L’évolution des configurations juridiques de l’économie est régulièrement exprimée sous la forme d’une constitutionnalisation du marché, sorte d’extension de l’État de droit libéral au domaine économique. Pourtant, nombre d’auteurs affirment le recours grandissant à un état d’exception en la matière. Derrière ce paradoxe apparent, c’est en fait la question de la relation ambigüe entre Carl Schmitt et les néolibéraux qui est posée. Loin de la simple filiation, avancée sous les traits du libéralisme autoritaire, c’est en termes de subversion qu’il faut penser un tel lien, ce qui éclaire en retour la dialectique entre constitutionnalisation et état d’exception. 

The evolution of the legal configurations for the economy is frequently expressed in terms of market constitutionalisation, i.e. the extension of the liberal rule of law to the economic field. Yet many scholars have highlighted the growing use of a state of exception in this area. Behind this apparent paradox lies the issue of the dubious relationship between Carl Schmitt and neoliberalism. Rather than a straightforward filiation, depicted in the form of authoritarian liberalism, such a link must be understood in terms of subversion. This in turn sheds light on the dialectic between constitutionalisation and state of exception. 

Une controverse en terrain miné : l’ombre du Kronjurist sur la nébuleuse néolibérale

À

partir du tournant du xxie siècle, la notion d’« état d’exception » (Ausnahmezustand en allemand ou state of exception en anglais) a rapidement acquis une position cardinale au sein des sciences juridiques et sociales, à tel point que certains auteurs parlent d’une véritable « profusion de discours autour de l’état d’exception ou de l’exceptionnalité ». Réactualisée par le philosophe Giorgio Agamben, elle servit d’abord comme instrument analytique destiné à penser le tournant sécuritaire des États confrontés à la menace terroriste. Depuis lors, la fécondité et la polyvalence du concept n’ont cessé d’être démontrées par les évènements, dont le dernier en date fut la réaction des autorités publiques face à la pandémie de Covid-19. Entre-temps, c’est toutefois par le biais de l’économie, et plus spécifiquement via la gestion européenne des crises financière, économique et monétaire des années 2008-2015, que le schème de l’« état d’exception » s’est propagé dans d’autres domaines du champ social pour atteindre progressivement le statut central qui est désormais le sien au sein des diverses disciplines intéressées à l’évolution des régimes politico-juridiques des sociétés occidentales.

Pourtant, s’était imposée dans le même temps, et au niveau économique justement, l’idée que les règles et principes d’organisation du marché seraient marqués par un phénomène de constitutionnalisation ; autrement dit par leur sanctuarisation progressive dans les normes juridiques hiérarchiquement les plus hautes, elles-mêmes placées sous la figure tutélaire des juridictions suprêmes. Or, un tel processus équivaudrait finalement à étendre la logique de la rule of law, de l’État de droit au sens matériel, à la sphère des rapports sociaux de production, d’échange et de distribution de richesses. Ce serait alors l’antithèse d’un glissement rampant vers un état d’exception économique, étant donné que ces deux concepts, « État de droit » et « état d’exception », représentent, depuis les débats décisifs de l’entre-deux-guerres, deux des pôles opposés de la pensée juridique, incarnés d’un côté par l’omniprésence de la norme générale et abstraite et, de l’autre, par la toute-puissance de la décision souveraine. Dès lors, comment comprendre une telle coexistence, à l’intérieur même des études relatives aux transformations du cadre juridique de l’économie, de deux analyses a priori totalement contradictoires ?

C’est que, sans se recouvrir totalement – puisqu’il est rare qu’un même auteur diagnostique à la fois la constitutionnalisation de l’économie et la montée en puissance d’un état d’exception économique –, les deux positions participent en réalité d’une même critique du caractère « anti-démocratique » des nouvelles configurations institutionnelles, réputées inspirées par les thèses des courants intellectuels subsumés sous le qualificatif de « néolibéralisme(s) ». D’un côté comme de l’autre, l’analyse emporte en effet le plus souvent une condamnation, implicite ou explicite, du processus constaté – qui puiserait aux sources du « libéralisme autoritaire ». Or, la dénonciation apparaît d’autant plus puissante qu’elle conduit, plus ou moins directement, à rabattre sur le projet néolibéral l’ombre sulfureuse de l’éphémère Kronjurist du iiie Reich Carl Schmitt : la reductio ad Hitlerium qui affecte la réception des écrits de Schmitt se trouve d’une certaine manière projetée sur les thèses néolibérales, jugées « contaminées » par la pensée du grand théoricien allemand – donc définitivement discréditées.

D’une part, l’« état d’exception » constitue en effet l’un des concepts essentiels forgés par le Staatslehrer pour justifier, face à une menace existentielle auquel serait confronté l’État, la nécessité pour ce dernier de suspendre l’ordre juridique afin d’en sauver l’existence – de sorte que suggérer aujourd’hui la présence d’un « état d’exception économique » au service de la sauvegarde de l’ordre de marché tend à induire l’existence d’un autoritarisme larvé, porté par les adeptes de l’économie concurrentielle que sont les néolibéraux. D’autre part, le projet de constitutionnalisation de l’économie, soutenu par une immense majorité des courants néolibéraux, trouverait sa justification historique dans l’expérience de l’interventionnisme désordonné et néfaste d’un État « surmené » par les « excès » d’une démocratie représentative jugée captive des groupes d’intérêts particuliers – soit très précisément le constat posé dès les années 1920-1930 par Carl Schmitt vis-à-vis des défaillances de la République de Weimar.

Pourtant, de nombreux chercheurs ont mis en avant le caractère antilibéral du juriste conservateur, voire (crypto-)fasciste, qu’est Schmitt – et l’on est donc en droit de se demander comment les néolibéraux, apôtres de la liberté individuelle, pourraient être les continuateurs d’un penseur qui fustigeait justement la faiblesse des principes juridiques de l’individualisme libéral bourgeois. Non seulement l’éventuelle filiation schmittienne des thèses néolibérales n’explique pas comment faire tenir ensemble les lectures a priori contradictoires d’une constitutionnalisation de l’économie et d’une montée en puissance du paradigme de l’état d’exception dans le domaine économique, mais cette filiation elle-même est ainsi exposée à la critique – ce que ne manquent pas de relever certains observateurs. D’où la nécessité d’investiguer de manière plus systématique cette double problématique des rapports entre Schmitt et les néolibéraux et d’une économie tiraillée entre constitutionnalisation et état d’exception. En retraçant la critique du « néolibéralisme autoritaire » (I), puis en l’éclairant à la lumière des débats qui ont entouré le concept de « Constitution économique » depuis la République de Weimar (II), nous pourrons alors prendre la mesure exacte de la dialectique qui s’opère entre « Constitution » et « état d’exception » dans la pensée néolibérale – relation qui doit être saisie non sous le mode de la filiation, mais de la subversion des analyses et solutions de Schmitt par les néolibéraux (III).

I. Retour sur une controverse : la critique du néolibéralisme autoritaire

Au moment même où était prophétisée, au cours des années 1990, la « fin de l’histoire » et la réconciliation des peuples autour du libre marché et de la « mondialisation heureuse », émergeait en contrepoint une contestation du nouvel ordre mondial, accusé de véhiculer un « néolibéralisme disciplinaire ». Il s’agissait là en réalité d’un renouvellement de la critique du « libéralisme autoritaire » portée déjà par Hermann Heller à l’encontre de Carl Schmitt dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres (A), mais ici opposée, sur le plan des idées, aux membres de la Société du Mont Pèlerin (B) et, au niveau concret, aux institutions internationales assurant la mise en place de politiques publiques qualifiées de néolibérales, que l’Union européenne défendrait avec un zèle remarquable, spécialement depuis les crises économique, financière et monétaire qui la frappèrent à partir de 2008 (C).

A. Le « libéralisme autoritaire » sous Weimar : l’origine de la question du positionnement idéologique de Carl Schmitt vis-à-vis de l’économie de marché

La polémique autour d’un possible « libéralisme autoritaire » remonte aux dernières années de la République de Weimar (1918-1933), lorsque celle-ci vacillait sur ses bases, ciblée par les critiques des divers camps en présence, depuis les communistes aux nazis en passant par les conservateurs et les libéraux. L’accusation ne fut cependant pas dirigée, à l’époque, contre ceux qui se réclamaient du libre marché, mais contre l’un des grands adversaires et critiques du régime parlementaire libéral, le Professeur de droit public Carl Schmitt. Lors d’une conférence donnée le 23 novembre 1932 devant le grand patronat de Rhénanie et de Westphalie sur le thème « État fort – économie saine », le Staatslehrer en appelait à un État (exécutif) fort quoiqu’économiquement autolimité : fort pour être capable de s’autolimiter ; économiquement autolimité pour mieux garantir sa puissance et son unité politique. Quelques mois plus tôt, dans son ouvrage sur le Gardien de la Constitution (Hüter der Verfassung), il avait donné un nom à sa solution : « état d’exception économico-financier » (wirtschaftlich-finanzieller Ausnahmezustand). Hermann Heller, figure de proue de la doctrine juridique sociale-démocrate, ne tarda pas à répliquer : derrière la critique de la faiblesse du libéralisme politique et la défense de l’État « autoritaire » de von Papen, Schmitt cacherait en réalité une fascination pour le libéralisme économique, dont témoignerait la rengaine de la nécessaire « désétatisation de l’économie » par une « opération chirurgicale » douloureuse, mais nécessaire pour que l’État se recentre sur la sphère « politique » et laisse l’initiative privée régler l’économie, sauf nécessité d’ordre public (propagande, transport, etc.). Après avoir déjà polémiqué avec Schmitt sur sa notion de « politique » comme distinction ami/ennemi et l’avoir affronté dans les prétoires à l’occasion du procès de la Haute Cour de Leipzig sur le « coup de Prusse » de 1932, qui vit le gouvernement fédéral conservateur de von Papen prendre le contrôle du gouvernement du Land de Prusse dirigé par le social-démocrate Otto Braun au moyen de décrets d’urgence adoptés sur la base de l’article 48 de la Constitution de Weimar, Heller cherche ici à montrer que derrière leur opposition de façade, les « libéraux » et les « nationalistes conservateurs » se rejoindraient en réalité sur le fait que leurs ennemis communs sont le socialisme et la démocratie parlementaire.

Le jeune Herbert Marcuse prolongera en 1934 la critique hellerienne du libéralisme autoritaire de Schmitt en la reformulant dans une grammaire marxiste. Tout en précisant que libéralisme économique et autoritarisme politique ne se recouvrent certes pas philosophiquement, il avance, en s’appuyant notamment sur les positions de Ludwig von Mises, le maître de Friedrich Hayek, que la métamorphose de l’État libéral en État autoritaire constitue une potentialité toujours ouverte en cas de crise de l’ordre capitaliste. L’État total autoritaire proclamerait une nouvelle « vision du monde » (Weltanschauung), opposée au libéralisme, mais garderait en revanche intacte l’infrastructure capitaliste : il maintiendrait le même « ordre social » (Gesellschaftsordnung) basé sur l’appropriation privée des moyens de production. De même que la concurrence capitaliste crée elle-même les modalités de la concentration monopolistique, le libéralisme produirait lui-même les conditions de son dépassement par l’État autoritaire, qui « apporte l’organisation et la théorie de la société correspondant au stade monopoliste du capitalisme ».

