La « jurie constitutionnaire » de Sieyès, prototype du contrôle de constitutionnalité : un mythe et sa persistance
Les références à la jurie constitutionnaire, cet organe présenté par l'abbé Sieyès dans les discours des 2 et 18 thermidor An III, sont constantes dans les manuels contemporains de droit constitutionnel. La postérité de celle-ci y est décrite de manière ambivalente : si on en fait parfois un élément du Panthéon constitutionnel français, avec un rôle légitimant pour le Conseil constitutionnel, on en fait aussi le symbole de l'organe politique honni de contrôle de constitutionnalité des lois. L'objet de cette étude est d'évaluer la justesse d'une telle généalogie, tout en démontrant l'influence de la jurie constitutionnaire dans la naissance de la distinction conceptuelle entre organes politique et juridique de contrôle de la loi.
Sieyès'jurie constitutionnaire, a prototype of constitutional review: a myth and its persistence
References to the jurie constitutionnaire, an institution introduced by Abbé Sieyès in his speeches of July 20 and August 5, 1795, are constant in contemporary constitutional law textbooks. Its posterity is described in ambivalent terms: while it is sometimes seen as part of the French constitutional pantheon, with a legitimizing role for the French Conseil constitutionnel, it is also depicted as a symbol of the despised political organ for the review of the constitutionality of laws. The aim of this study is to assess the accuracy of such a genealogy, while demonstrating the influence of the jurie constitutionnaire in the emergence of the conceptual distinction between political and legal organs for the review of the constitutionality of laws.
Introduction
D
ans tout manuel de droit constitutionnel contemporain, la référence à la jurie constitutionnaire théorisée et proposée par Sieyès aux constituants de l’An III lors des séances des 2 et 18 thermidor, est constante. On peut ainsi lire, dans le manuel de Philippe Ardant et de Bertrand Mathieu, que « Sieyès proposa, lors de l’élaboration de la Constitution de l’an III, la création d’un organe politique, “la jurie constitutionnaire”, à laquelle la Nation confierait la tâche d’annuler les actes contraires à la Constitution ». Celui de Bernard Stirn et de Yann Aguila présente ainsi la jurie : « En France, l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois par la Constitution de 1958 n’est pas totalement dépourvue de précédents. En 1795, Sieyès défend l’idée d’un jury constitutionnaire ou d’un jury de constitution, précurseur des juridictions constitutionnelles en Europe. » Cette référence est devenue incontournable, si bien qu’il n’est sans doute plus d’étudiant en droit qui n’en ait entendu parler. On se plait à la présenter comme la première tentative d’instaurer en France, pays couramment décrit comme fort réticent à l’idée de limiter les pouvoirs du législateur, représentant de la volonté générale, un contrôle de constitutionnalité des lois. Elle apparaît ainsi comme la première pierre sur laquelle repose le Panthéon du Conseil constitutionnel et fait partie intégrante de la mythologie qui entoure le contrôle des lois. Elle est devenue un véritable mythe. À tel point que certains manuels en font même l’ancêtre du contrôle de la loi, non seulement en France, mais aussi dans l’Europe entière, ce dont témoigne le manuel de Bernard Stirn et de Yann Aguila. Pour autant, cette référence demeure ambivalente. Si la jurie constitutionnaire est une ancêtre du contrôle de constitutionnalité tel qu’opéré aujourd’hui, un « prototype », du moins il n’est pas question d’admettre le moindre atavisme. Car la jurie est aussi le symbole, l’exemple topique, de l’« organe politique » chargé de ce contrôle, comme l’affirment Philippe Ardant et Bertrand Mathieu. Comment, dès lors, admettre une filiation entre la jurie et le Conseil constitutionnel ? L’une est synonyme d’arbitraire, de partialité, de considérations politiques plus que juridiques, tandis que l’autre est impartial et répond en droit à une question de droit. L’héritage est lourd à porter et le risque est grand de voir resurgir les accusations de parti-pris politique à l’encontre du Conseil constitutionnel du fait de cette filiation gênante. Car, comme tout mythe, la jurie constitutionnaire a également sa part d’ombre : s’il ne s’agit que d’un projet théorique, rejeté par les constituants de l’An III, du moins sa réalisation pratique, dans les Sénats des Premiers et Seconds Empires, a condamné pendant plus d’un siècle toute possibilité de voir naître un jour en France un contrôle de constitutionnalité des lois, en raison de l’inefficacité de ces héritières directes. La jurie est dès lors présentée comme un prototype inabouti de contrôle, dont l’aboutissement serait celui exercé par le Conseil constitutionnel.
Le contrôle de constitutionnalité désigne, selon Charles-Édouard Sénac dans la thèse qu’il a soutenue en 2010 à l’Université Paris-Panthéon-Assas sur l’office du juge constitutionnel, « toute prise en considération de la Constitution par les juges, comme norme de référence, source d’interprétation, d’inspiration ou d’argumentation ». De manière plus restreinte, il désigne l’opération par laquelle le juge détermine la compatibilité d’une norme juridique inférieure au texte constitutionnel, considéré comme norme suprême. Cela suppose donc une distinction et une hiérarchisation entre les normes selon leur auteur. Il importe de souligner à cet égard que le présent travail se concentre essentiellement, mais pas uniquement, sur le contrôle des lois, et non de toute norme. En effet, la quasi-totalité des organes chargés d’un tel contrôle ont pour attribution principale le contrôle du législateur, y compris la jurie constitutionnaire. Quant au prototype, cela correspond au premier exemplaire d’une chose destinée à être reproduite et sur laquelle certaines mises au point restent à faire. Autrement dit, parler de la jurie constitutionnaire comme d’un prototype de contrôle de constitutionnalité, cela signifie, d’une part, que Sieyès considérait la Constitution comme une norme juridique à part entière et qu’il la plaçait au-dessus des autres normes, d’autre part, que la jurie constitutionnaire était destinée à des perfectionnements ultérieurs et qu’elle aurait servi de modèle de base à l’élaboration d’autres systèmes de contrôle de constitutionnalité. Aussi, considérer la jurie comme un prototype comporte déjà une dimension volontariste : elle ne trouverait pas son aboutissement en elle-même, mais dans d’autres systèmes de contrôle qui la parachèverait, selon une conception téléologique. On comprend naturellement tout ce qu’une telle conception peut avoir de problématique sur le plan historique. L’historien se garde bien de penser sa discipline à travers une fin, à rebours des fins de l’histoire théorisées par Georg Wilhelm Friedrich Hegel ou par Karl Marx. Les manuels de droit constitutionnel contemporains adoptent pourtant une telle perspective. Il suffit de lire Comment on écrit l’histoire ? de Paul Veyne, suivant lequel il faut se méfier des continuités trompeuses en histoire, pour s’en convaincre. La jurie n’est mentionnée dans ces ouvrages que comme une étape dans l’adoption en France du contrôle de la loi, dont la fin est accomplie par le Conseil constitutionnel. Selon ce raisonnement, le premier système de contrôle mentionné ne peut être qu’un prototype destiné à être perfectionné. Car c’est là également le second écueil d’une telle conception : l’a priori. Ces manuels décrivent a priori la jurie constitutionnaire comme un modèle imparfait, ce qui peut fort bien être un avis subjectif, mais quelle place peut-il avoir dans un manuel méthodique ? Il ne devrait pas y en avoir pour le jugement de valeur.
Ce travail se donne ainsi pour objectif de retracer la genèse de la jurie constitutionnaire, sa théorisation par l’abbé Sieyès, ainsi que sa postérité jusqu’à aujourd’hui. Même si cela fera l’objet de développements ultérieurs, il s’agit de souligner dès l’introduction que, contrairement à ce qu’on peut lire dans la majeure partie des manuels de droit constitutionnel, la jurie constitutionnaire n’est pas le premier système de contrôle de constitutionnalité des lois imaginé dans le monde. Sieyès avait lui-même des sources d’inspiration. Certains systèmes, qui ne semblent guère avoir influencé l’abbé, ont même reçu une application concrète, à l’instar de la graphè paranomôn dans l’Athènes antique ou le Sénat de Catherine II de Russie, avec des fortunes diverses. En France, certains penseurs avaient déjà théorisé un tel mécanisme, que ce soit à l’extrême fin de l’Ancien Régime sous la plume des penseurs physiocrates, ou durant la Révolution française sur les bancs de la Constituante. On le comprend, contrairement à ce qu’on peut lire dans de nombreux manuels, il y a eu des précédents à la jurie constitutionnaire. Quant à Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836), il entre dans les ordres en 1774. Sous la protection de l’évêque de Lubersac, il devient vicaire général de Chartes et conseiller commissaire à la chambre supérieure du clergé. En 1788, il devient même chancelier de la cathédrale de Chartes. Il se rend alors célèbre grâce à la publication de l’Essai sur les privilèges en 1788, où il pourfend les privilèges de la noblesse, et du fameux Qu’est-ce que le Tiers-État ? en 1789. Devenu représentant du tiers état lors des États généraux, il se distingue par son souhait précoce d’en faire une Assemblée nationale. Il devient même président de l’Assemblée en 1790. Il est réélu député en 1792, ainsi que membre du Comité de Constitution, dont il décide toutefois de démissionner. Le 16 novembre 1793, l’abbé abandonne sa charge de prêtre et ne se rend plus à la Convention durant la Terreur. Celle-ci terminée, il entre au Comité de salut public le 5 mars 1795. S’il est élu à la Commission des Onze chargée de rédiger une nouvelle Constitution, il doit la quitter en raison de l’incompatibilité qui pèse sur cette fonction en raison de son appartenance au Comité. S’il ne participe pas aux travaux de la Commission, ou alors de manière très informelle, il ne manque pas de concurrencer le projet de Constitution proposé par cette dernière dans deux discours, ceux qui intéressent particulièrement cette étude, des 2 et 18 thermidor An III. C’est à cette occasion qu’il propose la création d’une jurie constitutionnaire chargée de prononcer « sur les violations ou atteintes faites à la constitution, qui lui seraient dénoncées, contre les actes, soit du Conseil des Anciens, soit du Conseil des Cinq-Cents, soit des assemblées électorales, soit des assemblées primaires, soit du tribunal de cassation ; lorsque ces dénonciations lui seront portées, soit par le Conseil des Anciens, soit par le Conseil des Cinq-Cents soit par des citoyens en nom individuel ». Son projet est toutefois rejeté à l’unanimité. Déçu par son échec, il n’accepte que le poste d’ambassadeur à Berlin le 8 mai 1798 et parvient à conserver la neutralité de la Prusse. Sieyès est ensuite réélu député en 1799 et fait son entrée au Directoire. Désireux de voir tomber une Constitution qu’il n’a jamais aimée, il organise, de concert avec Napoléon Bonaparte, alors de retour de son expédition d’Égypte, le coup d’État du 18 brumaire. Il devient consul provisoire avec Bonaparte et Roger Ducos. Ses propositions constitutionnelles sont cependant rejetées, ou substantiellement modifiées par le premier. C’est le cas de la jurie constitutionnaire, que Sieyès avait repensée depuis 1795 et à qui il donnait dorénavant le nom de Collège des conservateurs. Bonaparte acceptera l’idée d’un contrôle de constitutionnalité des lois, mais décidera de le confier au « Sénat conservateur ». Malgré son nouvel échec, Sieyès devient sénateur et reçoit un important domaine national avec 200 000 livres de rente. Devenu président du Sénat conservateur, il est fait comte d’Empire en 1808. Créé pair de France durant la Première Restauration, il se retire, exilé, en Belgique durant la Seconde et ne revient en France qu’en 1830, avant de mourir en 1836. Son projet de jurie ne tomba cependant pas dans l’oubli après sa mort. Il y sera fait constamment référence jusqu’à nos jours, avec toutefois une certaine éclipse dans les années 1930 et après la Seconde Guerre mondiale. Ce travail s’attachera à retracer la postérité de la jurie constitutionnaire jusqu’à aujourd’hui, afin de comprendre comment celle-ci a pu être considérée comme un prototype de contrôle de constitutionnalité des lois.
