Cette contribution analyse les objections doctrinales et politiques qui ont été soulevées contre le contrôle de la constitutionnalité des lois dans le contexte espagnol. Jusqu’en 1931, l’Espagne a suivi une trajectoire semblable à celle de la plupart des autres pays d’Europe : un tel contrôle apparaissait inacceptable, car attentatoire à la souveraineté du parlement démocratique. C’est précisément l’objection démocratique, combinée avec celle selon laquelle la protection de la constitution est une tâche politique et non juridictionnelle, qui a été massivement soulevée contre le Tribunal des Garanties constitutionnelles instauré par la Constitution républicaine de 1931. Si aujourd’hui la justice constitutionnelle apparaît comme une donnée incontestable de la vie institutionnelle et politique espagnole, ces arguments réapparaissent parfois dans le débat intellectuel et politique ibérique.

Critique of a Judicial Constitutional Review in Spain

This contribution examines the doctrinal and political objections that have been raised against the control of the constitutionality of laws in the Spanish context. Until 1931, Spain followed a similar trajectory to most other European countries: such control appeared unacceptable, as an attack on the sovereignty of the democratic parliament. It was precisely this democratic objection, combined with the view that constitutional protection is a political and not a judicial task, that was overwhelmingly raised against the Tribunal of Constitutional Guarantees (Tribunal de Garantias Constitucionales) established by the Republican Constitution of 1931. Today, constitutional justice appears to be an indisputable fact of Spanish institutional and political life, but these arguments occasionally reappear in Iberian intellectual and political debate.

D

ès sa conceptualisation, les juristes espagnols ont montré une certaine méfiance à l’égard de la souveraineté moderne. L’idée d’un législateur, qu’il s’agisse d’un Monarque ou d’un Parlement, détenteur d’un pouvoir de faire et défaire le droit sans aucune forme de limite juridique, heurtait la pensée juridique espagnole. C’est avec hostilité que les idées de Jean Bodin furent reçues par les légistes espagnols du xviie siècle. Cette défiance s’explique par la prégnance du catholicisme traditionaliste dans la pensée classique espagnole. La première traduction en castillan des Six Livres de la République, l’œuvre majeure de Jean Bodin, n’a d’ailleurs pu être publiée qu’à la condition d’être « catholiquement amendée ». On retrouva plus tard ce même rejet de la souveraineté chez les plus grands penseurs espagnols du xixe siècle. On peut donner l’exemple de Juan Donoso Cortés, dont la pensée conservatrice et contre-révolutionnaire a largement dominé le xixe siècle en Espagne. Donoso Cortés écrivait, dans une lettre adressée au directeur de la Revue des Deux mondes, qu’un « pouvoir sans limite est un pouvoir essentiellement antichrétien et en même temps un outrage contre la majesté de Dieu et la dignité de l’homme ».

Ce rejet du pouvoir souverain aurait pu faire de l’Espagne une terre propice à la réception du contrôle de la constitutionnalité des lois. En effet, les Espagnols, rejetant toute forme de pouvoir absolu, auraient pu vouloir confier à des juges la mission d’imposer au législateur des limites tirées, notamment, de principes juridiques supérieurs inscrits dans leur constitution. Il n’en fut rien, du moins jusqu’à l’avènement de la Deuxième République en 1931. Jusqu’à cette date, les limites que les Espagnols fixèrent aux détenteurs successifs du pouvoir législatif, qu’il s’agisse, selon les périodes, du Monarque seul ou du « monarque-en-son-Parlement », furent toujours essentiellement d’ordre moral ou éthique. Si les Espagnols convenaient aisément du fait qu’aucun pouvoir ne saurait porter atteinte à certains principes suprapositifs, ils n’envisagèrent jamais sérieusement de confier à des juges la faculté de censurer le législateur. Non seulement un tel contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois n’existait pas en droit positif jusqu’au début du xxe siècle mais, en outre, on ne trouve que très peu de propositions doctrinales ou politiques tendant à l’instaurer. Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas qu’il n’y ait pas eu, durant cette période, de critiques politiques ou doctrinales construites de la justice constitutionnelle. Ce qui caractérisait alors le rapport de l’Espagne au contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, c’était essentiellement l’indifférence (I).

La question du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois n’est réellement apparue, comme sujet de controverse en Espagne, qu’au début des années 1930. L’Espagne s’est alors dotée, avec la Constitution républicaine de 1931, d’une juridiction constitutionnelle en grande partie calquée sur le « modèle » dit autrichien. Avec cette juridiction sont apparues les premières manifestations de défiance doctrinales et politiques à l’égard du contrôle de constitutionnalité des lois (II).

Au sortir du franquisme, l’Espagne opta, de façon extrêmement consensuelle, pour la justice constitutionnelle, ce qui n’empêche pas, depuis l’adoption de la Constitution de 1978, que des critiques surgissent à l’encontre non pas tant de la justice constitutionnelle dans son principe même qu’à l’égard du Tribunal constitutionnel (III).

I. L’indifférence initiale

La question de la protection de la Constitution se pose pour la première fois dans l’histoire politique de l’Espagne en 1812. C’est alors qu’est adoptée la première Constitution libérale espagnole : la Constitution de Cadix du 19 mars 1812. Plusieurs interventions de députés constituants, notamment celles d’Agustín Argüelles, montrent qu’ils distinguent nettement le pouvoir constituant des pouvoirs constitués, donc les lois constitutionnelles des lois ordinaires. Ils déduisent de cette distinction la nécessité de protéger la future Constitution face aux pouvoirs constitués, protection qui doit notamment passer par l’instauration d’une procédure rigide de révision de la Constitution.