B. Une critique en miroir : le(s) néolibéralisme(s), un autoritarisme schmittien ?

L’interprétation de Marcuse ne fut guère celle qui s’imposa après la guerre, sinon au sein de l’École de Francfort et dans d’autres cercles marxistes, il est vrai, encore relativement influents à l’époque. Pour chasser les démons du nazisme, c’est au contraire vers le libéralisme que se sont tournés les pères fondateurs de la nouvelle Allemagne (de l’Ouest). Lorsqu’il fallut reconstruire le pays dévasté sur de nouvelles bases, l’ordolibéralisme constitua, par l’entremise de Ludwig Erhard et de l’économie sociale de marché d’Alfred Müller-Armack, l’une des grandes inspirations intellectuelles de la nouvelle démocratie libérale qu’était alors la jeune République de Bonn. Nul n’est ici besoin de revenir sur le sujet et de discuter les mérites et les limites de la réduction du « miracle allemand » à l’adhésion aux préceptes de l’École de Fribourg ; ce qui importe est le fait que le constat d’une influence prépondérante des thèses ordolibérales sur la politique allemande d’après-guerre fit longtemps consensus dans la littérature scientifique, qui voyait dans l’ordolibéralisme une doctrine édifiée en confrontation directe avec le nazisme et son économie de guerre, dirigiste et centralisée.

C’est contre le dernier point du récit, il est vrai quelque peu stylisé pour les besoins de la cause, que s’est levé le sociologue Dieter Haselbach au moment de la réunification allemande, à l’occasion de sa thèse d’habilitation qu’il défendit en 1991 sur le thème Libéralisme autoritaire et économie sociale de marché : Société et politique dans l’ordolibéralisme. À rebours de l’interprétation alors dominante, Haselbach avance, à juste titre comme nous le verrons ci-dessous, que le corpus théorique de l’ordolibéralisme s’est construit non pas à partir de la prise de pouvoir de Hitler, dans une sorte de résistance intellectuelle à la politique économique et sociale nazie, mais quelques années avant, dans la période charnière située entre la crise de 1929 et la chute de la République de Weimar en 1933, véritable « expérience traumatisante » à partir de laquelle les ordolibéraux ont formulé leur nouvelle doctrine, qu’il faut donc comprendre « comme une stratégie pour surmonter la crise de 1929 ». L’instabilité politique de la République de Weimar, accentuée par la crise économique mondiale, représenterait la « peur primitive » (Urangst) des ordolibéraux à partir de laquelle ils seraient arrivés à la conclusion que « seule une politique sociale conservatrice pouvait sauver le projet économique libéral » au xxe siècle.

C’est ici que la thèse de Haselbach devient plus sulfureuse. Il avance que cette « peur primitive » éclaire la manière par laquelle l’ordolibéralisme s’est finalement construit contre la démocratie pour se rallier au libéralisme autoritaire (alors incarné par les gouvernements Brüning puis von Papen). Selon lui, « [l]e libéralisme autoritaire dirigé contre l’“État interventionniste” est la première formulation d’un programme véritablement ordolibéral ». La période charnière de 1929-1933 expliquerait alors le « besoin de sécurité constitutionnelle », la demande d’une « profession de foi » toujours renouvelée en faveur de l’économie de marché dans le nouveau régime de Bonn. Le besoin viscéral de sécurisation juridique de l’ordre concurrentiel s’ancrerait donc dès le départ dans une critique radicale de la démocratie parlementaire. L’économie libérale contribuerait à sa propre déstabilisation, mais le système politique en place ne permettrait pas de faire contrepoids. Il faudrait à la place un État fort, autoritaire, et une « politique de société » (Gesellschaftspolitik) qui permettrait de souder et de stabiliser la société autour de l’ordre de marché et d’une politique culturelle défendant les traditions. Les ordolibéraux rejoindraient, ce faisant, les thèses conservatrices de Schmitt.

Là où Heller voyait Schmitt comme un conservateur autoritaire finalement libéral (sur le plan économique), Haselbach accuse en retour les ordolibéraux d’être des libéraux qui, pour surmonter les contradictions du capitalisme, se rallièrent aux thèses conservatrices de l’État autoritaire censé sauver la société de l’instabilité démocratique. En attesteraient l’anti-pluralisme de Rüstow et Röpke, le cryptofascisme originel de Müller-Armack ou encore le lien de l’Ordnungstheorie avec le basculement du décisionnisme schmittien vers la « pensée concrète de l’ordre » au moment de la chute de Weimar.

À peu près à la même période, le philosophe chilien Renato Cristi, expatrié au Canada en raison de ses positions critiques vis-à-vis de la junte de Pinochet, arrivera à la même conclusion concernant non plus les ordolibéraux, mais l’intellectuel néolibéral mondialement célèbre en cette fin de siècle : Friedrich Hayek. Soutien public du régime autoritaire de Pinochet, qui « sauva » le Chili du « totalitarisme » socialiste de Salvador Allende, en opérant un coup d’État en 1973 contre le président élu démocratiquement trois ans auparavant, ce n’est cependant pas sur ces positions politiques concrètes que l’attaqua Cristi, mais bien sûr ses accointances intellectuelles avec Carl Schmitt. Dès 1984, le philosophe chilien initie en réalité un double rapprochement, qu’il n’aura de cesse d’affiner par la suite, notamment dans les deux essais de 1993 et 1998 qui lui donnèrent un large écho dans les milieux intellectuels critiques du néolibéralisme.

D’une part, contrairement à l’interprétation alors majoritaire, Cristi avance que Carl Schmitt n’est pas tant un adversaire du libéralisme que de la démocratie. En particulier à partir de 1923, où il publie son analyse de « la situation historico-intellectuelle du parlementarisme actuel », Schmitt opérerait une mue libérale qui le verrait défendre la République de Weimar tout en cherchant à l’expurger de son défaut : la démocratie parlementaire. Conservateur désormais libéral, mais toujours anti-démocrate : voici le portrait que brosse Cristi de Schmitt – portrait qui se rapproche alors de la critique de Heller.

D’autre part, Cristi étudie les positions de Hayek et découvre alors une proximité bien plus grande avec le Staatslehrer que le thuriféraire de l’ordre catallactique ne voudrait le faire penser – et le pense sans doute. Voyant en Schmitt un adversaire de la rule of law, Hayek aurait manqué un point fondamental : le juriste allemand s’attaque en réalité à la conception formaliste du Rechtsstaat portée par Hans Kelsen, Gerhard Anschütz et le courant juspositiviste – ceux-là mêmes qui se trouvent être la cible de Hayek. De même, sa critique de « l’ordre concret » de Schmitt ne prendrait pas en compte l’inflexion spontanéiste que ce dernier donne à son décisionnisme, qui ne peut donc plus être pensé seulement sur le mode rationaliste constructiviste ; à l’inverse, et contrairement peut-être à la représentation que Hayek a de sa propre théorie, celle-ci, construite sur l’idéal de l’ordre général et abstrait de la rule of law, repose finalement sur un décisionnisme latent, sur une décision toujours renouvelée envers l’ordre de marché, qui demande la construction délibérée d’un cadre juridique.

Enfin, Hayek reprend la distinction démocratie-libéralisme et endosse explicitement les analyses de Schmitt sur la submersion de l’État par la société (et par contrecoup de la société par l’État) qu’induit un parlementarisme reposant sur l’idée de souveraineté du peuple. En résumé : « État fort, économie libre », voilà le point de convergence du libéralisme autoritaire de Schmitt et de Hayek. C’est cette même « alliance inavouable » (unholy alliance) que cible William E. Scheuerman, en insistant sur la dette de Hayek vis-à-vis de la critique de l’État social démocratique élaborée par Schmitt.

C. La dénonciation du constitutionnalisme économique : un néolibéralisme autoritaire imposé par les institutions internationales et européennes ?

Toujours à la même période, mais cette fois sans s’aventurer autant sur le terrain de l’histoire des idées, Stephen Gill, politologue canado-britannique, procédera substantiellement au même constat, appliqué non plus à la théorie, mais à la praxis du néolibéralisme. Développant une grille d’analyse néogramscienne et néofoucaldienne pour étudier l’évolution des relations internationales en termes à la fois d’hégémonie culturelle et de disciplinarisation par le marché globalisé, il contribua dans les années 1990 à déconstruire les mécanismes à l’œuvre derrière les pratiques prônées par les institutions internationales. D’un « libéralisme encastré » (embedded liberalism) et d’un « constitutionnalisme démocratique ou progressif en matière de politique économique », les États contemporains seraient passés, à la suite notamment du choc pétrolier, de la stagflation, de la « révolution conservatrice » au Royaume-Uni et aux États-Unis d’Amérique et de l’abandon du système monétaire issu de Bretton Woods, à un « néolibéralisme disciplinaire » (disciplinary neo-liberalism), axé sur la sécurité des droits de propriété et des libertés des investisseurs et sur la « crédibilité » des États vis-à-vis des créanciers privés, qui impliqueraient un assujettissement des politiques économiques à la logique de marché. Les institutions internationales, qu’elles soient issues du système de Bretton Woods (Banque mondiale et Fonds monétaire international) ou qu’elles soient plus récentes (Organisation mondiale du commerce) constitueraient les figures tutélaires de cette entreprise de « verrouillage des bonnes politiques » (locking in good policies) en matière économique, c’est-à-dire de soustraction des questions économiques vis-à-vis des processus démocratiques de prise de décision.

Parmi ces institutions internationales, l’Union européenne telle qu’agencée par le traité de Maastricht constituerait la pointe avancée du mouvement de « “verrouillage” des engagements politiques en faveur de politiques fiscales et monétaires orthodoxes et monétaristes, perçues comme renforçant la crédibilité du gouvernement aux yeux des acteurs du marché financier ». La nouvelle Union économique et monétaire mettrait ainsi en place « une discipline monétaire et financière stricte dans une Constitution économique fondée sur des règles » impliquant « la séparation de l’économique et du politique de manière à réduire la possibilité d’une responsabilité démocratique dans l’élaboration de la politique économique et sociale ».

