L’œuvre radicale du juriste italien Bruno Leoni est presque inconnue en France. Penseur à  contre-courant de son époque et de son environnement, il introduisit les méthodes de la pensée libérale économique dans la réflexion sur le droit. Sa défense de la liberté individuelle le conduit à  s’opposer à  l’État, au système représentatif et à  la démocratie procédurale et substantielle dont les logiques majoritaires lui apparaissent liberticides. Anti-normativiste, il est partisan d’un ordre spontané régulé par la logique d’un agir juridique libre, nostalgique d’un droit romain et britannique produit par les acteurs/agents et le juge. Promoteur d’une rationalité juridique axée sur le primat de la science économique, réfractaire à  toute forme de coercition, Leoni est porteur d’une pensée stimulante, déroutante et contradictoire.

Bruno Leoni’s juridical anarchism

The radical works of the Italian jurist Bruno Leoni are almost unknown in France. Thinking outside of the conceptions of his time and place, he introduced the methods of Liberal Economic thought to legal theory. In the name of individual freedom, he opposed the State, the representative system and procedural democracy, the majority-orientated logics of which appeared to constitute a danger to liberty. An ardent anti-normativist, he defended the idea of a spontaneous order emerging from the free action of agents: he was a nostalgic of Roman law and Common law which he perceived to be produced by individuals and judges. Promoting a legal rationality based on the primacy of Economics, opposed to any form of coercion, Leoni presents us with thinking at once stimulating, confusing and at times contradictory.

Der juristische Anarchismus von Bruno Leoni

Das Werk des italienischen Juristen Bruno Leoni (1913-1967) ist wenig bekannt ausserhalb von Italien. Querdenker in seiner Zeit, Leoni setzte sich für die Einführung der Methoden des liberalen Wirtschaftsdenkens in das Rechtsdenken ein. Seine Verteidigung der individuellen Freiheit führte ihn zur Kritik des Staates, der Repräsentativsystems und der substantiellen und Verfahrensdemokratie. Gegner des Normativismus', er befürwortete eine durch freie juristische Handlungen regulierte ,,spontane" Ordnung. Insgesamt erscheint Leonis Denken anregend aber auch verwirrend und manchmal widersprüchlich.

« Perhaps the strongest argument in favor of courts rather than legislators as lawmakers is that advanced by Bruno Leoni ». TULLOCK

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« La jurisprudence est effectivement une forme de théologie… La vérité de la jurisprudence est (…) une vérité de foi ». LEONI.

« Les positions radicales sont parfois plus fructueuses que les théories synthétiques qui servent plus à  dissimuler les problèmes qu’à  les résoudre ». LEONI.

Bruno Leoni est inconnu en France, méconnu en Italie, admiré aux États-Unis chez les pourfendeurs de l’État-despote. Ses partisans de la Mont Pelerin Society – l’école d’ascendance austro-américaine – le classent dans la catégorie (éminemment subjective) des « grands juristes ». Il est regardé comme le juriste qui a transposé dans le domaine de la science du droit les schémas méthodologiques des Menger, Mises, Hayek. Durant sa brève existence (1913-1967), il fut souvent surnommé « l’Hayek italien ».

Méconnu en Italie, Leoni l’est assurément en raison d’une pensée heurtant les canons intellectuels de son époque : le marxisme, le catholicisme social et le normativisme. C’est bien une pensée de rupture que la sienne en ces années 50-60 : contre le normativisme kelsenien propagé par l’École de Turin de Bobbio ; contre l’État interventionniste instrument de la démocratie (catholique et sociale en Italie) ; contre la loi en une terre continentale ignorante du common law et refusant au juge tout pouvoir créateur. Le libéralisme juridico-économique (recul de l’interventionnisme étatique) existe certes dans l’Italie d’après-guerre mais sans être associé au nom de Leoni ; la pensée libérale classique est portée par Einaudi et Matteucci. Avant d’être marginalisé, Leoni connaît un parcours classique : il est un disciple de « l’École Solari » (avec Bobbio, Treves, Passerin d’Entrèves…). L’ouvrage de 1942 – Per une teoria dell’irrazionale nel diritto – est d’ailleurs dédié au maître l’année de son départ à  la retraite. Sur les traces de Solari, Leoni rejette l’idéalisme philosophique dominant au temps de sa jeunesse (cf. la position hégémonique d’un Croce au sein du paysage intellectuel italien) ; Leoni réceptionne alors la pensée allemande pour, au temps de la maturité, se tourner vers l’école autrichienne.

L’œuvre principale de Leoni, « Freedom and the Law », est écrite en langue anglaise et paraît aux États-Unis en 1961 ; il faut attendre 1995 pour la traduction italienne, 2006 pour la traduction française. Pourtant, dès 1973, cet ouvrage suscite une certaine curiosité lorsque Hayek publie Law, Legislation and Liberty. Cependant, si la puissance intellectuelle de Leoni est saluée (cf. Posner par exemple), c’est souvent en appendice de Hayek… au grand regret des partisans de Leoni qui soulignent sa primauté conceptuelle. Leoni aurait contribué à  tracer des sillons permettant tant à  l’école du Public Choice qu’à  l’Analyse Économique du Droit de développer des corpus doctrinaux cohérents. Posner le présente comme l’un des rares pères fondateurs étrangers à  la sphère américaine du Law & Economics.

Si l’on ajoute que Leoni est considéré comme un précurseur de l’anarco-capitaliste et est « récupéré » par les libertarianist (Rothbard), on mesure l’intérêt, la complexité et éventuellement les contradictions de sa pensée. Car le libéralisme intégral de Leoni (anti-étatisme absolu) et son individualisme méthodologique exacerbé feraient de lui « le premier libertaire européen au sens strict ». Il refuse de tomber dans un piège logique, cet « énorme non sequitur » qui voit dans l’existence de l’État le corrélat naturel de l’obligation de faire société. Loin d’être nécessaire, l’État représente une menace en ce qu’il agit principalement par le truchement d’une norme juridique que tout véritable libéral doit récuser : la loi. La lutte pour la liberté est donc lutte contre la législation, la codification, le droit écrit. Quand l’État de droit moderne (au sens formel et a fortiori au sens substantiel) prétend réaliser le songe aristotélitien du « gouvernement des lois » pour éviter le « gouvernement des hommes », il porte pour Leoni le masque d’une neutralité et impartialité hypocrites. Il conduit au collectivisme négateur de la liberté individuelle ; le légicentrisme est le support idéologique de cette entreprise en posant la généralité et l’impersonnalité de la norme. Cette dernière, visage de la coercition, n’est pas concevable dès lors que liberté rime avec ordre spontané. Dès les premières pages de « Freedom and the Law », Leoni regrette l’incompréhension grandissante de ses contemporains, incapables de comprendre que le droit « peut résulter, en théorie du moins, de la convergence d’actions et de décisions individuelles spontanées émanant d’un grand nombre d’individus ». Il insiste ainsi sur la dimension horizontale du droit. Il refuse d’accepter l’idée que les gouvernements puissent représenter une quelconque garantie pour la liberté ; tout comme il refuse d’accepter l’idée que les individus et les groupements spontanément constitués puissent représenter une menace pour la liberté. Y-a-t-il d’ailleurs un adjectif (« spontané ») qui, accouplé avec le substantif « ordre », incarne autant une idéologie politico-juridico-économique ? Seul le droit conventionnel et le droit jurisprudentiel, dans le cadre d’une conception réaliste du droit et de la société, sont à  même d’assurer le respect de l’indépendance du sujet libre. Les modèles de Leoni ? Le droit romain et le common law. Ils ont généré des sociétés libres en raison de leur capacité à  faire émerger un processus de découverte du droit. Leur droit, stratifié au cours des siècles, se répand dans le tissu social et économique sans intervention souveraine d’une autorité régulatrice. Ils ont en commun d’entrevoir le ius comme résolution de problèmes concrets grâce à  leur réalisme empirique ; le common law présente un mérite supplémentaire en ce qu’il est inséparable de l’économie de marché. Au rationalisme cartésien, Leoni oppose un individualisme de matrice anglo-saxonne. Sa réflexion sur le droit est interrogation épistémologique sur la césure entre ordre spontané (libre) et ordre coercitif (oppresseur). Il ne cesse d’opposer le droit de la servitude (lex) au droit de la liberté (ius). Il dénonce le droit moderne, « fabriqué », non découvert. Le droit de la liberté prend très concrètement la forme d’un droit conventionnel, contractuel, juridictionnel. L’attrait pour le droit conventionnel – « première limite à  la tyrannie » (Bagehot) – découle de l’analogie avec le monde économique : le droit conventionnel est avant tout échange de prétentions. Or, le système légal moderne ne laisse place qu’à  une liberté réduite ; il n’est pas en son essence libéral. La solution ? Une théorie du droit sans sanction (voire une théorie du droit sans État), seule compatible avec une société libre.

Le refus de l’État moderne issu des paradigmes hobbesiens conduit Leoni à  développer une théorie anti-normativiste : à  la norme il prétend substituer la pretesa, au formalisme normativisme il prétend substituer la primauté du fait qui correspond à  la volonté d’agir des sujets. La pretesa est l’agir juridique libre (à  la différence de la violence étatique posée par la norme) ; elle a pour corrolaire une autre pretesa. Cet échange n’est pas normativement garanti ; il connaît seulement une forte probabilité (notion fondamentale qui montre l’attrait pour la théorie des jeux) d’être exécuté. Il s’agit de « casser » la notion même d’obligation comme concept clé de la science du droit, afin de trouver le « locus » de la juridicité ; et d’écarter la notion de norme comme concept central de l’ordonnancement juridique.

Le refus de l’État et du normativisme est aussi et surtout refus de la sanction. Point d’obligation chez Leoni : seules se font face deux situations subjectives, avec l’unique possibilité de recourir au juge. La relation entre sujets n’est pas centrée sur le couple prétention-obligation mais sur le binôme prétention-prétention (pretesa/pretesa) ; il y a réciprocité et parité. Dans son combat contra Kelsen, il s’appuie sur la sociologie du droit et le jusnaturalisme (classique et non moderne car ce dernier conduit à  la codification). Cet anti-normativisme connaît des racines germaniques (Ehrlich pour le primat du fait et contre la codification, Jellinek pour la césure doctrine sociologique / doctrine juridique de l’État). En outre, en raison de l’attrait exercé par le système anglo-saxon, il ne peut rester indifférent à  la césure « paper rules / real rules » tant sa recherche d’une « épistémologie réaliste » le conduit à  regarder la science du droit comme science des faits, processus (et non science enracinée dans les normes).