S’il s’agit évidemment d’analyser la postérité de la jurie constitutionnaire jusqu’à nos jours, une autre histoire parallèle sera décrite, celle de la distinction topique entre les « organes politiques » et les « organes juridictionnels » chargés du contrôle de constitutionnalité des lois. Comme on a pu le voir, il est courant en effet de décrire la jurie constitutionnaire comme l’archétype de l’« organe politique ». C’est bien en ce sens que la jurie apparaît comme un simple prototype d’organe chargé du contrôle, nécessairement imparfait. Or, outre le fait qu’une telle caractérisation est parfaitement anachronique et consiste à appliquer des concepts à des systèmes qui leur sont bien antérieurs, ce serait très certainement mal comprendre le souhait originel de Sieyès. En effet, il ne fait guère de doute que Sieyès pensait sa jurie comme un véritable tribunal, devant juger en droit et avoir une indépendance certaine face aux trois pouvoirs. A contrario, c’est précisément en raison du caractère juridictionnel de la solution apportée par Sieyès aux risques d’abus du législateur que les constituants de 1795 l’écartèrent : la garantie de la Constitution devait être sociopolitique. Par ailleurs, il convient de souligner que le mécanisme de contrôle envisagé par Sieyès n’est guère sui generis. Lui-même avait été fort influencé par les écrits des physiocrates, et on a pu rapprocher sa façon d’écrire de la leur. De nombreux autres modèles de contrôle avaient par ailleurs été exposés par les révolutionnaires en 1791 et en 1793, comportant des similitudes non négligeables avec la jurie constitutionnaire. Et alors que la guerre d’indépendance américaine, tout comme les textes constitutionnels qui en sont issus, sont fort présents à l’esprit des révolutionnaires, il ne faut pas non plus sous-estimer l’influence que certains de ces systèmes ont pu exercer sur Sieyès. Il importera également de se concentrer sur la postérité immédiate de la jurie, à travers les Sénats impériaux. Il est en effet fréquent de présenter ces derniers comme des applications concrètes du système théorique élaboré par Sieyès. Ce faisant, on oublie que ce n’est pas tant la jurie qui a servi de source d’inspiration que le Collège des conservateurs, issu des réflexions postérieures de Sieyès au sujet du contrôle de constitutionnalité. Par ailleurs, les Sénats impériaux se distinguent par des différences fort substantielles avec les systèmes imaginés par Sieyès. Aussi, il importe de souligner que la jurie a été inspirée par d’autres modèles et qu’elle n’est donc pas ce premier système de contrôle de constitutionnalité que nombre de manuels se plaisent à présenter aujourd’hui. D’autre part, contrairement à la description qui en est faite de nos jours, la jurie n’a jamais été pensée comme un « organe politique » de contrôle. Enfin, il est fréquent d’identifier la jurie constitutionnaire aux Sénats des Premier et Second Empires, opinion qui mérite d’être fortement nuancée. N’ayant en réalité jamais eu d’application concrète, car complètement tronquée par celle qui en fut faite par les Sénats impériaux, il paraît dès lors audacieux de considérer la jurie comme un « prototype de contrôle ». On ne peut en effet pas mesurer les imperfections du système imaginé par Sieyès pour la simple raison que celui-ci n’eut jamais d’application concrète fidèle.
Car, pour comprendre la manière dont est décrite la jurie constitutionnaire aujourd’hui, il importe de s’intéresser à l’histoire de la distinction conceptuelle topique entre « organes politiques » et « organes juridictionnels » chargés du contrôle de constitutionnalité, distinction qui se retrouve dans l’ensemble des manuels de droit constitutionnel. Une partie de plus en plus conséquente de la doctrine sous la Troisième République se montre favorable à l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Or, l’expérience des Sénats impériaux a discrédité pour longtemps un tel contrôle. La thèse peut paraître audacieuse, mais il n’en demeure pas moins que c’est le précédent de la jurie couplée avec le souhait de voir introduit un contrôle des lois qui a conduit la doctrine à créer une nouvelle distinction conceptuelle, dans les années 1920, entre « organes politiques » et « organes juridictionnels ». Il s’agit en effet pour cette doctrine, dont Léon Duguit et Maurice Hauriou sont les principaux représentants, de montrer qu’il existe en réalité deux types de contrôle fort différents et que le contrôle opéré par le juge ordinaire ne saurait être comparé à celui effectué par la jurie. De la binarité naît le manichéisme : il y a un « bon » contrôle, celui du juge ordinaire, et un « mauvais » contrôle, celui de la jurie. Cette distinction naît cependant en plusieurs étapes : la jurie constitutionnaire est identifiée dans un premier temps aux Sénats impériaux, qui pourraient être effectivement, au prix cependant d’un terrible anachronisme et s’il faut vraiment employer la distinction susmentionnée, décrits comme des « organes politiques ». La jurie est alors présentée comme un « tribunal politique », ce qui n’est pas un faux-sens, avant de devenir un « corps » ou un « organe politique » de contrôle. Cette caractérisation qui se retrouve dans des traités juridiques louant par la suite le contrôle effectué par le juge ordinaire, inspiré par le système américain, est donc tout à fait idéologique. Il faudra cependant attendre les années 1920 pour que les termes de la distinction soient précisément définis par Joseph Barthélemy, paradoxalement adversaire de tout contrôle de constitutionnalité des lois. À ce titre, il importe de souligner qu’une telle distinction devait avoir une belle postérité, en France naturellement, mais aussi à l’étranger où elle est employée de nos jours, alors même que la littérature contemporaine d’autres pays ne la mentionne guère. Plus que jamais la jurie constitutionnaire est considérée comme un prototype de contrôle de constitutionnalité, voire comme un contre-modèle. Certes, la jurie est présentée couramment par cette même doctrine comme le premier système de contrôle imaginé, à tort, mais il ne s’agit d’en retenir que l’idée générale, celle du contrôle et de ne s’inspirer d’aucun autre élément. C’est à partir de cette période que la jurie est considérée comme un prototype, c’est-à-dire comme un modèle empli de défauts et perfectible.
La doctrine contemporaine est en effet largement tributaire de cette conception. Mais elle se montre plus ambivalente à l’égard de la jurie constitutionnaire. Le paradoxe veut dès lors qu’on en fasse souvent l’ancêtre presque vénéré du contrôle de constitutionnalité et parallèlement, le symbole même de l’organe politique chargé du contrôle. La jurie est donc l’objet d’une double symbolique à travers deux approches irréconciliables. En effet, d’une part, nombre de manuels suggèrent une filiation entre la jurie et le Conseil constitutionnel, la première étant dès lors source de légitimation historique pour le second. Après tout, ces deux organes n’ont-ils pas de nombreux points communs ? Ils sont tous deux des organes spéciaux, pouvaient être saisis – seulement depuis 2009 pour le Conseil constitutionnel – par tout particulier. Or, dans les discussions des constituants de 1958, la jurie constitutionnaire de Sieyès n’est pas mentionnée une seule fois. Certes, il n’est pas douteux que certains constituants en connaissaient le mécanisme, que ce soient Marcel Waline ou Roger Latournerie. Mais ceux-ci se sont volontairement affranchis de toute inspiration historique, ou étrangère d’ailleurs, si bien que le Conseil constitutionnel apparaît essentiellement comme une institution sui generis. Pourtant, nombre de manuels se plaisent à faire de la jurie un modèle ayant inspiré le contrôle effectué par le Conseil constitutionnel, voire même l’ensemble du système européen de contrôle. Il s’agit en réalité de fonder une véritable mythologie du Conseil, propre à légitimer un organe placé constamment sous le feu de la critique. De la même manière, il s’agit d’exclure, à raison, de toute influence venue de l’étranger, mais selon des intentions peut-être moins neutres : la jurie est alors considérée comme faisant partie du patrimoine français et révolutionnaire, avec une influence qui a largement débordé les frontières nationales. Pourtant, il n’est pas question de comparer le Conseil constitutionnel avec la jurie constitutionnaire. Celle-ci continue en effet d’être décrite comme le symbole même de l’« organe politique » de contrôle. Or, selon un discours fort volontariste répandu dans la doctrine encore de nos jours, caractériser ainsi le Conseil est parfaitement inenvisageable. La filiation entre les deux institutions ne peut donc être qu’indirecte. Pourtant, sous l’effet de ce même volontarisme, la définition des termes de la distinction entre « organes politiques » et « organes juridictionnels » a évolué, de manière à éviter que le Conseil ne soit perçu comme un « organe politique ». Or, suivant cette nouvelle définition, la jurie semble bien devoir être également considérée comme un « organe juridictionnel » de contrôle. La description de la jurie comme un prototype de contrôle de constitutionnalité des lois, aussi fausse soit-elle, a encore gardé toute sa vigueur. On peut dès lors se demander en quoi le double mouvement consistant à faire de la jurie constitutionnaire imaginée par Sieyès une ancêtre du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel, en même temps qu’un « organe politique » de contrôle fort différent du Conseil a conduit à considérer la jurie constitutionnaire comme un prototype de contrôle de constitutionnalité des lois.
Si la jurie constitutionnaire a été conçue par Sieyès comme une véritable juridiction qui devait remplacer le contrôle politique plébiscité par de nombreux constituants en 1795, elle a cependant été identifiée aux Sénats des Premier et Second Empires (Titre i). En raison de cette identification et d’un certain volontarisme de la part d’une partie de la doctrine des Troisième et Quatrième Républiques, elle est à l’origine de la distinction entre les « organes politiques » et les « organes juridictionnels » chargés du contrôle de constitutionnalité des lois (Titre ii). Ce jugement sur la jurie s’est perpétué jusqu’à nos jours, mais de la quête d’une légitimité historique pour le Conseil constitutionnel, il en a résulté une forte ambivalence quant au regard porté sur celle-ci, considérée comme un prototype de contrôle de constitutionnalité des lois (Titre iii).
I. L’invention d’un gardien de la Constitution : la jurie constitutionnaire
Loin d’avoir imaginé un simple prototype de contrôle de constitutionnalité des lois, Sieyès propose, lors des discours qu’il tient les 2 et 18 thermidor An III, un système fort complet à travers la jurie constitutionnaire. Il s’agit là d’une véritable juridiction, qui doit être indépendante et supérieure aux autres pouvoirs et qui doit répondre en droit à des questions de droit. À rebours de la conception partagée par la majeure partie des constituants de 1795, suivant laquelle la meilleure garantie de la Constitution est sociale et politique et doit être assurée par un juste équilibre entre l’ensemble des pouvoirs, Sieyès souhaite limiter les pouvoirs du législateur. Toutefois, le système qu’il imagine n’est pas sui generis. Outre des précédents, il semble probable que Sieyès s’inspire d’un certain nombre de modèles instaurés ou proposés peu de temps auparavant (A.). La jurie constitutionnaire, seule rescapée dans un premier temps du projet de Constitution de Sieyès, est ainsi soumise à la Commission des Onze sous la forme d’un véritable tribunal. C’est pour cette raison qu’elle est finalement rejetée à l’unanimité : le contrôle doit être sociopolitique, et non de nature juridique (B.). La jurie connaîtra cependant une application qui, pour être concrète, n’en est pas moins totalement tronquée par rapport au projet originaire. Les Sénats des deux Empires devaient en effet condamner pour longtemps toute tentative d’instaurer en France un contrôle de constitutionnalité des lois, du fait de leur inertie (C.).
A. Une problématique contemporaine à Sieyès
1. La prise en compte du problème avant la Révolution
a) Les précédents étrangers
Si un grand nombre de traités et de manuels de droit constitutionnel se contentent de citer l’exemple de la jurie constitutionnaire imaginée par Sieyès comme un ancêtre putatif ou tutélaire du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel, il est rare de voir cités d’autres exemples, antérieurs au système imaginé par l’abbé. Si ce choix, révélateur d’un certain parti-pris de la part des auteurs de ces ouvrages, fera l’objet de développements dans le dernier titre, il importe de présenter succinctement d’autres modes de contrôle imaginés antérieurement, cela pour deux raisons. Tout d’abord, cela permet de démontrer la grande variété des systèmes auxquels a été préférée la référence à la jurie constitutionnaire. Ensuite, il s’agit de comprendre que la question du contrôle de constitutionnalité, avant la Révolution, est déjà au cœur de l’agitation intellectuelle du xviiie siècle. C’est dans le cadre de ces réflexions que s’inscrit la conception de la jurie constitutionnaire. Naturellement, il serait trop long d’exposer dans ce paragraphe et le suivant toute l’histoire du contrôle de constitutionnalité antérieure à la Révolution et cela ne serait sans doute pas bien utile à cette étude. Il importe donc de se concentrer tout d’abord sur l’éphorat imaginé par Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), ainsi que sur le Conseil des censeurs de Pennsylvanie. On mentionnera cependant le système de la graphè paranomôn de l’Athènes antique, ou le Sénat de Catherine II de Russie, inspiré par les thèses des physiocrates.