La crise économique et financière de 2008-2010 et la crise des dettes souveraines qui s’ensuivit auraient alors conduit le New Economic Constitutionalism à un niveau encore jamais atteint de verrouillage juridique en faveur de l’ordre de marché. Face au risque d’éclatement de la zone euro sous la pression des marchés financiers, les institutions européennes, en coordination avec les chefs d’État et de gouvernement et sous l’impulsion du Président français Nicolas Sarkozy et de la Chancelière allemande Angela Merkel, ouvrirent deux fronts. Le premier, le plus urgent, visait à s’attaquer à la panique financière en calmant à court terme les marchés par une action résolue de la Banque centrale européenne. Institution la plus « fédérale » de l’UE, mais en principe « indépendante » du pouvoir politique, celle-ci lança les politiques monétaires dites « non conventionnelles » qui permirent de stabiliser les taux d’intérêt des États membres – et éviter ainsi l’implosion de la monnaie unique. En revanche, l’action de la BCE fut dès le départ conçue comme nécessairement conditionnée à l’adoption d’indispensables « réformes structurelles », qui visent schématiquement à rationaliser l’intervention de l’État en le concentrant au maximum sur sa mission d’accompagnement de la logique concurrentielle. La mise en œuvre desdites « réformes structurelles » représente de fait le second front ouvert par les institutions européennes – de plus long terme. En effet, cela car exigeait de se lancer dans des processus fastidieux d’édiction et d’adoption de nouvelles normes non seulement de droit dérivé, mais également de droit primaire, voire de droit international conventionnel, mais placé dans l’orbite de l’UE. Pour assurer la quadrature du cercle consistant à venir en aide aux États au bord du défaut de paiement sans outrepasser le métaprincipe de responsabilité financière des États tiré de la triple interdiction de solidarité budgétaire, de financement monétaire et d’accès privilégié aux institutions financières (art. 123 à 125 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE) et sans désavouer le dogme de la discipline budgétaire consacré à l’article 126 TFUE et mis en œuvre par le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC), il a fallu déployer toute l’imagination juridique possible. La solution retenue fut d’adopter divers mécanismes d’« assistance financière sous stricte conditionnalité » destinés à habiller de jure la désormais célèbre Troïka. Composée de la BCE, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international (FMI), elle fut l’institution chargée de négocier, au nom des ministres des Finances de la zone euro, les programmes d’ajustement structurel imposés en échange de l’assistance financière.

C’est dans ce contexte qu’a prospéré la dénonciation d’un nouveau « spectre » qui hanterait l’Europe : celui du « libéralisme autoritaire ». Analysant la double contradiction qui traverserait l’Union européenne, tiraillée entre souveraineté nationale et intégration postnationale, d’une part, et minée par le conflit entre démocratie et capitalisme, d’autre part, Michael A. Wilkinson, dans un article remarqué, s’appuie sur et discute les thèses d’auteurs aussi divers que Michel Foucault, Étienne Balibar, Wolfgang Streeck, Karl Polanyi ou encore Jürgen Habermas qui, chacun à leur façon, éclaireraient la « crise constitutionnelle » que révélerait pour le projet européen la gestion du risque d’éclatement de la zone euro. Lorsqu’il cherche alors à qualifier les comportements des institutions européennes face aux soubresauts des démocraties nationales, il en vient à la conclusion qu’ils procèdent d’un « libéralisme autoritaire », cette « vieille idée dans des vêtements neufs », porté par l’ordolibéralisme mais également caractéristique d’une lignée qui part de Carl Schmitt à Friedrich Hayek et qui convergerait dans la « tentative de dépolitisation de la collectivité politique, basée sur une reconceptualisation du constitutionnalisme où l’économique devient le fondement du politique ». Si le libéralisme autoritaire est potentiellement plus large que le constitutionnalisme économique – il peut en principe s’affranchir de toute considération juridique, fût-elle constitutionnelle, pour arriver à ses fins –, le second serait en revanche l’expression la plus aboutie du premier : en sanctuarisant l’ordre de marché au niveau le plus haut et en repensant le politique à partir de l’économique, la primauté du capitalisme sur la démocratie se trouverait assurée sans avoir besoin d’en passer par un coup de force ou un coup d’État larvé.

La question de la Constitution économique néolibérale occupe alors une place de choix à l’intérieur de l’univers intellectuel critique. Le programme juridique ordolibéral serait intrinsèquement autoritaire, car lié aux thèses de Carl Schmitt. L’ascension du concept de Constitution économique pour qualifier la structure de l’Union européenne témoignerait de la dé-politisation et de la dé-démocratisation de l’ordre économique. En discutant la défense de l’Ordnungspolitik ordolibérale présentée par Viktor Vanberg lors de la crise européenne, Werner Bonefeld abonde en ce sens et considère lui aussi que le slogan « économie saine, État fort », expression pure et parfaite du programme du libéralisme autoritaire, représente la substantifique moelle du constitutionnalisme néolibéral porté tant par Eucken que par Hayek. Grégoire Chamayou y ajoute encore les néolibéraux américains James Buchanan et Milton Friedman, deux alliés de Hayek dans l’élaboration d’une stratégie de « méta-politique » à travers laquelle ils prônent une « intervention dépolitisante sur les règles de formation des choix politiques », qui culmine avec l’idée de « détrôner la politique par la sanctuarisation constitutionnelle de l’économie » et qui s’incarne dans le triptyque suivant : démocratie limitée – État disciplinaire – dictature des marchés.

La critique impitoyable de l’autoritarisme libéral caractéristique des politiques austéritaires de l’Union européenne s’accompagne donc d’un travail méthodique d’exploration de la filiation autoritaire des divers courants du néolibéralisme. Michael A. Wilkinson et Werner Bonefeld constituent très certainement les chefs de file de ce courant critique, particulièrement influent dans le monde académique anglo-saxon et dont sont également issus des auteurs fort discutés comme Quin Slobodian ou Philip Mirowski. Au centre d’un numéro spécial du réputé European Law Journal, le lien entre la crise de l’euro, d’une part, et le libéralisme autoritaire mis en évidence par Hermann Heller, d’autre part, se trouve désormais au cœur d’un agenda de recherche bien établi. De même, depuis la généalogie du néolibéralisme proposée par Pierre Dardot et Christian Laval en 2009 jusqu’à celle du libéralisme autoritaire réalisée en deux temps par Grégoire Chamayou en 2018 et en 2020, les sciences humaines et sociales – qui se revendiquent d’une perspective critique, influencée par les analyses foucaldiennes en termes de gouvernementalité –, sont en France tout aussi impliquées dans le programme de déconstruction des thèses « antidémocratiques » portées par la Société du Mont-Pèlerin et qui seraient mises en application au niveau européen.

On le voit, s’est mis progressivement en place un double jeu narratif : à la fois la mise en évidence d’une filiation entre Carl Schmitt et les néolibéraux et un rapprochement entre la situation européenne actuelle et la crise de la République de Weimar – sans toutefois que ne soit parfaitement clarifiée la manière de penser cette double articulation, et en particulier comment relier précisément le constitutionnalisme économique néolibéral, censé caractériser l’Union européenne, au défenseur de l’état d’exception (économique) sous la République de Weimar, Carl Schmitt. Pour démêler ces liens complexes, peut-être faut-il d’abord revenir à cette période de Weimar, au cours de laquelle le concept de « Constitution économique » s’est trouvé lui-même au centre d’une controverse intense, qui vit s’affronter juristes sociaux-démocrates, penseurs libéraux et savants conservateurs… emmenés par Carl Schmitt.

II. La controverse éclairée par la généalogie du concept de « Constitution économique »

La République de Weimar fut une expérience aussi instable politiquement que féconde intellectuellement. La tentative de faire tenir ensemble les principes fondamentaux de l’ordre libéral, l’ambition égalitaire du socialisme, voire certaines aspirations communautaires et corporatives propres au courant conservateur, eut pour corollaire un âge d’or de la pensée politique et juridique, notamment constitutionnelle. Dans ce moment de bouillonnement intellectuel particulièrement dense et intense, lui-même reflet des enjeux politiques considérables qui secouaient la jeune démocratie allemande, la Wirtschaftsverfassung cristallisa l’affrontement entre différentes conceptions politiques de l’organisation juridico-économique de la société.

L’une des singularités de la constitution de Weimar (Weimarer Reichsverfassung, en abrégé WRV), adoptée en 1919, après la Première Guerre mondiale et au lendemain de la révolution de novembre, fut l’introduction d’une Section consacrée à « l’ordre de la vie économique ». Dans l’ensemble des quinze dispositions qui la compose, les principes essentiels du libéralisme économique (liberté du commerce et de l’industrie, liberté contractuelle, etc.) sont confirmés, mais ils sont en même temps intégrés et enserrés dans des objectifs de justice sociale. D’une part, de nouveaux droits sont reconnus aux travailleurs, à savoir ce que l’on appelle aujourd’hui communément les « droits économiques et sociaux » (liberté d’association, droit du travail, assurances sociales, etc.). D’autre part, l’orientation sociale de la constitution était assurée par la disposition régissant l’expropriation (article 153 WRV) et par les dispositions potentiellement très interventionnistes consacrées à l’habilitation législative de la collectivisation et de la socialisation de certains secteurs économiques stratégiques (articles 155 et 156 WRV). Enfin, la dernière disposition du volet économique (art. 165 WRV) prévoyait une organisation économique fédérale basée sur deux systèmes de conseils : les « conseils de travailleurs » (Arbeiterräte) et les « conseils économiques » (Wirtschaftsräte) – système pyramidal fédéral au-dessus duquel était censé trôner un Conseil économique du Reich (Reichswirtschaftsrat), en principe investi de prérogatives consultatives, mais aussi d’un droit d’initiative législative au Reichstag.

Le résultat était donc une configuration constitutionnelle assez unique, qui mêle des principes économiques libéraux à des objectifs sociaux et à un nombre important de dispositions potentiellement collectivistes. La Constitution allemande se caractérisait donc, sur le plan économique, par un équilibre instable qui pouvait basculer d’un côté ou de l’autre selon la manière dont le législateur choisirait de la mettre en œuvre. D’où le fait qu’elle constitua un terreau fertile sur lequel germèrent diverses théorisations du concept de « Constitution économique » (Wirtschaftsverfassung), à travers lesquelles s’affrontèrent les pensées juridiques socialiste (A.), conservatrice (B.) et libérale (C.).

A. L’affirmation de la Constitution économique comme démocratie sociale : la position des juristes sociaux-démocrates

Le premier à tenter de dégager un concept de Constitution économique à la fois théoriquement pertinent et positivement opérant pour la République de Weimar n’est autre que le rédacteur principal de la Section consacrée à la Wirtschaftsleben : le juriste Hugo Sinzheimer, père fondateur du droit du travail et député social-démocrate de l’Assemblée nationale constituante. Dans son discours prononcé en tant que rapporteur de cette Section économique, lors de la 62e session de l’Assemblée nationale du 21 juillet 1919, Sinzheimer insiste sur le fait que, si la liberté économique individuelle doit avoir une base constitutionnelle, c’est pour mieux être encadrée par et orientée vers une fonction sociale. Il reconnaît certes que les dispositions juridiques qui énoncent cette orientation sociale n’ont guère d’effets directs, mais il souligne leur contenu programmatique qui, lui, reste particulièrement important en ce qu’il exprime une Rechtsanschauung, une « conception juridique », et orienterait ce faisant la signification de la Constitution. Il ajoute que « de ce point de vue, l’une des phrases les plus importantes du projet de Constitution est l’alinéa 1er de l’article [156 WRV], qui contient l’idée de socialisation future ».

