Que veut-on dire par « démocratie »? L’essence, la démocratie et la justice constitutionnelle
Pour Dominique Rousseau, l’apparition et l’affirmation d’un juge de la constitutionnalité des lois ont entraîné une transformation de la démocratie, en substituant à la démocratie électorale la démocratie constitutionnelle qu’il juge plus démocratique. Dans cet article, l’auteur entreprend une réfutation de cette thèse qui ne peut être soutenue qu’au prix d’une signification erronée du terme même de «démocratie». Car s’il est impossible de déterminer l’essence de la démocratie, point sur lequel les deux auteurs s’accordent, celle-ci n’en désigne pas moins une réalité et a un sens conféré par l’usage. On ne peut dès lors désigner n’importe quel objet par «démocratie».
What is the meaning of "democracy"?In a recent article, Dominique Rousseau takes the view that the inception and strengthening of constitutional review has brought about a change in the meaning of democracy : a more democratic « constitutional democracy » has taken the place of an « electoral democracy ». the present article aims at refuting this view, that can only be held on the basis of a misconception about the meaning of democracy. It is impossible to agree on the meaning of democracy. Yet democracy is a reality and bears a meaning which can be identified on the light of practice. Not every phenomenon can be called a democracy.
Was meint man mit ,,Demokratie'' ? Das Wesen der Demokratie und die VerfassungsgerichtsbarkeitFür Dominique Rousseau haben das Entstehen und die Verfestigung der Verfassungsgerichtsbarkeit eine Umwandlung der Demokratie mit sich gebracht. An die Stelle der Wahldemokratie sei nun die Verfassungsdemokratie hervorgetreten, die D. Rousseau als ,,stärker demokratisch'' einstuft. Der Autor dieses Aufsatzes hält diese These für falsch, weil sie nur mit einem falschen Demokratiebegriff durchzuhalten sei. Zwar sei es nicht möglich, das ,,Wesen'' der Demokratie zu bestimmen, doch entspreche diese einer bestimmten institutionellen Wirklichkeit und habe durch die Praxis einen gewissen Sinn erhalten. Man könne daher nicht jeden Gegenstand mit dem Wort ,,Demokratie'' bezeichnen.
« Mon Dieu, madame la duchesse, la démocratie est
le nom que nous donnons au peuple toutes les fois que
nous avons besoin de lui… »
Durand [Vice-président du Sénat, futur président de la République],
dans L’Habit vert de Robert de Flers et
Gaston Arman de Caillavet (1912),
Acte I, scène XII
Dans un article récent de La Vie des idées, Dominique Rousseau revient sur un thème qu’il a déjà eu l’occasion d’exposer à diverses reprises.Selon lui, l’apparition et l’affirmation d’un juge de la constitutionnalité des lois ont induit une véritable mutation de la démocratie. Le système antérieur à cette évolution, qualifié de « démocratie électorale », cèderait la place à une configuration nouvelle, qu’il nomme « démocratie constitutionnelle ». Le premier mérite de cette analyse est que, prenant acte d’un changement réel sous la continuité apparente des mots, elle ne nie pas l’existence d’un problème. L’auteur met en lumière des mouvements profonds, que la myopie quotidienne d’une certaine doctrine se contente, prudemment parfois, de ne pas voir. Ce faisant Dominique Rousseau s’inscrit dans une tradition vénérable, celle d’Esmein ou plus récemment de Georges Burdeau, qui s’efforçaient de saisir, à l’aide d’instruments juridiques et conceptuels irréductibles à la pure sociologie politique – comme par exemple les distinctions entre gouvernement représentatif et gouvernement semi-représentatif ou entre démocratie gouvernée et démocratie gouvernante - les transformations des systèmes politico-juridiques. Le second mérite de l’analyse est sa clarté. L’auteur pose ses thèses sans recourir au flou éclectique et consensuel qui baigne tant d’écrits contemporains. Elles peuvent donc être discutées et fournir une matière à cet exercice si regretté – puisqu’on ne l’évoque jamais que pour déplorer son absence – un « débat d’idées ». Le manque d’idées constitue certes la cause la plus fréquente de l’absence de débat, mais leur présence ne suffit cependant pas à susciter celui-ci. Il faut encore que des idées s’opposent. C’est pourquoi il peut ne pas sembler inutile d’exprimer un point de vue différent.
Si l’on comprend bien la pensée de Dominique Rousseau, celle-ci semble pouvoir se résumer en cinq thèses.
La première (T 1) pose que « La « démocratie constitutionnelle » se substitue à la « démocratie électorale ». »
La deuxième (T 2) pose que « La « démocratie électorale » est démocratique. »
La troisième (T 3) pose que « La « démocratie constitutionnelle » est démocratique. »
La quatrième (T 4) pose que « La « démocratie constitutionnelle » est plus démocratique que la « démocratie électorale ». »
Enfin la cinquième (T 5) pose que « Les adversaires de la théorie [qui nient au moins l’une des thèses précédentes] sont victimes d’un préjugé essentialiste. » Autrement dit, ils érigent arbitrairement la « démocratie électorale » en norme indépassable de la démocratie, alors qu’elle correspond seulement à un moment historique particulier.
La cohérence de ces cinq thèses est incontestable. Les propositions 2 et 3 semblent a priori des propositions analytiques – mais l’usage des guillemets dans la formulation qui en est ici proposée vise à réserver la conclusion sur ce point. Une remarque doit cependant être faite d’emblée : peut-on considérer que l’adjectif « démocratique » est pris dans le même sens en T 2 et T 3 d’une part, en T 4 d’autre part ? Une comparaison permettra sans doute d’éclairer l’enjeu de la question. Si l’on dit que « Le régime A est monarchique » puis que « Le régime B est plus monarchique que le régime A », il est clair que le sens du terme « monarchique » est modifié. Dans le premier cas en effet « monarchique » implique la présence ou l’absence d’un caractère qui définit une monarchie, par exemple l’existence d’un roi. Dans le second l’introduction du comparatif implique un glissement, puisque le caractère monarchique n’est plus déterminé par un critère unique, qui est ou non présent, mais devient susceptible de degrés. Un régime « plus monarchique » sera donc un régime qui comporte un roi, mais aussi, sans doute, un régime où le roi possède des prérogatives plus importantes que dans un autre. Bien que l’adjectif « démocratique » soit plus fréquemment utilisé au comparatif que l’adjectif « monarchique », le problème se pose dans les mêmes termes : un critère du caractère démocratique susceptible de variation est maintenant nécessaire – exigence évidemment plus contraignante que celle requise par T 2 et T 3.
Il en résulte que si T 4 implique T 3 (un régime ne saurait être plus démocratique s’il n’est pas démocratique), et T 1 (deux régimes doivent être distincts pour pouvoir être comparés), l’inverse n’est pas vrai. Il est possible en effet que la démocratie soit définie par un ou plusieurs critères, objectivement constatables, mais qui ne sont pas susceptibles de plus ou de moins. Dans ce cas il est serait possible de souscrire à T 1, T 2 et T 3 sans accepter T 4. Les régimes seraient tous deux démocratiques, mais incommensurables. On ne pourrait donc pas dire que l’un est meilleur ou pire que l’autre. Inversement le rejet de T 3 (mais pas de T 2) ruinerait T 4.
La thèse T 4 constitue donc la pointe de la doctrine exposée par Dominique Rousseau. Elle implique l’engagement logique le plus fort, l’enjeu théorique et politique le plus important et aussi l’affirmation la plus discutable dans la mesure où elle parait impliquer un jugement de valeur. Elle ne peut cependant être appréciée indépendamment des thèses T 1, T 2 et T 3 dont elle est solidaire. La thèse T 5 en revanche n’apporte à la théorie qu’un appui rhétorique, dans la mesure où elle se borne à expliquer pourquoi ses adversaires sont dans l’erreur – s’ils sont dans l’erreur. Logiquement elle ne prouve rien car à supposer que ceux-ci soient dans l’erreur, elle établirait seulement le caractère inopérant de la critique et non la véracité de la théorie. Pourtant on ne saurait la négliger car elle permet de cerner le véritable sens de la thèse T 1, qui est la plus fondamentale dans la mesure où elle parle directement des choses alors que T 4 n’en parle qu’indirectement et que T 2 et T 3 parlent seulement, comme on va le voir, des mots.