Fichte théorise l’instauration d’un éphorat dans ses Origines du droit naturel d’après les principes de la théorie scientifique (Grundlage des Naturrechts nach Principen der Wissenschaftslehre), peu après la présentation par Sieyès du fonctionnement de sa jurie. Pour en arriver à la conclusion d’un nécessaire contrôle du pouvoir, Fichte ne manque pas d’admettre que le respect des droits et libertés individuelles ne peut être assuré que par une force coercitive. Celle-ci doit cependant à son tour pouvoir être contrôlée. La question est alors de savoir par qui. La communauté n’existe en effet que par le biais de la représentation. Aussi, pour que les représentants n’abusent pas de leurs pouvoirs, il faut qu’un organe de contrôle soit institué par la communauté elle-même. Cet organe n’est autre que l’éphorat, qui a une double compétence : celle de suspendre le corps exécutif et celle de reconvoquer la communauté. Il n’est cependant pas tenu de juger l’action politique du premier. Ce mécanisme, on le comprend, est assimilable à un contrôle populaire. C’est cependant l’autocritique que Fichte fait à ce mécanisme qui intéresse ce travail. En effet, dans un ouvrage postérieur, Le système de la théorie du droit (Das System der Rechtslehre), publié en 1812, il abandonne la figure de l’éphorat. Il se rend en effet compte que, si la trahison de la volonté générale peut être réalisée par le pouvoir exécutif, alors cette trahison est tout aussi envisageable par les éphores. On reconnaît là une critique qui sera formulée contre la jurie constitutionnaire de Sieyès par Antoine Claire Thibaudeau (1765-1854). Fichte en vient donc à imaginer un remède à ce mal, fondé sur le droit de résistance : la communauté en son entier peut se réunir en vue de juger l’exécutif, ainsi que les éphores, ou bien certaines privées, qualifiées d’ « éphores naturels », peuvent appeler la communauté à le faire. Mais la question ainsi formulée, celle du contrôle des juges, devait demeurer l’un des principaux arguments contre l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Il importe également de souligner la parenté intellectuelle entre Sieyès et Fichte. Tous deux s’adonnent en effet à un usage de synthèses quintuples qui permettent d’exposer quatre termes différents avant qu’un cinquième ne permette de les unifier tous ensemble. Par ailleurs, tous deux pensent la formation du moi à partir du modèle de la statue imaginé par Étienne Bonnot de Condillac (1714-1780), modèle qui imagine l’éveil progressif d’une statue de marbre à la vie et au monde.
Avant que Fichte ne conçoive le système de l’éphorat, qui devait avoir une postérité dans le Conseil des éphores de la République de Naples, un autre modèle, celui du Conseil des censeurs de Pennsylvanie, avait vu le jour. Celui-ci revêt une importance particulière puisque, selon Michel Troper, les idées dont il fut porteur « seront deux ans plus tard au fondement du jury constitutionnaire de Sieyès ». Adoptée en 1776, la Constitution de Pennsylvanie instaurait une chambre unique et refusait au pouvoir exécutif le droit de veto, si bien qu’il importait de limiter les prérogatives du pouvoir législatif. Composé d’élus issus du peuple, à raison de deux par ville et par comté, le Conseil des censeurs mis en place pour ce faire devait se réunir tous les sept ans. Son rôle est de vérifier que les organes exécutif et législatif accomplissent correctement leur mission. Pour mener à bien sa mission, il dispose de pouvoirs substantiels : il peut faire des remontrances, engager des poursuites judiciaires, renvoyer des agents fautifs. Il peut également provoquer une réunion en vue d’amender la Constitution. Surtout, il peut recommander l’abrogation des textes législatifs ou réglementaires qui lui paraissent contraires à la Constitution. L’existence du Conseil des censeurs fut cependant éphémère : il se réunit pour la seule et unique fois en 1783, tandis que l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1790 le fait définitivement disparaître. Plusieurs raisons peuvent être avancées, notamment l’opposition au cours des séances entre radicaux et modérés, alors que son efficacité présupposait une certaine unité, de manière à exister pleinement comme institution. Ce débat exercera une influence directe sur les débats révolutionnaires, certaines propositions de contrôle de constitutionnalité prévoyant notamment l’institution d’un « Tribunal des censeurs », notamment celle de Guy-Armand Simon de Kersaint (1742- 1793). La proximité du projet originaire des constituants de l’An III avec la Constitution de Pennsylvanie, à travers l’absence de balance au sein du pouvoir législatif et l’absence de garanties internes, conduit ainsi à envisager, dans la lignée de ce Conseil, un organe externe chargé de contrebalancer le pouvoir législatif. Il reviendra au prochain chapitre de présenter les similitudes et les divergences avec les systèmes sus-exposés.
b) Le système physiocratique
Sans qu’il soit besoin de revenir sur l’ensemble des thèses physiocratiques, qui ont déjà fait l’objet de travaux fort documentés, il importe de souligner d’entrée de jeu l’influence des théoriciens de cette école de pensée sur Sieyès. Celui-ci en a été un lecteur assidu, et même fort critique. Pour autant, nombre des disciples de Quesnay, particulièrement Pierre-Paul Lemercier de La Rivière (1719-1792) et Pierre Samuel du Pont de Nemours (1739-1817), ont été à l’origine de la théorie la plus approfondie pensée au xviiie siècle en France du contrôle juridictionnel de la loi. La doctrine des physiocrates s’articule autour d’un postulat commun : l’existence d’un ordre naturel consistant dans un ensemble de lois physiques et morales établies par la Providence. Ce droit naturel prescrit des lois dites « fondamentales », qui échappent à tout législateur. Il revient dès lors à la puissance publique de les transcrire dans l’ordre constitutionnel, c’est-à-dire dans le droit positif. Il en découle une conséquence singulière : le législateur ne produit aucune norme, il ne fait que les transcrire. En ce sens, le pouvoir législatif n’appartient concrètement à personne. Considérant donc la norme positive comme secondaire, il leur importait de s’assurer de sa conformité avec la loi naturelle. Pour employer un anachronisme maîtrisé, cette école se prononça donc en faveur d’un contrôle a priori et par voie d’action de la loi positive par le juge. Deux physiocrates se sont particulièrement attachés à théoriser ce système et il revient à ce paragraphe de les analyser plus amplement.
Le premier système de contrôle de constitutionnalité des lois a été imaginé par Lemercier de La Rivière. Celui-ci, au fur et à mesure de ses publications, fait largement évoluer son modèle de contrôle, de manière à sa désolidariser substantiellement des thèses partagées par ses condisciples. À la veille de la Révolution, en 1788, il publie Les vœux d’un Français dans lesquels il opère une hiérarchie normative qui distingue « les lois de constitution connues […] sous le nom de lois fondamentales » et « les lois de l’administration ». Les « lois de constitution » sont des lois naturelles composées d’un triptyque : la propriété, la liberté et la sûreté. Il faut y ajouter les dispositions qui caractérisent la monarchie française et où on trouve notamment, outre les traditionnelles inaliénabilités du domaine et règles de succession de la couronne, l’indivisibilité de la souveraineté, le contrôle de l’activité normative du roi et la réunion régulière de la nation en assemblées. Les « lois de l’administration » désignent les lois faites par le monarque, seul détenteur du pouvoir législatif. On le comprend, dans cet ouvrage, Lemercier de La Rivière aboutit à l’idée d’un contrôle de conformité des secondes aux premières. Pour assurer celle-ci, il imagine que des « magistrats supérieurs » soient chargés du « dépôt » des lois fondamentales. Malgré le flou volontairement conservé par le penseur, on reconnaît à travers ces lignes le Parlement. Pour autant, celui-ci ne représentant pas la nation et ne participant ni au pouvoir législatif ni au pouvoir exécutif, demeure une instance uniquement juridictionnelle. Le contrôle ainsi imaginé doit être préalable et systématique, comme l’écrit Lemercier de La Rivière : « Il faut […] qu’aucune loi nouvelle ne puisse être publiée qu’après avoir été vérifiée […] et enregistrée ». Pour autant, dans un ouvrage postérieur, Essais sur les maximes et loix fondamentales de la monarchie française, ou Canevas d’un code constitutionnel, publié en 1789 et alors que le roi n’est plus le titulaire du pouvoir législatif, il ajoute une troisième catégorie de lois, « les lois du royaume », qui sont adoptées par les États généraux. Les « lois de l’administration », qui s’apparentent aux règlements, ne peuvent pas méconnaître « les lois nationales ». Mais celles-ci ne sont plus susceptibles de contrôle de constitutionnalité. On le comprend, Lemercier de La Rivière a déjà intégré le principe du légicentrisme.
Du Pont de Nemours, quant à lui, imagine également un mécanisme devant permettre le respect des normes fondamentales par les normes positives. Il élabore également en ce sens une hiérarchie normative coiffée des principaux droits naturels qu’énumérait Lemercier de La Rivière : la liberté, la sûreté et le droit de propriété. Une procédure de contrôle est dès lors imaginée, qui laisse une place prépondérante aux citoyens et aux représentants de la nation. En ce sens, Dupont de Nemours souhaite que les citoyens puissent entreprendre entre eux une discussion libre. Chaque citoyen doit être ainsi en mesure de se forger sa propre opinion, notamment grâce aux journaux dont la liberté de rédaction doit être assurée par la Constitution. Ce mécanisme doit être enclenché pour toutes les lois votées. Si ce dernier s’apparente à un contrôle a priori, le penseur ne manque pas également de prendre en considération les lois révélées injustes par leur application. Dans ce cas, il ne faut pas que « l’obéissance […] soit […] au-delà de ce qui est indispensable pour le bon ordre ». Il revient alors aux représentants de la nation, à l’origine de la loi injuste, de la révoquer ou de la réformer. Pour assurer le bon fonctionnement de ce système, Dupont de Nemours souhaite qu’une partie du corps législatif soit renouvelée tous les ans, de manière à ce que ceux qui ont conduit à l’adoption d’une loi mauvaise soient écartés du corps. Il prône même le recours au mandat impératif. Le mécanisme ici présenté se différencie donc fortement du précédent : il préfigure le contrôle de constitutionnalité par un organe populaire, qui sera plébiscité par certains durant la Seconde Guerre mondiale et à son issue. D’un autre côté, il n’en demeure pas moins que c’est au corps législatif à qui revient, in fine, le contrôle de constitutionnalité. Les physiocrates furent cependant mal compris des révolutionnaires, à une exception notable : Sieyès. D’aucuns pensent même que l’abbé, qui parlait et pensait comme les premiers, a été touché par une véritable réminiscence physiocratique d’un législateur abandonné à sa discrétionnalité. C’est en ce sens que la jurie constitutionnaire devrait beaucoup aux écrits de ces penseurs, notamment lorsqu’on pense, comme on le verra plus tard, que celui-ci dotait cette dernière d’une fonction de « jury d’équité naturelle ». Cette dernière fonction devait amener le juge à s’estimer dans l’impossibilité de rendre une décision si la loi était défaillante ou si elle heurtait sa conscience. Or, les physiocrates se démarquaient par leur souhait de voir le juge remonter à la raison primitive de la norme juridique, en accord nécessaire avec la loi naturelle. La postérité des physiocrates ne peut donc être sous-estimée.
2. Les craintes des excès du législateur par la Constituante
a) La nécessité de circonscrire les compétences du législateur
La problématique, à laquelle tente de répondre la jurie constitutionnaire, n’a pas été vue par Sieyès seul. En réalité, elle est déjà fort présente dans les débats de l’Assemblée nationale constituante formée le 17 juin 1789. L’historiographie a pu souligner les craintes formulées par les constituants de 1791 à l’égard de la puissance du pouvoir exécutif et de sa capacité à violer les droits tout juste consacrés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Sous la plume de certains, l’idée de protéger ces mêmes droits des excès du législateur est une nouveauté des débats de l’An III. Pour autant, la lecture des débats de la Constituante montre déjà une défiance face aux potentielles lois tyranniques de celui-ci. Deux craintes s’expriment donc déjà en filigrane : celle que les droits et libertés proclamés par la Déclaration ne soient pas suffisamment garantis, celle que la Constitution elle-même ne le soit pas. Elles ne furent cependant pas négligées par les constituants de 1791, qui tentèrent d’y apporter une réponse, quoique toute théorique. C’est en raison de ces mêmes appréhensions que Sieyès devait proposer quatre ans plus tard son système. La première préoccupation de certains constituants concerne la protection des droits et libertés contenus dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. On rappellera au passage que cette dernière étant conçue comme faisant pleinement partie de la Constitution de 1791. Par ailleurs, nombre de constituants, largement influencés par les thèses physiocratiques susmentionnées, ramenaient tous les droits ainsi consacrés à trois plus généraux : la liberté, l’égalité, ce qui n’est guère inattendu, ainsi que la propriété. Cela apparaît fort bien dans la « charte contenant la Constitution française dans ses objets fondamentaux » présentée par Charles-François Bouche (1737-1795) le 12 août 1789. Celui-ci affirme en ce sens :
On peut conclure de tout ce qui vient d’être dit que les droits que les hommes apportent dans la société, se rapportent à ces trois : liberté, égalité, propriété ; d’où il suit que le but des lois conservatrices doit être de leur en garantir la sûreté. La mauvaise Constitution est celle qui viole ces droits ; la bonne Constitution est celle qui les assure ; l’excellente Constitution est celle qui leur donne le plus grand développement possible.
Deux ans plus tard, durant les débats de la journée du 11 août 1791 portant précisément sur la question de la protection de la propriété, Bon Albert Briois
de Beaumetz (1755-?) exprime ainsi son appréhension d’une « tyrannie de la majorité », pour reprendre l’expression consacrée plus tard par Tocqueville. Il s’exclame à cette occasion :
Il est impossible d’imaginer qu’une nation composée de vingt-cinq millions de citoyens, parmi lesquels malheureusement un petit nombre est propriétaire, tandis qu’un très grand nombre ne l’est pas, n’établisse pas dans sa Constitution des moyens politiques pour conserver cette même Constitution qui réside sur la propriété. En effet, si c’est partout l’influence du nombre qui doit, dans la Constitution, dans l’ordre des pouvoirs constitués, régler l’administration, la législation et la conservation même de la Constitution, je dis qu’il est impossible qu’à la longue, le grand nombre n’agisse pas pour son intérêt et qu’il n’attaque pas directement et radicalement ce qu’enfin on est convenu d’appeler, dans cette tribune, l’aristocratie de la propriété.