Par-dessus tout, c’est « l’ancrage des conseils dans la constitution » qui constitue le point fondamental, le cœur du projet : le Räteartikel (art. 165 WRV) pose, avec la disposition relative à l’expropriation et la socialisation de secteurs stratégiques de l’économie (art. 156, al. 2 WRV), « la fondation d’une Constitution économique », justifiant d’y consacrer plus de la moitié de son discours de rapporteur. Selon les termes de Sinzheimer, « l’idée fondamentale du mouvement des Conseils est l’établissement, à côté de la constitution de l’État, d’une constitution économique propre et spécifique qui a pour tâche de résoudre les questions d’organisation économique en s’appuyant sur les forces économiques elles-mêmes ». Si les relations entre le Travail et le Capital, qui définissent la vie économique, se caractérisent certes comme une opposition (Gegensatz), elles induisent également une communauté (Gemeinschaft) d’intérêts convergeant vers la production. C’est précisément la tâche des conseils économiques (Wirtschaftsräte) « d’impliquer toutes les parties concernées par la production afin d’augmenter la productivité », en organisant territorialement (art. 165, al. 3) et le cas échéant sectoriellement (art. 156, al. 2) les acteurs économiques, au premier rang desquels figurent les travailleurs et les employeurs, mais intégrant potentiellement également « d’autres catégories de personnes intéressées » comme les consommateurs.

L’institution des conseils ne doit cependant pas primer sur les organes politiques parlementaires : il s’agit d’écarter les deux « extrêmes », révolutionnaire ou réactionnaire, que sont, d’une part, la dictature des conseils (Rätediktatur), contraire à la démocratie, car n’embrassant pas tous les citoyens, et, d’autre part, un parlement corporatif, c’est-à-dire l’institutionnalisation de ces conseils comme chambre législative à part entière, mais organisée sur une base professionnelle (berufsständische Kammer) – ce qui aboutirait à une surpolitisation de l’économie. Il en ressort que les conseils, « organes de la démocratie économique », doivent avoir « une influence sur la politique, mais pas de pouvoir décisionnel en politique ». Cette influence se déclinerait à travers l’obligation, pour le Parlement et le Gouvernement, de consulter le Conseil économique du Reich en matière de législation sociale et économique, mais également et surtout à travers le droit d’initiative législative du Reichswirtschaftsrat (art. 165, al. 4 WRV). Il s’agit, ce faisant, de « provoquer une interaction saine et organique entre les sphères politiques et économiques de la vie ».

Sinzheimer était suivi dans son combat par d’autres juristes sociaux-démocrates, comme Hermann Heller, qui posa les fondements intellectuels d’un « État de droit social », Fritz Naphtali et Ernst Fraenkel, qui s’attachèrent à penser respectivement la « démocratie économique » et la « démocratie collective », ou encore Franz Neumann, qui développa une lecture de la Constitution de Weimar inspirée de Hermann Heller et de laquelle il déduisit une « Constitution économique syndicale corporatiste ».

Les sociaux-démocrates ont semblé toutefois avoir beaucoup de mal à faire transcrire en droit positif leurs conceptions et théories progressistes et modernisatrices, pourtant à l’origine de la Section économique de la Constitution. La socialisation des moyens de production n’eut qu’une portée somme toute limitée, ne concernant que certains domaines (stratégiques) de l’économie, comme les mines de charbon et de potasse. Surtout, le système des conseils, économiques et ouvriers, ne fut jamais constitué sous la forme initialement prévue aux alinéas 2 et 3 de l’article 165 WRV : le Conseil économique du Reich ne fut établi, par une ordonnance du 4 mai 1920, que sous une forme « provisoire » (vorläufiger Reichswirtschaftsrat), sans droit d’initiative législative étendu et sans la base des conseils économiques d’arrondissement ; les conseils ouvriers (Arbeitsräte), quant à eux, ne furent institués par la Betriebsrätegesetz du 4 février 1920 qu’au niveau le plus bas, c’est-à-dire de l’entreprise (Betriebsräte), mais non au niveau des arrondissements et du Reich comme prévu dans le Räteartikel.

Ceci s’explique certes par la situation politique spécifique qui mina la République de Weimar. Mais l’opposition acharnée d’une doctrine juridique conservatrice puissante et influente, qui s’employa, par ses interprétations alternatives, à saper le potentiel socialiste de la Constitution de Weimar, a pu également jouer un rôle non négligeable.

B. La critique schmittienne de la « Constitution économique » et son appel à un « état d’exception économico-financier »

Mis à part dans l’œuvre « corporatiste » du professeur de droit public de l’Université de Rostock, Edgar Tatarin-Tarnheyden, voire dans l’un ou l’autre ouvrage plus isolé, c’est chez Carl Schmitt – et chez son disciple Ernst Rudolf Huber, qui paraphrase en grande partie son maître – que l’on trouve sans doute les développements les plus intéressants de la doctrine conservatrice sur la question de la Constitution économique.

Dans sa Verfassungslehre, Schmitt dénonça, en 1928, l’idée d’un parlement « économique » qui serait puisée dans l’interprétation de l’article 165 WRV. Plus fondamentalement, il considérait que si la Reichsverfassung est certes constituée de « compromis formels dilatoires » et possède un certain « caractère composite », sa substance et la hiérarchie des dispositions constitutionnelles indiquent clairement que la République de Weimar constitue un « État de droit libéral bourgeois » rejetant tout « État de classe prolétarien » et, avec lui, toute prise de contrôle politique et étatique absolue sur l’économie.

Évacuée ici de manière quelque peu lapidaire, les questions du rapport entre l’État et l’économie et d’une éventuelle Constitution économique pour la République de Weimar seront développées en 1931 par le futur Kronjurist du iiie Reich, à l’occasion de la controverse sur le « gardien de la Constitution ». Selon Schmitt, les concepts de constitutions « politique » et « économique » se révèlent en réalité mutuellement exclusifs : un État peut soit s’articuler autour d’un domaine proprement politique, car fruit d’une décision rejetant les autres domaines « neutres » (religion, économie, etc.) vers la société – c’est la « constitution politique » traditionnelle de l’État libéral du xixe siècle –, soit il peut s’organiser et organiser le politique autour de l’économie, en faisant du producteur (et non plus du citoyen) et des organes économiques (entreprises, syndicats, conseils ouvriers, etc.) le socle et la structure décisionnelle de l’État – ce serait là l’hypothèse d’une Constitution économique.

Or, Schmitt considère que c’est « l’une des décisions fondamentales et positives de la Reichsverfassung actuelle que de rejeter le système de Constitution économique, en particulier le système “politique” de conseils ». Selon lui, l’article 165 WRV n’a pas vocation, comme dans le modèle soviétique russe, à organiser l’État à partir de la sphère de la production, mais seulement à organiser l’économie (et encore seulement potentiellement, puisque l’article n’a pas d’effet direct) à côté de l’organisation proprement politique de l’État à partir de la démocratie bourgeoise : les conseils ne « représentent » pas au sens abstrait et politique (repräsentieren), ils ne font que « représenter » au sens concret des intérêts particuliers (vertreten). Notons à cet égard qu’il ne dit en apparence, sur ce point, rien d’autre que ce qu’affirmait déjà Sinzheimer, dans son discours de rapporteur et dans ses écrits, concernant le rejet tant de la « dictature des soviets » que d’une « chambre du travail ». Il en tire toutefois des conséquences opposées, car Sinzheimer voyait lui justement la possibilité de combiner « constitution de l’État » et « Constitution économique », alors que Schmitt le refuse absolument : une « Constitution économique » ne peut être que « constitution de l’État » – ou n’est rien. Plus encore, le fait que cette disposition constitutionnelle n’ait pas été mise en œuvre, sinon de manière très partielle, témoignerait de l’impossibilité d’en faire le cœur d’une Constitution économique qui régirait désormais l’État allemand, en lieu et place de la constitution politique.

Mais le futur Kronjurist du iiie Reich ne s’arrête pas à cette lecture encore relativement formaliste ; il développe une analyse beaucoup plus substantielle du développement de l’État moderne, qui serait passé, suite à la Grande Guerre, de l’État libéral du xixe siècle, neutre et non-interventionniste, à un État « total ». À partir d’une réarticulation du concept militaire de « mobilisation totale », qui visait à exprimer la réquisition de tous les domaines de la société (économie, enseignement, science, etc.) vers l’effort de guerre, Schmitt pointe en effet le « virage vers l’État total » qui, loin de réquisitionner toutes les sphères sociales pour un but politique défini par l’État, se trouve lui-même réquisitionné par tous les groupes d’intérêts sociaux particuliers, mais non moins organisés, que ce soit sous la forme de partis politiques cherchant à s’accaparer une partie du pouvoir d’État (pluralistischen Aufteilung der staatlichen Einheit) ou de puissances privées émergeant directement de la sphère économique (Polykratie in der öffentlichen Wirtschaft). Si cette tendance est perceptible dans toutes les sphères sociales, c’est en effet « dans le domaine économique que le virage est le plus frappant », puisque plus de la moitié (53 %) du revenu national allemand était, d’après ses chiffres, contrôlé par les pouvoirs publics – supprimant de facto « le mécanisme autorégulateur de la libre économie et du libre marché » et justifiant donc de parler désormais d’un « État économique » (Wirtschaftstaat).

On se retrouve donc devant une « contradiction évidente » d’un État économique sans Constitution économique, ce qui constitue le problème politique fondamental de Weimar selon Schmitt. Toutefois, si « déséconomiser l’État » n’est selon lui plus possible, adopter une Constitution économique en « économisant résolument l’État tout entier » pour en faire un « État corporatif, syndical ou de conseils » n’apparaît pas souhaitable. Au lieu de renforcer l’unité de la volonté de l’État, elle la morcellerait encore plus que dans une démocratie représentative libérale. Face à un tel constat critique, quelle solution adopter alors ? La réponse, déjà esquissée dans une section suivante de son Hüter der Verfassung sous les traits d’un appel à un « état d’exception économico-financier » (wirtschaftlich-finanzieller Ausnahmezustand), se trouve développée un an plus tard, dans la conférence mentionnée précédemment, qu’il tint le 23 novembre 1932, sur le thème « État fort – économie saine ».

Dans une perspective quelque peu dialectique, Schmitt propose une sorte d’Aufhebung, de synthèse, de cette contradiction entre État libéral et État total, à travers le concept d’État qualitativement fort, ou État total qualitatif : à l’État devenu quantitativement total, entraînant l’indistinction entre l’État et la société et la confusion entre l’État et l’économie, il s’agit de lui opposer un État particulièrement fort, autoritaire, qui prend, politiquement, la décision de dépolitiser les sphères non étatiques de la société, et en particulier (une partie de) l’économie. Comparable au stato totalitario de l’État fasciste, mais non adossé à un parti unique, cet État fort doit se reposer sur le cœur du pouvoir exécutif, à savoir le Président (grâce à l’article 48 WRV lui conférant les pouvoirs d’exception), qui doit s’affirmer et procéder à cette transfiguration de l’État total quantitatif en État total qualitatif, avec l’aide de l’armée et de la fonction publique.

Il s’agit de « rompre ce terrible enchevêtrement avec toutes sortes d’affaires et d’intérêts qui sont en réalité de nature non étatique », ce qui implique « une intervention chirurgicale très douloureuse » pour procéder à « l’acte spécifiquement politique » qu’est la « dépolitisation, [le] retrait de l’État hors des sphères non étatiques ». Mais cette « intervention chirurgicale » n’a ni pour objet ni pour objectif de revenir à la situation binaire de l’État libéral et neutre, auquel s’opposait la société et l’économie purement privée. Il est nécessaire « d’intercaler un domaine intermédiaire entre l’État et l’individu », pour se retrouver dès lors avec une « tripartition » dans le domaine de l’économie. D’un côté, « la sphère économique de l’État, la sphère des droits régaliens de l’État proprement dit », que sont notamment les transports, les postes et les moyens d’« influence de masse », c’est-à-dire de propagande (cinéma et radio). De l’autre, « la sphère du libre entrepreneur individuel, c’est-à-dire la pure sphère privée ». Et, « entre les deux, une sphère non étatique mais publique » qui serait une « auto-administration économique » articulée autour des « cartels obligatoires », des « monopoles » ou encore des « chambres de commerce et d’industrie ».