Mais les constituants de Cadix ne déduisent pas de cette distinction la nécessité de créer un juge unique qui, suivant ce qu’on appellera plus tard le « modèle » autrichien ou européen de justice constitutionnelle, monopoliserait la fonction de veiller au respect par le législateur de la Constitution. Ils n’envisagent pas non plus d’autoriser les juges ordinaires du pouvoir judiciaire à exercer une telle fonction. C’est au contraire, comme chez les révolutionnaires français, la méfiance à l’égard des juges qui domine chez les constituants espagnols, comme cela ressort de l’article 245 de la Constitution de Cadix, lequel délimite strictement le rôle des juges : « Les tribunaux ne pourront exercer d’autres fonctions que celles de juger et de faire que soit exécutée la chose jugée. » Du côté de la doctrine, l’un des pères fondateurs du droit politique espagnol, Ramón de Salas, résume très bien l’état d’esprit à l’époque, lorsqu’il écrit en 1821 :

Les fonctions du pouvoir judiciaire se réduisent à appliquer la loi faite par le pouvoir législatif aux cas particuliers ; et à l’appliquer littéralement sans interprétation ni commentaire. Le juge, qui se permet d’interpréter la loi et d’en abandonner la lettre pour suivre ce qu’on appelle son esprit, usurpe évidemment les fonctions du pouvoir législatif et commet un attentat contre la liberté individuelle, laquelle consiste principalement dans le droit d’être jugé par la loi et non par l’homme.

Ainsi, suivant la tradition révolutionnaire française, la loi est regardée par les premiers libéraux espagnols comme l’expression pure et parfaite de la volonté générale. On n’imagine pas alors que les représentants du peuple puissent être une menace potentielle pour la Constitution. Au contraire, ils sont considérés comme les principaux protecteurs de la norme fondamentale. Dans ces conditions, il apparait encore impossible de penser le contrôle de constitutionnalité des lois par un juge. Le législateur est réputé infaillible. La protection de la Constitution ne peut être que politique et ainsi confiée qu’aux députés et, plus généralement, à l’ensemble de la nation.

Le retour de la Monarchie conservatrice, après la parenthèse libérale de Cadix, n’aide pas à penser le contrôle juridictionnel des lois en Espagne. La distinction entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués disparait alors complètement des esprits et, avec elle, le distinguo entre les lois ordinaires et les lois constitutionnelles. La seule « vraie » constitution qui vaille, dans l’esprit des conservateurs espagnols, est la « Constitution historique » de l’Espagne, laquelle est une sorte de constitution non écrite et coutumière. Il existe bien des constitutions écrites durant cette période : les constitutions de 1834, de 1837 et de 1845, mais elles ne sont pas regardées comme des lois fondamentales par les hommes politiques et les juristes de l’époque. À leurs yeux, elles ne sont que des documents programmatiques dépourvus de valeur juridique contraignante. Les trois constitutions précitées ne sont pas rigides et peuvent être modifiées par la loi. Celle-ci, œuvre du « Monarque-en-son-Parlement », est la norme suprême de l’ordre juridique espagnol. En cette qualité, elle est incontestable et incontrôlable. C’est encore et toujours le règne du légicentrisme d’inspiration française. Il n’existe évidemment pas de juridiction spécialisée et unique pour connaitre de la constitutionnalité des lois et les juges ordinaires n’envisagent pas un seul instant d’exercer eux-mêmes un tel contrôle. On ne leur demande d’ailleurs pas de le faire.

Les esprits évoluent un peu en 1869, date du grand retour du libéralisme à la suite de la révolution de 1868 qui détrône la reine Isabelle II. Avec le libéralisme, comme en 1812, réapparait la distinction entre le pouvoir constituant et les pouvoirs constitués, entre les lois fondamentales et les lois ordinaires. En outre, les constituants de 1869, contrairement à ceux de Cadix, semblent bien connaitre le fonctionnement du judicial review américain. En atteste l’intervention du député républicain Estanislao Figueras qui plaide, à notre connaissance, pour la première fois de l’histoire constitutionnelle espagnole, pour que la Constitution reconnaisse aux tribunaux le pouvoir d’écarter une loi contraire à la Constitution. Il s’étonne en ces termes du fait que l’on n’autorise pas les juges à exercer le contrôle de constitutionnalité des lois :

Vous avez, dans la Constitution, qualifié la magistrature de pouvoir judiciaire, sans doute de manière ironique, car ne saurait être qualifié de véritable pouvoir celui qui n’a pas le droit de dire : cette loi est contraire à la Constitution ; cette loi est contraire aux droits individuels ; je ne respecte pas, je n’obéis pas à cette loi.

Finalement, aucun mécanisme de contrôle de la constitutionnalité des lois, autre que celui exercé par le Parlement lui-même, n’est instauré par la constitution libérale du 6 juin 1869. On s’en tient à l’instauration d’un contrôle diffus de légalité des règlements. De la même manière qu’en 1812, on estime alors que la révolution est le seul moyen de protéger la Constitution, comme l’illustre une intervention du député Romero Girón : « le pouvoir, l’autorité, le parti ou les Cortès qui violent la Constitution s’exposent à ce qui leur arrive ce qui est arrivé à la dynastie passée et aux hommes qui l’ont servie. » Aucun véritable débat sur le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois n’a eu lieu, puisqu’aucun député-constituant n’estime nécessaire de répondre à l’intervention de Figueras. C’est sans doute ici la meilleure preuve de l’indifférence que suscite encore, à ce stade de l’histoire de la pensée constitutionnelle espagnole, la problématique du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois.