Si l’auteur de cette déclaration n’en tire pas les conséquences du point de vue du contrôle de constitutionnalité, du moins met-il en évidence l’absurdité qui consisterait à proclamer des droits contraires aux intérêts du plus grand nombre qui pourrait aussitôt les piétiner en l’absence de toute garantie effective. Outre la garantie des droits, certains constituants s’interrogent de manière plus générale sur la protection apportée à la Constitution, elle-même garante des droits et libertés individuels, au cas où celle-ci serait mise en péril. Ce danger peut, naturellement, venir de l’exécutif. Mais les débats des années 1789-1791 témoignent de la conscience de quelques représentants du fait qu’il puisse également venir du législateur. Ces craintes s’expriment particulièrement au cours des débats relatifs au monocamérisme. L’un des arguments avancés par les opposants à ce dernier est justement fondé sur les excès potentiels de cette unique chambre. C’est pourquoi certains constituants se disent favorables à l’instauration d’un veto royal, censé garantir la Constitution face aux excès du législateur et rendre possible un certain équilibre entre le pouvoir royal et représentatif. Dans une allocution sur le meilleur gouvernement pour la France faite le 12 août 1789 devant la Constituante, Jean-Joseph Mounier (1758-1806) s’oppose à un tel système : pour lui, le veto royal est une garantie bien insuffisante. Il ne manque pas de reconnaître cependant, après avoir rappelé l’échec du monocamérisme pennsylvanien, que « non seulement, une seule assemblée pourrait rendre la Constitution incertaine ; mais elle bouleverserait fréquemment toutes les lois ». Gérard de Lally-Tollendal (1751-1830) exprime peu de temps après, le 31 août, une opinion similaire. Il affirme ainsi :
Une chambre unique ne sera jamais liée par ses délibérations ; elle aura beau prétendre s’enchainer, comme elle seule aura forgé sa chaine, comme elle seule la tiendra dans ses mains, elle la rompra toutes les fois qu’elle le voudra […]. La Constitution elle-même sera dans un danger perpétuel, livrée à l’inconstance, au caprice, à toutes les passions humaines.
Tous deux se prononcent ainsi en faveur de la création d’une deuxième chambre : le premier imagine un « corps placé entre le roi et les représentants », similaire à la chambre des pairs britannique, tandis que le second propose l’instauration d’un Sénat. Cette seconde chambre serait destinée à assurer un arbitrage entre le pouvoir royal et entre les représentants de la nation, afin de faire respecter la Constitution, ce qu’exprime Lally-Tollendal en termes clairs par cette question rhétorique : « N’est-il pas plus simple qu’un Corps législatif permanent, organisé de manière à pouvoir conserver, à pouvoir perfectionner et non à pouvoir détruire, veille incessamment sur la Constitution ? » On le comprend cependant, il ne s’agit donc pas, pour ces deux constituants, de créer un organe chargé à proprement parler du contrôle de constitutionnalité des lois. En tout état de cause, ce contrôle doit émaner d’une habile répartition des pouvoirs, dans une conception promise à une longue postérité. Lally-Tollendal l’exprime en termes clairs : « Le dernier degré de perfection d’une Constitution n’est-il pas de distribuer tellement tous les pouvoirs entre ceux qui doivent en être revêtus, que chacun, ayant assez de ses moyens, et devant être content de sa part, respecte celle des autres, pour qu’on respecte la sienne, et soit intéressé au maintien de la Constitution qui les garantit toutes ?»
La violation de la Constitution est ainsi une problématique reconnue par l’ensemble des constituants. Le 8 août 1791, François Buzot (1760-1794), membre du Comité de Constitution, déclare devant l’Assemblée que si elle examine le texte, « [elle] y verra non pas que la Constitution [lui] garantir des droits, mais que la Constitution promet que la loi les [lui] garantira ». Face à ces craintes, Isaac Le Chapelier (1754-1794) demande que « les législatures lisent dans l’acte de la Constitution, l’obligation de ne faire aucune espèce de loi qui, par ses dispositions ou ses conséquences, puisse nuire à la liberté et à l’égalité des citoyens ». Un alinéa 3 au Titre 1er est finalement voté, ainsi rédigé : « Le pouvoir législatif ne pourra faire aucunes lois qui portent atteinte et mettent obstacle à l’exercice des droits naturels et civils consignés dans le présent titre, et garantis par la Constitution. » On s’en tient donc à une simple déclaration de principe, sans envisager d’autorité permettant de lui donner corps. C’est en ce sens que Stanislas de Clermont-Tonnerre (1757-1792) note le peu d’effectivité d’un tel principe dans un opuscule publié en 1791 : « Pour que cette comparaison faite à chaque instant fût utile, il faudroit qu’il y eût un juge qui prononçât s’il y a identité ou contradiction entre la loi et le principe dont on la rapproche ; mais ce juge n’existe pas ; mais le préambule semble donner à chaque individu le droit d’être le juge. » Pour autant, quelques projets virent le jour avant 1795, qui cherchaient à rendre plus ou moins effectif un tel contrôle.
b) Les propositions de contrôle
La question du contrôle de l’activité du législateur est davantage prise en considération par la Convention nationale lors de la rédaction de la Constitution de l’An I. On imagine en effet des moyens concrets, contrairement aux débats de la Constituante, pour permettre l’abrogation de toute loi portant atteinte soit à la Constitution, soit à la Déclaration des droits qu’elle comporte. Cette préoccupation est aussi bien partagée par les girondins que par les jacobins, qui proposent des mécanismes variés devant rendre effective cette protection. À nouveau, on remarque que la jurie constitutionnaire de Sieyès se rapproche de ces projets sur certains points. On se contentera dans ce paragraphe d’en présenter deux, celui du girondin Armand de Kersaint (1742-1793) et celui du projet de Constitution jacobine, même s’il faut également mentionner le projet de Condorcet qui proposait un mécanisme complexe de contrôle reposant sur la démocratie directe.
Soulignant que les quelques exemples à travers l’histoire qui avaient vu naître un gardien du pacte social avaient toujours promu un « corps politique » et « aristocratique », Kersaint décrit en ces termes l’organe qu’il imagine pour accomplir cette mission, lors de la séance du 17 avril 1793 : « Le moment est arrivé, je pense, d’offrir un plus parfait modèle au monde ; le tribunal des censeurs que je vous propose, loin de porter atteinte au principe primordial de notre association, l’égalité, sera créé pour le conserver, pour le défendre contre les sourdes atteintes des riches et des ambitieux. » Outre l’influence évidente de la Constitution pennsylvanienne sur ce projet, on remarque également que commence, timidement, à émerger une distinction entre organes politiques et juridictionnels chargés du contrôle de constitutionnalité des lois. Pour Kersaint, le mode de nomination des membres de ce « tribunal » en fait manifestement un organe juridictionnel, contrairement à l’interprétation que l’on peut en avoir aujourd’hui : les censeurs doivent être au nombre de 21. Leur nomination reviendrait à la Convention dans le dernier jour de sa session, puis au Corps législatif. Il pourra être exigé, pour occuper ce poste, d’avoir eu des fonctions municipales. Le contrôle « politique » des lois apparaît donc comme caractérisé lorsqu’il est opéré par une assemblée titulaire en même temps d’un pouvoir politique. Or, pour Kersaint, si les censeurs doivent siéger sur les bancs de l’Assemblée, ils ne doivent pas avoir de voix délibérative. Évidemment, étant donné la méfiance à l’endroit du juge des révolutionnaires, héritée des Parlements d’Ancien Régime, Kersaint se garde de parler d’un contrôle juridique des lois. Mais les précisions qu’il donne aux fonctions de ce tribunal sont assez révélatrices de sa pensée :
Les fonctions politiques du tribunal des censeurs seront de deux natures ; la première s’appliquera à l’examen des décrets du Corps législatif, dans leur rapport avec les principes de la Constitution et les lois précédemment rendues ; la seconde, à celui de la conduite politique des corps constitués secondaires dans le même rapport. Chargés de conserver et de défendre le dépôt sacré des lois constitutionnelles, les censeurs devront dénoncer toute infraction, en ce genre, au peuple, et en poursuivre le redressement par-devant l’Assemblée nationale. Ce tribunal doit être dans l’ordre politique des autorités constituées, ce que le tribunal de cassation est dans l’ordre civil judiciaire.
Parce que le contrôle porte sur des actes politiques, c’est ce terme qui revient le plus souvent. Mais dans son mode de fonctionnement, Kersaint conçoit son organe comme un véritable « tribunal », la comparaison avec le tribunal de cassation en étant révélatrice. Pour autant, les pouvoirs du Tribunal des censeurs sont limités au bon vouloir de l’Assemblée nationale, puisqu’elle seule conserve le droit de modifier ses lois et peut passer outre l’avis du Tribunal des censeurs.
Les jacobins ne manquent pas non plus d’inclure dans leur projet constitutionnel un mécanisme devant empêcher l’adoption de lois contraires à la Constitution. Il est présenté lors de la séance du 16 juin 1793 et comporte un chapitre xv, composé de quatre articles, portant sur un « grand jury national ». Ces quatre articles sont ainsi libellés :
Art. Ier. Le grand jury est institué pour garantir les citoyens de l’oppression du corps législatif et du conseil. Tout citoyen opprimé par un autre particulier a droit d’y recourir.
La liste des jurés est composée d’un citoyen élu dans chaque département par les assemblées primaires. Le grand juré est renouvelé tous les ans, avec le corps législatif.
Il n’applique point les peines, il renvoie devant les tribunaux.
Les noms des jurés sont déposés dans une urne au sein du corps législatif.
À nouveau, on remarque le souci des conventionnels de ne pas faire de l’organe de contrôle un corps politique. Le choix même de « jury » n’est pas anodin : il renvoie directement à l’idée de tribunal. Le fait que ses membres soient élus ne l’empêche pas d’avoir l’allure d’une juridiction, même si les litiges sont tranchés, in fine, par les tribunaux. La réponse que fait Didier Thirion (1763-1815) est particulièrement instructive : celui-ci demande à ce que la proposition soit ajournée car il estime qu’il existe déjà un tribunal de cette sorte : « l’opinion publique ». C’est cela le contrôle politique des lois au sens des révolutionnaires. Finalement, même si Robespierre affirme que « la législature ne doit pas pouvoir impunément commettre des actes d’oppression », le contrôle des lois n’apparaîtra pas dans la Constitution de l’An I.
A. La jurie constitutionnaire impossible
1. Présentation du projet de Sieyès
a) Les discours de thermidor
À l’issue de la Terreur, le 1er germinal An III (22 mars 1795), la Convention se prononça en faveur du maintien de la Constitution de 1793, adoptée le 24 juin et suspendue dès le 10 octobre. C’est en ce sens qu’elle désigna une Commission des Sept en vue d’élaborer les lois organiques destinées à permettre son application. Pour autant, le 1er prairial An III (20 mai 1795), on abandonna cette idée après une insurrection des sans-culottes parisiens, entrés dans la salle de la Convention aux cris « du pain et la constitution de 1793 ». Quelques jours plus tard, la Convention décide donc de nommer une nouvelle commission, composée de onze membres en vue de rédiger une nouvelle Constitution, ou à tout le moins, d’adapter celle de 1793 aux nouveaux dangers. Parmi ces membres, on trouve notamment l’abbé Sieyès. Mais un décret du 4 mai, rendant incompatible l’appartenance à la fois à la commission et au comité de Salut public, force Sieyès à se retirer de la Commission des Onze. Sieyès ne manque cependant pas d’intervenir quelquefois au sein de cette dernière qui travaille du 4 juillet au 17 août 1795, de manière officieuse. Cela ne l’empêche pas de se prononcer contre le projet présenté à la Convention et, alors que les travaux de la Commission étaient presque terminés, d’exposer son propre projet. C’est dans ce contexte qu’il proposa l’instauration d’une jurie constitutionnaire, au cours des discours des 2 et 18 thermidor An III (20 juillet et 5 août). Ces discours sont révélateurs de la pensée politique d’ensemble de l’abbé, notamment de sa conception de la souveraineté, de la séparation des pouvoirs et de la distinction entre pouvoir constituant et pouvoirs constitués. Par ailleurs, il convient de souligner que, nonobstant une originalité certaine, ce projet partage certaines caractéristiques communes avec ceux qui l’avaient précédé. Le texte complet du dernier discours, celui qui présente le fonctionnement de la jurie, a été rapporté en annexe.