De là, il ressort que Schmitt dénie certes l’existence et la pertinence d’une Constitution économique pour la République de Weimar, ce qui présupposerait d’organiser l’État (donc le politique) autour de l’économie. Mais il défend cependant un rôle qualitativement prédominant de l’État vis-à-vis de l’économie et une conception interventionniste – quoique d’un interventionnisme de rétroaction : tout comme il convient de (re)politiser l’État pour mieux dépolitiser la société, il s’agit d’intervenir économiquement, stratégiquement et autoritairement, pour mieux circonscrire les domaines économiques respectifs de l’État, de l’auto-administration corporative (patronale et expertale) et de la sphère privée. Et, s’il le faut, via l’imposition, par le Hüter der Verfassung (le Président du Reich), d’un « état d’exception économico-financier » destiné à (re)neutraliser les antagonismes qui traversent la société civile, en intervenant sur les problèmes économiques d’intérêt public, mais en laissant, pour le reste, la place à une sphère privée libre. Or, cette dialectique de l’État neutre, tiers et arbitre indépendant, sera reprise par les libéraux… mais en l’infléchissant et en l’intégrant pleinement au concept de Constitution économique.

C. Reprise et systématisationnéolibérales de la Constitution économique de Weimar à nos jours

En investissant à leur tour le concept de Constitution économique, mais en renversant partiellement la « substance » de celui-ci, les libéraux allemands se sont donc réapproprié la notion. Cette remobilisation libérale du concept ne s’est cependant pas faite en opposition frontale aux critiques émises par les conservateurs contre l’ordre constitutionnel libéral démocratique existant. Au contraire, ils prirent en compte – voire endossèrent – certaines de ces critiques, quoique pour mieux infléchir et subvertir les solutions proposées par les adversaires conservateurs de l’État de droit libéral.

Le point de départ des réflexions libérales réside en effet dans l’analyse des causes des crises politico-économiques des années 1920-1930. Sur ce point, les économistes Alexander Rüstow et Walter Eucken ont tous deux proposé en 1932 une interprétation convergente des racines de la « crise du capitalisme ». Ses causes profondes résideraient avant tout dans les « mutations structurelles de l’État » et en particulier dans « la transformation de l’État libéral en État économique », mise en évidence non seulement par les sciences économiques, mais également, selon Eucken, par la littérature de droit public – avec, pour seule référence citée… l’ouvrage de Carl Schmitt : Der Hüter der Verfassung. Rüstow souscrit pleinement à cette interprétation, comme en atteste sa conférence intitulée « Économie libre – État fort » et consacrée aux « conditions politiques et étatiques du libéralisme économique », qui précède de deux mois celle de Schmitt dédiée au thème « État fort et économie saine ». Il y pointe, lui aussi, la pertinence des critiques de l’« État total » (quantitatif) et du « pluralisme de la pire espèce » développées par Schmitt.

Là où Rüstow s’arrête dans cette conférence à l’aspect politique de la problématique (l’envahissement de l’État parlementaire par les intérêts particuliers coalisés), Eucken opère lui, dans sa contribution sur les mutations structurelles de l’État et la crise du capitalisme, un changement de perspective qui l’amène à poser le problème non plus étatique, mais bien économique de ce Wirtschaftsstaat. À savoir le fait qu’il annihile et abolit le « principe régulateur de l’économie » qu’est le système des prix, qui dépend lui-même de l’existence d’une concurrence sur le marché. L’émergence de puissances monopolistiques ou oligopolistiques privées met déjà à mal ce principe régulateur, mais l’État économique tend carrément à l’éliminer, par ses politiques de cartellisation, de subventions, etc.

Ce changement de perspective, qui implique de braquer le projecteur sur l’importance du système des prix de marché et sur sa condition d’existence, la concurrence, révèle alors, en creux, un important décalage quant aux finalités de l’État fort. Le but n’est plus, d’abord, de restituer à l’État sa grandeur et son autorité, ce qui nécessite de se désengager partiellement de l’économie privée, tout en maintenant une sphère économique publique, mi-cartellisée, mi-politisée et « auto-administrée ». Il s’agit de mettre fin à toute concentration (privée et publique) du pouvoir économique sur le marché, ce qui nécessite certes un État fort, mais qui doit dépolitiser et « dépotentialiser » (Entmachtung) totalement l’économie.

Si l’État laisse le pouvoir se concentrer sur le marché, les grandes entités économiques qui s’en emparent seront en mesure d’imposer leur propre volonté, voire de créer leur propre droit. L’État doit donc être le gardien de l’ordre concurrentiel de marché : il doit substituer à une politique contre ou malgré le marché une politique pour le marché. C’est cette logique qui se trouve généralisée par Franz Böhm dans sa thèse d’habilitation relative à la « concurrence et [à la] lutte monopolistique ». Si, via Rüstow, Böhm partageait bel et bien la critique schmittienne d’une démocratie corruptrice de l’État et de sa fonction de tiers impartial, sa stratégie ne consistera pas tant à discuter d’autres thèses (pour le cas échéant les rejeter) qu’à proposer l’« édification d’une [nouvelle] théorie qui couperait l’herbe sous le pied des cartels ». Et cette nouvelle théorie n’est pas sans ambition, car comme Böhm le déclare explicitement dans l’avant-propos de la publication de sa thèse :

Le présent ouvrage tente de représenter les lois (Gesetzmäßigkeiten) d’une économie de marché et de concurrence libre, telles que déterminées par la théorie économique, d’une manière qui n’a pas encore été tentée. Et elle le fait en se fixant pour tâche de prouver et de présenter ce système économique comme une constitution juridique de la vie économique, comme un ordre juridique au sens positif […] d’une structure de droit constitutionnel précise et exacte. Il s’agit, pour ainsi dire, d’une tentative de traduire l’édifice doctrinal de la philosophie économique classique du langage de la science économique dans celui de la science juridique

Avec ce problème, le travail reprend la proposition de l’École physiocratique qui, il y a un siècle et demi, a soulevé l’exigence pour l’État de proclamer “la loi naturelle comme loi de l’État” dans le domaine de la vie économique. Partout où il existe aujourd’hui une Constitution économique libre, le droit de ce qu’on appelle la liberté du commerce et de l’industrie, les États ont, à un moment ou à un autre, satisfait à cette exigence. Mais aussi assidûment que des générations d’universitaires ont depuis lors étendu et affiné la connaissance des lois économiques de la nature, la science juridique s’est peu penchée sur la question de savoir à quoi ressemble une constitution juridique qui est élaborée par l’État déclarant “une loi naturelle comme loi de l’État”.

Ainsi, en repartant des conceptualisations des sciences économiques (libérales) relatives à la concurrence et aux luttes monopolistiques, Böhm développe une véritable théorie de la Constitution économique comme « constitution juridique de l’économie de marché libre », articulée fondamentalement autour du droit privé, authentique socle normatif de l’économie de marché, mais nécessitant d’être consacrée en droit public par l’entremise de la liberté du commerce et de l’industrie comme principe organisateur et régulateur de l’économie. C’est ici le premier coup de force théorique de Böhm : là où la Constitution économique était investie d’un contenu proprement socialiste, car forgée par les juristes sociaux-démocrates pour servir leur projet de démocratisation et de politisation de l’économie, et là où les conservateurs maintiennent cette acception « socialisante » de la notion – d’où leur refus de l’appliquer à Weimar –, Böhm subvertit complètement le concept, en conservant le signifiant pour mieux révolutionner le signifié, en proposant une définition véritablement libérale de la Wirtschaftsverfassung.

Cette manœuvre ne se situe cependant pas que sur un plan théorique abstrait : elle s’enracine dans une analyse détaillée de l’ordre juridique concret en vigueur sous Weimar, ainsi que dans une étude (critique) de la jurisprudence et de la doctrine y afférente. Loin d’être exclusivement descriptive, elle entretient du reste une visée performative : défendre l’ordre économique libéral de la République de Weimar. C’est d’ailleurs dans ce cadre pour ainsi dire polémique et politique que Böhm opère son second putsch conceptuel, en se réappropriant la définition décisionniste de la « constitution politique » donnée par Schmitt, mais pour mieux y faire entrer un noyau économique, contre l’avis de l’auteur de la Verfassungslehre :

D’un point de vue constitutionnel, le système de liberté du commerce et de l’industrie est une constitution de la vie économique au sens [du droit] positif ; l’introduction de ce système signifie par conséquent une “décision globale” (Gesamtentscheidung) sur la nature et la forme du processus de coopération socio-économique dans le même sens que celui par lequel Carl Schmitt décrit la constitution de l’État comme une “décision globale sur la nature et la forme de l’unité politique”.

Pour étonnant que puisse paraître au premier abord ce rapprochement opéré par Böhm entre la signification schmittienne de la notion de « constitution » et le concept de Wirtschaftsverfassung, il se révèle cependant particulièrement subtil. Schmitt considère en effet que l’ordre constitutionnel de Weimar consacre une économie libre, et non planifiée. S’il se refuse à utiliser le concept de Constitution économique, c’est seulement parce qu’il reste enfermé dans la conception antilibérale du terme. Or, c’est précisément ce « monopole » socialiste sur la notion de Wirtschaftsverfassung que brise Böhm – et il le fait avec les outils conceptuels de Schmitt, quoique pour les retourner contre lui. Et pour les retourner non seulement sur le plan purement théorique, c’est-à-dire sur la possibilité de donner au concept un contenu proprement libéral, mais également au niveau de l’interprétation du droit positif concret. Car, si Schmitt refuse de voir dans la République de Weimar, aussi avancée soit-elle sur le chemin de l’État économique et de l’État total, un ordre juridique d’économie planifiée, il défend néanmoins le maintien, par la suite de la proclamation d’« état d’exception économico-financier », d’une « économie publique » organisée autour de cartels et de monopoles. Et c’est ce que rejette strictement Böhm : le cœur de sa thèse consiste à réfuter cette cartellisation de l’ordre économique allemand. Pour ce faire, il lui oppose sa propre interprétation de la situation constitutionnelle (économique) de Weimar, basée sur le fait que l’État n’a pas mis en œuvre, sauf ponctuellement, ses prérogatives planificatrices et, surtout, que les dispositions « socialisantes » de la Section relative à l’« ordre de la vie économique » ne constituent que des dérogations au principe constitutionnel faîtier de liberté économique et de libre concurrence, établi matériellement par l’ordonnance du 21 juin 1869 instituant le Code du commerce et de l’industrie et consacré formellement par l’article 151, al. 1er et 3 WRV, puis prolongé par la loi contre les abus de position économique du 2 novembre 1923.