Cette indifférence connait une exception avec la première expérience républicaine espagnole. En 1873, les républicains parviennent au pouvoir et instaurent la Première République espagnole. Ils adoptent un projet de Constitution non seulement républicaine, mais aussi fédérale. Ce texte, d’inspiration américaine, dispose que le Tribunal suprême fédéral pourra suspendre les lois fédérales qui seraient contraires à la Constitution. L’objectif des constituants est alors surtout que cette juridiction tranche des futurs conflits de compétences qui pourraient naître entre les autorités centrales et les autorités fédérées. Bien qu’il s’agisse d’une grande nouveauté, non seulement dans l’histoire espagnole mais aussi européenne, cet aspect du projet de Constitution ne suscite aucun débat au sein de l’assemblée constituante. Ceci s’explique sans doute par le contexte politique. La jeune République est alors menacée, à sa droite par le mouvement carliste, à sa gauche par l’insurrection cantonaliste. Dans ce contexte de quasi-guerre civile, les questions constitutionnelles passent assez logiquement au second plan. Le projet de Constitution fédérale n’entre finalement pas en vigueur. Les conservateurs modérés profitent du chaos général pour renverser le régime républicain, reprendre le pouvoir et restaurer la Monarchie constitutionnelle.

Avec la Restauration de 1876, l’Espagne renoue avec l’inspiration conservatrice antérieure à 1869. Comme celles de 1834, 1837 et 1845, la Constitution de 1876 est souple et n’institue évidemment aucun juge constitutionnel spécialisé et unique pour connaitre de la constitutionnalité des lois. Sans l’interdire, elle n’autorise pas les juges ordinaires à exercer un tel contrôle. C’est, en somme, le retour du légicentrisme triomphant. Le père fondateur du régime, le conservateur Canovas del Castillo, résume très bien l’esprit du temps lorsqu’il déclare au Parlement en 1888 que « chez nous la Constitution n’est rien d’autre qu’une loi comme les autres qui peut être modifiée ou interprétée par une autre loi ».

On notera qu’il se produit tout de même, à la toute fin des années 1870, un fait nouveau illustratif d’une certaine évolution des mentalités : pour la première fois, des justiciables invoquent la Constitution devant les tribunaux, et ce afin d’obtenir que soit écartée l’application de lois qu’ils estiment inconstitutionnelles. Les tribunaux, s’ils acceptent d’interpréter les lois conformément à la Constitution, n’auront toutefois jamais l’audace d’écarter une loi au motif d’une prétendue non-conformité à la Constitution. Le Tribunal suprême rappelle ainsi, dans un arrêt de principe du 28 décembre 1915, sa complète et entière subordination aux lois adoptées par le Parlement souverain.

Sur le plan du débat intellectuel et doctrinal, la problématique du contrôle de la constitutionnalité des lois n’intéresse guère. On ne débat pas de cette question dans l’Espagne de la fin du xixe et du début du xxe siècle, du moins avant la Première Guerre mondiale. Il faut attendre le début des années 1920 et surtout les débats constituants de 1931 pour que la question se pose véritablement et que les premières grandes controverses surgissent.

II. Les premières controverses

L’influence du professeur de droit mexicain Rodolfo Reyes et surtout du juriste autrichien Hans Kelsen a contribué à introduire, en Espagne, la problématique du contrôle de la constitutionnalité des lois. Le fait que d’autres États européens aient adopté ce contrôle – la Tchécoslovaquie et l’Autriche en 1920 – a également contribué à susciter cet intérêt nouveau de la doctrine espagnole. Autre facteur important : les juristes espagnols des années 1920-1930 sont visiblement très au fait des intenses controverses doctrinales sur le sujet qui ont alors lieu en France et en Allemagne.

C’est dans ce contexte qu’en 1920, le juriste Jorge A. Alvarado publie la première monographie espagnole dédiée au contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois. Dans cet ouvrage, l’auteur soutient que les juges ordinaires peuvent et doivent procéder au contrôle de la constitutionnalité des lois, d’abord, parce que la Constitution de 1876 dispose d’une valeur juridique supérieure à celle des lois, ensuite, parce que cette Constitution, si elle n’autorise pas expressément un tel contrôle, ne l’interdit pas pour autant. C’est dans le même sens que se positionne l’administrativiste Recaredo Fernández de Velasco dans un article publié en 1926. De façon plus prudente, dans un ouvrage publié en 1921, Eduardo Ruiz y Garcia de Hita préconise que le contrôle de la constitutionnalité des lois ne puisse être exercé qu’en cassation par le Tribunal suprême et uniquement pour annuler un arrêt d’une juridiction inférieure qui aurait appliqué une loi dont le contenu serait en « opposition manifeste » avec la Constitution. L’auteur voit dans ces précautions un moyen de rendre plus acceptable le contrôle de la constitutionnalité des lois. Parallèlement à ces propositions, prônant le contrôle de constitutionnalité exercé par le juge ordinaire, qu’il s’agisse d’un contrôle diffus ou uniquement assuré par le Tribunal suprême, d’autres auteurs appellent à l’établissement d’une nouvelle Constitution créant, sur le modèle autrichien, une Cour constitutionnelle spécialisée disposant du monopole en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois. Tel est notamment la proposition faite par Vicente de Roig Ibañez en 1929.

Ces premières propositions ne suscitent pas de réponses doctrinales ou politiques notables. On ne trouve pas, dans l’Espagne des années 1920, de controverses doctrinales sur la justice constitutionnelle aussi riches que celles qui ont lieu en doctrine allemande ou française à la même époque. L’avènement du contrôle de la constitutionnalité des lois apparait alors bien trop hypothétique pour susciter les mêmes débats passionnés qu’en France et en Allemagne. Et ce d’autant plus que, à compter du coup d’État perpétré les 13 et 15 septembre 1923 par le général Primo de Rivera, l’Espagne se mue en une dictature militaire. Ce régime apparait fort peu propice à l’instauration du contrôle de la constitutionnalité des lois. Le Tribunal suprême rend d’ailleurs, le 6 juin 1928, en pleine dictature, un arrêt confirmant sa jurisprudence en vertu de laquelle il ne s’estime pas compétent pour censurer le législateur souverain. Et dans le projet de Constitution de monarchie autoritaire élaboré dans les derniers mois de la Dictature, il est expressément prévu que le pouvoir judiciaire ne pourra, en aucun cas, examiner la constitutionnalité des lois.