Durant son discours du 2 thermidor, Sieyès expose les grands principes qui président à sa conception de la jurie constitutionnaire. C’est notamment le cas de la souveraineté populaire. Il déclare à cette occasion : « Les pouvoirs illimités sont un monstre en politique, et une grande erreur de la part du peuple français. Il ne la commettra plus à l’avenir […]. Je dis qu’à mesure qu’on s’éclairera, qu’on s’éloignera des temps où l’on a cru savoir, quand on ne faisait que vouloir, la notion de la souveraineté rentrera dans ses justes limites, car, encore une fois, la souveraineté du peuple n’est point illimitée. » Ce n’est cependant pas la première fois que le théoricien de la souveraineté nationale exprimait une telle opinion. Cette dernière est en fait liée à sa conception du régime représentatif. Durant la séance du 7 septembre 1789 à propos du veto royal, il avait notamment affirmé : « Le Peuple ou la Nation ne peut avoir qu’une voix, celle de la législation nationale […]. Le Peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. » Il en vient même à préférer aux notions de souveraineté et de volonté générale celle de « besoins », concept beaucoup plus passif, mais aussi bien plus intellectualisé. Par ailleurs, pour Sieyès, la nation, concept sur lequel on ne reviendra pas car fort éloigné de ce propos, doit s’exprimer grâce à la représentation, par le biais d’une assemblée de députés élus. Il ne faut cependant pas se méprendre : Sieyès n’a pas inventé le mandat représentatif et se montre au contraire favorable à ce que les citoyens puissent contrôler et révoquer continuellement leurs représentants. Cette distinction entre représentés et représentants le conduit à distinguer pouvoir constituant et pouvoir constitué, comme cela apparaît dans son œuvre la plus connue, Qu’est-ce que le Tiers-État ?. Il y affirme notamment :
Ces lois sont dites fondamentales, non pas en ce sens qu’elles puissent devenir indépendantes de la volonté nationale, mais parce que les corps qui existent et agissent par elles ne peuvent point y toucher. Dans chaque partie, la Constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation.
Dans son discours du 2 thermidor, l’abbé appelle du reste à distinguer « la volonté constituante, la volonté pétitionnaire, la volonté chargée de l’exécution et la volonté législative proprement dite ». La bonne Constitution est celle qui assure une séparation ingénieuse des pouvoirs. Partant de toutes ces réflexions plus ou moins clairement énoncées durant son allocution, Sieyès en vient à présenter le système harmonieux de séparation des pouvoirs qu’il prétend avoir découvert.
La première proposition concrète qu’il fait devant l’Assemblée est précisément celle de l’établissement d’une jurie constitutionnaire : « Je demande d’abord un jury de constitution, ou, pour franciser un peu plus le mot de jury, et le distinguer dans le son de celui de juré, une jurie constitutionnaire. C’est un véritable corps de représentants que je demande, avec mission spéciale de juger les réclamations contre toute atteinte qui serait portée à la Constitution. » Son projet est cependant bien plus complet et prévoit que chacune des volontés du peuple sera représentée et défendue par un organe particulier : la volonté constituante, par la jurie constitutionnaire, la volonté pétitionnaire, par le Tribunat, la volonté gouvernante, par le Conseil d’État et la volonté législative, par une législature. Le discours du 2 thermidor n’est pas très disert sur le fonctionnement de la jurie. Toutefois, à sa toute fin, alors que Sieyès résume ses propos en une proposition de quatre articles, il donne le nombre de membres qu’il souhaiterait voir siéger au sein de celle-ci : « Il y aura, sous le nom de jurie constitutionnaire, un corps de représentants, au nombre des trois vingtièmes de la législature avec mission spéciale de juger et prononcer sur les plaintes en violation de constitution, qui seraient portées contre les décrets de la législature. » Thibaudeau, puis Pierre Daunou (1761-1840), membres de la Commission des Onze, soulignent alors la très forte ressemblance du projet de Sieyès avec celui de la Commission. Toutefois, ils en exceptent la jurie constitutionnaire « qui manque tout à fait à [leur] plan ». Aussi demandent-ils à Sieyès de leur faire parvenir une description de celle-ci. C’est dans le discours du 18 thermidor que Sieyès en précise le mécanisme. Il commence par exprimer ses regrets à l’idée de voir son projet amputé des trois quarts de ses propositions. Il s’interroge ensuite : « Comment en effet la prévoyance du législateur s’accoutumerait-elle à l’idée d’une constitution abandonnée, pour ainsi dire, à elle-même au moment de sa naissance ? Une constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n’est rien ; si c’est un corps de lois, on se demande où sera le gardien, où sera la magistrature de ce code. » L’abbé égrène alors les trois missions de la jurie qu’il projette : veiller « avec fidélité à la garde du dépôt constitutionnel », s’occuper « à l’abri des passions funestes, de toutes les vues qui peuvent servir à perfectionner la constitution » et enfin offrir « à la liberté civile une ressource d’équité naturelle, dans des occasions graves où la loi tutélaire aura oublié sa juste garantie ». Dans sa mission de gardien de la Constitution, la jurie doit connaître « des actes inconstitutionnels et personnellement irresponsables du Conseil des Cinq-Cents et de celui des Anciens » et de « ce qui peut se passer d’inconstitutionnel dans l’exercice des diverses procurations électorales ». Il faut aussi y ajouter les actes des assemblées primaires et du tribunal de cassation. Refusant toute auto-saisine, il prévoit que celle-ci puisse être saisie par le Conseil des Cinq-Cents, par celui des Anciens et par tout citoyen, après cependant que la jurie se soit assurée que la réclamation était fondée. Sans qu’il soit besoin de détailler la deuxième mission de cet organe, celle réservée à la révision, puisqu’elle n’intéresse pas directement ce travail, il importe de se concentrer également sur sa fonction de juge d’équité naturelle. Pour Sieyès, en effet, il est fréquent que la loi positive conduise à la condamnation d’un innocent ou à l’acquittement d’un coupable. Cela démontre selon lui le « vide » substantiel de la loi positive. Aussi, il s’agirait pour la jurie de devenir un « supplément de juridiction naturelle ». Concernant la composition, elle doit compter 108 membres, renouvelés par tiers chaque année. Ses membres devront impérativement être issus des membres sortants du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens. Les premiers membres seront quant à eux choisis parmi les membres des assemblées constituante, législative et conventionnelle. Il est également prévu l’absence de publicité des séances et que les actes inconstitutionnels soient annulés.
On le comprend, la jurie imaginée par Sieyès, quoiqu’elle ait de nombreux traits originaux, est marquée par certaines ressemblances avec les autres systèmes susmentionnés qui l’avaient précédée. Il convient donc de fortement nuancer l’opinion de Paul Bastid, selon lequel « Sieyès a été le premier en France à parler de contrôle, à démontrer qu’une Constitution d’origine populaire devait voir son application effectivement garantie à l’égard de tous, qu’il y avait lieu de la protéger contre le législateur lui-même ». Outre la volonté de voir un organe exercer un contrôle de constitutionnalité des lois, partagée par l’ensemble des projets, on peut également noter la forte proximité entre les appellations « grand jury national » des jacobins et « jurie constitutionnaire » de Sieyès. Cette dernière se rapproche par ailleurs du projet de Kersaint quant au mode de nomination de ses membres : dans les deux cas, le Parlement joue un rôle central car c’est à lui qu’il revient de les désigner. Enfin, la fonction de juge d’équité naturelle dévolue à la jurie, qui crée un double ordre de lois suprêmes – celui de la Constitution et celui des lois naturelles –, ne peut qu’être considérée comme une référence au contrôle imaginé par les physiocrates. Non seulement la jurie ne fut pas la première tentative d’introduction d’un contrôle de constitutionnalité en France, mais encore possède-t-elle des caractéristiques communes avec ses devancières. Cela n’a rien d’anodin, puisqu’une question se pose dès lors : pourquoi les manuels de droit constitutionnel se réfèrent-ils aujourd’hui uniquement à la jurie et non pas à ces autres systèmes, qui l’ont manifestement influencée ?
a) La solution juridictionnelle plutôt que politique
Il s’agit ici d’étudier la nature même, juridique ou politique, de la jurie constitutionnaire de Sieyès. Une partie conséquente de la doctrine a en effet eu tendance, comme le souligne Lucien Jaume, à projeter sur elle des « structures de pensée postérieures » et à l’assimiler à un organe politique de contrôle de constitutionnalité des lois. L’analyse de Paul Bastid est symbolique de ce phénomène : « Mais, si Sieyès a le mérite de formuler la doctrine avant tout le monde, il l’a orientée dans un sens où elle a subi un arrêt de développement. Il a voulu organiser le contrôle par un organe spécial, à caractère politique, au lieu de le confier aux juges ordinaires » affirme-t-il. Il s’agit là d’une opinion courante sur la jurie qui fera l’objet de développements ultérieurs. Pourtant, le projet de Sieyès se caractérise précisément par le souhait de ne pas laisser aux seuls mécanismes politiques le soin d’assurer la pérennité du texte constitutionnel. S’il importe de ne pas tomber dans un anachronisme substantiel en qualifiant l’organe imaginé par Sieyès de « juridictionnel », du moins s’agit-il de souligner que le projet s’inscrit d’emblée dans une volonté d’extraire le contrôle des instances politiques de la nation pour le confier à un organe largement inspiré de la juridiction judiciaire.
Paul Bastid souligne lui-même que, pour caractériser son organe, Sieyès emprunte une terminologie propre à la langue judiciaire. Si pour lui, il s’agit avant tout d’un fard destiné à masquer le caractère politique du contrôle opéré par celui-ci, il énumère les éléments suivants : la jurie est qualifiée de « tribunal de cassation dans l’ordre constitutionnel ». Par ailleurs, il ne fait aucun doute que la jurie doive uniquement se prononcer selon le droit. Pour Bastid, en outre, l’impuissance de celle-ci, voulue par Sieyès, la rapproche des organismes judiciaires. Il ajoute que celui-ci souhaitait rendre son jury aussi indépendant que les juges ordinaires. Et en effet, le vocabulaire employé par Sieyès ne laisse guère de doute sur sa volonté de lier la jurie au système judiciaire. Outre l’appellation de tribunal de cassation de l’ordre constitutionnel, l’abbé la qualifie de « juridiction naturelle » et de « tribunal des droits de l’homme ». Il se demande également : « Une constitution est un corps de lois obligatoires, ou ce n’est rien ; si c’est un corps de lois, on se demande où sera le gardien, où sera la magistrature de ce code ? ». La terminologie employée pour décrire le fonctionnement de la jurie est elle aussi influencée par le vocabulaire juridique : l’abbé parle d’« infractions » à la Constitution et de « droit d’appel ou de réclamation près de cette espèce de tribunal ». Il faut pourtant souligner le fait que Sieyès fait une autre analogie avec le pouvoir judiciaire, de manière plus inattendue : pour lui, en effet, le législateur ne veut pas, il « juge » – terme employé dans le discours du 2 thermidor – à de multiples reprises pour caractériser l’activité de ce dernier. Son rôle est en effet d’arbitrer entre le tribunat et le gouvernement dans le projet de thermidor. Le terme ne semble cependant pas employé dans le même sens : la jurie « juge » parce qu’elle vérifie la conformité d’une disposition à une autre quand la législature « juge » en tranchant le choix qui lui est laissé par les propositions du gouvernement et du tribunat. Car l’abbé considère l’ensemble de l’ordre politique comme devant fonctionner à la manière de l’ordre judiciaire, comme on le verra juste ci-dessous. Surtout, c’est par le rapport qu’elle entretient au politique que la jurie apparaît avant tout comme le choix d’un organe juridictionnel.
Pour les constituants de l’An III, on l’exposera davantage dans la prochaine section, la garantie des droits comme celle, plus large, de la Constitution, est avant tout une garantie sociale, politique, et non juridique. La garantie juridictionnelle n’est pas inconnue des révolutionnaires. Même si le contrôle prévu par l’abbé n’est pas formellement confié à une juridiction, ni a fortiori au pouvoir judiciaire, il semble qu’on puisse reconnaître matériellement à la jurie constitutionnaire un caractère juridictionnel. Pour Sieyès en effet, la protection des libertés ne peut que passer par un recours juridictionnel. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il souhaite que tout individu s’estimant lésé dans ses droits puisse saisir la jurie, affirmant : « Quand un particulier se croit blessé dans ses droits, il est libre s’il a la faculté de se plaindre et la certitude de trouver justice. » En réalité, et cela a souvent été mal compris tant par les contemporains de l’abbé que par la doctrine postérieure, celui-ci ne sépare pas l’ordre politique de l’ordre civil. Les différends entre particuliers ne se distinguent guère des litiges entre un particulier et la puissance publique ou entre les pouvoirs publics entre eux. C’est d’ailleurs pour cette raison que la législature qu’il imagine est imaginée comme un « tribunal ». Il énonce ainsi le critère commun à tous les types de juridictions : « Tous puisent leurs décisions dans une autorité supérieure ; les uns dans le code des lois positives, la législature dans le livre plus ancien et plus complet des lois naturelles, car rien n’est arbitraire. » Pour l’abbé, tout l’ordre politique doit donc être géré selon des principes judiciaires. La jurie apparaît enfin comme une solution juridictionnelle dans la mesure où elle est chargée de mettre fin à un débat entre différents politiques. Cela lui est permis, car elle n’est pas politique elle-même. Elle est en dehors du rapport politique entre les pouvoirs, ce qui permet à Sieyès de dépolitiser la solution qu’il apporte à la question du règlement pacifique des conflits en République. Et c’est justement parce que les constituants de l’An III préfèrent un contrôle politique des lois que la proposition de Sieyès sera, in fine, rejetée.