Ce faisant, l’État aurait donc fixé les « règles du jeu » constitutionnelles d’une concurrence libre et non faussée – règles du jeu qu’il doit alors faire respecter, ce qui implique une intervention, mais d’un type tout particulier, car seulement orientée vers la protection du mécanisme concurrentiel. Rejetant explicitement l’idée que la liberté économique trouverait sa « justification dogmatique » dans l’individu comme « porteur d’une valeur absolue », c’est-à-dire dans l’« État de droit bourgeois », ou que, de principe, cette liberté devrait être tempérée et modérée par des considérations sociales, comme le défend l’« État de droit social », Böhm voit en effet le fondement de la liberté économique dans la concurrence, dans la lutte économique des individus, qui apporte un surplus de prospérité pour la collectivité, mais qui nécessite un État fixant et contrôlant le respect des règles de cette concurrence.

Sans le nommer expressément, il pose ce faisant les bases de ce qu’il conviendra d’appeler un véritable État de droit économique, dont la Wirtschaftsverfassung représente en quelque sorte la figure achevée – ou en tout cas l’expression la plus haute. C’est ce sillon de la recherche des fondements constitutionnels du fonctionnement concurrentiel du marché que Böhm, Eucken, Rüstow et consorts poursuivront ensuite, en portant ce faisant sur les fonts baptismaux l’École dite ordolibérale (ou de Fribourg), et en inaugurant plus fondamentalement l’aggiornamento néolibéral. Car s’il est un point sur lequel convergent depuis lors les divers courants du néolibéralisme, c’est bien la double problématique des conditions nécessaires au bon fonctionnement concurrentiel de l’ordre de marché (versant épistémologique et économique de la question) et de leurs garanties institutionnelles (versant pratique et juridique).

Les ordolibéraux, bien sûr, seront aux avant-postes de cet agenda de recherche commun. Ils affineront leurs analyses et leurs propositions, en distinguant notamment la politique ordonnatrice (sur le cadre) des interventions régulatrices (dans le processus économique lui-même), puis en transposant cette partition conceptuelle au niveau du contenu à donner à une Constitution économique réellement concurrentielle, qui se subdivise là aussi en deux catégories. Les principes constituants (konstituierenden Prinzipien), au nombre de sept, regroupent les éléments suivants : un système des prix de concurrence complète (vollständige Wettbewerb) comme mécanisme de fonctionnement de l’économie ; la stabilité monétaire ; le libre accès aux marchés ; la constance de la politique économique ; l’appropriation privée des moyens de production ; la liberté contractuelle ; et, enfin, de responsabilité illimitée des acteurs économiques. Les sept préceptes régissant l’ordonnancement du cadre – qui représentent en quelque sorte les conditions nécessaires de la « société de droit privé » qu’appelle de ses vœux Franz Böhm – peuvent cependant ne pas se révéler suffisants pour assurer le bon équilibre de l’ordre concurrentiel de marché, car les forces endogènes du marché sont toujours susceptibles de fausser, par leurs erreurs ou leurs abus, le principe concurrentiel. Il faut donc prévoir en droit les principes régulateurs qui permettront à l’État de mener, en tant que tiers arbitre, les interventions régulatrices, orientées notamment vers une politique antimonopolistique et une politique « automatique » de stabilisation monétaire.

Bien qu’ils représentent peut-être la réflexion la plus aboutie à ce niveau, les ordolibéraux ne constituent cependant pas la seule voie qui mène au constitutionnalisme économique : l’un de leurs compagnons de route, Friedrich Hayek, figure lui aussi parmi les intellectuels incontournables sur la question. Au fil de son œuvre, il opéra autant de décalages par rapport aux théories de l’École de Fribourg qu’il n’approfondit certains de leurs enseignements. À partir de ses réflexions épistémologiques sur le fonctionnement du marché, d’où découle sa conception catallactique de la concurrence comme processus de découverte, il développa un nouveau « modèle de constitution » pour une société libre qui, malgré des différences (notamment sur le plan de la politique monétaire, qu’il propose de libéraliser), recoupe quelques points essentiels du projet ordolibéral : constitutionnalisation des principes de concurrence ; limitation des pouvoirs fiscaux et la disciplinarisation des dépenses publiques par la règle d’équilibre budgétaire. Il y ajoute par ailleurs la nécessité d’œuvrer à mettre en concurrence les ordres juridiques eux-mêmes, par leur fédéralisation, au niveau interne à l’État, et, au niveau externe, par leur intégration au sein d’institutions internationales, afin de dégager et de sélectionner les « meilleures » législations (fiscales, techniques, sociales, etc.). In fine, les propositions d’Hayek visent à « protéger la démocratie contre elle-même », en l’empêchant de dégénérer progressivement vers le collectivisme. Son « outillage intellectuel de secours » comprend certes des « pouvoirs de crise », mais en cas d’absolue nécessité seulement. Il discute à cette occasion les thèses de Schmitt et, tout en lui donnant raison sur le constat, propose une solution alternative à celle de l’exécutif fort prenant le pouvoir d’autorité, qui converge avec le remède traditionnel du libéralisme : diviser les pouvoirs, entre une autorité chargée de déclarer et de révoquer l’état d’urgence (en l’occurrence, dans son système, l’Assemblée législative) et une autre, le gouvernement, à qui seraient transférées certaines compétences législatives et d’autres pouvoirs « qu’en temps normal personne ne détient ». Toutefois, l’objectif constitutionnel est d’éviter, tant que faire se peut, la suspension de la rule of law, en verrouillant suffisamment bien à la base le cadre juridique pour « rendre impossibles toutes les mesures socialistes de redistribution ».

Électron libre au sein de la nébuleuse néolibérale, Hayek fait également figure de passeur du constitutionnalisme économique outre-Atlantique : sa présence à l’Université de Chicago marqua durablement le programme de recherche « néolibéral » regroupé sous le qualificatif générique d’« économie constitutionnelle » (constitutional economics) et qui se structurera, schématiquement, autour de deux écoles de pensée, aux ramifications distinctes, quoique fortement imbriquées : d’une part, la Constitutional Political Economy de James Buchanan, dérivée de la théorie du « Public Choice » de l’École de Virginie ; d’autre part, la « Nouvelle macroéconomie classique », présente tant à Chicago qu’à Harvard et qui prolonge le monétarisme de Milton Friedman en y infusant certains des enseignements de l’École de Virginie. D’une certaine façon, Buchanan et ses pairs ont développé une critique économique du fonctionnement institutionnel de l’État (où la décision est laissée majoritairement au choix discrétionnaire des hommes politiques et de l’administration) et ont procédé à une réélaboration de la manière dont les règles du jeu doivent être posées constitutionnellement pour assurer la stabilisation des prévisions des citoyens/agents économiques, qui a permis à la Nouvelle macroéconomie classique de proposer une théorie de la gouvernance par les règles plutôt que du gouvernement par les choix, dont l’une des revendications fortes tient dans la nécessaire indépendance des banques centrales et l’imposition d’un mandat strictement orienté vers la stabilité monétaire.

Bouclant en quelque sorte la boucle ouverte par l’ordolibéralisme, Viktor Vanberg, sociologue allemand spécialiste d’Hayek passé par l’école de Virginie avant de présider le Walter Eucken Institute, entreprit à partir de 1994 de systématiser, de fondre en un édifice commun, les divers versants du constitutionnalisme économique néolibéral de la seconde moitié du xxe siècle. La « dimension normative » de ce dernier y est ici pleinement assumée. Elle recouvre les revendications déjà mentionnées : constitutionnalisation de l’ordre concurrentiel de marché ; indépendance des banques centrales au mandat précisément délimité pour assurer la stabilité des prix ; limitation des pouvoirs fiscaux et la disciplinarisation des dépenses publiques par la règle d’équilibre budgétaire ; fédéralisation interne et externe (internationalisation) de l’État pour assurer la mise en concurrence normative, etc.

La Constitution économique s’entend donc finalement normativement comme la nécessité de sanctuariser, dans les normes hiérarchiquement les plus hautes de l’ordre juridique, les principes dégagés par la science économique (orthodoxe) pour garantir l’ordre concurrentiel de marché. Les choix politiques discrétionnaires ayant été scientifiquement disqualifiés, il conviendrait de s’en remettre à une gouvernance par les règles, lesquelles seraient à la fois dégagées objectivement par les économistes, traduites en droit par les juristes, mises en œuvre concrètement par des experts neutres et indépendants, c’est-à-dire déliés des aspirations et demandes émanant des groupes d’intérêts privés par le biais de la représentation politique, et, enfin, garanties institutionnellement par les juges à travers les juridictions suprêmes (nationales et internationales), nouveaux « gardiens des Constitutions (économiques) ».

III. De Schmitt au(x) néolibéralisme(s) : ni exclusion, ni filiation, mais subversion

L’allusion à cette notion de « gardien de la constitution », de Hüter der Verfassung, n’est, du reste, pas fortuite. Aperçue au cours du bref survol des débats sous la République de Weimar, l’expression fut mobilisée par Carl Schmitt dans sa recherche d’une solution, autoritaire, au « virage vers l’État total » quantitatif, à la pente glissante vers l’État économique qu’il diagnostiquait alors. Or, nous l’avons vu aussi, un courant critique s’est attelé au cours de ces dernières décennies à dénoncer l’« alliance inavouable » (unholly alliance) entre Schmitt et les néolibéraux au service d’un « libéralisme autoritaire ». Certains insistent sur le potentiel libéralisme de Schmitt, d’autres sur l’autoritarisme des néolibéraux. Il nous faut dès lors, à ce stade, affronter la difficile question des éventuelles relations entre le(s) néolibéralisme(s) et Carl Schmitt. Pour le formuler rapidement, il apparaît que les néolibéraux (y compris les ordolibéraux donc) ne peuvent être réduits à une pure et simple filiation schmittienne et à un libéralisme autoritaire décomplexé ; mais on ne peut symétriquement négliger de penser la relation, complexe, qui les relie – et qui se déploie en termes de subversion. Schmitt reste un antilibéral convaincu (A), mais d’un antilibéralisme qui trouve sa source dans une critique plus fondamentale du socialisme et de la démocratie « illimitée » que partagent les néolibéraux (B), tout en proposant, eux, une alternative à la solution autoritaire classique d’un exécutif fort délié des réquisits de l’État de droit (C).

A. L’antilibéralisme de Schmitt

Schmitt reste en effet un adversaire tenace du libéralisme, cette politique de l’anti-politique trop faible pour assurer ses propres conditions d’existence et dont la crise semble être l’horizon toujours renouvelé, cette pensée normativiste des règles générales et abstraites déconnectées du pouvoir réel, lui qui ne se pense au contraire ultimement que sur le mode de la décision. S’il investit la question de la « dictature » et de l’« état d’exception » en 1921 dans La Dictature, qu’il applique également à l’économie dix ans plus tard dans le Gardien de la Constitution, c’est bien pour dépasser le formalisme de l’État de droit libéral et réarmer l’État face aux assauts de la société civile, pour réinstaurer l’ordre. Passer outre les principes du Rechtsstaat libéral pour restaurer la raison d’État, tel est en substance son credo.