C’est avec l’avènement de la Deuxième République que la justice constitutionnelle fait véritablement son entrée dans la vie politique et constitutionnelle espagnole. Elle fait d’abord son apparition dans le droit positif espagnol. En effet, la Constitution républicaine de 1931 instaure un Tribunal des Garanties constitutionnelles compétent pour censurer, après leur entrée en vigueur, donc a posteriori, les lois contraires à la Constitution. Ce Tribunal dispose d’un monopole en la matière. Outre son entrée dans le droit positif, la justice constitutionnelle apparait aussi pour la première fois avec force dans les débats intellectuels et politiques. En effet, c’est au sein de l’assemblée à l’origine de la Constitution de 1931, puis de la loi organique relative au Tribunal des Garanties (LOTGC) de 1933 que la première véritable grande controverse sur le sujet a lieu en Espagne. Si de nombreux députés plaident ardemment en faveur du contrôle de constitutionnalité des lois – et obtiennent finalement gain de cause – d’autres se montrent beaucoup plus circonspects face à cette innovation. Quels sont leurs arguments ? Deux dominent les débats.

Le premier argument qu’avancent les détracteurs de la justice constitutionnelle lors des débats constituants de 1931 est d’ordre démocratique. Il faut rappeler qu’au moment où l’assemblée constituante républicaine se réunit, l’Espagne sort d’une période de dictature de huit années au cours de laquelle le Parlement n’a jamais été convoqué. Dans ce contexte, il apparait difficilement envisageable, pour beaucoup de députés-constituants, de donner à des juges non élus le pouvoir de censurer le législateur démocratique. De fait, dans un premier temps, le projet de Constitution du 18 août 1931 établi par la commission constitutionnelle de l’assemblée constituante ne dote pas le Tribunal des Garanties de la compétence de contrôler la constitutionnalité des lois. Lorsqu’un député interroge le président de la commission constitutionnelle, le pénaliste Luis Jiménez de Asúa, sur la question de savoir pourquoi le Tribunal des Garanties n’a pas initialement été doté de la faculté de censurer le législateur, le président de la commission répond : « à ce moment, où l’on vivait dans l’ivresse libérale, on pensait que le Parlement, expression la plus directe de la démocratie, ne devait être assujetti à aucun Pouvoir, à aucun Tribunal. » C’est seulement au cours des débats constituants que le Tribunal des Garanties s’est finalement vu confier la fonction de contrôler la constitutionnalité des lois, ce qui ne manque pas de susciter des réactions d’hostilité, notamment celles de deux professeurs de droit, les députés Josep Xirau et Franco Lopez. Le premier soutient ainsi qu’un Tribunal doit se « contenter d’appliquer la loi  » et non pas la censurer. Les deux députés proposent un amendement – qui est tout près d’être adopté – supprimant le Tribunal des Garanties et le remplaçant par une sorte de chambre haute.

Le second argument mis en avant, durant les débats constituants, est que le contrôle de la constitutionnalité des lois serait de nature à mettre en péril les lois sociales et progressistes adoptées par la République. Cette crainte eut un impact décisif dans le choix des constituants d’opter pour le « modèle » concentré dit autrichien de justice constitutionnelle plutôt que pour le « modèle» diffus « américain ». Les magistrats du pouvoir judiciaire sont en effet regardés comme potentiellement porteurs d’une idéologie conservatrice, voire réactionnaire, donc plus susceptibles de censurer les lois sociales et progressistes qu’un Tribunal unique créé de toute pièce. Cette image négative des magistrats de l’ordre judiciaire est alimentée par le fait que ces derniers avaient fait preuve de complaisance à l’égard du régime dictatorial antérieur. Le fameux ouvrage d’Edouard Lambert sur le « gouvernement des juges » aux États-Unis ne fait que renforcer cette image. C’est sans doute cette lecture qui conduit le député et professeur de droit Javier Elola à rejeter le contrôle diffus de la constitutionnalité des lois :

Il faut reconnaître que les juges tendent évidemment au conservatisme ; ils sont éminemment conservateurs, pour ne pas dire rétrogrades [...]. En attribuant ce pouvoir aux juges, ce que l’on fait c’est non seulement leur permettre d’envahir les fonctions du Parlement, et donc d’aller à l’encontre du principe démocratique dont il émane, mais aussi de rendre impossible la vie continue et normale du Droit.

Javier Elola répond ici à un autre député et professeur de droit, Antonio Royo Villanova qui, pour sa part, plaide durant les débats en faveur d’un contrôle de la constitutionnalité des lois exercé par les tribunaux ordinaires et non pas par le Tribunal des Garanties, car ce dernier :

[...] n’est pas castillan, n’a pas non plus de tradition espagnole et n’est rien d’autre qu’une imitation étrangère. [...] Le système démocratique exige que le Gouvernement soit entièrement claquemuré entre un Parlement souverain et une Justice indépendante. [...] La tradition juridique espagnole est à l’opposé de toutes ces choses que la Commission nous a apportées, traduites de Kelsen, d’Autriche et d’autres pays.

La méfiance à l’égard de la justice constitutionnelle se manifeste encore en 1933, lors des débats relatifs à la Loi organique sur le Tribunal des garanties constitutionnelles (LOTCG). On peut même dire que c’est à ce stade, et non pas tant lors des débats constituants, que la discussion est la plus intense. Et cette fois-ci, les détracteurs de la justice constitutionnelle, ou du moins ceux qui montraient une certaine méfiance à son égard, obtiennent quelques succès importants.