La pensée de rupture de Leoni s’articule autour d’un syncrétisme disciplinaire : droit, politique et économie s’entrelacent. Le droit est échange de pretese individuelles, l’État n’impose pas d’obligations-sanctions aux sujets, l’ordre économique est spontané en ce qu’il émane des pretese. Surtout, le juriste ne peut faire l’économie de l’économie. Cette véritable réflexion pluri-disciplinaire ne peut qu’être louée, en des temps où l’idée même de se pencher sur d’autres disciplines relevait presque du péché et où l’Analyse Économique du Droit était inconnue en Europe. Comment ne pas admirer cette volonté de lier droit, politique, économie, pour réfléchir sur les moyens de préserver la liberté, ou de la rétablir ?

Après la condamnation de l’État et du normativisme, advient celle de la démocratie. La démocratie procédurale, entendue comme le pouvoir de la majorité sur une minorité, est antinomique avec la liberté : elle induit une coercition pour l’individu. Il ne s’agit pas seulement de relire Constant ou Tocqueville ; Leoni est à  ce point hostile à  toute vis coactiva qu’il en arrive à  récuser les fondements mêmes de la démocratie. Le pouvoir du demos issu du suffrage universel ne légitime aucunement une réduction de l’autonomie du sujet. Son libéralisme récuse toute conception de la démocratie fondée sur la logique majoritaire et la régulation de la société par le truchement du droit législatif. Si la liberté est bien l’absence de contrainte d’une majorité sur une minorité, la démocratie est anti-libérale et liberticide. Il dénonce à  sa manière la société moderne, à  l’instar d’un Lord Acton souvent cité par Hayek : de la liberté chez les Anciens, de l’assujettissement chez les Modernes. Leoni appartient à  ce courant qui récuse la modernité comme progrès et le présent comme amélioration du passé. Il s’épanche en permanence sur les risques que la société moderne – et son enfant naturel diabolique, l’État législatif interventionniste – font peser sur les libertés individuelles. Il ne s’intéresse au droit, au pouvoir, à  l’État, à  la loi, au juge… que sous l’angle de la perte de liberté(s). La démocratie n’est pas seulement dangereuse en ses mécanismes procéduraux, elle l’est en sa substance, en sa dimension sociale (rectius socialiste pour Leoni). L’égalité – promue par l’État – n’est pas en tant que telle un sujet de discussion. Dans le cadre de l’antique lutte dialectique entre Égalité & Liberté, Leoni choisit son camp de manière à  ce point radicale qu’il minimise l’importance du concept d’égalité dans la recherche de la pacification sociale. Sa pensée est structurée toute entière sur le postulat libéral que la liberté absolue conduit in fine à  une réduction des inégalités ; égalité et liberté sont censées se rejoindre via le primat de la seconde. Quant aux notions de justice sociale et d’égalité des conditions grâce à  l’intervention étatique, elles sont honnies. L’État n’a pas à  imposer une vision du bonheur en opérant une redistribution – jugée arbitraire sur le fondement d’une conception dogmatique de la justice – des ressources au sein de la communauté au profit des plus démunis.

Anti-étatiste, anti-normativiste, partisan d’un ordre spontané régulé par la logique de la pretesa, nostalgique d’un droit romain et britannique produit par les acteurs/agents et le juge, contempteur de la démocratie procédurale et substantielle, promoteur d’une rationalité juridique axée sur le primat de la science économique, réfractaire à  toute forme de coercition… Leoni est porteur d’une pensée stimulante, déroutante, contradictoire.

On peut tenter de décrypter le schéma leonien à  l’aune de la césure ternaire suivante : Leoni ou la liberté radicale de l’individu, contre l’État (I)… Leoni ou la liberté fille du droit jurisprudentiel, contre la loi (II)… Leoni ou le primat inconditionnel d’une science économique défrichant les terres libertariennes (III).

I. CONTRE L’ÉTAT : LA LIBERTÉ RADICALE DE L’INDIVIDU

L’État est une entité prédatrice, criminelle et naturellement monopoliste (1) ; sa prétendue légitimité repose sur une fiction oppressive, le régime représentatif (2).

1.- L’État prédateur, criminel et monopoliste

La liberté n’est pas fille de la puissance étatique ; bien au contraire, la liberté s’enracine et se cristallise nonobstant l’État. Tant les fondements de l’État que son action quotidienne apparaissent à  Leoni marqués du sceau de la violence. L’État est une institution criminelle dont la matrice est la dépossession du petit nombre, victime des exactions du plus grand nombre. L’État hégémonique est un prédateur qui – par la violence légale, la contrainte psychologique, et la violence physique – impose sa volonté. Cela est vrai y compris de l’État souverain démocratique qui véhicule un « faux pluralisme » dont le « gouvernement des lois » est le masque légal et l’intérêt général une rhétorique hypocrite. La sémantique et la rhétorique étatiques renvoient à  ces termes – intérêt général, volonté générale… – qui, présentés de manière apologétique, louent l’action de l’État et légitiment son existence. La thèse classique d’un État protecteur des droits des individus n’en apparaît que plus fausse : l’assertion selon laquelle trois générations de droits (status libertatis, status civitatis, droits sociaux…) renforceraient la liberté des individus est récusée par Leoni. Les droits politiques sont principalement centrés sur la (dangereuse) logique majoritaire, les droits sociaux emportent régression des droits libéraux de la première génération. Un exemple, classique en terre libérale. Le caractère coercitif de l’État est manifeste sur un point, le paiement de l’impôt : « L’impôt imposé » est une dépossession irrégulière, immorale. L’État moderne a vicié en son essence le principe « no taxation without representation » : aucune taxe ne devrait être levée sans le consentement de l’intéressé. C’est donc le principe d’unanimité, seul vecteur véritable de liberté puisqu’aucun acte ne peut être imposé à  un individu sans son consentement, qui doit prévaloir, et non la (détestée) règle majoritaire. Et Leoni – sans crainte apparente de tomber dans le « piège de l’âge d’or » – d’invoquer le XIIIe siècle anglais, présenté comme modèle libéral respectant scrupuleusement le principe « no taxation without representation ».

On ne peut parler de l’État chez Leoni sans aborder la question des monopoles. Obsédé (ce n’est pas une critique tant les juristes ne s’intéressent guère à  l’économie) par le rapprochement entre ordre économique et ordre juridique, il réfléchit sur la nature de l’État à  partir des monopoles. Il en tire la conclusion, radicale, que son existence et son action contreviennent aux lois fondamentales du marché, donc de la liberté (puisque le marché est liberté selon lui). Il est opposé à  un monopole, celui de l’État : monopole de la production normative juridique, monopole de la monnaie, monopole de la coercition… Il existe des monopoles synonymes de liberté et un monopole liberticide, des monopoles légitimes (économiques) et un monopole – légal – illégitime. Le monopole étatique est contre-nature, produit artificiel d’un choix politique (au sens péjoratif du terme, décidé le plus souvent par une assemblée non représentative). Ce monopole est politique, il n’est pas économique (au sens leonien, à  savoir production de la libre volonté des acteurs). Dans cette optique, invoquer la protection de l’État contre les monopoles n’a aucun sens : cela revient à  demander protection à  l’entité créatrice du monopole.

Critiquer ainsi l’État en son essence et en son action, c’est attaquer le principe de souveraineté. L’entité juridique État ne peut prétendre être « le » locus de la souveraineté, à  une quelconque légitimité supérieure. Une société libre ne saurait être régulée par une entité souveraine dont la puissance tutélaire signifie asservissement des individus. La souveraineté implique coercition, violence faite au sujet, monopole illégal et illégitime : ce concept n’a pas sa place au sein d’une société gouvernée par le principe de liberté. « Governments would indeed be like gunmen » pour reprendre une idée augustinienne. Leoni cite la métaphore de Lowell : le voyageur affrontant une bande de pillards qui lui proposent de voter sur le sort de ses deniers se retrouvera minoritaire et ses droits de propriétaire seront violés. Leoni n’opère pas de jugement éthique sur la conduite des pillards tant il prétend réaliser (naïvement selon nous) une analyse objective, dénuée de jugements de valeur. Selon la logique de la pretesa, le comportement des pillards n’est pas en soi a-juridique, illégal : il le devient dès lors que leur pretesa (extorquer de l’argent ou des biens) n’a aucune possibilité concrète de rencontrer une autre pretesa qui lui fasse écho. L’État ne peut prétendre posséder une légitimité supérieure aux bandits de grand chemin ; au moins, ajoute Leoni, ces derniers n’ont pas la prétention de protéger leurs victimes. S’il faut passer sous les fourches caudines de la souveraineté, Leoni penche en faveur des théories pluralistes de la souveraineté. Le fédéralisme représente logiquement la configuration étatique la moins liberticide pour l’individu ; pour ce lecteur de Calhoun, fédéralisme et polycentrisme se rejoignent pour abaisser la pression (totalisante voire pour Leoni totalitaire) pesant sur les choix individuels. Seule cette lecture pluraliste de la souveraineté (qui abhorre l’idée d’un titulaire unique) est de nature à  respecter son individualisme méthodologique. S’il doit exister une souveraineté, c’est celle de l’individu et elle se confond avec sa liberté absolue (cf. son ouvrage La souveraineté du consommateur). Quand bien même Leoni, suivant Rothbard, utilise avec méfiance le mot souveraineté (notion par trop étatisée), la formule est parlante. Dès lors que la liberté vient du sujet, l’État devient à  ce point minime qu’il doit prendre la forme d’une ombre. La dilution de l’État implique un retour signifiant à  l’antique status (entendu comme situation, c’est-à -dire constellations de pouvoirs ne s’exerçant jamais dans une seule direction) : c’est la seule manière de revenir à  un système de régulation sociale fondée sur le contrat, le libre échange, l’initiative individuelle, sans subir le joug de la coercition étatique. Du Stato au status en quelque sorte pour que prévalent les seules relations interpersonnelles et non plus les volitions de Béhémoth : un état libre – contre l’État, voire sans lui – emporte des relations dialectiques entre sujets dont la volonté ne plie pas devant les commandements de l’Un, groupe majoritaire bénéficiant du monopole légal.