S’il insiste sur l’homogénéité sociale, notamment avec son concept de politique comme discrimination entre « ami-ennemi », et sur la « démocratie plébiscitaire », comme mode d’expression d’une société expurgée de la métaphysique individualiste libérale, c’est pour combattre le relativisme qu’induit un libéralisme poussé dans ses ultimes conséquences, jusqu’à la contradiction interne. S’il maintient l’idée d’une économie partiellement cartellisée, pour les secteurs stratégiques (propagande, transport, etc.) nécessaires au maintien de l’ordre et de l’homogénéité sociale, c’est de même pour s’assurer que l’État soit toujours suffisamment puissant face à la société civile et à l’économie libérale privée – qui gardent cependant une autonomie relative en ce qu’elles représentent l’envers nécessaire de l’État. Là où les libéraux voient l’État comme un mal nécessaire dans une société libre, Schmitt regarde la société (partiellement) « libre » comme le pendant inévitable de l’État fort, garant d’un ordre pacifié, car homogénéisé d’en haut.

Certes, en ce que son argumentation demeure prise dans l’horizon de ce qu’il combat, Schmitt déploie d’une certaine manière un « libéralisme de signe inverse », pour reprendre l’expression de Jean-François Kervégan, qu’il emprunte lui-même à Leo Strauss. Il n’empêche que ce « signe inverse » compte. Schmitt ne peut aussi facilement être ramené à un libéral, fût-il « autoritaire ».

B. La critique radicale du socialisme et de la démocratie « illimitée »

Mais on ne peut s’arrêter ici. La critique du libéralisme par Schmitt doit se lire à la lumière de la lutte, plus fondamentale, qu’il oppose au socialisme – qui constitue selon lui quelque chose comme le devenir inévitable du libéralisme, une fois celui-ci dépassé par ses contradictions internes entre démocratie et Rechtsstaat. Sa défense de la dictature commissariale du Président du Reich doit être comprise comme une réaction au risque de « dictature du prolétariat » et à la controverse entre Kautsky et Lénine sur la possibilité de subvertir l’État de l’intérieur par le parlement dans un ordre constitutionnel libéral, comme il l’indique explicitement dans l’avant-propos de l’ouvrage – et comme l’exprime assez clairement le sous-titre de l’édition originale allemande (« Des origines de la pensée moderne de la souveraineté à la lutte des classes prolétarienne »). Son intérêt, voire sa fascination pour l’État fasciste mussolinien et la revendication d’une démocratie plébiscitaire où le Führer incarne le peuple sans avoir à lui rendre des comptes, sinon sur la modalité de l’acclamation, est à concevoir comme une charge non seulement contre le régime parlementaire enfermé dans les querelles et compromis entre intérêts jugés particuliers, fussent-ils collectifs, mais également contre l’idéal rousseauiste d’autonomie radicale du corps politique, où l’unité sociale passe par la métabolisation du dissensus via la délibération, avec un refus radical de toute transcendance. Le prétendu peuple « souverain » de Schmitt n’a que la possibilité de répondre par oui ou non à des questions qui lui ont été posées par le détenteur du pouvoir exécutif, qui le guide et le façonne pour assurer l’homogénéité sociale nécessaire pour former société contre les « ennemis » extérieurs. En tant que décideur en dernier ressort de la situation exceptionnelle, c’est bien ce dernier, le plus haut dignitaire de l’État, qui se trouve être le Souverain dans la pensée de Schmitt. Contre ceux qui seraient tentés d’affirmer un peu vite le « démocratisme » de Schmitt en raison de sa défense du césarisme plébiscitaire – pour mieux peut-être souligner les dangers des « excès » de démocratie –, il convient de rappeler, encore et toujours, la position de Rousseau sur la question des suffrages, de l’unanimité et de l’acclamation. Présente sans doute abstraitement comme frontière asymptotique de l’intérêt général, l’unanimité et l’homogénéité des positions se révèlent finalement un leurre dans la réalité concrète d’une République :

[À] l’autre extrémité du cercle l’unanimité revient. C’est quand les Citoyens tombés dans la servitude n’ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et la flatterie changent en acclamations les suffrages ; on ne délibère plus, on adore ou on maudit.

Quoi qu’il en soit, s’il critique les contradictions internes du libéralisme, Schmitt le fait aussi et surtout pour son incapacité – réelle ou alléguée, ici n’est pas la question – à surmonter les crises qu’il provoque inévitablement par son relativisme axiologique, qui ouvrirait la porte du pouvoir aux adversaires du libéralisme – au premier rang desquels figurent les socialistes marxistes et leur volonté de « dépérissement de l’État ». En antagonisant à l’extrême les termes « démocratie » et « libéralisme » (ou « État de droit », entendu dans son sens matériel libéral), en en faisant non des idéaux-types toujours présents dans l’ordre constitutionnel libéral de Weimar, fût-ce sous forme de tension dynamique, mais des concepts contradictoires, Schmitt force alors ses contemporains libéraux, puis les néolibéraux, à choisir leur camp. C’est ce qu’ils ont fait, mais à leur manière : sans remettre en cause le diagnostic, ils proposent un contre-remède.

Tous les intellectuels mentionnés au cours de l’étude ont exprimé le fait que la sanctuarisation juridique de certains principes ou règles économiques dans des normes hiérarchiquement supérieures à celles législatives, édictées par les parlements élus, était rendue nécessaire par le « surmenage de l’État » (Overburdening en anglais ou Überforderung en allemand), par sa tendance à intervenir de manière désordonnée, contre-productive et illégitime dans toutes les sphères de la société et, en particulier, dans les relations de production, de distribution et de propriété, en raison d’une sollicitation trop grande des groupes d’intérêts privés vis-à-vis des décideurs publics. In fine, c’est donc, comme chez Schmitt, la démocratie représentative qui est visée. On touche ici à la « crise de gouvernabilité des démocraties » avancée par Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki dans leur rapport à la Commission trilatérale en 1975, c’est-à-dire en plein cœur de la période de renversement idéologique au sein des sciences économiques, passant du paradigme keynésien à l’orthodoxie néolibérale, et qui donnera lieu aux consensus dits « de Washington », puis « de Bruxelles ».

C. Contre l’autoritarisme schmittien, la constitutionnalisation de l’économie – compromis avec la démocratie parlementaire

En revanche, les réponses des futurs ordo- et néolibéraux peuvent s’analyser comme une tentative de subversion des solutions antilibérales de Schmitt. Ils ont repris certains concepts de Schmitt (État fort, définition décisionniste de la constitution, pouvoirs de crise, etc.) mais en les infléchissant, pour sauver l’ordre économique libéral, en limitant explicitement les potentialités démocratiques sans pour autant tomber, du moins en théorie, dans l’autoritarisme schmittien – même si, ce faisant, ils avalisent cependant les coordonnées du débat tel que posé par Schmitt, ce qui n’est pas sans conséquence sur le plan démocratique.

Dès l’éclatement de la crise de 1929 et la contestation de l’ordre de marché qu’elle induit, Alexander Rüstow et Walter Eucken reprennent à leur compte la critique schmittienne de l’État économique, de l’État total quantitatif, du surmenage de l’État par l’assaut des masses au sein des institutions représentatives. Pour sauver le système capitaliste et l’ordre de concurrence, il s’agit de penser comment mieux limiter les principes démocratiques au nom du libéralisme, pour certes garder les premiers autant que possible, mais pour les empêcher en tout cas de renverser le second. Nous pourrions cependant affirmer alors que c’est là le propre du constitutionnalisme libéral et qu’il n’y a donc pas tant rupture que continuité entre les libéraux et les néolibéraux. Pourtant, le renouvellement (et la rupture partielle) se fait justement dans la mesure où, entre-temps, le régime parlementaire « bourgeois » n’est plus vu comme l’instrument de libéralisation de la société, à l’image de ce qu’il fut au xixe siècle, mais au contraire, extension progressive du suffrage oblige, comme l’outil de son « étatisation », de l’effacement de l’autonomie et de la responsabilité individuelle derrière les fins collectives des majorités. En posant le régime parlementaire représentatif comme le responsable de la crise multiple (économique, politique, morale, etc.) que traverse la société libérale dans l’entre-deux-guerres, les premiers ordolibéraux se placent dans l’antinomie avancée par Schmitt, qu’ils ne cherchent pas à contester – mais dont ils tenteront évidemment de proposer une autre issue, proprement libérale, par l’idée de Constitution économique.

Plus tard, Hayek agit d’une façon comparable, en particulier pour mieux dénoncer l’État-providence mis en place au cours des Trente Glorieuses – nouvel avatar, en pire, de l’« État économique » de l’entre-deux-guerres. Que l’on nous comprenne bien : il ne fait aucun doute que tout au long de son œuvre, Hayek polémique avec Schmitt, qu’il cite volontiers comme le Kronjurist d’Hitler : il le cible comme un penseur « totalitaire », dont la « pensée concrète de l’ordre », qu’il développe en 1934 dans Les trois types de pensée juridique, constituerait la quintessence de l’ordre finaliste antilibéral et anti-spontanéiste. D’un autre côté, il lui reconnaît précisément le mérite d’avoir compris mieux que quiconque à l’époque les contradictions internes de l’ordre constitutionnel libéral démocratique. De manière implicite, La Route de la Servitude représente déjà d’ailleurs une extrapolation du virage vers l’État total quantitatif diagnostiqué par Schmitt. Surtout, lorsqu’il développera plus tard une critique plus articulée de la démocratie comprise comme souveraineté du peuple par le truchement de la règle majoritaire, il donnera explicitement raison à Carl Schmitt quant à son constat d’une incompatibilité entre Rechtsstaat et démocratie – si et seulement si l’on comprend cette dernière de manière « illimitée ». Dans son maître-ouvrage Droit, législation et liberté, à l’intérieur d’une note subpaginale placée à l’appui de sa critique des assemblées représentatives aux pouvoirs illimités, il reformule ceci en ces termes :

La faiblesse d’un gouvernement omnipotent démocratique a été clairement distinguée par Carl Schmitt, l’extraordinaire analyste allemand de la politique qui, dans les années 1920, a probablement compris le caractère de la forme de gouvernement qui se développait alors, mieux que la plupart des gens ; et qui en chaque occasion en a déduit des critiques virulentes en choisissant la mauvaise cible, à mon avis, tant du point de vue moral que politique. Cf, par exemple, dans son essai sur « Legalität und Legitimität » de 1932 […] :

“[Un État de partis pluraliste devient ‘total’ non pas par force et puissance, mais par faiblesse ; il intervient dans tous les domaines de la vie parce qu’il doit répondre aux revendications de tous les intéressés. Il doit en particulier s’immiscer dans le domaine de l’économie, jusqu’ici libre, même s’il y renonce à toute direction et influence politique]”.

Lorsque Hayek avance que Schmitt s’est totalement fourvoyé dans sa cible et ses critiques virulentes, il n’est pas difficile de comprendre qu’il entend par là le libéralisme ; lorsqu’il reconnaît à l’inverse que Schmitt a compris mieux que personne les ravages du « gouvernement omnipotent démocratique », il est tout aussi certain qu’il avalise l’antinomie entre démocratie représentative et libéralisme. Tout l’édifice conceptuel de Hayek, son « modèle de constitution », est à lire comme une réponse alternative à cette antinomie ; elle passe, là encore, par une limitation du périmètre démocratique au profit de l’ordre libéral de marché.