C’est pourquoi la discussion de la théorie de Dominique Rousseau – telle du moins que l’auteur de ces lignes l’a comprise – parait impliquer une double démarche. Dans un premier temps il faut se demander quelle est la nature de ou des objets auxquels on est susceptible d’attribuer le nom de « démocratie ». Dans un second temps il faut essayer de déterminer à quel objet ou quels objets et selon quel(s) critère(s) il convient d’attribuer le nom de « démocratie » et le qualificatif « plus démocratique ».
En qualifiant d’ « essentialiste » la position des auteurs qui critiquent la « démocratie constitutionnelle » au nom de la « démocratie électorale », Dominique Rousseau pose implicitement la thèse selon laquelle la démocratie n’a pas d’essence. Si tel est la cas, il serait impossible de poser dogmatiquement que la démocratie est ceci et n’est pas cela. Il n’existerait pas de véritable démocratie et donc il serait légitime d’appeler « démocratie » autre chose que ce qui est habituellement désigné sous ce nom. Or la thèse elle-même et la conséquence que l’on prétend en tirer peuvent être discutées. Que la démocratie ne soit pas une essence, on peut l’admettre, mais pourquoi l’ « essence » aurait-elle une essence ? La démocratie peut ne pas être une essence dans un sens du mot « essence », et en avoir une dans un autre sens de ce mot. Autrement dit si l’on ne spécifie pas en quel sens la démocratie n’est pas une essence, l’affirmation n’établit en rien la vérité de la thèse que l’on prétend en tirer, mais découle de celle-ci : que la démocratie n’est pas une essence signifie que l’usage du mot n’est soumis à aucune norme, mais ce point reste à démontrer. Il s’agit donc d’un postulat ou d’une pétition de principes. Si l’on entend à l’inverse tirer argument de l’absence (ou de la présence) d’essence dans le débat sur ce qu’est la démocratie, il est nécessaire d’expliciter préalablement ce que l’on entend par là .
On ne saurait ici retracer l’histoire, longue, riche et complexe, de la notion d’essence. Quelques points de repère doivent cependant être posés. Platon, nous apprend Aristote au livre A de la Métaphysique, d’abord tenté par l’héraclitéisme, philosophie de l’impermanence où tout, dans le monde sublunaire, se transforme constamment en tout, cherche ensuite à la dépasser. Cette doctrine rend en effet toute science, et à la limite toute parole, impossible. Il pose donc qu’existent des Formes ou Idées déterminées. Elles sont causes de toutes les autres choses, qui sont des copies, de valeur inférieure parce qu’engagées dans la matière, de ces archétypes. En outre, « Les Formes sont non seulement causes des choses, mais causes éponymes. L’éponymie signale que les choses sensibles tiennent leur nom d’une Forme. (…) La dénomination d’une chose est censée exprimer sa relation ontologique de participation à la Forme ». Il en résulte que les noms ne sont pas arbitraires, mais au contraire expriment l’essence des objets désignés, ce qui rend possible de les identifier et de rectifier, en cas d’erreur, les dénominations.
Aristote, en revanche, refuse la théorie des Idées. Pour lui, l’essence (ου̉σία) ou quiddité (décalque, à travers le latin, du grec τὸ τί ε̉στι, ce que c’est) est l’ « unité objective, qui fonde la signification des mots (…) La permanence de l’essence est ainsi présupposée comme le fondement de l’unité du sens : c’est parce que les choses ont une essence que les mots ont un sens ». La conception d’Aristote conserve une dimension normative, impliquée par sa thèse de l’éternité des espèces naturelles qui conditionne sa théorie de la science : celle-ci ne peut s’appliquer aux objets singuliers, soumis au hasard et donc contingents. L’individu qui n’exemplifie pas son essence ne réfute pas la pertinence du concept : il est un monstre.
Au Moyen-âge, les philosophes nominalistes rejettent la théorie platonicienne et plus généralement tout réalisme métaphysique, qui accorde aux termes généraux une existence séparée. Ceux-ci ne sont, pour eux, que des mots, car seuls existent les individus. Dans « Socrate est un homme », la copule « est » à la valeur d’un signe d’identité et n’indique pas l’inhérence d’un individu à une classe. Pourtant, s’ils nient l’existence d’une « caballéité », ils ne nient pas qu’existent des chevaux. Autrement dit les termes universels qu’utilise le langage ne peuvent être réduits à des constructions arbitraires, mais font référence à un quelque chose qui leur est commun. Pour les nominalistes modérés comme Guillaume d’Occam, le terme universel « cheval » désigne la conjonction de tous les individus auxquels s’applique le mot « cheval » - autrement dit à l’extension du concept. Pour les nominalistes radicaux comme Buridan au contraire, un terme de genre ou d’espèce est vrai de la disjonction de tous les individus auxquels il s’applique. Par exemple, la proposition « L’animal est un genre » étant donnée, il est vrai de dire que n’importe quel animal est l’animal, bien qu’aucun d’entre eux ne le soit. Le mot ne désigne rien au-delà .
Le nominalisme n’implique cependant pas que les mots soient arbitraires et qu’ils puissent être attribués ou redistribués ad libitum. Selon Guillaume d’Occam, par exemple, les mots des langues naturelles sont conventionnels, mais ils sont subordonnés aux mots du langage mental, commun à tous les hommes, et qui signifient les choses. Les termes universels désignent des individus, puisqu’eux seuls existent. Mais ils ne définissent pas seulement par le fait de s’appliquer à plusieurs individus. Pour Occam et ses disciples, comme Albert de Saxe, auteur d’une définition classique de l’universel nominaliste, un terme peut être universel bien qu’il s’applique actuellement à un seul individu, tandis qu’un terme qui s’applique à plusieurs individus peut ne pas l’être. « Soleil » est un exemple du premier cas, « Socrate » de l’autre. Si en effet un autre soleil faisait son apparition, le mot s’appliquerait à lui de plein droit. Le mot Socrate, à l’inverse, ne s’applique pas seulement au mari de Xanthippe, il est susceptible de nommer un autre individu (comme le jeune Socrate du Politique ou le continuateur d’Eusèbe de Césarée). Mais dans ce cas une décision – un baptême, au sens laïc – est nécessaire. Le premier terme, universel, est donné « en une seule imposition », alors que le second en requiert plusieurs : il n’est pas commun, mais équivoque. Autrement dit, le mot « chien »s’appliquera à tous les chiens à venir, mais il faudra une décision pour tous les nouveaux individus qui s’appelleront « Médor ». L’usage des mots est donc déterminé, et même prédéterminé, puisqu’ils s’appliquent aux individus à naître : on ne saurait en disposer comme des « noms propres ». En fait, comme l’a montré de façon rigoureuse Claude Panaccio, la théorie d’Occam est essentialiste : c’est la cospécificité des individus qui fonde leur appartenance à une espèce.
Il se distingue en cela des empiristes comme Locke et Hume, qui fondent leur théorie non sur l’idée que les caractères communs à plusieurs individus expliquent leur ressemblance, mais à l’inverse que la ressemblance crée les catégories à travers le processus d’abstraction. Thèse qui ne va d’ailleurs pas sans problème, car elle doit assumer les difficultés propres à la notion de ressemblance. Si l’on admet que celle-ci est transitive (que de « A ressemble à B » et de « B ressemble à C », on peut conclure que « A ressemble à C »), tout ressemble à tout : on pourra toujours passer d’un objet à un autre, aussi éloigné soit-il, par transitions insensibles. Si l’on pose que la ressemblance n’est pas transitive, il est difficile d’échapper à l’idée que les regroupements ne sont pas arbitraires et que la ressemblance reflète un caractère propre des objets.