Le fondamentalisme de Leoni n’est-il pas un irénisme, économique et politique ? Son postulat selon lequel « le marché n’est pas un champ de bataille » mais « une institution pacifique » n’est pas seulement naïf, il est également dangereux : est complètement éludée l’idée simple et pourtant fondamentale que l’État (ce tiers arbitre) peut jouer un rôle utile dans la régulation des rapports sociaux. C’est sans doute la croyance en la rationalité de l’homo agens et l’existence d’un ordre spontané qui rend Leoni si optimiste. Cet « oubli » du conflit étonne d’ailleurs grandement chez un auteur dont la pensée repose sur le droit vivant, concret, le droit du juge, le contentieux. Leoni élude de manière assez caricaturale que l’État est le premier garant de la sécurité et la crédibilité des transactions ; il ne se réduit pas à  une organisation militaire bénéficiant, au nom de l’unité, du monopole de la production du droit. Certes Leoni marque un point quand il réfute la thèse d’un État ontologiquement neutre, entité située au-delà  des intérêts partisans. Cet « État sans idéologie » n’existe pas et il est difficile de ne pas le suivre. Le postulat d’une neutralité de l’État est soit naïf soit hypocrite : la démocratie est une idéologie (dans l’acception non péjorative du terme) qui oscille entre normes, principes et valeurs (et en juspositivant nombre de valeurs que l’on peut qualifier de jusnaturalisme). Leoni tombe cependant dans le piège de l’objectivité : il ne semble pas comprendre ou prêt à  admettre que le libéralisme, lui aussi, est une idéologie, avec ses postulats et ses prétentions scientistes. Son marché libre, parfait et auto-régulé ne ressemble-t-il pas à  un état de nature ?

La récusation de tout interventionnisme étatique au nom d’une certaine conception de la liberté induit, cela relève du truisme pour Leoni, la négation de l’État-providence. Libéral / libertaire, Leoni conteste la logique même de la reconnaissance de droits sociaux et de droits collectifs. Les droits reconnus progressivement aux salariés ne sont rien d’autre que le fruit d’un ajustement spontané du marché. On peut aisément lui reprocher de tirer des conséquences radicales et discutables à  partir de données exactes. Soutenir que l’élévation du niveau de vie des travailleurs découle des investissements des entrepreneurs et du développement du machinisme est indiscutable ; de là  à  minimiser autant le rôle des syndicats… Rappeler que la misère en Angleterre fût vaincue par l’abandon des campagnes au profit des villes, donc grâce à  la production industrielle et aux usines, n’est pas inexact ; de là  à  oublier que la ville industrieuse du XIXe siècle est un mouroir… On reste songeur quant à  une telle définition de la liberté, limitée à  l’agir individuel et à  la capacité d’être propriétaire de son bien. Est révélateur son raisonnement sur la grève : cette dernière ne saurait être un droit puisqu’elle signifie rupture unilatérale du rapport contractuel. L’action individuelle ou collective ne peut conduire à  l’arrêt de l’activité économique, en négation des engagements souscrits préalablement. Illégitime, la grève devrait être illégale : elle ne peut exister en tant que revendication sociale, droit à  revendiquer une amélioration du sort de l’individu. Le non respect des obligations contractuelles par les travailleurs ne peut que découler d’un cas de force majeure ou être la résultante du non respect, par l’autre partie (l’employeur), de ses obligations.

Autant dire que la Constitution italienne de 1947 – fruit du compromis dilatoire entre communistes, socialistes et démocrates chrétiens – ne correspond guère à  ses choix idéologiques. Cette République fondée sur le travail (art. 1er) possède des relents de collectivisme. Et son article 3 C. – « Il appartient à  la République d’éliminer les obstacles d’ordre économique et social, qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens, entravent le plein développement de la personne humaine et l’effective participation de tous les travailleurs à  l’organisation politique, économique et sociale du pays » – ouvre les portes d’une société socialiste. La Constitution est « non market friendly ». Les constituants n’appartenaient pas il est vrai en majorité, loin s’en faut, à  l’école libérale telle qu’incarnée par Einaudi, futur premier chef de l’État. La Constitution n’est en rien une barrière contre la puissance de l’État tant les constituants étaient méfiants envers l’économie de marché et le capitalisme. Comment un libéral comme Leoni ne se serait-il pas étranglé d’indignation en constatant que la liberté économique est subordonnée aux exigences politiques et sociales ? Cela est particulièrement vrai s’agissant de la propriété. Pour Leoni, le droit de propriété a la qualité de premier droit naturel auquel on ne peut porter atteinte. La liberté de l’individu est ontologiquement reliée au(x) droit(s) de propriété ; l’homme est avant tout propriétaire de lui-même (Locke), pour ensuite posséder des choses. À l’aune de ceci, la Constitution italienne représente un texte de nature quasi soviétique tant la propriété ne vaut que dans un cadre social dont la finalité est de réduire les inégalités sociales. En vertu de l’article 41 C., si « l’initiative économique privée est libre, elle ne peut s’exercer en opposition avec l’utilité sociale ou de manière à  porter atteinte à  la sécurité, à  la liberté, à  la dignité humaine. La loi détermine les programmes et les contrôles nécessaires afin que l’activité économique publique et privée puisse être orientée et coordonnée à  des fins sociales ». Une telle disposition apparaît antinomique avec les principes inhérents à  une authentique économie de marché ; car l’activité économique privée est assujettie à  la fonction sociale dévolue à  l’État aux fins de remédier aux inégalités.

C’est peu dire que Leoni ne perçoit pas la logique inhérente au couple État de droit substantiel /démocratie constitutionnelle : il y a une incompréhension absolue – il refuse d’accepter qu’un tel schéma soit producteur d’une société libre – du constitutionnalisme moderne. Ce dernier repose sur la logique du pluralisme constitutionnel qui voit des valeurs situées au même niveau de la hiérarchie normative (le sommet) entrer en contradiction. Le droit de grève (pour reprendre un thème cher à  Leoni) n’est pas inférieur dans cette optique au principe de continuité de l’action économique centré sur le respect des engagements contractuels ; il en est le pendant. Cette logique de « balancement des valeurs », axée notamment sur les principes de « raisonnabilité » et de proportionnalité, est liée à  l’office même du juge ; elle devrait agréer à  Leoni et plaider en particulier la cause des cours constitutionnelles. Or, il n’en est rien : Leoni regarde avec méfiance le rôle accru dévolu à  ces dernières. Il redoute que celles-ci – gardiennes de l’État de droit et de l’éthique des droits de l’homme – s’érigent en organes para-législatifs, voire para-constituants. Sa critique est intéressante car elle se distingue des condamnations habituelles : Leoni ne critique pas la puissance du juge constitutionnel au nom de la primauté de la démocratie représentative (Lambert, Hook…). Il accuse le juge de se faire législateur, entité a-libérale, et de violer ainsi l’essence de son magistère. Cependant, l’incapacité de Leoni à  accepter un système juridique développant en son sein des droits fondamentaux d’égale valeur protégés au plus haut sommet de la hiérarchie normative peut surprendre. Après tout, le constitutionnalisme moderne repose, via le juge de la loi, sur un balancing test, c’est-à -dire sur une mise en balance d’intérêts potentiellement contradictoires. Il y a ici un mode de raisonnement centré sur la relation coûts/avantages et sur une philosophie fort utilitariste ; le recours aux instruments de l’analyse économique en est le naturel prolongement. Autant d’éléments qui devraient être appréciés par Leoni au regard de sa conception du droit, de la société, de la liberté et de la mission du juge.

La conception leonienne de l’État ne peut pas ne pas avoir de répercussion sur la notion même de droit et en particulier sur la césure droit privé/droit public. Ce dernier, émanation de l’État, ne peut être le droit de la liberté ; il est le droit de l’oppression. Quand Leoni écrit que l’acte administratif est un acte impératif excluant toute réciprocité, il n’invente rien ; il suffit de lire un manuel de droit administratif français ou italien. Mais il pousse la logique libertaire jusqu’à  son acmé en qualifiant l’acte unilatéral de norme illégitime et injuste ; il n’est que violence faite à  l’individu. Seul vaut le droit privé, le droit de l’individu, le droit du contrat, le droit des échanges inter-subjectifs ; le droit privé est le droit, parfait instrument au service des relations économiques. Cet amour envers le droit privé n’est que le pendant de l’amour de Leoni envers le droit romain (propriété, contrat, famille ou encore testament…). Il récuse tout primat du droit public qui – d’Aristote à  Hegel – signifie augmentation de la sphère de l’État. Bobbio – que l’on cite toujours lorsque l’on raisonne en termes de dichotomie – rappelle que la dichotomie public/privé renvoie à  une autre dichotomie : politique/économie. L’ordre public et politique organisant de manière verticale la société se distingue de l’ordre privé et économique répondant à  une logique aussi spontanée qu’horizontale. Sous cet angle, l’intervention de l’État ne représente rien d’autre que la « publicisation du privé ». Un processus de décision in re ipsa public relève de la pathologie au regard de la logique libérale ; seul vaut le droit privé centré sur le contrat, rapport do ut des. Le droit privé est l’instrument qui permet de conjuguer liberté et efficacité à  travers le libre échange des pretese. Ce débat est a-temporel : « The American Journal of Comparative Law » ne consacre-t-il pas en 2008 un numéro entier au thème suivant : « Beyond the State : rethinking private law » ? On y trouve l'affirmation suivante: les juristes américains pratiquent, contrairement aux européens, un droit épris de réalisme et concrétude ; ils sont davantage ouverts aux différentes sciences sociales et à  l’économie en particulier. On ne peut s’empêcher de penser que cette conception uniquement privée du droit et ce mode de raisonnement présentent une dimension dogmatique quasi… marxiste. Leoni fût, sans doute n’est-ce pas un hasard, un marxiste convaincu au temps de sa prime jeunesse, attiré par le caractère systématique de cette idéologie, héritière de la dialectique hégélienne.

Rejetant l’État et son droit public, Leoni refuse aussi, non sans logique, le mécanisme au cœur de la démocratie libérale, la logique représentative.