Se pose notamment, lors de ces débats, la question de l’étendue de la norme de référence sur la base de laquelle le Tribunal devrait exercer son contrôle. L’avant-projet de LOTCG, rédigé par une sous-commission dirigée par le juriste Nicolas Pérez-Serrano, prévoit un contrôle de constitutionnalité au regard non seulement des « règles » instaurées par la Constitution mais aussi de ses « principes ». Il s’agit, selon les rédacteurs de l’avant-projet, de faire en sorte que le Tribunal veille au respect par le Parlement de « l’esprit » de la Constitution. Le contrôle au regard des « principes » de la Constitution est finalement supprimé de la LOTCG. Pour le Gouvernement, ainsi que pour une majorité de députés, inclure une notion aussi indéterminée que « l’esprit » de la Constitution dans la norme de référence du Tribunal reviendrait à donner trop de pouvoir à la future juridiction et donc à mettre à mal la démocratie parlementaire. Selon le député et professeur de droit Luis Recasens, un contrôle sur un fondement aussi large et indéterminé serait « superlativement dangereux ». Il signifierait « le déplacement de la politique de la sphère parlementaire vers le Tribunal des Garanties constitutionnelles [...]. Cela signifierait lier, à l’avenir, le Parlement et le Gouvernement ».

La défiance démocratique à l’égard de la justice constitutionnelle est aussi visible dans l’opinion dissidente rédigée par Miguel Cuevas, l’un des membres de la sous-commission chargé de rédiger l’avant-projet de LOTGC. Miguel Cuevas voit dans le Tribunal des Garanties une « instance politique placée au-dessus de la démocratie parlementaire ». Il estime que la faculté donnée, dans l’avant-projet, au Tribunal d’annuler les lois constitue une humiliation inutile faite au Parlement. Pour réduire la portée des décisions du Tribunal et amoindrir l’affront fait aux représentants du peuple, Miguel Cuevas préconise que la juridiction constitutionnelle ne puisse annuler une loi qu’en cas d’inconstitutionnalité formelle. En cas d’inconstitutionnalité matérielle, la loi doit, selon lui, seulement être écartée par le Tribunal et non pas annulée. Autrement dit, la déclaration d’inconstitutionnalité matérielle doit seulement produire des effets inter partes et non erga omnes. Cette proposition, de même que la suppression des principes constitutionnels comme normes de référence, est finalement retenue par les députés dans la rédaction finale de la LOTGC, signe d’une méfiance réelle à l’égard de la future juridiction.

La manifestation la plus éclatante de la défiance des députés est sans aucun doute le fait d’avoir inclus, dans la LOTCG, une disposition finale fort singulière interdisant au Tribunal de se prononcer sur la constitutionnalité des lois adoptées par l’assemblée républicaine avant l’entrée en vigueur de la LOTCG, c’est-à-dire entre 1931 et 1933. Pour justifier ce choix, le porte-parole de la commission de la justice explique aux députés que la République ne peut pas prendre le risque de soumettre ces lois « justes » et « prestigieuses », les premières adoptées par la jeune République, au « contrôle froid » d’un Tribunal que « nous allons nous même créer ». Cette exclusion suscite évidemment de vives réactions à l’assemblée. Certains des professeurs de droit qui y siègent présentent ainsi à leurs collègues une solide argumentation juridique tendant à montrer qu’il est incohérent d’exclure certaines lois du contrôle de constitutionnalité. À l’extérieur du Parlement, des membres éminents de la doctrine en font de même, notamment Legaz Lacambra qui voit dans cette exclusion une négation du « progrès juridique qu’implique la justice constitutionnelle ». Ces arguments sont toutefois balayés d’un revers de main par une intervention du ministre de la Justice, Álvaro de Albornoz, qui fait une forte impression sur les députés. Il convient de citer un long extrait de l’intervention du ministre, tant elle est illustrative de l’état d’esprit dominant à l’époque :

Pourquoi, au fond, aucun politicien ne regarde-t-il avec sympathie ce projet de loi sur les garanties constitutionnelles ? Pour une raison : parce que tous les hommes politiques ont la conviction intime et profonde que la défense de la Constitution n’est pas une fonction juridictionnelle, mais une fonction politique [...]. Au fond, je suis sûr que les différentes sensibilités politiques de la Chambre, et peut-être certains des juristes notables qui y siègent, s’accordent sur ceci : [...] il ne peut rien y avoir au-dessus du Parlement qui ignore, supprime ou restreigne sa souveraineté.

En somme, il ressort de tout ce qui précède que c’est finalement à reculons, surtout au stade des débats sur le LOTCG de 1933, que l’Espagne instaure la justice constitutionnelle dans le cadre de la Deuxième République. Serait-il excessif de dire, comme l’a fait un journaliste de l’époque, qu’au fond « personne ne voulait » de ce Tribunal des Garanties constitutionnelles ? Sans aller jusque-là, ce qui est certain, comme l’a souligné Rubio Llorente, c’est que « la juridiction constitutionnelle s’est révélée une institution absolument incompatible avec les postulats théoriques » des constituants de 1931, car l’idée dominante de la démocratie, chez eux, était « celle de la démocratie rousseauiste, celle du jacobinisme radical, une forme de démocratie qui n’accepte pas la possibilité d’établir une limite à l’action du législateur ». On peut ajouter que beaucoup d’hommes politiques de l’époque voyaient dans le Tribunal des Garanties non pas une véritable juridiction indépendante jugeant en droit, mais une sorte de succédané du Sénat. Le ministre de la Justice Álvaro de Albornoz le dira explicitement dans son intervention précitée, de même que le deuxième président de la République, Manuel Azaña : « nous avons toujours pensé que l’organe appelé Tribunal des Garanties Constitutionnelles, institué par la Constitution est une manière de remplacer le Sénat. » On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que les quelques années d’existence de la juridiction constitutionnelle aient été chaotiques. À gauche comme à droite, le Tribunal était perçu non pas comme une juridiction mais comme un organe politisé. Très rapidement on vit fleurir des propositions visant à le supprimer.

Il faut attendre la Constitution espagnole de 1978 pour que la justice constitutionnelle soit véritablement acceptée en Espagne. Ce qui ne veut pas dire qu’elle soit aujourd’hui complètement exempte de critiques politico-doctrinales.