Il convient d’ajouter que, même si le nominalisme parait aujourd’hui en phase avec la mentalité dominante, le réalisme a survécu à la critique d’Occam. Au XVe siècle déjà une importante réaction antioccamiste s’est manifestée. A l’époque moderne, Frege, Russell, Husserl ont affirmé des thèses réalistes. Le dernier a fondé son système sur un réalisme des significations qui se démarque du platonisme en ce sens que, s’il admet « que les significations forment une classe de concepts au sens d’objets généraux », il refuse en revanche de considérer qu’ils existent « dans un τόπος ου̉Ïάνιος [littéralement : « lieu céleste »], ou dans un esprit divin ». Le débat métaphysique du réalisme et du nominalisme n’est pas tranché.
Mais il n’est pas – heureusement ! – nécessaire de le trancher pour tenter une réponse aux questions ici formulées. On peut en effet raisonner par a fortiori. Même si l’on admet la version la plus radicale du nominalisme, il est clair qu’on ne saurait renoncer totalement à l’idée que la généralité ne se réduit pas à l’allocation purement arbitraire de n’importe quel nom à n’importe quels objets. On peut rejeter la théorie platonicienne des Formes éponymes, ou récuser l’essence d’Aristote en ce qu’elle comporte de normatif. Mais comment nier qu’un étant est nécessairement un étant-quelque-chose. Il possède la propriété d’être ce qu’il est. Cette propriété, qu’il est susceptible de partager avec d’autres étants, on peut, pour neutraliser les virtualités platonisantes du mot « essence », l’appeler quiddité en prenant le mot dans son sens étymologique et aristotélicien étroit. Si cette formule parait encore impliquer une assomption ontologique trop forte, il faudra tout de même admettre que le terme général possède une extension, autrement dit qu’il est vrai d’une collection d’objets, que celle-ci soit d’ailleurs comprise comme conjonction ou comme disjonction. La pensée suppose que même les termes abstraits aient un caractère discret, faute de quoi ils ne sauraient être individualisés et donc identifiés. Si cette condition n’est pas réalisée, on retombe dans l’héraclitéisme : tout est dans tout, donc plus rien n’existe pour nous, car il n’existe plus rien qui soit porteur de sens et dont on puisse parler.
On peut maintenant revenir à la question de la démocratie. Deux distinctions semblent d’abord devoir être faites. La première oppose la démocratie en tant que concept à la démocratie en tant qu’individu. « La démocratie athénienne », par exemple est un individu. C’est un objet singulier, qui peut être localisé dans le temps et l’espace, qui possède une histoire – il dure tout en se transformant, comme un organisme – et peut être subsumé sous le concept général de démocratie. Le mot qui désigne celui-ci est au contraire un terme universel qui vise la « démocratie » en général. Toutefois les démocraties au premier sens souffrent d’un déficit d’individuation. Si, globalement, on peut dégager certains traits caractéristiques et opposer, par exemple, « la démocratie américaine » à « la démocratie française », il est beaucoup plus difficile de caractériser positivement l’une et l’autre. Il est également difficile de distinguer ce qui relève d’un autre concept et ce qui manifeste une autre exemplification du même concept. Enfin l’évolution des concepts pose la question de l’identité dans le temps. Le passage de la IVe à la Ve République correspond-il à deux âges d’une unique « démocratie française » ou à deux « démocraties françaises » successives ? Les limites des individus semblent ne pouvoir être fixées sans une part d’arbitraire.
Il est beaucoup plus facile, en revanche, de comprendre « démocratie » comme un terme universel. En effet, quelle que soit la définition qu’on en donne, celle-ci s’exprime par des généralités. La démocratie se réalise par le droit – notamment sous la forme de Constitution – et reçoit de celui-ci une particularité fondamentale : elle ne s’incarne pas dans une collection d’objets concrets (bien qu’elle puisse être cause de certains d’entre eux), mais comme un discours, exprimé en termes généraux et abstraits, et dont la référence n’est pas toujours identifiable de manière simple, univoque et nécessaire.
Ces remarques conduisent à la seconde distinction. Comme tout système politique, la démocratie existe pour ainsi dire deux fois. Elle peut être considérée comme projet, but à atteindre, idéal à réaliser, et comme régime, réalité immanente, présente objectivement, et susceptible d’être considérée de l’extérieur comme un objet du monde physique.
La démocratie est d’abord un projet. En ce sens elle n’est pas un produit naturel, car elle n’est pas un donné : les sociétés humaines ne s’organisent pas spontanément sous forme démocratique. Elle est un plan conçu avant d’être mis en œuvre, et qui, formalisé, opératoire en principe, prend dans sa phase finale la forme d’une Constitution. Celle-ci crée des objets artificiels (institutions au sens étroit), détermine leur mode de désignation, leur composition, leurs pouvoirs, les relations qu’ils entretiennent entre eux. Elle spécifie des obligations, des interdits, des permissions. Mais la démocratie ne se limite pas à la mise en place de ces mécanismes, qui existent d’ailleurs aussi bien dans des systèmes nullement démocratiques. Elle se définit d’abord par un principe général. Celui-ci pose des valeurs et des finalités au service d’un idéal. Les institutions lui sont subordonnées comme des moyens à une fin. On ne saurait donc réduire la démocratie en ce sens à une construction juridique, même parfaitement agencée et fonctionnant à la satisfaction générale. Un tel système peut être considéré comme un bon gouvernement, mais il ne sera pas une démocratie s’il n’actualise pas le principe qui définit le concept.
Le régime est au contraire une donnée immanente, non pas imaginée a priori puis plus ou moins bien réalisée, mais une réalité effective, déjà là parce que nécessairement considérée a posteriori. Aristote est le premier qui ait observé les régimes de cette manière : il ne s’intéresse plus seulement à la question de la cité idéale, mais regarde les systèmes politiques réels comme des objets susceptibles de description, et dont l’analyse permet de mettre en lumière des constantes, des contrastes et des lois d’évolution. Il sait que les régimes sont pour une part le résultat d’une volonté consciente, tendue vers la réalisation d’objectifs, mais qu’ils sont aussi le produit d’une histoire contingente, non planifiée voire inconsciente. Les démocraties et la démocratie peuvent ainsi être regardées non comme une visée mais comme une résultante, non comme le début d’un processus mais comme son terme, non comme une Constitution programmatique mais comme une Constitution coutumière, ou comme une Constitution programmatique dont la pratique a modifié la visée initiale.
On voit que ces deux distinctions se recoupent sans se confondre. Le point de vue du régime est aussi celui de la démocratie-individu. Incarnée dans une matière particulière, définie par des spécificités historiques et sociologiques, la démocratie présente des caractères propres que l’analyse scientifique dégage et qui la distinguent d’autres démocraties incarnées dans une matière différente. Le point de vue du projet est au contraire celui de l’universel, défini en termes généraux susceptibles – ou qui sont censés être susceptibles – de s’appliquer à un donné socio-historique quelconque. On voit aussi que ces deux points de vue sont en quelque sorte solidaires : le projet doit s’incarner pour ne pas demeurer un rêve. Et le régime serait autre que ce qu’il est s’il n’était pas d’abord la tentative de réaliser un certain projet. La démocratie est donc l’un et l’autre, mais aussi les deux : elle n’existe comme tension entre ces deux polarités.
Que la démocratie (et d’ailleurs tout régime constitutionnel) existe d’abord comme projet permet de comprendre le succès qu’a toujours connu, en ces matières, le paradigme platonicien. La Constitution (au sens non coutumier) est en effet antérieure, chronologiquement et logiquement, au régime et aux institutions qu’elle crée par la pensée comme un architecte dessine un monument avant d’en entreprendre la construction. Elle est antérieure à sa propre formulation, puisque celle-ci découle d’une intention, très générale (instaurer le gouvernement de la liberté) ou plus étroite (renforcer l’exécutif) qui conditionne les mécanismes mis en œuvre. C’est d’ailleurs ce que les penseurs contrerévolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle reprochaient au principe même des Constitutions : elles prétendent édifier sans s’appuyer sur l’existant, et donc arbitrairement, des échafaudages théoriques qui vont s’avérer non viables en raison de la résistance des choses. De fait, quand l’objectif fixé est la « démocratie », l’idée évoquée par le mot est extrêmement désirable aux yeux de ses partisans, mais demeure floue car les instruments propres à mettre en œuvre les valeurs qu’il pose ne sont pas analytiquement contenus dans son concept. Dans le meilleur des cas, il est défini intensionnellement - on sait ce qu’il signifie mais pas extensionnellement – on ne sait pas de quels objets il est vrai. Cependant, malgré cette indétermination – ou peut-être à cause d’elle – le mot suscite des effets, et d’abord une attente : il introduit dans la perception du réel une dimension normative. L’antériorité du mot lui confère le caractère d’une traite sur l’avenir, traite que l’avenir doit honorer – la démocratie en tant que programme fait naitre des espoirs – mais qu’il n’honore pas toujours – la force des choses ou la résistance des groupes sociaux antagonistes empêchent la réalisation des objectifs proclamés.