2.- Le régime représentatif, fiction oppressive

La lutte de Leoni contre l’État est lutte contre les fictions juridiques, contre cette science des concepts qu’il regarde avec suspicion tant elle fait le lit du despotisme. Ces fictions sont, pour la plupart, celles du droit public : État, volonté générale, régime représentatif… autant de cache-misère dogmatiques permettant à  une majorité d’opprimer une minorité. Il cite avec bonheur Bastiat : l’État… « cette grande fiction à  travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ». L’acerbe dénonciation du régime représentatif n’étonne alors guère : « la représentation est le mythe de notre temps comme la Providence le fut à  l’âge médiéval ». L’élection des représentants est intégrée dans la catégorie des procédures « presque magiques ». Avec l’aide de Platon, d’Aristote ou encore de Tocqueville, Leoni dénonce la loi du nombre, mécanisme au service de la masse et au détriment de l’individu, au service du faible (du pauvre) au détriment de l’homme de mérite. Quant à  la volonté générale, elle ferait sourire si elle n’emportait pas des effets aussi dangereux pour les libertés individuelles : « la liberté individuelle est incompatible avec la “volonté générale” dès lors que cette dernière est un artifice pour masquer l’emploi de la contrainte par des majorités de type lowellien sur des minorités qui, à  leur tour, n’auraient jamais accepté la situation présente si elles avaient eu la liberté de la rejeter ». Représentation et législation, loin d’être des instruments de pacification, permettent une « potentielle guerre légale de tous contre tous ». Le principe de souveraineté représente le pilier de cette mystification. C’est tout un pan de la théorie constitutionnelle et politique moderne que récuse Leoni : l’élection de représentants en charge de « vouloir pour la nation » (Carré de Malberg) n’est en rien un honnête transfert de pouvoirs. Il ne s’agit pas du « moindre sacrifice de la liberté individuelle compatible avec l’ordre social » selon la belle formule de René de Lacharrière.

Le système représentatif n’est pas la sortie d’un état de nature par le truchement d’un acte artificiel, le contrat social ; il est plutôt un système d’exploitation permettant une dépossession légale. Burke (Speech to the Electors of Bristol, 1774) et Mill (Considerations on Representative Government, 1861) sont convoqués en renfort pour dénoncer le danger du système représentatif. Leoni est bien plus radical : il juge la représentation politique incompatible « avec la liberté individuelle, au sens de la liberté de choisir, d’approuver et d’instruire un représentant ». Ce n’est donc pas la (classique) faible légitimité du régime représentatif qui est dénoncée (représentation emporte dépossession sur le fondement de la théorie de la souveraineté nationale et du mandat représentatif). Leoni n’estime pas le régime libéral représentatif insuffisamment démocratique ; le régime démocratique est a-libéral, quand bien même il cache sa légitimité derrière la volonté populaire, vox dei.

Le régime représentatif est centré sur la règle majoritaire, postulat démocratique en matière de décision politique. Que cela ne satisfasse pas Leoni est un euphémisme : alors que cette règle est présentée comme celle à  même de mieux régenter une société des égaux, il y voit surtout la victoire d’une pensée non libérale. Fille de la « collectivisation de la vie sociale », elle constitue une spoliation. Là  encore Leoni s’inscrit en faux contre la pensée de Kelsen qui, dans La démocratie, regarde le principe majoritaire comme le seul raisonnable dès lors que l’objectif de l’ordre social est la recherche de la liberté au profit du plus grand nombre. Leoni ne résiste pas au plaisir de citer la formule de Herbert Spencer sur le « droit divin » des majorités. Le principe de majorité est assimilé à  un « diktat » que les majorités silencieuses au sein des assemblées législatives imposent aux minorités : la conséquence est la négation des prétentions individuelles, piliers de la liberté. Il n’est alors pas étonnant de voir Leoni critiquer Downs lorsque ce dernier soutient l’égal « poids des votants » et défend le principe de la majorité simple : chaque vote s’additionnant selon les règles élémentaires de l’arithmétique, les droits de la minorité seraient respectés. Raisonnement erroné pour Leoni : une minorité représentant 40% dispose d’un poids politique égale à  zéro en cas de fracture binaire et le poids de vote de la majorité n’est alors pas de 60% mais de 100%.

Leoni ironise de manière répétée sur la « mystérieuse intuition » des élus qui connaissent la volonté de leurs électeurs et agissent en conséquence. L’argument massue – les assemblées gouvernent car elles jouissent de l’onction populaire – ne l’impressionne guère. Sa lecture réaliste des institutions le conduit rapidement à  dénoncer les carences de ce schéma formel : la désignation de représentants au suffrage universel n’est en rien une garantie pour la liberté. Il émet, sur les traces de Pareto et Mosca, de sérieux doutes sur la « validité » de la doctrine formellement démocratique tant le processus de dépossession au profit des élites est évident. Pertinentes, ces critiques le sont partiellement : elles appartiennent à  ce credo démystificateur qui remet toujours en question le fondement de la « chose démocratique » et rappelle son caractère artificiel et imparfait. S’il est aisé de constater que la souveraineté du peuple et le principe représentatif sont bien des mythologies, reste à  s’entendre sur leur portée. Pour Leoni, ces principes sont nuisibles aux libertés individuelles ; on peut au contraire les regarder comme des fictions nécessaires, conditions de réalisation et de protection des libertés.

Ces remarques montrent combien le libéralisme de Leoni est plus radical que celui de Hayek. Leoni critique sans retenue la vision hayekienne du parlementarisme. Ainsi, l’idée d’une chambre haute élue lui semble dangereuse pour la liberté : comment pourrait-il en être autrement, au regard du schéma leonien, quand cette assemblée connaît les carences de la représentativité élective et ne possède aucun pouvoir juridictionnel ? Très logiquement – dès lors qu’il s’agit de réfléchir sur l’équation « désignation/fonction » d’une assemblée – Leoni jette son dévolu sur la Chambre des Lords britannique. Elle présente le mérite d’être soustraite à  la démagogie des échéances électorales et – c’est le plus important – d’être dotée d’un pouvoir juridictionnel. Il ne comprend guère, à  dire vrai, comment un libéral comme Hayek accepte ce compromis de la chambre élue alors qu’elle ne peut que devenir le lieu de l’étatisation de la société, de la compromission partisane, de la dictature des groupes sur l’individu.

L’analyse du couple liberté / démocratie est avant tout réflexion libérale sur le poids du nombre, de la masse. Il s’agit d’un rappel, en un sens salutaire même si l’absolutisme leonien effraie parfois, d’une aporie fondamentale du système démocratique. En s’appuyant sur Taine – « dix millions d’exemples d’ignorance ne font pas la connaissance » – ou l’un de ses collègues « un imbécile est un imbécile, deux imbéciles sont deux imbéciles, cinq cents imbéciles sont cinq cents imbéciles, mais cinq mille pour ne pas dire cinq millions d’imbéciles constituent une force historique considérable » – Leoni met à  mal la dimension formelle et procédurale de la démocratie initialement centrée sur la logique quantitative.

Après critique de l’État, vient la critique de la norme étatique.

II. CONTRE LE DROIT LÉGISLATIF : LA LIBERTÉ, FILLE DU DROIT JURISPRUDENTIEL

L’opposition est binaire et radicale chez Leoni : le mal – la législation, source normative antinomique avec la liberté (1) – a supplanté le bien, le droit du juge au fondement de la liberté individuelle (2).

1.- La législation, source normative antinomique avec la liberté

« La question est de savoir si la liberté individuelle est en principe compatible avec le système actuel qui est centré et presque totalement identifié à  la législation ». Leoni exprime son hostilité envers l’étatisation du droit entendu comme production du législateur. La loi ne peut être instrument de liberté car elle implique prévalence de la « volonté des autres (quels qu’ils soient) en ce qui concerne notre comportement quotidien ». Si la production législative dépasse un certain seuil (que Leoni ne précise pas ; est-ce possible ?), elle empêche la prise de décision individuelle. Cette stérilisation de l’initiative individuelle en raison de l’amas de normes législatives est caractéristique des sociétés contemporaines. La critique n’est pas en soi novatrice ; les juristes de tous pays dénoncent depuis des décennies cette plaie normative, l’inflation législative.

La critique de Leoni se différencie sur un point : elle est radicale. Les lois rendent certes le système politico-juridique flou, instable et tuent l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Il y a plus : elles sont liberticides indépendamment de leur contenu. La législation n’est pas seulement nuisible en son existence, elle l’est aussi en son essence. Leoni s’insurge contre la peur du vide juridique : il conteste l’idée fort courante selon laquelle « une loi vaut mieux que rien ». L’interventionnisme normatif du législateur est périlleux, car il représente un frein au (bon) fonctionnement naturel de l’ordre spontané et brime, pour ne pas dire brise, les initiatives individuelles. La législation est soit inutile, soit dangereuse : inutile car les forces créatrices individuelles n’ont pas besoin d’un cadre législatif… dangereuse car l’action des individus ne doit pas dépendre d’une décision collective.

Leoni est, sur ce point encore, plus radical que Hayek ; cela ne manque pas d’être remarqué par Rothbard, dans son commentaire de Freedom and the Law, qui voit dans Leoni un défenseur plus cohérent de la liberté. Si Hayek dénonce bien les dérives bureaucratiques de l’État moderne, il voit dans l’adoption de règles générales, abstraites et impersonnelles, un potentiel remède curateur. De là  à  voir en Hayek une victime du « formalisme constitutionnel » à  la pensée insuffisamment libérale, il n’y a qu’un pas aisément franchi. Il est lui reproché d’être trop sensible à  la thèse d’Aristote du « gouvernement par les lois » pour éviter celui des hommes. La référence à  la pensée juridique grecque (si on admet l’existence d’une pensée juridique grecque) déplait à  Leoni qui voit dans Athènes le berceau de la règle générale et écrite antinomique avec une authentique liberté. Il dénonce la propension des philosophes grecques à  codifier l’existence à  partir de principes moraux et philosophiques (Platon, La République, Les Lois). Leoni ne cesse de louer – citant à  l’envie Caton le censeur : la supériorité du système juridique romain découle de sa construction progressive, siècle par siècle, génération après génération – la romanité juridique. Cependant, le droit romain est idéalisé et fait l’objet d’une analyse réductive : être nostalgique du droit romain ne signifie pas grand-chose tant la formule renvoie à  divers éléments : fas, mos, responsa prudentium, lex… Et il est toujours surprenant de lire des penseurs libéraux transformés en thuriféraires de sociétés holistes où l’individu n’existe qu’au regard de son appartenance organique au Tout.