III. La consécration et la persistance des débats

Il n’y a pas grand-chose à dire sur la justice constitutionnelle dans l’Espagne de Franco (1939-1977) qui succède à la Deuxième République et précède la restauration de la démocratie en 1978. La doctrine franquiste est fascinée par le juriste allemand Carl Schmitt, notamment par ses thèses sur le « Gardien de la Constitution ». Comme Schmitt, la doctrine franquiste ne jure que par la protection politique et autoritaire de la Constitution. Le Caudillo est érigé en seul et unique gardien des Lois fondamentales du régime dont il est lui-même l’auteur. Il est vrai qu’en 1968, le régime franquiste se dote d’une procédure de recours – le recurso de contrafuero – contre les lois qui porteraient atteinte aux Lois fondamentales du régime, mais il s’agit d’une procédure qui s’inscrit dans la logique « schmittienne » de la défense de la Constitution. En effet, en bout de procédure, il revient au « Chef de l’État », donc au Dictateur, et non à une juridiction, d’apprécier la « constitutionnalité » des lois.

L’adoption de la Constitution de 1978 change radicalement la donne. Les constituants veulent sincèrement instaurer un véritable État de droit démocratique. Or, dans leurs esprits, ceci implique obligatoirement de mettre en place la justice constitutionnelle. Cette association entre démocratie et justice constitutionnelle est alors renforcée par le fait que cette dernière est devenue, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la règle dans les grandes démocraties européennes, notamment en Allemagne et en Italie. Dans ces conditions, aucun député-constituant ne remet, lors des débats, sérieusement en question le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, instauré par la Constitution espagnole de 1978, et qui est confié de façon monopolistique au Tribunal constitutionnel. On s’accorda aussi, sans véritable discussion, sur le fait que le « modèle » autrichien de contrôle concentré est celui qui convient le mieux à l’Espagne.

Du côté de la doctrine, l’administrativiste Eduardo García de Enterría publie, en 1981, un article qui aura une très grande influence : La position du Tribunal constitutionnel dans le système espagnol : possibilités et perspectives. L’auteur y propose une réponse aux objections classiquement formulées à l’encontre de la justice constitutionnelle. À la critique « schmittienne », selon laquelle le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois conduit nécessairement à une « politisation » de la justice, García de Enterría répond que les tribunaux constitutionnels tranchent, certes, des conflits par nature politiques, mais ils le font à l’issue d’un raisonnement contraint par des standards juridiques. Et à l’objection « démocratique », selon laquelle des juges non élus ne sauraient légitimement censurer la volonté de représentants du peuple, l’auteur répond que le juge constitutionnel n’est que le « commissionnaire du pouvoir constituant » et qu’il est toujours loisible au pouvoir de révision constitutionnelle de « casser » les décisions du Tribunal.

Avec cette contribution de García de Enterría, la doctrine espagnole dispose d’un discours de légitimation de la justice constitutionnelle. Est-ce à dire qu’on ne trouve plus de critique du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois dans l’Espagne démocratique postfranquiste ? Si l’on entend par là une remise en cause de l’existence même de ce contrôle, la réponse est positive. La justice constitutionnelle est indéniablement considérée par les Espagnols comme l’un des grands acquis de la transition démocratique. Aucun courant doctrinal ou aucune force politique significative ne propose de la supprimer – du moins à notre connaissance. Cela ne veut pas dire que ne peuvent pas surgir ponctuellement des controverses impliquant la justice constitutionnelle. À l’occasion de ces controverses, les arguments qu’on oppose classiquement au contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, à savoir l’objection démocratique, ou encore celle de la politisation de cette justice, refont surface.

Tel est notamment le cas lors des débats de 1979 relatifs à la Loi organique du Tribunal constitutionnel (LOTC). Lors de ces débats, se pose notamment la question, qui n’a pas été définitivement tranchée par la Constitution de 1978, de savoir si, outre le contrôle a posteriori, clairement prévu par la Constitution, pouvait être instauré, par la LOTC, un contrôle a priori de la constitutionnalité des lois organiques et des statuts d’autonomie (et non des lois ordinaires). L’avant-projet de LOTC prévoyait un tel contrôle préalable qui est finalement retenu par le Parlement, non sans polémique.

La controverse est d’abord parlementaire. Le débat tourne alors essentiellement autour de la question de savoir si l’ajout du contrôle a priori dans la LOTC est conforme à la Constitution qui, sans l’exclure explicitement, ne l’avait pas prévu. Cependant, derrière ce qui se présente comme un débat technique sur ce qu’autorise ou non la Constitution de 1978 se dissimule une controverse plus profonde sur le rôle du juge constitutionnel dans une démocratie parlementaire. C’est ainsi que l’on voit resurgir l’argument du risque de « politisation » du juge constitutionnel que pourrait engendrer ce type de contrôle. Ce risque est notamment mis en avant par le député Roca Junyent selon lequel le contrôle a priori aurait pour effet de transformer le Tribunal en une « seconde instance politique » superposée au Parlement. En outre, des députés présentent ce recours comme une atteinte insupportable à la souveraineté et l’indépendance du Parlement. À cet égard, on peut notamment citer l’intervention du député communiste Jordi Solé Tura :

[...] ce dont nous discutons c’est [...] de savoir où se trouve le centre de gravité de notre système, si le centre de gravité est situé au Parlement et dans ses relations avec le Gouvernement ou si le centre de gravité est situé au Tribunal constitutionnel, qui est un organe non élu par l’électorat.