On retrouve donc, en apparence du moins, tous les éléments caractéristiques de la doctrine de Platon : la démocratie, forme idéale et préexistante est la cause de la réalité institutionnelle. Elle lui donne son nom. Elle ne s’incarne qu’imparfaitement, mais autorise une approche normative du réel, justifie une critique du langage et une rectification des noms. Ce platonisme spontané entretient un rapport direct avec le défaut d’individuation des démocraties que l’on a observé plus haut. N’est-ce pas en effet parce que la démocratie n’est pas un produit naturel mais la résultante d’un projet formulé en termes généraux et contrefactuels qu’elle parait peu capable d’engendrer des individus ? Loin de se développer comme un organisme, elle est un édifice conceptuel toujours inachevé. La généralité et l’ambiguïté des mots – par exemple « gouvernement du peuple » - ont pour conséquence que la réalité qui est censée en être déduite apparaît toujours en décalage par rapport à l’objectif rêvé : les attentes ne sont pas satisfaites, les mécanismes produisent des résultats inverses de ceux en vue desquels ils ont été conçus, les idéaux proclamés engendrent leur contraire. L’usage performatif du langage échoue à traduire l’idéal dans le réel, mais ce qui est fait conserve le nom de ce que l’on prétendait faire. Cette incarnation inachevée se traduit à la fois par une uniformité – la démocratie réduite à ses lignes générales semble partout identique, malgré des différences historiques et culturelles qui existent entre les Etats - et une incommensurabilité – les mêmes mots désignent des choses différentes, tandis que des choses identiques portent des noms différents, il est impossible de savoir si un système est identique à un autre, ou identique à lui-même à un stade différent de son développement. Ces deux phénomènes, en s’additionnant, paralysent la dialectique du même et de l’autre – d’où l’échec relatif du processus d’individuation.
Il va de soi cependant que ce platonisme n’est pas celui de Platon. Car on ne trouve évidemment pas chez celui-ci l’Idée de la démocratie telle qu’elle est aujourd’hui ordinairement pensée. Pour Platon la démocratie est un mauvais régime. Une grande partie de son œuvre a pour objet une critique argumentée et virulente de la démocratie telle qu’elle fonctionne de son temps à Athènes. Aristote également voit en elle une corruption du régime idéal, pour lequel il ne dispose pas d’ailleurs de nom spécifique : il l’appelle πολιτεία, terme qu’il utilise par ailleurs pour désigner l’organisation politique de n’importe quelle cité grecque. Or pour nous, la démocratie est, officiellement, le régime parfait, indépassable, l’authentique fin, aux deux sens du terme, de l’histoire. Et la démocratie antique n’est pas à nos yeux le double imparfait d’une autre réalité : elle existe, positivement et au plein sens des termes, comme gouvernement par le peuple, ce que l’on appelle aujourd’hui – mais l’adjonction de l’adjectif implique en elle-même un changement radical de vision – une démocratie directe.
Cet usage du terme « démocratie » va d’ailleurs durer bien plus longtemps qu’on ne le croit d’ordinaire. Il a pour conséquence – ou pour mérite ? – de rendre la « démocratie » inapplicable. C’est à lui que se réfère Sieyès quand, dans son célèbre discours du 7 septembre 1789, il oppose « démocratie » à « gouvernement représentatif ». Entre le « peuple » athénien et le « peuple » français, la différence quantitative et qualitative apparaît si grande que ce qui était possible pour l’un cesse manifestement d’être accessible à l’autre. L’usage moderne du mot « démocratie », par lequel on désigne un régime désirable mais pas direct, ne s’imposera que difficilement et tardivement. Seul le mouvement rétrograde du vrai, qui conduit à voir dans le passé l’anticipation des valeurs actuellement dominantes, pousse à distinguer en celui-ci les étapes d’un mouvement nécessaire. C’est pourquoi on en vient à dire que la démocratie commence en 1789 – alors que les constituants voulaient créer un régime représentatif, qu’ils instituaient un suffrage censitaire et proclamaient non la souveraineté du peuple mais celle de la Nation. Ou l’on confond démocratie et République, en refusant de voir que la IIIe du nom doit son existence à l’engagement implicite d’être conservatrice, ce qui n’implique pas seulement un choix politique, mais également institutionnel : dans un univers mental où il va de soi que l’influence du nombre est potentiellement révolutionnaire, il est nécessaire de neutraliser, grâce à un bicaméralisme égalitaire, l’influence du suffrage universel - vestige de l’expérience malheureuse de 1848. Si, délaissant ces illusions rétrospectives, on se réfère aux textes, on voit à l’inverse que le sens péjoratif attaché à la « démocratie » demeure dominant dans la doctrine jusqu’au début du XXe siècle. Esmein, par exemple, définit encore la démocratie comme Sieyès, tout en noyant le débat sous le concept ambigu de souveraineté nationale, qui permet à la fois de justifier la représentation au sens de 1789 et de ménager certaines évolutions. Il s’alarme en revanche de ce que le gouvernement représentatif se trouve altéré par divers facteurs qui le transforment en gouvernement semi-représentatif, autrement dit en système où les électeurs parviennent à influencer dans une certaine mesure les comportements des élus. C’est seulement à la génération suivante que la doctrine va d’une part inventer la formule « démocratie représentative » - qui auparavant ne pouvait apparaître que comme une contradiction dans les termes - et d’autre part opposer le principe de la souveraineté populaire – ignoré d’Esmein, et qui va être anachroniquement attribué à Jean-Jacques Rousseau – à celui de la souveraineté nationale. Cette nouvelle gigantomachie s’achèvera comme la précédente, par un mariage : il est consommé dans la formule concordataire, réconciliation verbale des contraires, inscrite dans l’article 3 de la Constitution du 27 octobre 1946 : « La souveraineté nationale appartient au peuple français ». Celle-ci précise également, en son article premier, que la République est « démocratique ». On sait que ces formules ont été reprises (à l’adjectif « français » près), aux articles 2 et 3 de la Constitution de 1958…
Cette histoire réelle, ici brièvement schématisée, se distingue de l’histoire sainte – celle de la conscience commune, dont l’ignorance conforte les certitudes, et d’une certaine doctrine constitutionnaliste, naïvement platonisante – en ce qu’elle n’est ni normative ni téléologique : elle ne doit pas engendrer le futur, qui est notre présent, et ne décrit pas la victoire des lumières (c'est-à -dire de ceux qui pensent comme nous) sur les ténèbres (ceux qui pensent autrement). L’idée platonicienne mise en œuvre n’est en fait que rétrospectivement conçue. La démocratie était bien, pour ses partisans, un projet, mais le projet de faire quelque chose n’était pas nécessairement de faire la chose qui fut faite et qui ne préexistait pas, sinon verbalement, à son apparition. Cette constatation permet d’écarter définitivement toute espèce de platonisme, y compris sa forme laïcisée et spontanément assumée par le sens commun. La « démocratie », quel que soit le sens du mot, n’est pas un édifice construit d’après le plan d’un architecte. Il n’y a pas de plan de la démocratie et, s’il avait existé, il aurait été inapplicable. Elle ne peut être que ce que l’on a voulu et cru faire sous le nom de « démocratie » et que l’on a nommé « démocratie » une fois fait, mais sans qu’il existe un lien nécessaire entre les deux usages du terme, puisque rien ne garantit que le second recouvre des réalités identiques à celles visées par le premier, autrement dit que l’extension du second corresponde à ce qui est à la fois l’intension (signification) et l’intention (projet) du premier. L’une et l’autre sont d’ailleurs difficilement connaissables a posteriori, car irrésistiblement mais aussi arbitrairement recouvertes par le mouvement rétrograde du vrai : il parait naturel de penser que ce que l’on a fait en voulant faire la « démocratie » est « la démocratie ». Pourtant rien ne permet de poser une identité ontique entre ce qui était cherché et ce qui a été trouvé. La copule « est » n’a ici valeur que de définition : elle porte sur l’emploi des mots, non sur la nature des choses. Elle ne constate pas l’identité du visé et de l’accompli, mais se borne à les proclamer identiques.