Quel sort réserver à  la loi moderne si elle est a-libérale ? Dans un premier temps, l’hostilité envers elle semble si puissante que l’on imagine envisageable sa disparition. Rien de tel pourtant. Leoni laisse entendre que la norme légiférée peut connaître un sort moins radical : « Je ne dis pas que nous devons totalement éliminer la législation… ». À défaut de proposer l’extinction du pouvoir législatif et de sa norme (sans doute un remugle de réalisme), il demande que la loi cesse d’être dominante et soit reléguée à  un rôle subsidiaire : pour que le processus législatif soit utilisé, il convient de prouver, par le biais d’une « enquête très précise » qu’il mérite de l’être. De l’intérêt de l’étude d’impact (pour employer une formule post-leonienne), avec l’idée d’une présomption réfragable : la loi est inutile, sauf preuve contraire. Ce n’est pas tant une étude qu’un « procès » que doit subir toute initiative législative : celle-ci doit prouver son innocence et son innocuité avant d’être autorisée à  pénétrer dans l’ordonnancement juridique. La défense de la liberté implique de domestiquer le volontarisme normatif imprudent et impudent des législateurs. Derrière cette haine de la loi, il y a cette idée simple – et quelque peu démagogique – que cette norme est incapable, en son essence, de réguler la vie juridique quotidienne. La nécessité d’une non intervention du législateur – sauf preuve contraire de son impérieuse nécessité – trouve ses racines dans l’idée qu’il est impossible, dans une société démocratique, de dégager une volonté générale positive. Il est beaucoup plus facile d’exposer négativement les éléments du pacte social susceptibles d’être partagés par tous. Cette très libérale conception négative du pactum societatis permet de dégager « ce qui ne devrait pas être fait ».

La loi n’est pas dangereuse seulement en son essence ; elle l’est également en raison de l’habilitation qu’elle confère. La loi signifie transfert de pouvoirs au profit de fonctionnaires aux actes et comportements incompatibles avec les exigences d’une société libre. De tels déviances seraient impossibles, ou à  tout le moins, censurées selon les canons du droit non législatif. Ce lien loi / fonctionnaire conduit Leoni à  passer de l’analyse du droit politique au droit administratif (ou plutôt à  la science administrative). À le lire, l’enjeu est de taille : « Le sort de la liberté individuelle en Occident dépend essentiellement de ce processus “administratif” ». Le pouvoir accordé aux « fonctionnaires de l’exécutif » sur le fondement de délégations législatives représente la plaie de la modernité politique et juridique. L’argument n’est pas nouveau, il est même plutôt daté ; la prise de pouvoir des fonctionnaires et bureaucrates est un lieu commun des années 60. Ce qui est intéressant chez Leoni est qu’il ne se lamente pas, comme l’immense majorité des observateurs de son temps, sur la faiblesse d’un pouvoir législatif dépossédé par l’exécutif. Non seulement Leoni accuse le législatif d’être à  la source de cette dépossession mais de surcroît il ne demande en rien son renforcement. Bien au contraire, exécutif et législatif doivent s’effacer pour que renaisse le droit libre, issu de l’initiative contractuelle et du travail jurisprudentiel.

Pourquoi cette domination, au sein de la modernité juridique, de la loi, pourvue de ce vice intrinsèque qui la rend dangereuse pour la liberté ? Justinien est présenté comme le grand responsable d’une dénaturation juridique aux conséquences théoriques et pratiques dramatiques. En transformant le droit des juristes romains (« l’interprétation des jurisprudents ») en principes écrits – « en lois » – le vieil empereur transforme en « système clos et prévisible » ce qui était « système ouvert et spontané ». Il n’aurait pas résisté à  la tentation de ses origines, grecques : il « oublie » le droit romain d’origine jurisconsulte, coutumière, judiciaire pour élaborer un texte conforme à  l’esprit juridique grec. Sa compilation prend la forme d’une immense loi, avec prévalence de l’écrit, rigide, codifié, « législatif ». L’œuvre de Justinien serait en un sens la dernière victoire de la philosophie grecque sur le droit romain. Les juristes médiévaux ne feront qu’accentuer cette tendance à  la rigidité normative, incompatible avec la notion de liberté.

La haine de Leoni n’est pas seulement tournée vers le droit législatif, production des assemblées législatives. Sa méfiance envers le droit écrit s’étend à  la source première : le pouvoir constituant et la constitution. Dans une note manuscrite en marge d’un texte de McIllwain, il écrit : « Dans quel but limiter les gouvernements avec une constitution si celle-ci est fille d’un (illimité) supergouvernement ? » En d’autres termes, son libéralisme intégral lui commande de récuser l’idée de pouvoir constituant comme force politique et instrument juridique aux fins de refonder la nation tant cela jure avec sa conception de la liberté. Cette condamnation (souvent ironique) du moment constituant coercitif et non libre, on le retrouve chez Spooner (voir infra) et chez de Maistre. Si la constitution écrite est abhorrée, la constitution non écrite britannique est parée de toutes les vertus. Comment ne pas souligner que Leoni entretient une vision mythique et partielle de l’ordonnancement juridique anglais ? Il fait mine d’oublier qu’une partie du corpus constitutionnel anglais est composé de textes écrits, notamment les actes et chartes incarnation de l’esprit libéral et protégeant les droits des citoyens… C’est donc à  une lecture très sélective de l’histoire de la liberté qu’il se livre en négligeant la cristallisation de l’esprit libéral anglais dans ce droit écrit, si réprouvé.

Les systèmes juridiques modernes (gouvernés par l’écrit, une constitution et des lois) sont pour Leoni organisés autour de principes antagonistes : à  peine consacrée l’adage et la règle pacta sunt servanda au nom de la stabilité de l’ordre juridique et de l’efficacité de l’ordre économique, ce principe est violé. La loi ne parvient pas à  atteindre l’objectif premier qu’elle s’est fixée: la certitude du droit. Pour Leoni, le droit écrit n’est pas synonyme de la stabilité juridique car le législateur (et donc les majorités politiques successives) peuvent modifier la loi selon leur bon plaisir en fonction des engagements démagogiques proclamés. À moyen et long terme, la loi est incapable de rassurer les agents économiques, de les protéger contre l’inflation normative. Leoni s’insurge contre la construction doctrinale qui voit dans la loi – des grecs à  la rationalité moderne en passant par le Corpus Juris Civilis justinien – un « idéal de certitude » en raison de son caractère écrit. Naïf et dangereux estime-t-il. La loi n’est que superficielle et vaniteuse prétention à  la certitude du droit. Œuvre du pouvoir dominant, elle ne peut être instrument juridique au service de la rationalité du droit ; elle est un obstacle à  toute rationalisation pratique signifiant introduction de règles cohérentes et homogènes. Elle est le règne de la contingence, de l’incertitude, de l’instabilité (stasis) et ennemi de toute pensée centrée sur la notion d’échanges et de marché. Le règne de la loi emporte impossibilité de comprendre le monde dans lequel se meuvent les individus ; l’ignorantia legis n’est que le symptôme le plus visible de ce phénomène.

C’est pourquoi il appelle à  (re)découvrir les vertus du « vrai » droit, le droit non écrit et plus précisément jurisprudentiel.

2.- Le juge et son droit au fondement de la liberté individuelle

La pensée de Leoni est toute entière tournée vers l’id quod plerumque accidit : comment faire coïncider le ius avec les comportements concrets des particuliers ? Le juge, apôtre de la liberté, occupe une place centrale. Le droit ne se décrète pas, il ne se « législative » pas. À la « loi-lex », il faut substituer (ou plutôt revenir) le « droit-ius » qui, pour Leoni, émane du juge. Aucune autorité, quand bien même elle argue d’une légitimité électorale, ne peut prétendre faire naître le droit ex abrupto. Il est inconcevable que l’État puisse prétendre au monopole du droit : « la production du droit est un service comme les autres », raisonnement là  encore tiré de la science économique. Le droit se découvre, il est « vivant » pour reprendre un adjectif fort couru en doctrine italienne. La liberté ne pouvant croître que dans une société de marché non pervertie pas la contrainte législative, la production du droit doit émaner des agents et du juge. Le common law est l’instrument juridique de la liberté et la rule of Law, le processus de découverte du droit : en ce sens, le droit constitutionnel anglais est bien le résultat et non la source des droits fondamentaux (Dicey).

Leoni : « si l’on cherche une confirmation historique du lien strict entre le marché libre et le processus libre d’élaboration du droit, il suffit de considérer que le libre marché était à  son apogée dans les pays anglophones quand la common law était pratiquement la seule source du droit du pays relatif à  la vie privée et au commerce ». Le libéralisme est un enfant de la rule of law, vecteur juridique de la liberté ; la rule of law, inséparable de l’économie de marché, signifie production juridique/juridictionnelle conforme à  l’agir individuel libre des sujets contre l’arbitraire du pouvoir. La rule of Law renvoie à  ces droits et libertés constituant « the law of the land », ce droit stratifié au cours des siècles. Le droit n’est point enfant d’une rationalité dogmatique d’obédience cartésienne, scientia iuris ; il est le fruit de l’expérience empirique et de la ius prudentia. En langage leonien, la rule of law est le droit spontané de l’ordre économique constitué de pretese inter-subjectives. Puriste de la rule of law, Leoni reproche d’ailleurs à  Hayek de se méprendre sur le sens de cette expression : pour l’auteur de The Constitution of Liberty, le Rechtsstaat représente la version germanique de la rule of law. Or, pour Leoni, le Rechtsstaat allemand, l’État de droit français, le Stato di diritto italien ne méritent en rien de se voir prêter les qualités de la rule of law : ils relèvent du droit écrit, font le lien entre production normative juridique et renforcement bureaucratique de l’État. In fine, Hayek reconnaîtra l’influence de Leoni, en particulier dans les critiques que ce dernier adresse à  son ouvrage The Constitution of Liberty.

Leoni est un assidu lecteur de Dicey : outre que ce dernier abhorre toute mesure à  même de conduire au collectivisme et se révèle un ardant défenseur du laissez-faire économique, il systématise cette notion de rule of Law, sésame libéral. Cependant, la promotion de la rule of Law comme instrument idéal de liberté est aussi pertinent qu’ambigu tant le sens de celle-ci a fait débat. S’il s’agit de reprendre la formule de Dicey en 1885 – la rule of Law ou égalité devant le droit (equal subjection), construction du droit constitutionnel par les courts (« Our constitution, in short, is a judge-made constitution ») – il est aisé de suivre Leoni. Admettons que la liberté soit défendue par une rule of law qui pose avant tout des limites. Pour autant, il n’est en rien évident que la rule of law soit « moralement neutre » (Raz) et ne contienne aucun élément de justice substantielle (Rawls). La rule of law, dans sa prétention à  réguler impartialement et avec fairness le droit de propriété et le droit des contrats, ne contient-elle pas une « inner morality » (Fuller) ? Pour reprendre les fameuses critiques adressées par Jennings en 1933, une conception de la Rule of Law signifiant que l’État exerce seulement des fonctions diplomatiques et un rôle de gendarme est fausse ; elle n’existe pas. On peut reprocher à  Leoni d’occulter (ou de minorer terriblement) le lien entre l’expérience juridique et l’expérience de justice ; cette non prise en compte d’une « intolérable injustice » (Radbruch) est a fortiori étonnante pour qui se définit comme réaliste et pragmatique. On ne peut exclure, comme le soutient Hart, que toute réflexion sur la rule of law conduit in fine à  réfléchir sur l’existence de critères moraux, et l’égalité sociale (Barak). Enfin, l’amour leonien de la rule of law est paradoxal quand on connaît sa haine de la loi et des parlements. La fervente promotion de la rule of Law comporte une contradiction de taille. Leoni oublie, ou feint d’oublier, que le pays de la rule of Law est aussi le pays de la souveraineté du Parlement. La rule of Law se comprend si l’on garde présent à  l’esprit que le libéralisme britannique est gouverné par l’adage Parliament is sovereign. Le « modèle Westminster » repose aussi sur cette norme fondamentale qu’est la statute law, fille des assemblées représentatives.