La polémique est aussi doctrinale. Nombreux sont les auteurs à rejeter le contrôle préalable, non seulement parce qu’il n’est pas explicitement prévu par la Constitution, mais aussi parce qu’un tel contrôle « préventif » présenterait le « danger de remettre en cause le principe de la règle de la majorité sur lequel repose tout parlementarisme démocratique ». Ce contrôle préventif serait d’autant plus condamnable que, en pratique, un juge résistera, dans ce type de contrôle, beaucoup plus difficilement à la tentation « d’envahir la sphère du législateur ». Au contraire, « face à une loi déjà en vigueur, la prudence de la Cour constitutionnelle sera nécessairement bien supérieure ». Ainsi, si le contrôle a priori est rejeté par bon nombre d’auteurs, c’est parce qu’il est perçu comme conduisant, d’une part, le juge à faire preuve d’une déférence moindre à l’égard du législateur démocratique et, d’autre part, à ériger le Tribunal en une sorte de « troisième chambre », donc à politiser la juridiction constitutionnelle.

Malgré cette défiance politique et doctrinale, le contrôle de constitutionnalité des statuts et des lois organiques est, comme on l’a dit, finalement retenu. Mais pas pour longtemps.

La défiance est en effet renforcée par un arrêt du Tribunal constitutionnel portant sur un projet de loi organique du 30 novembre 1983 très sensible, puisque procédant à la dépénalisation de l’avortement. Dans cet arrêt, rendu le 18 mai 1985 dans le cadre du contrôle a priori, le Tribunal ne s’est pas contenté de censurer le législateur ; il a également explicitement indiqué au Parlement les rectifications à apporter à la loi pour que celle-ci soit conforme à la Constitution. Plus précisément, le projet de loi organique prévoit trois cas de figure dans lesquels le recours à l’avortement par un médecin, avec le consentement de la mère, ne saurait être pénalement sanctionné : d’abord, lorsque l’avortement est nécessaire pour éviter un grave danger pesant sur la vie ou la santé de la mère ; ensuite, lorsque la conception résulte d’un viol ; enfin, lorsqu’il est probable, car établi par un rapport médical, que le fœtus naîtra avec de graves déficiences physiques ou mentales. Le Tribunal a censuré le législateur et l’a invité à préciser dans la loi organique que l’avortement prévu dans le premier cas de figure devait faire l’objet, comme pour l’avortement prévu dans le troisième cas de figure, d’un rapport médical préalable établissant la réalité du danger pour la mère. En outre, le Tribunal a également invité le législateur à préciser dans la loi organique que, en toute hypothèse, l’avortement devait être réalisé dans des centres de santé publics ou privés spécialement autorisés à réaliser ce type d’intervention médicale.

Le Tribunal s’est ainsi positionné en « colégislateur », ce qui provoque un mouvement de rejet doctrinal et politique suffisamment important pour que le législateur supprime, quelques semaines après l’arrêt, le 7 juin 1985, le contrôle a priori de la constitutionnalité des lois organiques et des statuts d’autonomie. L’exposé des motifs de la loi organique qui supprime le contrôle a priori synthétise parfaitement les objections qui avaient été soulevées par la doctrine contre ce type de contrôle. On peut y lire que le recours préalable d’inconstitutionnalité a une « incidence négative » sur les relations entre le Pouvoir législatif et la juridiction constitutionnelle, notamment en ce qu’il a pour effet de « jeter » le Tribunal dans une fonction qui ne lui revient pas : la « formation législative » de la volonté parlementaire.

Paradoxalement, une autre des grandes crises de légitimité à laquelle a été confronté le Tribunal constitutionnel résulte de la suppression du contrôle a priori de la constitutionnalité des lois organiques et des statuts d’autonomies en juin 1985. Nous faisons référence à la crise constitutionnelle engendrée par la décision du Tribunal constitutionnel de 2010 relative au statut d’autonomie de la Catalogne adoptée en 2006. Le recours préalable contre les lois organiques et les statuts d’autonomie ayant été supprimé, le contrôle de la constitutionnalité du statut ne peut alors être effectué qu’après son entrée en vigueur. Plus précisément, ce contrôle est effectué en l’espèce après que le statut ait définitivement été adopté non seulement par deux Parlements – le Parlement catalan et le Parlement espagnol – mais aussi par un référendum au sein de la communauté autonome catalane. Le Tribunal se trouve ainsi confronté à une norme auréolée d’une triple légitimité démocratique. Dans ces circonstances, on ne s’étonnera pas que la censure par le juge constitutionnel de l’essentiel des objectifs du statut catalan de 2006, quatre ans après son entrée en vigueur, ait conduit à remettre au goût du jour l’un des plus anciens arguments que l’on oppose à la justice constitutionnelle : l’objection démocratique. C’est précisément pour éviter que le Tribunal ne se trouve à nouveau confronté à la situation d’avoir à connaître d’une norme adoptée par deux Parlements, puis par référendum, qu’a été réintroduit, en 2015, le contrôle a priori de la constitutionnalité des statuts d’autonomies (mais pas des lois organiques).

Une autre critique récurrente, d’ordre structurel, émise par la doctrine espagnole contre la justice constitutionnelle, dans le cadre constitutionnel de 1978, est celle de la politisation de ses membres. Rappelons qu’en vertu de l’article 159 de la Constitution de 1978, le Tribunal constitutionnel se compose de douze membres nommés pour une période de neuf ans par le Roi. Parmi ces douze membres, quatre sont nommés sur proposition du Congrès des députés adoptée à la majorité des trois cinquièmes de ses membres, quatre sur la proposition du Sénat adoptée à la même majorité, deux sur la proposition du Gouvernement et deux sur celle du Conseil général du pouvoir judiciaire. L’article 159 de la Constitution de 1978 précise que les membres doivent être choisis parmi des « juristes aux compétences reconnues ». Ce principe a été globalement respecté avant le début du xxie siècle. Les premiers membres du Tribunal sont en effet désignés dans un contexte politique marqué par la recherche du consensus entre les principales forces politiques du pays. Cela permet la nomination de membres jouissants, aux yeux de la doctrine, d’un « prestige juridique » et d’une grande « valeur universitaire ».