2. Les motivations d’un rejet
a) La conservation politique de la Constitution
À l’issue de la séance du 25 thermidor An III (12 août 1795), faisant suite à la discussion sur la jurie constitutionnaire de Sieyès entamée la veille, cette dernière est unanimement rejetée par l’Assemblée. Comment l’expliquer ? Il ressort de la discussion que c’est précisément parce que l’Assemblée se méfie d’un organe juridictionnel de contrôle et parce que pour elle, s’il doit y avoir contrôle, c’est avant tout du point de vue politique. Thibaudeau l’exprime fort bien, en faisant une distinction entre les moyens extérieurs et les moyens inhérents permettant de contenir les pouvoirs. Parmi les premiers, il range l’appel au peuple, à des censeurs ou à tout autre corps institué à cette fin. Par les seconds, il désigne l’équilibre des pouvoirs qui doit permettre d’assurer les libertés individuelles des citoyens. Malgré les sympathies éprouvées pour la jurie par certains constituants, notamment
Joseph Eschassériaux (1753-1824), il importe en effet de souligner que la garantie des droits, pour l’Assemblée de 1793, est essentiellement une garantie sociale. Il faut noter à ce titre que le contrôle de constitutionnalité populaire est également rejeté par les constituants, comme le suggère la distinction opérée par Thibaudeau. Conscients malgré tout, a fortiori après l’épisode de la Terreur, du danger de laisser aux représentants le soin de la conservation de la Constitution, celle de l’An III prévoit un certain nombre de mécanismes destinés à empêcher tout excès. La garantie de la Constitution apparaît ainsi comme une garantie sociale.
Il convient en premier lieu de souligner la méfiance généralisée des constituants pour tous les mécanismes « extérieurs » de contrôle, pour reprendre l’expression de Thibaudeau, y compris pour le contrôle populaire. Ce sont en effet les « moyens inhérents » qui doivent permettre la conservation de la Constitution. Thibaudeau s’en fait l’écho, affirmant :
Mais on sait combien il serait dangereux, ou au moins illusoire, de soumettre des questions constitutionnelles à la décision d’une grande nation ; ce sont des épreuves qu’on ne tente pas souvent, sans compromettre l’ordre social et la tranquillité publique. Les discussions politiques font naître les diversités d’opinions, ouvrent la plus vaste carrière à toutes les passions, et dans cet état de choses le meilleur gouvernement ne peut jamais acquérir ce degré de stabilité, et ce caractère imposant et respectable, que le temps seul peut lui imprimer.
Le député François-Antoine de Boissy d’Anglas (1756-1826) incarne parfaitement cette tendance. Il s’oppose notamment à une proposition visant à laisser au peuple le pouvoir de dénoncer un de ses représentants, car cela constituerait une « juridiction turbulente et anarchique ». Par ailleurs, il souligne qu’il n’est pas souhaitable de laisser constamment délibérer le peuple sur les sujets politiques. Enfin, il craint qu’une telle procédure ne favorise les conflits d’intérêts, terreaux fertiles des guerres civiles. Cette conception a des implications concrètes sur la nouvelle Constitution : le droit à l’insurrection, promu par le texte de 1793, disparaît de celui de l’An III. De manière similaire, les débats relatifs au droit de pétition révèlent également la position des constituants sur un potentiel pouvoir rival. La solution adoptée ne varie dès lors pas de celle retenue en 1791 : si le droit de pétition individuel est consacré, celui en nom collectif est rejeté. L’article 364 de la Constitution de l’An III énonce ainsi : « Tous les citoyens sont libres d’adresser aux autorités publiques des pétitions, mais elles doivent être individuelles. » Il s’agit en effet d’éviter toute pression populaire sur les représentants de la nation. Les constituants de 1795 sont résolument favorables à la démocratie représentative, au détriment de la démocratie directe.
Ce sont donc les « moyens inhérents » de contrôle qui ont la faveur de la majorité des constituants de 1795. Plutôt qu’une garantie de type juridictionnelle, ceux-ci s’en remettent à une « garantie sociale » fondée essentiellement sur l’agencement des pouvoirs et sur leur séparation. L’article 22 de la Déclaration des droits de l’An III énonce ainsi : « La garantie sociale ne peut exister si la division des pouvoirs n’est pas établie, si leurs limites ne sont pas fixées, et si la responsabilité des fonctionnaires publics n’est pas assurée. » Concernant la première garantie politique à la conservation de la Constitution, la séparation des pouvoirs, on remarque que les constituants de 1795 reprennent les principes retenus dans la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. » C’est du reste la première garantie que rappelle Thibaudeau dans son discours du 24 thermidor An III (11 août 1795), dans lequel il rejette le principe de la jurie. Il s’exclame notamment : « Il n’y a que la séparation des pouvoirs et leur indépendance qui constituent la liberté. » La seule innovation consiste à diviser le corps législatif lui-même en deux chambres sans se fonder sur les différences sociales. Cette division est également considérée comme une garantie face aux abus, comme le souligne Denis-Toussaint Lesage, qui rejette également l’institution d’une jurie constitutionnaire : « Pour moi, je crois que vous avez un conservateur suffisant de la constitution dans la division du corps législatif en deux chambres. » Thibaudeau souligne à ce titre que le contrôle de constitutionnalité a déjà été prévu par la Commission à travers le Conseil des Anciens : « Le Conseil des Anciens pourrait-il se plaindre en inconstitution d’une proposition du Conseil des Cinq-Cents ? Non, puisqu’il a le droit de la rejeter. » Daunou va même plus loin en ce sens, insistant sur le caractère politique de ce contrôle : « Si [le Conseil des Anciens] rejette une loi, ce sera celle qui, sous l’apparence populaire, renfermera des dispositions inconstitutionnelles et propres à ramener l’anarchie. » Il n’y a donc pas de place pour un organe non politique de contrôle. La Constitution de l’An III ouvre en effet le champ à un contrôle politique de constitutionnalité, uniquement formelle, des lois, aux termes de l’article 88 : « Le Conseil des Anciens refuse d’approuver les résolutions du Conseil des Cinq-Cents qui n’ont point été prises dans les formes prescrites par la Constitution. » Outre la division des pouvoirs, qui apparaît comme la principale garantie politique et sociale de la Constitution, il faut également compter sur la définition précise des compétences et sur la responsabilité de l’exécutif et de l’administration, qui découlent naturellement de celle-ci. On le comprend, le rejet de la jurie par les constituants de 1795 vient de ce qu’ils considèrent la garantie politique comme suffisante. Mais ce refus est également fondé sur les craintes suscitées par une garantie de type juridictionnel.
b) Les craintes suscitées par une juridiction constitutionnelle
Le rejet de la jurie constitutionnaire en 1795 ne vient pas seulement du fait que les constituants considèrent la garantie politique de la séparation des pouvoirs comme suffisante. Pour nombre d’entre eux en effet, il vient également des craintes suscitées par le modèle juridictionnel proposé par Sieyès. Car, et cela est bien connu, les révolutionnaires se méfient des juges. Montesquieu et son opinion sur les juges, « bouches de la loi », n’ont peut-être pas eu l’influence sur les révolutionnaires qu’on leur prête souvent, mais la méfiance à l’égard de ceux-ci est certaine et s’étend entre 1789 et l’An VIII, pour culminer entre 1792 et 1794. Cette méfiance apparaît tout d’abord à travers le mode de désignation des juges, l’article 5 du Titre III de la Constitution de 1791 prévoit que les juges seront élus. Il n’y a pas de juridictions spécialisées dans l’appel, car les révolutionnaires préfèrent l’arbitrage en équité à travers, par exemple, les « tribunaux de famille ». L’Ordre des avocats est supprimé en 1790, tandis qu’en 1793, les Facultés de droit sont fermées. Jacques-Guillaume Thouret (1746-1794), dans un discours tenu le 24 mars 1790, en explique partiellement les raisons : « Si la Nation doit s’honorer de la vertu de quelques magistrats bons patriotes, une foule de faits, malheureusement incontestables, annoncent que le plus grand nombre hésitent encore à se montrer citoyens, et qu’en général, l’esprit des grandes corporations est un esprit ennemi de la régénération. » Le juge est perçu comme un conservateur de l’ordre ancien, comme un privilégié, voire comme un factieux qui cherche à étendre son pouvoir au détriment de la volonté des représentants de la nation. Cette méfiance est toujours ancrée dans l’esprit des constituants de l’An III. Plus particulièrement, la jurie constitutionnaire est rejetée pour deux motifs essentiellement, exposés par Thouret : elle représente un danger car nul ne pourra aller à l’encontre de ses décisions, fussent-elles mauvaises, et elle risque de favoriser la minorité par rapport à la majorité porteuse de la volonté générale.
La première crainte exprimée par Thibaudeau peut être résumée dans cette formule : « Si le jury constitutionnaire, dont les fonctions seront déterminées par la constitution, en passe les limites, qui est-ce qui réprimera son usurpation ? » Pour lui, la jurie est une institution inutile car, si elle règle la question de la violation de la Constitution par le corps législatif, elle ne la règle pas pour elle-même, si bien qu’« on ne fait que reculer la difficulté d’un degré de plus ». Et dans l’hypothèse où le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens entreraient en conflit, on peine à imaginer qu’un pouvoir conciliateur puisse mettre fin à ce conflit. Par ailleurs, dans la mesure où le projet ne prévoit pas d’auto-saisine, il y a un risque de voir la jurie s’entendre avec un autre pouvoir constitué pour accroître ses prérogatives. Et comme la mission qui serait confiée à la jurie appartient déjà dans le projet de la Commission au Conseil des Anciens, ce serait rendre inutile ce dernier conseil. La seconde raison avancée par Thibaudeau est la crainte de voir naître une dictature de la minorité. Puisque tout citoyen pourra saisir la jurie, alors celle-ci connaîtra en réalité de tous les actes du corps législatif car tout acte provoquera nécessairement des mécontents. Et puisque le corps législatif, organe élu, représente la majorité, alors l’institution d’une jurie permettrait à une minorité de plaignants d’imposer leurs vues à la volonté générale. Et Thibaudeau de conclure dans une formule lapidaire : « [La jurie] ne pourrait convenir qu’à un peuple chez lequel il serait convenu que c’est la minorité qui a toujours raison et qui doit faire la loi. » On ne peut donc laisser le contrôle de constitutionnalité des actes du corps législatif à un organe juridictionnel. La garantie ultime de la Constitution, c’est l’amour du peuple pour cette dernière et pour sa liberté.
C. La jurie constitutionnaire enfin possible ?
1. Les Sénats conservateurs des deux Empires
a) Le mécanisme de contrôle de l’An VIII et de 1852
Il importe de souligner d’entrée de jeu, même si cela fera l’objet de développements plus substantiels dans le deuxième titre, que la doctrine, aussi bien celle de la Troisième République que celle d’aujourd’hui, considère que la jurie constitutionnaire imaginée par Sieyès en l’An III a eu une réalisation concrète dans le Sénat conservateur des deux Empires ou tout du moins qu’elle en a servi de modèle. Le fait que les Constitutions de l’An VIII, de l’An X, de l’An XII et de 1852 instaurent un contrôle de constitutionnalité des actes du corps législatif est indéniable. Les Sénats conservateurs sont constamment décrits comme les premiers organes dotés d’une telle compétence, ce qui est en réalité fort contestable puisque, comme dit précédemment, le Conseil des Anciens institué par la Constitution de l’An III pouvait déjà, en vertu de l’article 88 de ce texte, opérer un contrôle de constitutionnalité formel des actes pris par le Conseil des Cinq-Cents. En revanche, il est indéniable que les Sénats conservateurs sont dotés, au moins de jure, de compétences bien plus étendues que leur prédécesseur. Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle la jurie constitutionnaire aurait servi de modèle mérite quelques éclaircissements. Il importe en effet de savoir de quel système imaginé par Sieyès il est question. Celui proposé en l’An III a en effet évolué. L’abbé ne nomme plus l’organe qu’il conçoit « jurie constitutionnaire », mais « conseil des conservateurs », avec de notables différences par rapport à celle-ci. Et le système finalement retenu – et renommé, puisqu’il s’agit désormais d’un Sénat conservateur – se distingue lui-même substantiellement des propositions de Sieyès à Bonaparte par l’entremise d’Antoine Boulay de la Meurthe (1761-1840).