Il est donc vrai de dire que la démocratie n’a pas d’essence, mais cette formule reçoit maintenant un sens précis : même si la « démocratie » réalisée entretient un certain rapport avec la « démocratie » projetée, elle n’actualise pas un projet préexistant. Celui-ci est trop vague et sa réalisation trop déconcertante pour qu’on puisse établir l’identité de l’un et de l’autre. L’usage du même mot est purement volontariste : il proclame l’évidence de ce qu’il ne saurait démontrer. Démarche continuée, d’ailleurs, puisque la « démocratie » reconnue comme valeur possède elle-même un contenu variable : elle se découvre sans cesse de nouveaux objectifs et de nouvelles frontières, évidemment inconnus des précédents « démocrates ». Les discontinuités de fait dissimulées sous la fallacieuse continuité du mot n’appartiennent pas au passé.
Les observations précédentes ont sans doute contribué à éclaircir la question posée au départ, puisqu’elles ont permis de dissiper les illusions qu’assume naïvement le platonisme du sens commun – Mais elles ont aussi montré que le refus d’une telle conception n’implique pas le rejet de la quiddité (non normative) et au moins de l’extension du concept. Mais en un autre sens la question demeure entière : que convient-il, ou ne convient-il pas, d’appeler « démocratie », « démocratique », « plus démocratique » ?
Le rejet du platonisme parait entrainer une conséquence majeure : les mots n’ont plus de fondement ontologique. Il n’y a plus de rapports nécessaires entre eux et les choses. Le régime nazi ou celui des Khmers rouges peuvent être qualifiés de « démocraties » sans qu’il soit possible, absolument parlant, de réfuter cet usage. On pourra donc qualifier ce que l’on veut de « démocratie constitutionnelle ». Ce qui n’entraînera d’ailleurs nullement qu’une telle « démocratie » soit « démocratique », car, inversement, l’usage du mot ne prouve rien quant à la chose. Qualifier un objet d’un terme qui sert ordinairement à désigner autre chose ne transfère pas les qualités de celle-ci à celle-là , et notamment ne lui confère pas les valeurs, péjorative ou approbative, qui lui sont ordinairement associées. On peut appeler un obus « légume », sous prétexte qu’on en trouve parfois dans les champs de pomme de terre : cela ne le rend pas comestible pour autant. Si donc la chose a une quiddité, ou du moins le concept (ici considéré comme distinct du mot) une extension, il n’est pas contradictoire d’affirmer qu’il existe des objets individualisables et identifiables (x1, x2, …, xn), et que leurs noms sont arbitraires, indifférents, peuvent même être échangés à condition que l’on s’entende sur le x que chacun désigne à un moment t. Il en résulte que la question des rapports entre les mots et les choses ne peut plus être l’objet d’une saisie intuitive, normative et unitaire. Aucune introspection ne révélera le « vrai » sens d’un mot. Par conséquent la connaissance de la relation qui s’établit entre eux – par exemple entre le terme « démocratie » et l’objet, s’il existe, désigné par celui-ci – suppose de s’interroger sur le mot, sur la chose et sur l’articulation contingente de l’un avec l’autre.
Que le mot soit, absolument parlant, arbitraire, n’exclut pas tout d’abord que sa signification soit relativement définie et stable. Telle est du moins la conviction du sens commun, et c’est sur elle que repose la possibilité de la communication. Pour la plupart des individus, « démocratie » ne désigne pas n’importe quoi. Cette nécessité subjective, si l’on ose dire, peut se fonder de trois manières : sur l’étymologie, sur une définition explicite dite « stipulative », enfin sur l’usage.
L’argument de l’étymologie, souvent allégué, ne prouve rien car il est évidemment très facile de trouver des contre-exemples. Personne ne s’attend à ce que les « rubriques » soient rouges, ne déclare la fission de l’ « atome » impossible au motif que le terme signifie insécable, ou n’entend punaise mâle dans « coriandre », bien que tel soit exactement le sens de ce mot en grec. Cependant le fait que « démocratie » signifie pouvoir du peuple ne saurait être négligé. Non parce que l’étymologie détermine l’usage, mais parce que l’usage se réfère fréquemment à elle et la réactive pour ainsi dire – ce qui n’est pas le cas des termes précédemment cités. Autrement dit l’étymologie objective ne produit pas l’usage, mais l’usage produit une étymologie subjectivée ou consciente qui n’établit rien contre lui mais peut contribuer à le stabiliser. L’usage est donc bien central. Avant de considérer positivement celui-ci, il faut cependant dire un mot de la définition « stipulative ».
Dans la meilleure hypothèse, cette définition n’a qu’une valeur instrumentale - elle ne dit rien sur les choses qu’elle désigne, puisqu’elle admet explicitement son caractère arbitraire -, locale – elle ne vaut que pour les personnes qui en ont connaissance - et surtout précaire. Car l’ambiguïté du terme « stipulatif » masque et manifeste à la fois la difficulté majeure du phénomène. Pris au sens juridique, le terme implique en effet une relation contractuelle. Or l’acte qui indique le sens dans lequel le mot va être employé est en fait purement unilatéral. Le locuteur attend certes de l’auditeur que celui-ci admette la définition qu’il propose, au motif qu’elle est arbitraire et donc n’engage à rien. Mais si ce dernier s’y refuse, la décision du locuteur demeure sans portée. « Stipulative » si elle rencontre un accord tacite, elle ne crée pas tacitement l’accord : elle n’a même pas valeur de présomption. Dans la négative elle n’est par conséquent opposable à personne d’autre que son auteur et a seulement la valeur d’un langage privé : elle ne détermine pas plus le sens des mots que celui des choses.
L’usage reste donc le seul mécanisme susceptible de stabiliser, dans une certaine mesure, la portée des mots. Ceux-ci, disait Ferdinand de Saussure, n’ont pas de sens mais des emplois. La prise en compte de ce principe est décisive. D’abord en ce qu’elle permet de dissiper une ambiguïté. L’impression pourrait en effet prévaloir qu’en affirmant d’une part la contingence radicale des dénominations et en posant néanmoins la quiddité de l’objet ou l’extension du concept on réintroduirait subrepticement une sorte de platonisme de contrebande. Le soupçon serait fondé si les notions de quiddité ou d’extension faisaient référence à une normativité, une nécessité de droit qui devrait à son tour être fondée. Mais la nécessité évoquée est une nécessité de fait. Car, dès lors que l’on parle, l’extension (qu’elle reflète ou non une quiddité), est proprement incontournable, au sens où Michel Foucault employait ce terme : si le mot ne peut recevoir une définition intensionnelle vraie d’un quelconque logothète, en revanche l’usage lui confère nécessairement une définition extensionnelle. La définition ne dit pas de quels référents le mot est vrai, mais les référents auxquels il s’applique disent sa définition. D’où il résulte que l’usage des mots est libre mais qu’il n’est pas quelconque, car il crée leur(s) signification(s). Si l’on déclare démocratique une intervention militaire de l’Union soviétique en Tchécoslovaquie et antidémocratique une intervention américaine en Amérique centrale, il en résulte que « démocratique » signifie « conforme aux intérêts de l’URSS ». La valeur habituelle du terme permettra peut-être quelque temps d’euphémiser la chose, mais sa répétition va conduire rapidement soit à distinguer deux sens du mot, soit à considérer simplement le nouvel emploi comme mensonger.