Leoni retrouve des accents dignes du XIXe siècle et cite sans surprise Savigny pour dénoncer la législation, cette technique méprisant le « droit vivant des gens ». Non sans irénisme, il est – lui aussi – à  la recherche d’un volkgeist, droit du peuple, d’un droit émanant spontanément de l’esprit du peuple. Cette haine du mouvement codificateur aurait sans doute conduit Leoni, s’il s’était penché sur le système juridique français, à  détester l’École française de l’Exégèse : y-a-t-il doctrine davantage centrée sur la recherche permanente de la volonté du législateur et l’étude de cette nouvelle bible, le Code napoléonien ? Il se serait rapproché de l’École de la libre recherche scientifique (Gény) – qui se tourne vers le juge, dans la droite ligne du Freiesrecht germanique et de l’école réaliste américaine – pour louer une conception évolutive du droit et l’utilité du calcul utilitariste dans la prise de décision. Avec Savigny et aussi Ehrlich, Leoni s’approprie la « doctrine du droit libre », du droit évolutif, ce droit concret issu du juge. Ehrlich en particulier attire Leoni et le conduit vers une sociologie du droit axée sur l’étude de la jurisprudence et sur le lien fait/droit/juge.

Le droit non écrit, de matrice jurisprudentielle, est à  ce point pourvoyeur d’authentique liberté, que l’importance des déclarations des droits contemporaines doit être revisitée : « de nombreuses constitutions et déclarations de droits actuels peuvent être considérées à  leur tour non pas comme des créations ex nihilo de la part des Solon contemporains mais comme des épitomés plus ou moins habiles d’un ensemble de ratio decidendi que les tribunaux de justice anglais ont découvertes et appliquées progressivement dans leurs décisions relatives aux droits des individus ». L’aveu honnête (et dérangeant pour un juriste continental) du chief justice Hugues – la Constitution est l’œuvre des juges – relève du truisme et de la nécessité pour Leoni.

Sa radicalité le conduit – Rothbard fait de même et en des termes beaucoup plus acides – à  se séparer de Hayek. Tout d’abord, si le droit de la liberté est jurisprudentiel, il ne peut qu’émaner du juge ordinaire : les notions mêmes de justice administrative et de juge administratif n’ont aucun sens. Or, Hayek accepte le principe du dualisme juridictionnel ; la rule of law le prohibe pour Leoni. Sur les traces de Dicey, il ne saurait y avoir, au nom de l’égalité et de la liberté, des juridictions spéciales en charge de statuer sur le fondement d’un droit spécial, droit étatique s’il en est. Accepter une justice administrative revient à  reconnaître à  l’État des droits supérieurs aux droits des individus. En un sens, l’expression « droit administratif » est un oxymoron tant le droit (de la liberté) ne peut revêtir des couleurs administratives. Pour autant, la lecture leonienne de Dicey apparaît superficielle : Dicey n’a jamais entendu nier la nécessité d’un droit administratif ; il a défendu le principe de la non existence d’un juge spécifique compétent pour ce contentieux. Il existe un autre point de divergence entre Leoni et Hayek : le sort du droit légiféré, droit de l’État. Pour Hayek, le judge made law, en dépit de ses grandes vertus, ne peut à  lui seul réguler une société complexe. La pensée de Leoni apparaît assez naïve sur ce point : comment mythifier ainsi le droit jurisprudentiel en oubliant qu’il est garanti par l’État, tiers arbitre des litiges entre particuliers ? Comment prétendre ériger un système politique, juridique économique cohérent centré sur la figure du juge sans que n’intervienne la main de l’État ? Leoni apporte une réponse (partielle) qui laisse songeur : il n’est pas crucial de déterminer par exemple qui nommera les juges car « à  la limite, tout le monde pourrait le faire, comme cela advient dans une certaine mesure quand les gens recourent à  des arbitres pour régler leurs litiges ». Il ajoute que la nomination des juges s’apparente à  un processus comparable à  celle des médecins ou de toutes personnes possédant un savoir spécifique… Inutile de rétorquer que l’État intervient pour réglementer de telles professions afin d’éviter des abus aux conséquences fatales ; Leoni répondrait que ces corporations réglementées empêchent un libre fonctionnement du marché.

Enfin, Leoni ne réfléchit guère au problème du pouvoir discrétionnaire, voire arbitraire du juge comme si la dignité de la fonction empêchait toute dérive. Sa pensée est pauvre sur la question de l’interprétation juridictionnelle. Dès lors qu’un auteur prétend faire du juge la clé du système juridique, il semble indispensable d’aborder cette question. Certes, en récusant, la codification, le syllogisme, le droit légiféré, il se situe dans la mouvance des auteurs qui dénoncent cette « fausse conscience », cette fiction juridique issue des lumières qui voit l’État réguler l’ensemble de la production normative. Mais on reste sur sa faim quand il soutient que l’interprétation concurrentielle jurisprudentielle est issue de la collaboration argumentée du juge et des parties. Pour écarter l’arbitraire du juge, Leoni fait appel de nouveau à  un raisonnement tiré de la logique économique : le juge n’est pas seul dans le travail herméneutique, il est aidé par les parties en concurrence (le marché, toujours ce modèle) qui cherchent à  lui apporter la meilleure argumentation. Le travail herméneutique du juge repose alors sur la coopération et la compétition. Sauf à  accepter le principe de l’agir rationnel des agents, cette vision de l’office du juge est emprunte d’un grand irénisme. Après le décès déjà  ancien de la théorie de l’auto-limitation de l’État, surgirait l’auto-limitation du juge ; de là  à  penser que ce dernier est le nouveau souverain par essence porteur d’une forme de coercition…

III.- LEONI OU LE PRIMAT INCONDITIONNEL D’UNE SCIENCE ÉCONOMIQUE DÉFRICHANT LES TERRES LIBERTARIENNES

Deux écueils traduisent la faible cohérence du corpus leonien. Tout d’abord, la prétention de fonder une théorie du droit rationnelle se transforme en scientisme tant la science juridique devient ancillaire de l’économie (1). Si cette quête de rationalité le conduit à  chercher un socle idéologique dans le jusnaturalisme antique, son libéralisme intégral l’entraîne vers le libertarianism, terre d’anarchie (2).

1.- Le primat scientiste de l’économie

La quête leonienne de rationalité juridique est très emprunte d’économie tant l’influence de Mises apparaît déterminante. L’économiste autrichien part d’un postulat qui ne saurait qu’agréer au cognitiviste Leoni : « le libéralisme est rationnel ». Pour cette philosophie de la connaissance, l’individu est apte à  comprendre et à  connaître le monde qui l’entoure ; il faut d’ailleurs connaître avant d’agir, sous peine de laisser la voie libre aux dogmatiques (qui restent à  définir). L’human action étant rationnelle, l’est aussi la doctrine de la liberté, le libéralisme. Il y a une prétention à  la scientificité, à  la rationalité qui ne convainc guère : car le modèle leonien est fondé sur le postulat que l’agent économique est rationnel et que l’agrégation de ces rationalités individuelles génère un profit pour l’ensemble de la collectivité. De Keynes à  Galbraith, de nombreux auteurs ont souligné notre propension à  l’irrationalité, incontournable versant de l’âme humaine.

En lisant Leoni, prévaut souvent le sentiment de marcher sur l’une des terres les plus radicales de la littérature Law & Economics : celle qui n’entrevoit le droit, la règle de droit et la science juridique qu’à  l’aune de l’économie et de la science économique. La norme juridique devient un moyen, un instrument au service d’une cause économique. Le juriste Leoni perçoit la sphère juridique comme un sous-système de la sphère économique. La sémantique leonienne ne laisse guère de doute : le droit est analysé à  l’aune du vocabulaire économique. Le fondement même du droit ne découle-t-il pas de la pretesa ? Autant dire que la légitimité du Droit et de la Politique – simples auxiliaires de l’Économie – apparaît bien faible. Du droit aux juristes, de la politique aux politologues, de l’économie aux économistes : la défense de la liberté, but ultime de toute réflexion, n’est guère le fait des deux premières catégories d’intellectuels et de praticiens. Freedom and The Law ne s’ouvre-t-il pas par la phrase suivante ? « Il semble qu’à  l’heure actuelle la liberté individuelle soit vouée à  n’être principalement défendue que par des économistes et non par des juristes ou des politologues ». Le droit et la politique – juristes et politologues – doivent donc passer sous les fourches caudines de l’économie et des économistes, au nom de la défense de la liberté.

L’économisme de Leoni, cette propension (dangereuse) à  n’entrevoir les phénomènes juridiques que sous l’angle de la science économique, apparaît nettement dans sa dénonciation du processus législatif. Un système juridique qui repose sur un tel processus « est comparable… à  une économie centralisée ». Législation et planification riment et conduisent, Hayek a popularisé cette idée, au socialisme. Analogie il y a entre législation et économie planifiée, analogie il y a entre économie de marché et droit judiciaire. L’amour envers le common law s’inscrit dans ce cadre : existe-t-il système juridique et juridictionnel plus centré sur les décisions économiquement et concrètement efficaces ? La théorie du droit de Leoni est une quête d’efficacité ; c’est pour cela qu’elle devient le serf de l’économie. À trop vouloir s’écarter de la théorie des normes, de la question de la validité, du droit comme « discipline sèche », il s’accroche démesurément à  l’économie, science de la relation coût/avantage. Le réalisme de Leoni est oublieux du droit.

