoins, il est permis de se demander si la rigueur méthodologique de Kelsen n’a pas plutôt eu pour effet de renforcer son projet politique. Ses thèses militantes auraient-elles été plus fermement établies s’il avait présenté ses souhaits politiques comme la situation juridique existante ou, à tout le moins, inéluctable ? Rien n’est moins sûr. Von Bernstorff remarque que la retenue que s’impose Kelsen l’empêche d’interpréter le droit de manière « constructive » pour le rendre conforme à ses idées juridico-politiques. Mais il n’est pas sûr qu’en présentant comme une vérité des interprétations discutables, Kelsen serait parvenu à donner beaucoup de poids à son propos. Au contraire, l’effort de rechercher les différentes interprétations possibles confère davantage de force à ses critiques. Ce n’est sans doute pas un hasard si Kelsen ouvre son commentaire de la Charte des Nations Unies par un rappel de ses thèses sur l’interprétation.
Ainsi, il semble plutôt qu’en se coupant les jambes, il casse celles de ses adversaires : Hans Kelsen est un kamikaze. Il a sans doute bien plus apporté, y compris à son projet politique, en critiquant les positions de ses adversaires qu’en développant une « lecture constitutionnaliste » du droit international. L’auteur qui abandonne toute rigueur, qui considère que la doctrine peut modifier le droit, n’a pas grand-chose à opposer à ses adversaires idéologiques. Dès lors que le désaccord est politiquement motivé, il faut bien se résoudre au différend : aux « arguments purement politiques, […] on peut toujours opposer des arguments contraires de même nature ». En se cantonnant, dans ses écrits juridiques, à démasquer les idéologies plutôt que d’y substituer les siennes, Kelsen rend son réquisitoire beaucoup plus puissant. Sa cohérence théorique renforce sa critique des positions doctrinales dominantes. La destruction qu’il opère ne peut en effet être écartée en se contentant d’invoquer un désaccord politique.
Autrement dit, si l’on peut aujourd’hui si aisément construire des théories mondialistes politiquement motivées, qui s’encombrent peu de soucis méthodologiques, c’est peut-être en partie grâce au « sacrifice » de Kelsen. En sachant maintenir une certaine étanchéité entre sa théorie du droit et son projet politique, il a durablement fragilisé les constructions doctrinales qui camouflaient une idéologie nationaliste. Il a ainsi ouvert la voie aux auteurs qui se revendiquent du « constitutionnalisme global ».
Thomas Hochmann
Thomas Hochmann est professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Il est directeur adjoint du Centre de Recherche Droit et Territoire (CRDT).
Pour citer cet article :
Thomas Hochmann « Hans Kelsen et le constitutionnalisme global : Théorie pure du droit et projet politique », Jus Politicum, n°19 [https://juspoliticum.com/articles/Hans-Kelsen-et-le-constitutionnalisme-global-Theorie-pure-du-droit-et-projet-politique]