Il faut maintenant considérer la question du point de vue de la chose. Qu’appelle-t-on « démocratie » ? L’usage, appuyé sur l’étymologie, suggère que l’objet cherché a quelque chose à voir avec le « pouvoir du peuple ». Mais cette observation ne mène pas loin si l’on ignore de quel peuple et de quel pouvoir il s’agit.
Cette question conduit à considérer sous un nouveau jour la dualité du projet et de l’institution qui caractérise la démocratie. Celle-ci peut, en tant que projet, demeurer un idéal sans que l’extension des termes qui sont censés la définir soit elle-même définie. S’il y avait un peuple de dieux, ils se gouverneraient démocratiquement parce qu’ils créeraient, par leur discours, les objets dont leur discours serait vrai. A l’inverse la démocratie en tant que régime ne saurait être sans être incarnée dans des institutions, qui ne peuvent être à l’époque moderne, celles de la cité antique. Le pouvoir du peuple doit être quelque chose, mais pas la faculté de prendre en Assemblée du peuple les décisions qui déterminent la vie de l’Etat. Inversement la démocratie ne peut être le régime représentatif défini par Sieyès et mis en œuvre par la Constitution de 1791, puisque celui-ci est conçu dans l’intention consciente d’écarter la démocratie – et pas seulement la démocratie antique, dont nul ne conteste le caractère obsolète, mais bien la démocratie en quelque sens que ce soit.
On objectera peut-être que d’une part les Constituants ne pouvaient pas récuser des formes d’organisation politiques qui sont apparues postérieurement, et d’autre part que le système présentait une dimension démocratique puisque les représentants étaient élus. Objections peu pertinentes. Car, si les constituants ignoraient en effet bien des phénomènes politico-juridiques dont l’usage a révélé la possibilité, ils avaient une conscience très claire de ce qu’ils voulaient éviter : l’influence du nombre, autrement dit le gouvernement d’opinion et le contrôle, même limité, des gouvernants par les gouvernés. Et s’ils ont choisi l’élection comme mode de désignation des représentants, c’est faute d’alternative, mais aussi pour la raison même qui l’avait fait bannir à Athènes : parce que l’élection, convenablement encadrée, aboutit à maintenir au pouvoir les élites traditionnelles. Montesquieu n’avait-il pas dit qu’il est « très à [l]a porté » du peuple de « choisir ses représentants » ? L’élection était d’ailleurs conçue de manière à n’engendrer aucun assujettissement, même relatif, des élus aux électeurs, puisque l’invention du mandat que l’on qualifiera plus tard de représentatif permettait d’exclure en droit toute influence des uns sur les autres. Ainsi considéré, le régime de 1791 est bien l’antithèse préventive de ce que l’on appellera « démocratie » : les Constituants en possédaient, pour ainsi dire, une conscience négative.
La démocratie, en tant que réalité incarnée, ne semble donc pas autre chose que le processus par lequel, au nom d’un idéal et d’un projet résumés par le sens étymologique du mot, et aussi grâce à des phénomènes non prévus mais révélés par l’usage – notamment l’influence que les électeurs acquièrent en fait par l’intermédiaire de l’élection – a démantelé l’édifice institutionnel et conceptuel élaboré de 1789 à 1791. Comme on l’a déjà noté, cette évolution est tardive. Ni 1792 ni 1848, où l’idée de démocratie a été avancée, ne l’ont imposée. C’est au cours de la IIIe République que les mentalités se transforment, bien que les institutions ne changent pas. Et c’est seulement aujourd’hui que l’on constate deux phénomènes nouveaux où peut se lire, en un sens, l’accomplissement du processus : l’affirmation d’une part que seule l’élection confère la légitimité ; l’émergence d’autre part du thème de la « crise de la représentation ». Le premier phénomène est, il est vrai, ambigu – ce qui explique peut-être d’ailleurs son succès. D’une part, brandi quand il est utile, il peut aussi être opportunément remisé, comme en témoigne le concept de « démocratie constitutionnelle » lui-même. D’autre part le thème affirme le triomphe de la légitimité « démocratique », mais il peut aussi être utilisé pour suggérer que celle-ci est satisfaite même si l’élu, dès lors qu’il est élu, ne tient aucun compte de l’opinion de ses électeurs : ce qui revient à ressusciter le gouvernement représentatif de Sieyès dans le vocabulaire de la « démocratie ». Le second phénomène montre en revanche – à travers une formulation manifestement inadéquate, car elle tolère, ou instrumentalise, l’ambiguïté du terme « représentation », tout en insinuant que la crise est conjoncturelle alors qu’elle est inhérente au principe représentatif - que la « démocratie représentative » en vient à être regardée par une partie de l’opinion comme trop représentative et pas assez démocratique.
Il résulte toutefois de l’ensemble de ces réflexions que la « démocratie » ainsi conçue ne saurait être considérée dogmatiquement comme étant « la démocratie » : ce n’est pas une marque déposée. La question de l’articulation entre le mot et la chose reste entière. C’est bien là le nœud du problème, que l’on doit maintenant affronter directement pour répondre aux questions posées.
On peut maintenant reconsidérer les thèses posées au départ. Les thèses T 2 et T 3 (qui affirment le caractère « démocratique » de la « démocratie électorale » et de la « démocratie constitutionnelle ») ne peuvent être considérées simplement comme des propositions analytiques : la polysémie des termes « démocratie » et « démocratique » ainsi que l’impossibilité d’attribuer aux mots une essence à laquelle serait référés les paronymes s’y opposent. En effet les propositions sont analytiques si « démocratie » et « démocratiques » sont pris dans le même sens, mais, dans le cas contraire, elles sont synthétiques a posteriori. Dans le premier cas elles n’apprennent rien sur la réalité, car elles sont subjectivement « stipulatives » et objectivement tautologiques. Dans le second elles disent quelque chose sur la réalité, mais elles sont susceptibles d’être fausses.
La thèse T 4 (qui dit qu’une des formes de « démocratie » est « plus démocratique » que l’autre) introduit une contrainte supplémentaire puisqu’elle suppose d’une part la présence d’un caractère commun aux deux objets, d’autre part que ce caractère soit quantifiable, enfin qu’il soit en plus grande quantité dans le second objet que dans le premier. Le fait que ce caractère soit appelé « démocratique » est une question de mot. Les mots étant imposés arbitrairement et susceptibles d’avoir plusieurs sens, on ne saurait démontrer absolument l’inadéquation de cet usage. Mais l’identité, le caractère quantifiable et la relation « plus grand que » sont des questions de choses. Par conséquent la thèse T 4 - à la différence des thèses T2 et T 3, qui ne peuvent être fausses que selon une certaine interprétation des termes - peut être fausse absolument. Elle peut même l’être de deux manières : si le caractère commun à la « démocratie électorale » et à la « démocratie constitutionnelle » n’est pas quantifiable, est absent des deux ou plus grand dans le premier que dans le second, ou si la comparaison entre les deux termes s’avère vide de sens.
L’idée selon laquelle la justice constitutionnelle n’est pas seulement compatible avec la démocratie mais qu’elle constitue une amélioration de celle-ci ne va nullement de soi. Elle a d’abord été justifiée par l’argument d’une hiérarchie des légitimités. Le juge constitutionnel ferait prévaloir la volonté constituante du peuple sur la volonté législative des représentants. Si l’on assimile le choix majoritaire des électeurs à la volonté du peuple, l’argument parait cohérent. Il était en phase, d’autre part avec la configuration réalisée au début de la Ve République, où la Constitution avait été adoptée par référendum et où la création du Conseil constitutionnel, même si elle permettait aussi de satisfaire une vieille revendication de la doctrine constitutionnelle, visait d’abord à empêcher les parlementaire de réintroduire des pratiques traditionnelles mais condamnées par la nouvelle Constitution – ce dont témoigne en particulier le contrôle obligatoire du règlement des Assemblées. Mais cet argument n’aurait eu de sens que si le principe de parallélisme des formes avait imposé que la Constitution ne puisse être révisée que par un référendum. Le contraire ayant prévalu, et les nombreuses révisions opérées sur la base de l’article 89 ayant eu lieu, à l’exception d’une seule, par voie parlementaire, l’argument n’a plus guère de portée : le texte a été largement réécrit par les pouvoirs constitués, et la totalité pourrait l’être. Le juge constitutionnel n’assure donc plus le respect de la volonté du peuple constituant sur celle des parlementaires (ou de l’exécutif qui domine ceux-ci), mais la volonté des parlementaires-constituants sur celle des parlementaires-législateurs (ou de l’exécutif qui domine toujours les uns et parfois les autres, au gré des hasards de l’arithmétique). Au point de vue de la rigidité constitutionnelle rien n’est changé. Mais la volonté du peuple a disparu dans l’opération et avec elle la légitimation démocratique supposée du contrôle de la constitutionnalité.