La prégnance du facteur économique qui se répand sur les sous-ensembles politiques et juridiques se retrouve dans la définition même de la notion de liberté. Leoni, pour définir ce dernier concept, s’inspire de Mises : « la liberté est un terme employé pour décrire les conditions sociales des membres individuels d’une société de marché au sein de laquelle le pouvoir de l’appareil hégémonique indispensable, l’État, est limité sous peine de mettre en danger le fonctionnement du marché ». Au-delà  du classique postulat libéral – la liberté ne se conçoit qu’en présence d’un pouvoir étatique très limité – c’est le lien immédiat entre marché et liberté qui frappe. Le droit et le politique passent à  l’arrière plan ; ils seront sans nul doute mentionnés mais seulement une fois précisée que la liberté est celle de l’individu, inséré dans une société de marché dont le (bon) fonctionnement ne doit pas être entravé par l’action de l’État. La liberté est individuelle, n’est qu’individuelle. Elle est droit de posséder et contracter ; propriété et volonté se conjuguent pour permettre au sujet d’exprimer sa liberté au sein de la société de marché.

Contractuelle, la liberté leonienne est centrée sur le principe de responsabilité. Au point de réaliser une lecture du Marchand de Venise peu conforme à  l’esprit du temps et de prendre la défense de Shylock : ce dernier n’exige que le respect des engagements souscrits quand bien même cela signifie la mort de son cocontractant, Antonio. Leoni récuse ici tout jugement moral et toute conception matérielle de la justice : le contrat a été librement signé, Antonio n’a aucunement été contraint de souscrire un prêt à  un taux exorbitant, et la logique juridique implique de faire droit à  la demande de l’usurier. Pour Leoni, ce qui est dénommé contrainte n’est le plus souvent que le fruit d’un accord de volonté. Quand bien même contrat est passé entre deux personnes placées dans des conditions de très forte inégalité, cela ne signifie pas pour autant que la partie faible a été contrainte de s’engager.

Du Marchand de Venise qu’il relit aux théories socialistes qu’il combat, Leoni dénonce cette confusion sémantique qui parle de contrainte au lieu d’accord librement consenti par une partie… démunie, sans atouts. Le contrat leonien n’est jamais léonin ! Les notions d’exploitation, d’injustice, d’inégalité ne peuvent servir de prétexte pour dénaturer le cœur libéral de la liberté, l’acte individuel de volonté. Pourtant, si l’on applique la logique de Leoni, la décision en faveur d’Antonio est le fruit d’une vision concurrentielle du droit jurisprudentiel : le juge reçoit l’aide des parties pour trancher. Quand l’avocate d’Antonio revendique une interprétation strictement littérale – deux livres de chair, mais sans sang – elle ne conteste pas la régularité du contrat. Elle rappelle seulement, ce qui est vrai, que le contrat ne prévoit pas explicitement de faire couler le sang. La littéralité et l’absurde sont mis au service d’une (certaine) conception de la justice : à  l’interprétation littérale de Leoni qui demande la chair répond l’interprétation littérale qui refuse le sang.

La sacralisation de l’économie dans l’œuvre de Leoni n’est pas loin de représenter un défi pour l’idéologie libérale. Leoni mérite-t-il le qualificatif de libéral dès lors que – de manière très dogmatique – il réduit l’étude de la société et du droit au paradigme économique ? Le libéralisme, à  rebours de tout « étouffement disciplinaire » nous semble plutôt être, sur les traces de Walzer, « art de la séparation entre politique, droit et économie ». Il existe chez Leoni un troublant remugle de scientisme, comme s’il cédait, inconsciemment, à  une forme de déterminisme marxiste. La primauté de l’économie sur les autres champs disciplinaires s’explique par le contexte politique de son temps : il écrit à  une époque où le mythe du collectivisme est porteur de l’avenir du genre humain, où le soviétisme touche nombre d’intellectuels italiens.

Le droit est saisi par l’économie, tout comme la politique. Il y a chez Leoni cette fâcheuse tendance à  banaliser la sphère politique en lui appliquant les canons de la science économique ; la politique ne serait après tout qu’un marché. Leoni s’appuie sur les auteurs, Duncan Black au premier chef, qui ne voient pas de différence substantielle entre les décisions de groupe au niveau politique et économique. Les professionnels du droit – magistrats, avocats, professeurs – sont regardés comme des opérateurs, des agents du droit. Dans le même temps, Leoni, non sans contradictions, souligne les profondes différences entre le domaine économique et le domaine politique ; sans doute est-ce nécessaire pour poser la primauté de l’Économie. La prise de décision est libre dans le marché ouvert et concurrentiel, captive en démocratie représentative. Sphère politique et sphère économique se distinguent par leurs conséquences : la seconde est synonyme de responsabilité, ce qui n’est pas le cas de la première. Chaque acteur engagé sur le marché a une responsabilité directe (ce qui reste à  prouver) et doit assumer les conséquences de ses actes. Au contraire, nombre de décisions adoptées dans le cadre de l’ordre politique ne sont pas assumées par leur auteur, voire ne sont assumées par personne (ce qui reste à  prouver).

L’intérêt envers l’économie est aussi intérêt pour les mathématiques (Leoni étudie Descartes, Cournot, Bernoulli, Leibniz), avec le risque – très actuel – de transformer la science économique en auxiliaire de ces derniers ; avec le risque d’oublier que l’économie est aussi politique au sens le plus noble du terme (détermination des valeurs de la polis). Leoni a suivi avec la passion de la jeunesse le féroce débat intellectuel qui oppose au début du XXe siècle (1900-1901) Croce et Pareto. S’engage alors un conflit sur la possibilité d’appliquer aux sciences humaines (sciences de l’esprit en langage crocien) les méthodes des sciences de la nature en se fondant sur les mathématiques. Leoni, dans sa quête d’une rationalité juridique, s’attaque à  la relation entre droit et probabilité. Son but : sauver le droit comme science (on n’ose dire sauver la pureté de la science juridique tant cela relève du canon sémantique kelsenien). Leoni entend poser les fondements rationnels du droit en faisant appel à  la science économique en sa version mathématique. Droit et probabilité se retrouvent via la pretesa : dans « Il diritto come pretesa », il développe une explication de l’émergence du fait et du droit à  partir de la notion de probabilité. Le critère permettant de distinguer une pretesa juridique d’une prétention non juridique se fonde sur la probabilité de sa réalisation. S’il entrevoit l’apport des mathématiques aux sciences sociales, Leoni tente de ne pas tomber dans le piège des sciences dures : il est trop libéral et croyant en l’agir rationnel du sujet pour sur-valoriser la logique mathématique. En d’autres termes, jamais le comportement individuel ne peut être expliqué par le biais de modèles mathématiques. La modélisation mathématique du comportement de l’agent jure par trop avec sa théorie – aux fondements historiques, sociologiques – et sa prétention réaliste.

2.- Du jusnaturalisme … au libertarianism

Le rejet du normativisme kelsenien – cette « sorte de jusnaturalisme sans contenus » – conduit Leoni à  se tourner vers le droit naturel, afin de chercher des critères de rationalité pour le droit. Cela part du présupposé que le droit naturel débouche sur une “objectivité de type normatif (et) de type descriptif”. Leoni se penche vers le droit naturel antique et non pas vers le droit naturel catholique ou vers l’École du droit naturel moderne : celle-ci rompt avec la tradition scolastique, et donc avec la casuistique. L’École du droit naturel avilit, crime pour Leoni, le droit romain dans son entreprise de le réduire à  un nombre déterminé de règles et de définitions. L’appel au droit naturel est donc référence au droit naturel classique, grec et romain. D’Athènes, il aime le droit conventionnel précédant le règne de la nomos qui s’impose vers la fin du VIe siècle. Le droit antérieur à  cette période est centré davantage sur l’accord entre acteurs, à  l’instar de la position défendue par Alcibiade contre Périclès : une norme ne saurait émaner d’une autorité verticale. Antigone est relue par Leoni à  l’aune de ce constat : la tragédie de Sophocle exprime avant tout la tension entre un droit historiquement formé et un droit imposé par l’aristocratie politique. De Rome, il aime cette conviction profonde que le droit n’est pas arbitrairement élaboré par une assemblée ou un Homme-législateur démiurge. Le droit dérive de la « nature des choses », mute avec le temps; et personne ne peut le figer en une formule pré-déterminée. Le droit romain renvoyant, pour une large part, à  l’idée de naturalis ratio, il appartient au juge d’arbitrer en tenant compte de la nature des choses.

On peut tenter de décrypter (et critiquer) la pensée leonienne en lisant un autre élève de Solari, ayant réfléchi avec grande acuité à  la question du droit naturel au XXe siècle : Passerin d’Entrèves. Ce dernier s’est opposé, à  l’instar de Leoni, à  Kelsen. Même s’il n’est pas le seul, il n’est pas inintéressant d’observer sa critique de la conception formaliste du droit. La science juridique, estime Passerin d’Entrèves, ne peut faire l’économie d’un critère idéal de justice (minimum éthique). C’est là  d’ailleurs que Leoni apparaît un bien superficiel apôtre du droit naturel tant sa vision élude la notion de justice et signifie seulement liberté (absolue). À la lecture de Passerin d’Entrèves, l’absence du concept de justice n’en est que plus visible dans la pensée leonienne (même si cela saute aux yeux dans Freedom and the Law ou Il diritto come pretesa). Si Passerin d’Entrèves regarde la rule of Law comme l’instrument privilégié au service du respect de l’individu, il lui donne une dimension substantielle (justice) que l’on ne trouve pas chez le turinois. Certes, si Leoni ne voit pas dans le droit un instrument permettant de créer la justice, il y voit un instrument destiné à  prévenir l’injustice. Sans doute ; encore faut-il préciser que sa notion d’injustice semble fort limitée puisqu’elle se limite à  l’atteinte au droit de propriété et à  la liberté contractuelle. La justice libérale – par sa dimension négative – se libère facilement des contraintes de la justice substantielle.