Mais, à partir de la fin des années 1990, la donne change profondément. Les rapports entre les principales forces politiques se durcissent considérablement. Le Tribunal devient progressivement un véritable enjeu de pouvoir. Les groupes parlementaires ne désignent plus tant les magistrats en raison de leur « prestige juridique » qu’en considération de leur obéissance au parti politique. Au grand dam de la doctrine, l’exigence constitutionnelle d’une majorité des trois cinquièmes a été contournée par un système de « quotas » garantissant à la majorité et à l’opposition une forme de « représentation » au sein du Tribunal, représentation proportionnelle aux nombres de sièges dont ils disposent au Parlement. Pour la doctrine espagnole, il s’agit bien d’un contournement du texte, puisque les constituants espéraient, peut-être un peu naïvement, que l’exigence d’une majorité des trois cinquièmes permettrait justement la désignation de membres non pas « rattachables » à un parti politique déterminé mais faisant réellement consensus, car jouissant, du moins en apparence, d’une image de personnalité non partisane. Or, loin de cet esprit, il résulte de ce système de quota que le Tribunal s’articule désormais informellement autour de deux « blocs » clairement définis et facilement identifiables : le bloc « conservateur » et le bloc « progressiste ». Sans doute ce phénomène est-il inévitable, car même les juristes les plus compétents ont une sensibilité politique, mais peut-être vaut-il mieux, pour préserver l’autorité et le prestige de la Cour constitutionnelle, que cette orientation politique ne soit pas trop flagrante, comme cela a été parfois le cas en Espagne avec la désignation de certaines personnalités politiquement très marquées, voire sulfureuses. L’on pense à Roberto García Calvo, désigné par le Parti populaire (PP) en 2001, alors même qu’il avait occupé des fonctions de gouverneur civil d’une province sous la dictature franquiste. On ajoutera que la doctrine espagnole est d’autant plus critique que ce système de quota n’a pas même permis d’éviter les tractations interminables qui, bien souvent, conduisent à retarder de plusieurs mois la nomination des membres du Tribunal, obligeant leurs prédécesseurs à exercer leurs fonctions au-delà de leur terme.

Cette bipolarisation du Tribunal conduit à remettre en cause le crédit de nombreuses de ses décisions, puisqu’elles apparaissent dépendre du rapport de force entre les juges « conservateurs » et les juges « progressistes » et non « du seul résultat de l’argumentation et du raisonnement juridiques ». Le Tribunal lui-même contribue parfois à accréditer cette lecture politique de son office. L’exemple le plus spectaculaire est, sans aucun doute possible, une récente ordonnance du Tribunal rendue le 19 décembre 2022. Dans cette affaire, il était question du renouvellement du tiers des membres de la juridiction constitutionnelle, alors majoritairement composée de juges réputés « conservateurs ». Ce renouvellement devait mécaniquement entrainer une modification des rapports de force au sein du Tribunal, qui devait en effet basculer vers une majorité réputée « progressiste ». Il revenait au Conseil général du pouvoir judiciaire (CGPJ) et au Gouvernement, dirigé par les socialistes, de proposer chacun deux nouveaux membres. Tout le problème était que le CGPJ ne parvenait pas à se mettre d’accord sur les candidats à proposer. Ce blocage s’explique notamment par le fait que chacun des candidats devait être soutenu par une majorité qualifiée des trois cinquièmes du CGPJ. Pour mettre fin au blocage et permettre le renouvellement du Tribunal, le Gouvernement socialiste a fait déposer au Congrès des députés deux amendements à une proposition de loi organique de réforme du Code pénal. Ces amendements avaient pour objet de permettre au CGPJ de proposer les nouveaux magistrats du Tribunal constitutionnel à la majorité simple. Le Tribunal constitutionnel a été saisi par l’opposition conservatrice et, de façon tout à fait inédite, alors même qu’il n’existe plus de contrôle a priori des lois en Espagne (voir supra), a décidé, en dehors de tout cadre constitutionnel, de la suspension de la procédure d’adoption des deux amendements précités. Ce qui n’a pas manqué de choquer, c’est que deux des magistrats « conservateurs », dont les mandats étaient caducs depuis six mois, et donc directement concernés par le renouvellement, ont pris part au vote concernant non seulement la demande de suspension, mais aussi leur propre récusation. La participation de ces deux magistrats a été décisive puisque, finalement, cinq magistrats votèrent contre la suspension, six en faveur de cette dernière.

Comme on pouvait s’y attendre, cette décision du Tribunal a entrainé une véritable levée de boucliers au sein de la doctrine qui n’a pas manqué de critiquer une décision « historique » dictée par des considérations non pas « juridiques », mais purement « politiques », à savoir maintenir le plus longtemps possible la majorité conservatrice au sein du Tribunal. La réaction de la doctrine et d’une partie de la classe politique à cette décision du Tribunal est une bonne illustration de notre propos : bien que les élites politiques et intellectuelles espagnoles aient accepté l’existence du Tribunal constitutionnel, en tant que caractéristique permanente du système, cela ne signifie pas que la légitimité du Tribunal ne soit pas ponctuellement remise en cause. Des controverses peuvent encore voir le jour à l’occasion desquelles certains acteurs issus de la doctrine ou de la classe politique vont opposer, parfois à juste titre, à la justice constitutionnelle les objections classiques, à savoir fondamentalement, son manque de déférence face au législateur démocratique et la « politisation » de certaines de ses décisions. Ceci tend à montrer que la justice constitutionnelle n’est pas seulement le « formidable problème » que décrivait Mauro Cappelletti, mais qu’elle demeure avant tout un « problème éternel ».

Anthony Sfez

Anthony Sfez est docteur en droit public de l’Université Paris-Panthéon-Assas et enseignant-chercheur contractuel à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.

Pour citer cet article :

Anthony Sfez « La critique du contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois en Espagne », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/la-critique-du-controle-juridictionnel-de-la-constitutionnalite-des-lois-en-espagne-1918]