Hostile à la Constitution de l’An III, Sieyès cherche à renverser le Directoire grâce à un coup d’État. Pour ce faire, il s’allie avec Napoléon Bonaparte, tout juste rentré de son expédition d’Égypte, quoique son premier choix se fût porté sur
Barthélemy Catherine Joubert (1769-1799), qui mourut cependant le 15 août 1799 lors de la bataille de Novi. Le coup d’État du 18 brumaire An VIII est une réussite. Chaque assemblée désigne dès lors une commission en vue de la rédaction d’une nouvelle Constitution. Sieyès n’intervient pas directement dans l’élaboration du texte, mais il agit par l’entremise de Boulay de la Meurthe, venu le voir dès le lendemain du coup d’État et à qui il révèle ses idées concernant la nouvelle Constitution entre le 20 et le 30 brumaire An VIII. Celles-ci ont en réalité fort évolué depuis 1795. Sieyès imagine en effet pour la nouvelle Constitution un exécutif composé d’un « Grand électeur », dont les principales missions sont de représenter la nation et de nommer deux consuls, chargés du gouvernement du pays, l’un étant tourné vers l’extérieur, l’autre vers l’intérieur. Chacun devait avoir à sa disposition un Conseil d’État, avec un rôle purement consultatif et des ministres responsables devant eux. Le pouvoir législatif du projet confié à Boulay de la Meurthe ne se distingue guère de celui de l’An III, avec un Tribunat et un Conseil d’État, coiffés du Collège des conservateurs. Ce dernier, tout comme la jurie constitutionnaire, a pour mission principale de « maintenir la constitution dans toute sa pureté, soit en statuant sur les difficultés d’application et les conflits de compétence, soit en réprimant les atteintes qui pourraient lui avoir été portées ». Le caractère juridictionnel de cet organe est souligné par Sieyès dans cette phrase : il « n’est rien dans l’ordre exécutif, rien dans le gouvernement, rien dans l’ordre législatif. Il est parce qu’il faut qu’il soit, parce qu’il faut une magistrature constitutionnelle ». Comme le souligne Boulay de la Meurthe, ce Collège a des différences substantielles avec la jurie de l’An III. En effet, il n’est plus question de renouvellement annuel et par tiers des membres : désormais, les membres du Collège sont membres à vie et se recrutent eux-mêmes parmi les notables de la liste nationale. Les 108 membres de la jurie sont remplacés par 100 sièges de sénateur, dont seulement 80 devaient l’être de manière continue, les 20 autres devant permettre à ceux-ci de procéder à des nominations extraordinaires. Ils étaient doués du droit d’absorption, c’est-à-dire que le Collège pouvait, en admettant un membre de force dans son sein, rendre un citoyen inapte à toute autre fonction publique. Il était également prévu que ces sénateurs soient richement dotés et qu’ils aient des compétences plus étendues que les membres de la jurie. Ils auraient ainsi joué un rôle dans la confection des listes d’éligibilité et des listes nationales, ainsi que dans le choix des membres du « jury législatif » et du tribunat. Enfin, en cas de vacance, les sénateurs devaient faire un choix sur une liste de trois candidats présentés chacun par le corps législatif, par le tribunat et par le Premier consul. Si tous trois proposaient le même nom, alors le Collège devait ratifier ce choix.
Pour autant, le projet de Sieyès ne fut pas totalement suivi par
Napoléon Bonaparte ni par son neveu. La première chose que le Premier consul refusa concerna le nombre de sénateurs. Bonaparte décida en effet de réduire leur nombre à 80, dont 60 devaient être nommés au moment de la proclamation de la Constitution, puis à raison de deux par année durant les dix années suivantes. Par ailleurs, Bonaparte s’opposa au droit d’absorption et à l’opulence que Sieyès avait envisagée pour ses sénateurs. De 100 000 francs de dotation annuelle pour les membres du Collège des conservateurs, on passa à 25 000 francs. Il fut également prévu que les sénateurs fussent à jamais inéligibles à d’autres fonctions, qu’ils n’eussent pas le droit de censure et de conserver le secret de leurs délibérations. Pour le reste, et même si le nom de « Collège des conservateurs » fut abandonné au profit de celui de « Sénat conservateur », les propositions de Sieyès furent acceptées, notamment le contrôle de constitutionnalité des actes législatifs. La Constitution du 22 frimaire An VIII prévoit ainsi, en son article 21 : « [Le Sénat] maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le gouvernement : les listes d’éligibilité sont comprises parmi ces actes ». Les autorités dotées du droit de saisine ont donc drastiquement été réduites par rapport à la jurie constitutionnaire : les particuliers n’y ont plus accès. Le sénatus-consulte du 16 thermidor An X, dit Constitution de l’An X, ne mentionne plus le contrôle de constitutionnalité qu’en des termes fort vagues. Le nom même de « Sénat conservateur » est abandonné au profit de « Sénat », terminologie révélatrice, et n’est plus mentionné qu’au Titre V, et non plus au Titre II comme dans la précédente Constitution. L’article 54 dispose ainsi : « [Le Sénat] explique les articles de la Constitution qui donnent lieu à différentes interprétations. » Il n’a donc plus qu’un pouvoir d’interprétation. La Constitution du 28 floréal An XII, si elle fait encore plus reculer le Sénat dans l’ordre des pouvoirs cités – le Titre VIII lui est réservé –, semble accroître à nouveau les prérogatives de cet organe concernant le contrôle de constitutionnalité. Il devient officiellement protecteur de certaines libertés individuelles, plus précisément du droit de ne pas être détenu de manière arbitraire et de la liberté de la presse aux termes des articles 60 et 64. L’article 70 dispose quant à lui : « Tout décret rendu par le Corps législatif peut être dénoncé au Sénat par un sénateur […] comme n’ayant pas été délibéré dans les formes prescrites dans les Constitutions de l’Empire, les règlements et les lois. » Il est donc précisé que le Sénat ne peut plus exercer qu’un contrôle de constitutionnalité formel des lois. Les textes constitutionnels impériaux se rapprochent donc davantage en cette matière de la Constitution de l’An III que des projets de jurie constitutionnaire ou de Collège des conservateurs imaginés par Sieyès. Fait notable, l’auto-saisine devient donc la règle.
Concernant la Constitution du Second Empire, la commission chargée de l’élaborer, composée, de Raymond-Théodore Troplong (1795-1869), d’Eugène Rouher (1814-1884), de Jacques-André Mesnard (1792-1858), de Victor de Persigny (1808-1872) et de Charles de Flahaut (1785-1870), prit pour base un projet de Louis-Napoléon Bonaparte, inspiré lui-même de la Constitution de l’An VIII. Cependant, le texte final fut rédigé par le seul Rouher et accepté sans débat dans la nuit du 13 au 14 janvier 1852. Sans qu’il soit besoin de décrire la totalité de la Constitution de 1852, il importe de se concentrer sur le Sénat institué par ce texte. Il doit être composé de personnes qui se sont distinguées soit par leur nom, soit par leur fortune, soit par leurs talents, soit par les services rendus par elles. La proclamation qui précède la Constitution précise son rôle :
[Le Sénat] est le dépositaire du pacte fondamental et des libertés compatibles avec la Constitution ; et c’est uniquement sous le rapport des grands principes sur lesquels repose notre société, qu’il examine toutes les lois […]. Il a le droit d’annuler tout acte arbitraire et illégal, et, jouissant ainsi de cette considération qui s’attache à un corps exclusivement occupé de l’examen de grands intérêts ou de l’application de grands principes, il remplit dans l’État le rôle indépendant, salutaire, conservateur, des anciens parlements.
L’article 26 de la Constitution de 1852 dispose par ailleurs que « le Sénat s’oppose à la promulgation. -1° Des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte à la Constitution, à la religion, à la morale, à la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l’égalité des citoyens devant la loi, à l’inviolabilité de la propriété et au principe de l’inamovibilité de la magistrature ». Le Second Empire instaure donc à nouveau, de jure un contrôle de constitutionnalité matériel des lois, tant du point de vue de l’équilibre des pouvoirs que de celui des libertés individuelles. Les contemporains ont insisté sur l’héritage laissé par Sieyès quant à la conception de cet organe. C’est par exemple le cas de Charles-Alfred de Janzé (1822-1892), qui fait la généalogie reliant la jurie constitutionnaire au Sénat du Second Empire. Pour autant, il faut noter un certain nombre de différences entre la jurie constitutionnaire et le Collège des conservateurs d’un côté et le Sénat du Second Empire de l’autre. Le recrutement des membres du dernier est en effet fort différent de celui des deux premiers, contrairement à ce qu’affirme Janzé, soutenant que :
Reprenant l’idée de la jurie constitutionnaire de Sieyès, développée et formulée en l’An V sous la forme du Collège des conservateurs, ou du Sénat conservateur, [le législateur de 1852] a créé une assemblée, formée de toutes les illustrations du pays, gardien du pacte fondamental et des libertés publiques, une assemblée composée des éléments qui, dans tout pays, créent les influences légitimes, le nom illustre, la fortune, le talent, les services rendus et remplissant dans l’État le rôle indépendant, salutaire, conservateur des anciens parlements.
En effet, le Sénat de 1852 comprend les cardinaux, les maréchaux, les amiraux et les citoyens que celui qui était encore président de la République juge digne de la fonction. Il n’est donc plus question de cooptation. La première année, ce sont 80 sénateurs qui sont nommés, avec un nombre maximal porté à 150. Sur les 72 nommés par le Prince-président, on trouve de nombreux militaires, mais aussi des magistrats, des hommes d’affaires ou des intellectuels. Les sénateurs sont inamovibles et exercent leurs fonctions à vie. Ces dernières sont théoriquement gratuites, avec à nouveau une importante différence, même s’ils peuvent se voir obtenir une dotation personnelle. Par ailleurs, l’article 4 du texte constitutionnel dispose que le Sénat exerce, à côté du président et du corps législatif, la puissance législative. En revanche, il est prévu que les sénateurs opèrent systématiquement un contrôle a priori de la loi, tandis que, théoriquement, tout citoyen pouvait le saisir par le biais d’une pétition. Le caractère juridictionnel tant vanté par Sieyès n’est donc plus à l’ordre du jour. Et la pratique constitutionnelle des deux Empires devait rendre le contrôle de constitutionnalité tout théorique.
b) Un contrôle impossible
Les critiques de la doctrine contre les Sénats des deux Empires n’a jamais été assez vive. Pour cause, il n’existe en réalité que fort peu d’exemples où ces organes ont opéré un contrôle de constitutionnalité des lois comme le leur permettait la Constitution. Certaines critiques sont cependant mal fondées formulées par la doctrine, notamment concernant la réduction des possibilités de saisine après la suppression du Tribunat en 1807 par Napoléon, comme on le verra dans le prochain titre. Toutefois, il n’en demeure pas moins que ce contrôle a brillé par son inexistence et que Napoléon, comme son neveu, ont cherché et réussi à affaiblir ce dangereux contre-pouvoir.
Sous le consulat, le consulat à vie et le Premier Empire, le Sénat est en réalité le meilleur allié de Napoléon. C’est sur celui-ci que ce dernier s’appuie pour procéder à l’élimination de l’An X : par le sénatus-consulte du 22 ventôse, le Sénat décide de recourir au système électif pour désigner les membres du Tribunat et du corps législatif devant rester en fonction. Par le sénatus-consulte du 14 thermidor An X, cet organe transforme le consulat décennal en consulat à vie. S’il avait parmi ses prérogatives celle de la défense de la liberté de la presse et du droit de ne pas être détenu arbitrairement, le bilan est en réalité décevant : durant toute son existence, le Sénat reçut 585 pétitions de prisonniers ou de leur famille. Durant les quatre premiers mois de son existence, 44 mises en liberté sont certes prononcées, mais ceux-ci demeuraient sous la surveillance de la haute police, tandis que le Sénat ne s’occupait plus de leur sort. Le plus souvent, il agissait surtout comme organe d’intercession. La commission chargée de la liberté de la presse eut un bilan encore moins bon, puisque les périodiques lui échappaient. Par ailleurs, progressivement, le Sénat se voit reconnaître, et s’arroge sans fondement juridique, le pouvoir constituant, puisque c’est lui qui proclame la Constitution de la même année, qui modifie substantiellement celle de l’An VIII, notamment les listes de notabilité et les compétences du Tribunat. Il se réserve dans ce même texte des prérogatives bien plus accrues qu’auparavant : les incompatibilités avec les fonctions publiques disparaissent (article 64), tandis que c’est lui qui peut prononcer la dissolution du corps législatif ou du Tribunat (article 55). La pratique a donc définitivement eu raison de la jurie constitutionnaire imaginée par Sieyès : agissant selon des considérations politiques, le Sénat du Premier Empire ne manque pas de violer lui-même la Constitution en se déclarant implicitement pouvoir constituant. L’absence d’indépendance de ses membres à l’égard de Napoléon, alors même que Sieyès avait imaginé, à l’origine, un organe capable de s’affirmer face aux autres pouvoirs, eut raison de sa crédibilité. Par ailleurs, les possibilités de saisine, particulièrement restreintes, ne permettaient pas le moindre contrôle de constitutionnalité des lois. Ironiquement, la seule fois où le Sénat fonda une de ses décisions sur la Constitution, ce fut pour mettre fin à celle-ci et entériner la chute de Napoléon. Les motivations du décret du 3 avril 1814 portant déchéance de ce dernier sont en effet éloquentes :
Le sénat conservateur,
Considérant que dans une monarchie constitutionnelle, le monarque n’existe qu’en vertu de la constitution ou du pacte social ;[…]
Qu’il a entrepris une suite de guerres en violation de l’article 50 de l’acte des constitutions du 22 frimaire An VIII, qui veut que la déclaration de guerre soit proposée, discutée, décrétée et promulguée comme des lois ;
Qu’il a inconstitutionnellement rendu plusieurs décrets portant peine de mort […] ;
Qu’il a violé les lois constitutionnelles, par ses décrets sur les prisons d’état ; Qu’il a anéanti la responsabilité des ministres, confondu tous les pouvoirs, et détruit l’indépendance des corps judiciaires ; […].