Enfin, Buchanan, lui, déplace quelque peu la problématique et tente au contraire de réconcilier démocratie et ordre libéral de marché. Le « contractualisme » qu’il injecte dans sa vision néolibérale du monde en fait un penseur atypique : il reconstruit sur une base démocratique le contrat social à la base de la constitution d’un État libéral, où les citoyens se mettent d’accord sur les « règles du jeu » selon un « calcul de consentement » rationnel ; son entreprise de « réconciliation » passe cependant, là aussi, par une critique du fonctionnement de l’État-providence, fondée sur une analyse des comportements des décideurs publics en termes de rationalité économique. Par rétroaction, si les règles du jeu inscrites dans la constitution sont réputées être consenties démocratiquement (par une règle de majorité qualifiée), elles doivent cependant consacrer un contenu spécifique (les conditions de l’ordre concurrentiel de marché) pour être considérées comme réellement démocratiques. Au-delà des différences de nuances ou d’oppositions plus conséquentes, la métapolitique buchanienne se révèle sensiblement proche des agendas constitutionnels poursuivis par les divers courants de la nébuleuse néolibérale, depuis les ordolibéraux jusqu’à la Nouvelle macroéconomie classique en passant par les adeptes des thèses hayekiennes : limitation du pouvoir taxateur de l’autorité publique par la sanctuarisation de l’équilibre budgétaire ; fédéralisation de l’État pour mettre en place une concurrence normative interne (et ainsi améliorer l’efficacité des normes) ; neutralisation de la politique monétaire par la juridification constitutionnelle de règles de gestion monétaire (quantité de monnaie en circulation ou, à défaut, limite d’inflation tolérée) couplée à l’indépendance de la banque centrale pour assurer la prééminence de l’expertise savante sur l’arbitraire politique ; consécration d’une politique de concurrence, à tout le moins pour contrer les comportements les plus nuisibles tels que les stratégies d’éviction non fondée sur la performance.

Par la politique sur le cadre constitutionnel, les néolibéraux cherchent en réalité à s’assurer contre les risques de dégénérescence de l’ordre de marché, que ce soit sous les pressions internes des forces endogènes (premiers ordolibéraux) ou, plus généralement, sous les assauts des masses prenant en otage l’État au nom d’intérêts particuliers coalisés (péril souligné par l’ensemble des courants néolibéraux). La Constitution économique néolibérale est donc une réponse alternative au risque, déjà diagnostiqué par Schmitt, d’un État économique, d’un État total quantitatif, d’un État-providence. Elle est une réaction à la menace que fait peser le régime parlementaire, et une conception de la démocratie réputée « illimitée », sur l’ordre de marché – pendant économique et complément indispensable d’une démocratie bien comprise, c’est-à-dire nécessairement limitée et toujours respectueuse des libertés fondamentales de l’individu, en particulier sur le plan économique.

Conclusion – La dialectique néolibérale de la dépolitisation de l’économie par le droit : la constitutionnalisation comme prophylaxie ; l’état d’exception comme antidote

Depuis la systématisation d’une politique ordonnatrice prônée par les premiers ordolibéraux jusqu’à la défense de l’ordre de stabilité européenne exprimée par les derniers gardiens du temple fribourgeois (Viktor Vanberg) en passant par le « modèle de constitution » et le fédéralisme fiscal de Friedrich Hayek, par l’indépendance des banques centrales prônée par la Nouvelle macroéconomie classique ou encore par les divers dispositifs d’autocontraintes du Léviathan imaginées par l’École de Virginie de James Buchanan, une constante émerge ainsi dans les solutions conçues par les tenants du constitutionnalisme économique : la nécessité de dépolitiser l’économie (c’est-à-dire, dans leur pensée, l’institution du marché) en recourant aux mécanismes de coercition qu’offre le droit. L’idée de hiérarchie des normes, y compris et en particulier l’existence d’une possible norme supra-législative, tendanciellement hors de portée du parlement élu, et la question du gardien (juridictionnel) de la Constitution sont ainsi les outils conceptuels du droit qui contribueraient à résoudre et à prévenir le surmenage de l’État induit par l’ingouvernabilité d’une démocratie jugée trop étendue, car s’appliquant également aux choix économiques pourtant préalablement posés comme objectifs (bien qu’ils nécessitent un cadre spécifique pour s’exprimer) – solution qui permettrait d’esquiver la critique antilibérale de Schmitt.

Car ce que Schmitt reprochait finalement au libéralisme, c’est son incapacité à répondre aux crises qu’il engendre inévitablement par son relativisme axiologique. Il s’en remettait à un État autoritaire où le parlement est en quelque sorte évacué au profit de la relation directe entre le chef de l’État et le peuple. Face à l’urgence, il en appelait à un « état d’exception économique » qui suspendrait les principes libéraux du Rechtsstaat pour assurer la survie de l’ordre constitutionnel en place. Mais cette théorie de l’état d’exception ouvre déjà elle-même à une première piste de solution aux défenseurs du libre marché. Marie Goupy a montré, avec une impressionnante clarté, toute l’ambivalence de l’état d’exception schmittien, qui se veut une alternative à la pensée libérale de l’ordre, mais se révèle paradoxalement une solution néolibérale potentielle en cas de crise. Il reproduit en effet, certes de manière autoritaire, l’autonomie du politique, donc également, par contrecoup, l’autonomie des autres sphères sociales, y compris économique. Or, une telle autonomie représente le trait distinctif des pensées libérales puis néolibérales :

L’ensemble de la théorie de l’état d’exception vise à protéger l’autonomie du politique, qui ne constitue jamais, à l’époque contemporaine, que l’autre versant de l’autonomie des ordres rationnels objectivés – du droit, de l’économie, de la morale, de la culture, de la science et de la technique. Si la théorie de l’état d’exception – qui est aussi une théorie de la décision politique – se construit donc sans aucun doute comme une alternative à la pensée rationaliste, de manière ambiguë, elle offre également une théorie du politique adaptée à la structure de l’ordre rationaliste libéral : une théorie limitée de l’action politique et étroitement liée à la situation d’exception ou au fait de la crise dans un ordre structurellement dépolitisé. […] [A]insi que le pointe Léo Strauss […] la théorie schmittienne du politique demeure dans l’horizon d’une conception de l’ordre structuré autour de la séparation des domaines du social. […] [U]ne telle conception paradoxalement limitée du politique constitue en fait l’autre versant d’un ordre structurellement dépolitisé par l’autonomisation des ordres rationnels objectivés, où la seule fonction du politique consiste en fin de compte à rétablir le fonctionnement relativement “mécanique” du droit et de l’économie.

L’« état d’exception », notamment dans son versant économique, est donc susceptible d’être réinvesti et subverti dans un sens (néo)libéral – toujours orienté vers la dépolitisation de la sphère économique objectivée dans l’ordre de marché. La suspension de l’État de droit face à une crise existentielle reste une option toujours ouverte en cas d’absolue nécessité, un antidote de dernier recours, comme en témoignent les positions bien connues de Milton Friedman et de Friedrich Hayek face au coup d’État du général Pinochet et à sa stratégie du choc pour réformer l’économie après l’expérience « totalitaire » du Président élu Salvador Allende. Hors de la situation politique chilienne concrète, Hayek y consent d’ailleurs également sans difficulté au plan théorique, puisqu’il intègre la question des « pouvoirs de crise » dans son « modèle de constitution », en discutant explicitement l’analyse de Schmitt – lui donnant raison sur la nécessité de pouvoir suspendre l’ordre juridique (libéral) en cas de risque existentiel mais proposant des modalités alternatives (en termes de division des pouvoirs de crise) pour en limiter cependant la portée.

Néanmoins, comme son nom l’indique, l’option est censée rester une solution exceptionnelle, de dernier ressort, dans l’édifice conceptuel néolibéral. Or, le leitmotiv des néolibéraux, ce qui représente en quelque sorte leur agenda commun, est de penser un dispositif qui permet de prévenir la survenance des crises, de créer un cadre juridique suffisamment robuste pour assurer l’autonomisation des sphères sociales et la dépolitisation de l’économie sans devoir, en principe, en passer par ce « moment » politique extraordinaire de réaffirmation de la dépolitisation de la société.

Il est alors possible de mieux prendre la mesure de la relation qui lie la « Constitution (économique) » à l’« état d’exception (économique) ». La pensée de l’état d’exception est le négatif – mais non la négation – du constitutionnalisme néolibéral. Il est l’envers qui permet d’assurer l’autonomie des sphères sociales, qui permet de réaffirmer leur (dé)couplage structurel par le droit. L’économie étant la sphère sociale où se marque (et se revendique) le plus cette autonomisation, autour du marché concurrentiel, c’est là que les crises apparaissent sans doute avec le plus d’acuité. Et c’est donc là que s’est (re)déployée la pensée constitutionnelle néolibérale. Là où l’état d’exception (économique), c’est-à-dire la suspension de l’ordre juridique en vue de sa restauration, se révèle être la réaction en situation de crise aigüe, par la décision hautement politique de dépolitisation qu’il permet, la Constitution économique représente elle la réponse à apporter en situation normale, pour stabiliser l’ordre libéral et éviter tant que faire se peut les crises et contestations. L’état d’exception (économique), réarticulé dans une perspective libérale, est l’antidote d’ultime recours ; la Constitution économique, le dispositif prophylactique, préventif.

En ce sens, la Constitution économique représente en réalité le vrai dépassement des néolibéraux vis-à-vis de Schmitt. En travaillant à étendre la pensée matérielle de l’État de droit pour la prolonger au domaine économique et à garantir son intégrité en sanctuarisant constitutionnellement les règles et principes économiques objectivés, ils construisent en amont, autant que possible, la réponse aux risques de crise, tout en gardant il est vrai toujours ouvert, à titre de potentialité, le recours à l’état d’exception.

On peut alors mobiliser la dialectique de la Constitution et de l’état d’exception économiques pour étudier des phénomènes d’actualité, notamment l’évolution de l’Union européenne – nous l’avons d’ailleurs tenté à d’autres occasions. Mais il n’est pas nécessaire, pour ce faire, de tirer un trait d’union ou de suggérer une équivalence entre l’autoritarisme de Schmitt et le constitutionnalisme néolibéral. La défense de la démocratie n’y gagne rien – la probité scientifique encore moins.

Guillaume Grégoire

Guillaume Grégoire est docteur en sciences juridiques et chercheur en droit économique et théorie du droit à l’Université de Liège. Sa thèse porte sur le thème « La Constitution économique. Une enquête sur les rapports entre économie, politique et droit ». Il est l’auteur de L’économie de Karlsruhe. L’intégration européenne à l’épreuve du juge constitutionnel allemand (CRISP, 2021) et a co-dirigé l’ouvrage collectif The Idea of Economic Constitution in Europe. Genealogy and Overview (Brill, 2022).

Pour citer cet article :

Guillaume Grégoire « L’économie entre constitutionnalisation et état d’exception : l’épineuse question des rapports entre Carl Schmitt et les néolibéraux », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/l'economie-entre-constitutionnalisation-et-etat-d'exception-:-l'epineuse-question-des-rapports-entre-carl-schmitt-et-les-neoliberaux-1938]