Ce fantôme dissipé, si la démocratie (au sens traditionnel) continue, c’est sous la forme institutionnelle de démocratie représentative et sous la forme politique de démocratie d’opinion : les représentants du peuple représentent le peuple. Mais le sens du mot « représentation » a changé par rapport à ce qu’il signifiait en 1789 ou en 1875. Les représentants ne tiennent plus lieu purement et simplement du peuple. Ils ne font plus exclusivement leur volonté et non la sienne : ils doivent jusqu’à un certain point tenir compte de ce que désirent les gouvernés sous peine de susciter l’hostilité, les mauvais sondages, les déroutes électorales voire les jolis mois de mai. Dès lors il faut se demander quelle est l’influence de la justice constitutionnelle sur les deux branches de la démocratie ainsi entendue : justifie-t-elle l’affirmation d’une démocratie « plus démocratique » ?
En ce qui concerne la démocratie institutionnelle, les représentants ne déterminent plus le contenu de la volonté générale. Celle-ci, en effet, n’est exprimée par la loi que dans le respect de la Constitution. Or le juge constitutionnel apprécie discrétionnairement ce respect. Non seulement il possède le monopole de l’interprétation authentique de la Constitution – et donc peut lui faire dire ce qu’il veut – mais il s’accorde également le pouvoir de poser, de manière purement prétorienne, des normes constitutionnelles. Certes le juge constitutionnel peut déclarer que son pouvoir d’appréciation et de décision n’est pas identique à celui du Parlement. Mais comme il est seul juge de cette marge la concession demeure purement verbale : la décision qu’il prend, quelle qu’elle soit, respectera toujours la limite supposée. En droit par conséquent le juge constitutionnel s’est attribué à lui-même le monopole d’expression de la volonté générale, même si en fait diverses considérations le conduisent à ne pas l’exercer dans tous les cas. Or un système dans lequel un juge non élu et irresponsable décide arbitrairement (en ce sens précis qu’il fait la loi qu’il applique, ce qui contrevient d’ailleurs au principe de séparation des pouvoirs) à la place des représentants du peuple, peut-il être qualifié de plus démocratique ?
Si l’on considère maintenant la démocratie d’opinion, un moyen de réconcilier (verbalement du moins) le juge constitutionnel avec celle-ci est de le déclarer représentant. Mais en quel sens ?
Affirmer que le juge représente objectivement le peuple n’est cohérent qu’à la condition d’entendre la représentation au sens de 1789, c'est-à -dire comme la substitution au peuple de représentants, non nécessairement élus, qui reçoivent de la Constitution la compétence de vouloir pour le peuple (ici confondu avec la Nation) et dont la volonté est opposable à celui-ci. Or d’une part ni le peuple en 1958, ni ses représentants plus tard, n’ont consenti à une telle chose, si bien que le juge constitutionnel, comme le psychanalyste, ne s’autorise que de lui-même. D’autre part ce principe, vieux de plus de deux siècles, est antérieur à la démocratie et directement contraire à l’évolution qui lui a conféré sa signification moderne. Il est vrai que, comme l’a montré Michel Troper, d’un point de vue positiviste, la démocratie n’est pas autre chose que l’extension du terme telle qu’elle résulte du droit positif : la démocratie est ce que dit le juge constitutionnel - le constituant s’étant borné à introduire dans le texte constitutionnel le terme « démocratique » sans en préciser le contenu, si bien qu’il est totalement livré à l’interprétation de l’interprète – et serait le contraire si le juge disait le contraire. Cette observation, irréfutable à partir de ses postulats, ne règle cependant pas le problème. D’une part parce que ce que dit le juge constitutionnel ne peut certes être réfuté en droit, mais n’a pas en fait un contenu plus déterminé que ce que dit qui que ce soit : il ne saurait disposer, quelque soit son génie, d’un rapport privilégié à l’essence, puisque celle-ci n’existe pas, et ses paroles interprétantes devront être interprétées. Mais surtout il est manifeste que la notion de démocratie ne se réduit pas à sa définition en droit positif. On peut en conclure que le débat garde un sens aussi bien d’un point de vue positiviste que d’un point de vue jusnaturaliste : la démocratie entraine des conséquences pour le droit mais la définition que celui-ci en donne n’est opposable aux citoyens que si l’on a déjà consenti à la disparition de la démocratie au sens traditionnel.
Pour considérer d’autre part que le juge constitutionnel représente subjectivement le peuple, il faut postuler que les aspirations de celui-ci sont mieux traduites par celui-là que par ses représentants élus. La chose a été soutenue, ou du moins suggéré, par les partisans de l’institution. Mais quel crédit accorder à ce monologue autosatisfait – puisque les citoyens n’ont jamais été appelés à se prononcer sur la légitimité de l’institution, qui est seulement proclamée par elle-même et par ses porte-parole ? A supposer même que le juge constitutionnel traduise parfois les aspirations de l’opinion, il n’y aurait là qu’un fait contingent. Sur quoi pourrait en revanche reposer la prétention du juge à exprimer de façon nécessaire la volonté des citoyens ? Sur des probabilités statistiques ? Leur intime conviction ? Un flair spécial, automatiquement conféré comme grâce d’état par le Ciel aux titulaires de la fonction ? En toute hypothèse cette affirmation est invérifiable en fait, puisqu’on ne procèdera évidemment pas à une consultation du peuple pour établir la coïncidence des points de vue.
Mais surtout comment déterminer quel pouvoir ne pourrait pas en dire autant ? Ici les deux branches de l’alternative, objective et subjective, se réconcilient. Louis XIV était objectivement, par droit coutumier, représentant du peuple. Il pouvait en outre déclarer connaître ses véritables aspirations. Louis XVI aussi, par la Constitution de 1791. Mais Robespierre ne l’était pas moins. Hitler, Pol Pot et Saddam Hussein se considéraient aussi comme représentants – et seule la critique des armes permit en définitive de réfuter leurs affirmations. Si tous les pouvoirs en place sont objectivement représentants et que rien ne les empêche de se déclarer seuls interprètes authentiques de la volonté populaire, on voit mal comment de tels mécanismes pourraient constituer un critère de démarcation entre ce qui est « démocratique » et ce qui ne l’est pas, quel que soit le sens attribué à ce mot.
On objectera sans doute que cette analyse pousse à la limite des traits du système qui, bien que réels, se trouvent fortement relativisés par la pratique - au sens le plus large, c’est-à -dire incluant des considérations de conjoncture, d’opportunité, de personnes et de prudence. Mais il est paradoxal de justifier un système de droit en arguant de ce que sa logique ne saurait se déployer complètement et produire ses ultimes conséquences en fait parce qu’elle se heurte heureusement à la résistance des choses. C’est toute l’ambiguïté du thème de l’autolimitation du juge, qui sert en général d’ultime position de repli. Car l’autolimitation n’est que le revers d’une médaille dont l’avers est la souveraineté : un pouvoir ne s’autolimite que s’il n’est pas limité par autrui. Et tout pouvoir s’autolimite, sauf celui des Césars fous, parce que, comme disait Hannah Arendt, même le plus puissant des tyrans doit conserver l’appui de sa police politique. La vraie question est de savoir à quel niveau le curseur de l’autolimitation va se fixer. Si la détermination de ce point appartient au pouvoir lui-même, l’autolimitation est compatible avec le pouvoir absolu. Dans le cas contraire, l’équilibre du système n’est pas garanti par le droit mais par la Providence ou le hasard.