Ce besoin de recourir au droit naturel (à  un type de droit naturel) peut sembler donner le sentiment que Leoni – à  l’instar d’un Leo Strauss – est à  la recherche d’une rationalité passée à  même de dépasser les apories d’une modernité critiquée. Il n’en est rien car la pensée du turinois prend aisément des atours anarchiques, de nature à  l’inclure dans la famille des libertariens. Il a été mentionné en amont que Leoni avait été aisément « récupéré » par la sphère libertarienne : la lecture de Rothbard renseigne rapidement sur cette promiscuité intellectuelle qui, pour n’être pas intégrale, est réelle. L’éthique de la liberté ne s’ouvre-t-elle pas par un chapitre intitulé « Le droit naturel et de la raison » ? Dès la page 4, Rothbard regrette l’oubli de « l’idée d’une loi naturelle fondée sur la raison et l’expérience », propos imprégnée d’une forte tonalité leonienne. La doctrine de la loi naturelle que Leoni tente de développer, on la retrouve explicitée chez Rothbard : elle permet de poser en principe rationnel la liberté radicale de l’individu. Cependant, Rothbard n’exprime aucune nostalgie pour un passé mythique tant il constate, avec une lucidité supérieure à  Leoni, que ces temps n’étaient en rien libéraux. De plus, Rothbard ne voit pas en quoi l’idolâtrie envers le juge emporterait automatiquement avènement d’un monde libéral respectant les droits des individus. Sans doute faut-il voir dans la glorification d’une forme de droit naturel la recherche d’un corpus idéologique à  même de répondre aux défis de la crise du droit. Pour l’agnostique Leoni, elle découlerait du processus de sécularisation en marche depuis les XVII et XVIIIe siècles ayant écarté toute logique transcendante. La perte d’une pensée incapable de dégager une vérité est au fondement d’une crise de civilisation : s’il est loin d’être le premier à  le soutenir (cf. Strauss), Leoni insiste sur la dilution de la liberté de l’individu. Pour lui, la pensée moderne est faussement individualiste, voire nonobstant le postulat classique, anti-individuelle. Mais peu en commun entre Strauss et Leoni : chez ce dernier, Athènes est honnie et Jérusalem peu étudiée.

Il n’est pas certain que la pensée de Leoni parvienne à  franchir le seuil de la dénonciation, de la négativité: on rencontre rapidement la dimension aporétique de la logique anarco-libérale qui, une fois posée sa thèse de la dénonciation/récusation, s’avère peu capable de construire un système crédible de substitution (sauf à  croire en l’existence d’un ordre spontané et en la rationalité des acteurs, nouvelle théologie). En d’autres termes, quid de la pars construens ? Le jusnaturalisme de Leoni repose sur l’affirmation que tout individu est souverain, apte à  forger son propre droit subjectif, à  échanger des prétentions pour construire, avec l’ensemble des agents, un droit commun et objectif. Si cette théorie juridique prétend s’appuyer sur un droit naturel empirique, ce dernier prend les traits d’une simple faculté naturelle de l’individu à  passer commerce juridique avec son prochain. La société naturelle de Leoni est en un sens un pari : en partant de la théorie des jeux et des probabilités, en appliquant à  sa manière le « dilemme du prisonnier », il estime possible une société auto-régulée et libre.

Leoni est un personnage intéressant car il tente d’opérer un pont entre le jusnaturalisme antique et le pragmatisme romano-britannique, s’appuyant sur la logique « empirico-pragmatique » anglo-saxonne. Épris du common law of nature de Coke, le jusnaturalisme leonien est revêtu d’une dimension évolutive ; ce droit naturel se veut empirique, sans rapport aucun avec l’idée stérile de lois absolues et immuables. Il est une critique aisée à  adresser à  un homme épris de droit naturel et ne voyant la liberté que dans l’œuvre du juge. Il est douteux que ce syncrétisme parvienne à  surmonter l’obstacle de la contradiction : comment concilier un pragmatisme évolutionniste / relativiste avec un jusnaturalisme centré sur la notion de justice regardée comme un absolu ?

Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de Leoni – en sa dimension anarchique, soulignée en doctrine y compris par ses héritiers peu sensibles à  ce type de thèse – n’est pas sans faire penser à  celle d’un autre grand intellectuel provocateur, Lysander Spooner (cité d’ailleurs longuement par Rothbard). Lottieri évoque une telle figure dans l’apologétique ouvrage dédié au maître. La pensée de Spooner, anarchiste américain de la fin du XIXe siècle à  la vie tumultueuse, ouvre de pénétrantes perspectives sur la thèse leonienne de l’État criminel. Outre que Spooner défend une économie dépourvue de coercition publique, lutte contre les monopoles de l’État (il crée la première compagnie postale privée, fermée après le vote d’une loi par la Congrès), il récuse toute légitimité au système constitutionnel américain. Son pamphlet Outrage à  chefs d’État s’ouvre ainsi : « La Constitution n’a nulle autorité ou obligation qui lui soit inhérente ». Difficile de ne pas songer aux critiques de Leoni récusant toute pertinence et légitimité aux chartes et lois fondamentales. Spooner annihile les prétentions contractuelles des constitutions : tout document écrit ne lie que ceux qui l’ont signé (« selon un principe général du Droit et de la raison »). La constitution ce « supposé contrat », voilà  un thème que Leoni aurait dû développer tant il est au cœur de la logique liberale-libertaire. Outre le (soi-disant) pacte fondateur, méritent critique les instruments de la démocratie représentative, pitoyables leurres. Il n’est pas jusqu’au Congrès qui soit regardé comme un pouvoir esclavagiste : « Le Congrès nous possède comme on possède une chose ». Il est le maître, sa volonté constitue la Loi, les particuliers ses serfs. L’État possède ses sujets au sens où il dispose d’un droit de propriété. L’influence de Spooner sur Leoni est manifeste : toute législation est fondamentalement oppressive ; cela est particulièrement vrai s’agissant de l’impôt obligatoire présenté, à  tort, comme découlant du consentement libre. Il s’agit d’un vol réalisé par un gouvernement ne méritant rien d’autre que le qualificatif de « bandit de grand chemin ». Pour sauver sa vie, le contribuable se plie à  la force qui se prétend droit ; on a parfois le sentiment d’entendre Leoni. Lire Spooner est utile car cela permet de comprendre que Leoni ne va pas jusqu’au bout de sa prétendue révolution intellectuelle et épistémologique ; sans doute lui manque-t-il l’authentique marginalité d’un Spooner, homme de rupture qui a chèrement payé sa lutte contre les autorités américaines. Il ne faut pas cependant sur-valoriser les points communs entre Leoni et Spooner tant ils se séparent sur certains sujets : si ce dernier est bien anarchiste, il est un anarco-syndicaliste, bien loin donc de l’anarco-capitaliste de Leoni. Spooner, par sa défense des faibles et des opprimés (les esclaves doivent prendre les armes pour se libérer, les femmes devenir égales des hommes, les travailleurs s’émanciper des patrons des grandes industries), promeut une conception substantielle de la justice et de la démocratie. Autant d’avancées sociales-socialistes inacceptables pour Leoni.

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Libéral jusnaturaliste devenant libertarianist, juriste transformant la science du droit en science ancillaire de l’économie… Leoni est porteur d’une pensée riche (tant elle cherche à  embrasser divers champs disciplinaires traditionnellement non reliés) et contradictoire (tant elle puise ses racines dans des corpus parfois peu conciliables). Pour cela même, elle mérite d’être connue, commentée et critiquée. Le syncrétisme – fût-il non abouti et provocateur – comporte des vertus. Cependant, si la détestation de la societas civilis cum imperio séduit toujours quelque peu et si toute pensée de rupture mérite attention, on reste dubitatif sur l’éventualité d’une societas civilis sine imperio. De plus, il est douteux que la lex mercatoria soit un substitut à  la démocratie ; et nonobstant l’amour pour le Moyen ge, on n’entrevoit guère un ius commune à  même de dégager un quelconque vouloir vivre ensemble. Il est d’ailleurs paradoxal d’évoquer avec nostalgie une période placée sous le signe de l’encadrement corporatiste, négation de la concurrence et des libertés individuelles. Le libéralisme et une conception holiste de la société ne font en principe pas bon ménage. La société voulue par Leoni est en partie celle redoutée par MacIntyre, une société sans pacte moral minimal, régulée par de simples conventions de type commercial. Nonobstant les prédicats libéraux-libertariens, il faut un minimum d’intégration collective à  tout destin individuel ; à  défaut, apparaissent un individu sans identité et un atomisme synonyme de régression. L’État ne se réduit pas à  un Léviathan ; il est aussi la réponse à  une demande « venue du bas », notamment en sa dimension sociale. Sauf à  croire que la vertu a vocation à  devenir instinct naturel chez l’individu : on côtoie alors de nouveau cette idéologie libérale qui transforme le libertarianism en projet messianique, en théologie économico-politique.

Il a été souligné, à  diverses reprises, que Leoni construit son chemin intellectuel en s’opposant au positivisme normativiste. Il est tentant de terminer par le tardif hommage (1999, 32 ans après la mort de Leoni) rendu par celui-là  même qui fût l’introducteur de Kelsen en Italie (et la conscience démocratique de la République), Bobbio : « J’ai lu ces derniers jours un débat intéressant, qui m’a en même temps fasciné et rebuté sur le livre d’un vieil ami turinois, mort précocement, Bruno Leoni, élève du même maître Giole Solari, La liberté et le droit (…) qui renverse complètement la prospective positiviste : droit spontané contre droit réfléchi, droit contractuel opposé au droit législatif, le droit de la société civile d’où émergent les lois du marché opposé au droit de l’État, l’absence d’obligation comme point de départ mais la pretesa ».

« Grand juriste » Leoni ? Penseur de rupture assurément. Mais nonobstant les affirmations de ses laudateurs, il est davantage un philosophe de la politique, un économiste du droit qu’un théoricien du droit. Cela n’est pas en soi une critique : il a eu le mérite de chercher à  faire système, de déconstruire des schémas d’évidence en rassemblant des prurits scientifiques épars. Les contradictions qui en découlent en sont le fruit logique et sans doute nécessaire. In fine, son œuvre laisse poindre une teinte de nostalgie juridique : ce droit de la liberté issu de la réflexion créatrice des jurisconsultes (jus respondendi), ce magnifique « droit des juristes (Juristenrecht) », cet ordre spontané et conventionnel transformant le juge en deus ex machina ne sont-ils pas recherche d’un savoir enfoui dans les décombres de la modernité juridique ?

Franck Laffaille est professeur de droit public à  Faculté de droit de l’Université de Nancy 2. Il est membre de l’Institut de recherches sur l’évolution de la nation et de l’État (Irenee).

Pour citer cet article :

Franck Laffaille « L’anarchisme juridique de Bruno Leoni », Jus Politicum, n°5 [https://juspoliticum.com/articles/l'anarchisme-juridique-de-bruno-leoni-293]