On objectera encore qu’un juge constitutionnel peut trouver une limite extérieure à sa propre volonté : si les représentants-législateurs lui sont assujettis, les représentants constituants ne le sont pas et conservent la possibilité théorique de renverser sa jurisprudence. Mais il convient d’observer que cette limite de droit présuppose une limite de fait au pouvoir d’interprétation du juge. Dans le cas contraire la révision serait un coup d’épée dans l’eau : le juge ferait dire à la Constitution révisée ce qu’il avait décidé de faire dire à la formulation constitutionnelle antérieure. L’ennui est que ces deux limites, loin de se renforcer mutuellement, s’autodétruisent. Car si le juge est lié par les termes de la Constitution révisée, pourquoi ne l’est-il pas par les termes de la Constitution tout court ? Et s’il est lié par ces derniers, son pouvoir d’interprétation disparaît ou se réduit à celui d’une bouche de la loi constitutionnelle, si bien qu’on en vient à penser que la Constitution se garde elle-même. Pour faire tenir ensemble ces modèles disjoints – le juge démiurge, gardien vigilant de l’Etat de droit et source jaillissante du Droit constitutionnel d’une part, le juge qui défère démocratiquement à la volonté des représentants-constituants d’autre part – il faut admettre que le juge constitutionnel est parfois libre de ses choix, parfois contraint (par la force de l’opinion ? la crainte de représailles ?) de respecter les décisions d’un « lit de justice ». Or ces intermittences ne sont pas compréhensibles du point de vue du droit, puisqu’au niveau de celui-ci le problème de l’autorité des textes se pose toujours de manière identique. Ils ne peuvent être compris qu’en termes de rapports de forces – ce qui ramène au problème précédent.
Et même si l’on prend au sérieux la théorie du « lit de justice », peut-on en conclure que les représentants du peuple demeurent maîtres du système et que la démocratie au sens traditionnel subsiste dans la mesure où les représentants restent soumis, même en tant que constituants, au contrôle des électeurs ? Dans la meilleure hypothèse, le principe démocratique n’apparaît sauf que de manière contingente, car la possibilité, pour les représentants, de renverser une jurisprudence constitutionnelle dépend de facteurs conjoncturels et finalement du hasard. Une majorité large, ou qui sait susciter d’opportuns changements de camp, révisera la Constitution ad libitum. Si elle ne le peut pas, le juge constitutionnel demeurera souverain. On ne perçoit pas le rapport entre ces intermittences de la souveraineté et un principe démocratique en un sens quelconque. Il faudrait pousser très loin l’hégélianisme pour voir dans la volte-face d’un politicien en quête de ministère, ou la couleur politique du vainqueur dans une circonscription, le travail de la raison démocratique dans l’histoire. En mettant les choses aux mieux, on concèdera que la « démocratie constitutionnelle » est encore démocratique, mais pas qu’elle pourrait être considérée comme plus démocratique que la « démocratie électorale ».
Le plus remarquable est toutefois qu’on ne saurait arriver à la conclusion inverse même en changeant le sens des mots. Car dans cette hypothèse « démocratique » n’aurait plus le même sens dans les deux termes comparés, ce qui ôterait toute signification à la comparaison. T 1 resterait vrai – un système en remplace un autre -, T 2 aussi – avec « démocratie » pris au sens traditionnel -, T 3 également – avec « démocratie » pris par exemple au sens de « qui respecte l’Etat de droit », mais T 4 serait faux parce que les termes mis en relation deviendraient incommensurables. Cette thèse est donc inexacte quel que soit le sens conféré au mot « démocratique ».
L’abandon de l’essence entraine évidemment des conséquences sur le statut de la définition. Le mode d’attribution que les philosophes médiévaux nommaient « prédication essentielle » n’est plus accessible. Le propre de celle-ci était en effet d’être réciproque : si « Socrate est un homme », « un homme est Socrate » est également vrai. Dans la « prédication accidentelle », qui seule demeure accessible, il n’en est pas ainsi : si « Socrate est blanc », il ne saurait en résulter que « le » ou « ce » blanc est Socrate : le prédicat n’est plus égal au sujet. On peut toujours dire qu’ « un triangle est une figure à trois angles », mais la réciproque n’est plus vraie, parce que le sujet et le prédicat sont maintenant hétérogènes : le sujet a pour référence le mot « triangle » et le prédicat un objet abstrait. On ne peut donc plus dire qu’ « une figure à trois angles est un triangle », puisque l’objet pourrait être nommé « carré ». La prédication a dès lors pour fonction que de rapporter un ou plusieurs caractères à un sujet x auquel est attribué un nom conventionnel. Dans la mesure où ces caractères ont été préalablement dénommés par le même processus, la prédication porte donc sur les choses en ce qu’elle affirme l’unité de x et l’inhérence à celui-ci d’un certain nombre de propriétés (constatables ou décrétées), mais seulement sur les mots en ce qu’elle confère à x une étiquette verbale, conventionnelle et révisable.
Il n’y a donc plus de sens à dire, absolument parlant, que « la démocratie est le gouvernement du peuple ». On ne peut plus se référer à cette essence supposée pour déterminer si tel ou tel phénomène correspond ou pas au concept de démocratie.
Mais il ne s’ensuit évidemment pas que les objets habituellement définis comme « démocratie » n’existent pas. Ils existent comme configurations socio-politiques, actuelles ou potentielles, présentant un certain nombre de caractères et douées d’une stabilité relative qui rend possible leur description. Elles ont recours au langage dans leur fonctionnement interne – ni la politique ni le droit ne sont concevables sans langage – et ne peuvent être décrites qu’à l’aide du langage. Elles en sont cependant indépendantes en ce sens qu’elles peuvent exister sans être décrites : les régimes politiques qu’étudie Aristote existaient avant qu’il entreprît son enquête. Il en résulte que la description de ces objets parle des choses, alors que leur définition ne porte que sur l’emploi des mots.
La considération des choses se trouve cependant réintroduite si des mots différents sont censés désigner les mêmes choses. Il est licite de distinguer x1 et x2. Il est également licite de leur attribuer des noms quelconques, et même un nom identique, puisque celui-ci peut revêtir des acceptions différentes. Il n’est en revanche pas licite de conclure d’un même nom à l’identité des choses ou l’inverse. Par conséquent, même si l’imposition d’un nom ne peut être fausse, cette propriété ne s’étend pas à tous les usages des mots. Des exigences de cohérence interne limitent l’arbitraire du langage. On a certainement le droit d’être hostile à la démocratie au sens traditionnel, d’en pointer les limites, d’en dénoncer les tares et les incommodités. Mais ne serait-il pas alors préférable de désigner le régime idéal que l’on propose par un autre nom ?
Enfin les régularités de fait qui caractérisent l’usage du langage - et sans lesquelles il serait, à l’évidence, difficile de communiquer quoi que ce soit – ont pour conséquence que, si toutes les définitions sont, absolument parlant, « stipulatives », elles n’apparaissent pas ainsi pour le sens commun. Pour celui-ci les mots ne désignent pas n’importe quoi. Ce sentiment, même illusoire, entraine des conséquences. Le mot « démocratie » passe pour avoir un sens. Celui-ci est certes arbitraire, mais il n’en résulte pas qu’il soit disponible. Les plus subtiles spéculations doctrinales ne peuvent le modifier. Même l’interprétation authentique du juge doit en tenir compte, car il ne servirait à rien qu’elles soient souveraines si elles demeuraient incomprises. Seule la pratique décide donc en dernière analyse du sens. Le maintien d’un lien ténu entre le droit et le citoyen quelconque est d’ailleurs à ce prix.
Jean-Marie Denquin est Professeur de droit public à l’Université de Paris X (Nanterre).
Il est l’auteur notamment de : 1958 : La genèse de la Ve République, Paris, PUF, 1988 ; Science politique, 5e éd., Paris, PUF, 1996 ; La politique et le langage, Paris, Michel Houdiard, 2007.
Pour citer cet article :
Jean-Marie Denquin « Que veut-on dire par « démocratie »? L’essence, la démocratie et la justice constitutionnelle », Jus Politicum, n°2 [https://juspoliticum.com/articles/Que-veut-on-dire-par-democratie-L-essence-la-democratie-et-la-justice-constitutionnelle]