Quant au Sénat du Second Empire, il voit ses attributions substantiellement modifiées au gré des sénatus-consultes, de manière à se transformer progressivement en chambre haute ordinaire. Durant les premières années du Second Empire, il est en réalité un instrument dynastique. Le sénatus-consulte du 7 novembre 1852 donne au Sénat la faculté de nommer l’Empereur à défaut d’héritier du trône. Celui du 17 juillet 1856 lui confie la désignation du régent en l’absence de tout prince français capable d’assurer cette fonction. Celui du 2 février 1861 fait évoluer ses fonctions de manière substantielle puisqu’il organise la publicité des débats du Sénat, à l’opposé du projet de Sieyès, tandis que le 18 juillet 1866, cet organe se voit reconnaître le monopole des discussions constitutionnelles. Le 14 mars 1867, il se reconnaît la faculté de s’opposer à la promulgation de certaines lois. Cette évolution trouve son aboutissement dans le sénatus-consulte du 20 avril 1870 qui fait perdre au Sénat son pouvoir constituant pour en faire une chambre haute. On le comprend, en devenant une partie du corps législatif, le Sénat du Second Empire perd en grande partie ses compétences en matière de contrôle de constitutionnalité des lois puisqu’il est peu probable qu’il annule un texte qu’il a lui-même adopté. Progressivement donc, on s’éloigne à nouveau du système de la jurie constitutionnaire imaginé par Sieyès. Par ailleurs, cet organe, comme son prédécesseur, ne témoigna jamais d’un grand zèle pour effectuer ce contrôle. En effet, si le veto du Sénat du Second Empire contre une loi frappée d’inconstitutionnalité empêche l’exécutif de promulguer la loi, une garantie d’indépendance qui le différencie de son homologue du Premier Empire, cette compétence ne fut utilisée qu’une seule fois à propos d’une loi sur les instruments de musique, 25 sénateurs la considérant alors comme inconstitutionnelle. Il n’y eut pas de suite. Et si certains membres de cet organe s’émurent parfois de l’inconstitutionnalité de certains actes, à l’instar du général Aristide de la Ruë (1795-1872) lors de la séance du 15 juillet 1866, ils n’en demandèrent pas l’annulation pour inconstitutionnalité. À nouveau, le fonctionnement et la composition du Sénat n’étaient guère semblables aux vœux originaires de Sieyès et le contrôle de constitutionnalité, uniquement théorique.
2. La postérité doctrinale de Sieyès
a) L’influence sur la pensée libérale
La relation entre Sieyès et le courant du libéralisme politique est ambiguë : alors que le premier avait été un des premiers à rejeter le système anglais comme modèle lors des débats de la Constituante, les libéraux sont les premiers, et pour longtemps, à vanter le modèle anglais. Pour autant, ces derniers ne manquent pas de s’inspirer d’un grand nombre de théories développées par l’abbé. Certes, nombre d’entre eux ne se reconnaissent aucune filiation avec la pensée de Sieyès, à l’instar de Lucien-Anatole Prévost-Paradol (1829-1870) ou d’Édouard Laboulaye (1811-1883), quoique celui-ci fût un de ses lecteurs et le qualifia d’« esprit ingénieux », avant d’ajouter une note le décrivant comme « chimérique et paradoxal ». Mais sa pensée pénétra amplement ce courant, notamment grâce à l’entremise de
Benjamin Constant. Les deux hommes se connaissaient fort bien, l’abbé ayant même fait nommer celui-ci au Tribunat le 24 décembre 1799, malgré l’opposition de Bonaparte. Leurs conceptions se rejoignent ainsi non seulement sur la notion de souveraineté, nécessairement limitée, mais aussi, plus particulièrement, sur la nécessité d’un pouvoir indépendant des autres afin d’assurer l’harmonie de ceux-ci.
Benjamin Constant adhère pleinement à la théorie de la souveraineté limitée de Sieyès. Si aucun de ses écrits ne s’y réfère explicitement, le membre du groupe de Coppet le reconnaît explicitement en 1830, lors du retour Sieyès de l’exil auquel il avait été condamné, affirmant : « C’est aussi à Sieyès que nous devons le principe le plus nécessaire à reconnaître dans toute organisation politique, la limitation de la souveraineté. Il y avait du courage à le proclamer au sein de la Convention qui avait terriblement abusé de la souveraineté illimitée. » Dans ses Principes de politique, il affirme ainsi : « La souveraineté du peuple n’est pas illimitée, elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. » On remarque également la conception relativement jusnaturaliste de Constant, partagée avec Sieyès. De cette conception de la limitation de la souveraineté découle nécessairement une réflexion sur les libertés individuelles :
Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits sans déchirer son propre titre.
Le corollaire de cette idée est la circonscription de la souveraineté dans un champ strict, qui doit se limiter aux dangers qui affectent la société, de l’intérieur comme de l’extérieur. Les conceptions politiques de Constant l’amènent ainsi à partager avec Sieyès le souhait de voir instaurer un pouvoir au-dessus et en dehors des autres pouvoirs, destinées à assurer leur harmonie.
Car la jurie constitutionnaire imaginée par l’abbé trouvera une certaine postérité dans l’œuvre de Benjamin Constant, à travers le « pouvoir neutre » théorisé par ce dernier. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un contrôle de constitutionnalité des lois qu’envisage celui-ci, mais d’un organe régulateur, à la manière de la jurie. Il le décrit ainsi :
Lorsque les citoyens divisés entre eux d’intérêt se nuisent mutuellement, une autorité neutre les sépare, prononce sur leurs prétentions et les préserve les unes des autres. Cette autorité, c’est le pouvoir judiciaire ; de même, lorsque les pouvoirs publics se divisent et sont prêts à se nuire, il faut une autorité neutre qui fasse à leur égard ce que le pouvoir judiciaire fait à l’égard des individus. Le pouvoir préservateur est, pour ainsi dire, le pouvoir judiciaire des autres pouvoirs.
Cet organe doit être au-dessus de tous les autres et des conflits potentiels qui peuvent naître entre eux. Constant considère qu’un tel pouvoir devrait avoir un intérêt à la préservation de la Constitution. Pour celui-ci, la clef de la garantie de la Constitution réside dans une organisation des pouvoirs qui donne à toutes les autorités l’intérêt d’observer cette dernière. Par ailleurs, cette fonction doit être discrétionnaire et ne peut rien ordonner aux individus. Ce pouvoir doit pouvoir dissoudre les Chambres et destituer le gouvernement. Qui le compose ? Le premier modèle imaginé par Constant imagine un corps collectif, avant de se rallier à l’idée que c’est le monarque qui doit exercer une telle mission, à la manière de la Grande-Bretagne. Si un tel pouvoir a un certain nombre de points communs avec la jurie constitutionnaire de Sieyès, il n’en diverge pas moins sous certains aspects. Dans sa version républicaine en effet, le « pouvoir neutre » de Constant est particulièrement démocratique, tandis que la jurie de Sieyès a une composition relativement élitiste. Malgré tout, les deux systèmes se rejoignent en ce que, si la jurie constitutionnaire doit être composée des hommes les plus vertueux, au sens aristotélicien du terme, les meilleurs dans leur domaine, afin d’assurer sa propre pérennité, le « pouvoir préservateur », comme l’appelle Constant, a pour objectif de ne pas être renversé, non pour protéger ses pouvoirs, fort limités, mais pour sauvegarder sa dignité. Malgré ces quelques ressemblances, il s’agit de souligner que Constant a abandonné l’idée d’un contrôle de constitutionnalité des lois : s’inscrivant dans l’idée que c’est avant tout l’équilibre des pouvoirs qui permet la sauvegarde de la Constitution, il ne fait qu’imaginer un organe susceptible de faciliter celui-ci.
b) « Génie » ou « esprit creux » – le regard des historiens
Après l’accroissement de la mainmise de Napoléon Bonaparte sur le régime issu de la Constitution de l’An VIII et, à plus forte raison, après sa mort en 1836, l’abbé Sieyès tomba relativement dans l’oubli. Il fallut attendre le Second Empire pour que les historiens, soucieux de légitimer le régime napoléonien en rappelant l’action d’un homme qui en fut un des premiers artisans, s’intéressent à nouveau à sa personne et à son œuvre. Si les écrits à propos de Sieyès durant cette période sont relativement élogieux, ce n’est plus guère le cas à partir de l’instauration de la Troisième République. L’historiographie de cette période témoigne de l’ambivalence de la personnalité de Sieyès, tantôt considéré comme un génie, tantôt comme un « esprit creux » ou un « traitre ». Cette personnalité ambiguë est en effet difficile à appréhender : même s’il est l’un des révolutionnaires les plus célèbres à travers son pamphlet « Qu’est-ce que le Tiers-État ? », il est aussi l’allié de Bonaparte, l’instigateur du 18 brumaire qui devait mettre fin à la Révolution, que lui-même appela de ses vœux. On pourra s’étonner de la présence d’un tel paragraphe dans une étude consacrée à l’histoire du droit. Il semblait cependant nécessaire de comprendre comment la personnalité de Sieyès a été jugée a posteriori pour appréhender le jugement porté sur sa jurie constitutionnaire durant les décennies suivantes. Car les juristes ne manquent pas de lire les historiens. De manière générale, ce jugement est particulièrement mitigé, tant concernant la personnalité de l’abbé que son projet de jurie.
Comme le note Alphonse Armant Bigeon, dont la biographie de Sieyès fit longtemps référence dans le monde des historiens, tout comme celui des juristes – dans un article paru en 1936, Boris Mirkine-Guetzévitch (1892-1955) y fait référence, l’historiographie s’est attachée « à ne voir en lui que le théoricien abstrait, le métaphysicien nébuleux aux idées chimériques, le Constituant de chambre, aux conceptions vagues et irréalisables ». Il dépeint là l’une des tendances les plus favorables à Sieyès, qui tend à en faire un génie incompris. Une partie des historiens reconnaît ainsi en lui, durant les Troisième et Quatrième Républiques, l’auteur de projets « ingénieux et compliqués, comme tout ce qui sortait de l’esprit de Sieyès » ou « remarquables par la lucidité de l’exposition et l’harmonie de l’ensemble ». La doctrine ne se montre cependant pas toujours tendre avec le théoricien, comme le montre fort bien le jugement de Mirkine-Guetzévitch : « Et Sieyès prononce gravement cette phrase grotesque : “La politique est une science que je crois avoir achevée”. Il n’en comprend pas le ridicule et il croit posséder la pierre philosophale de son art social. » Et celui-ci d’insister : « Très vite, il a déçu ses admirateurs. Il n’écrit plus, il ne produit rien, il répète toujours qu’il a un plan de Constitution […]. Au fur et à mesure qu’il développe ses projets, on s’aperçoit que le fameux plan est nul, que ses projets sont grotesques, inapplicables. » À l’occasion du discours prononcé par l’avocat général Jean Cruppi (1855-1933) lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation en 1896, celui-ci n’hésite pas à qualifier Sieyès d’« esprit creux ». Quant à la personnalité elle-même, elle est particulièrement décriée par l’historiographie. Bigeon loue certes le révolutionnaire, mais critique de manière particulièrement virulente l’homme qui précipita la République lors du 18 brumaire. Certains, ignorant le révolutionnaire, en font l’objet de toutes leurs critiques : « Le crime de Brumaire fut œuvre d’un soldat, Bonaparte et de trois anciens prêtres : Sieyès, Talleyrand, Fouché, quatre noms qui signifient trahison, parjure, corruption. » On le comprend, l’homme et le théoricien sont loin de faire l’unanimité dans les décennies qui suivirent sa mort. Son projet de jurie constitutionnaire également.
Une partie de l’historiographie sous le Second Empire ne manque pas de louer le contrôle de constitutionnalité imaginé par Sieyès. Ainsi, au prix d’erreurs historiques particulièrement édifiantes, Paul Lacroix (1806-1884), reprenant l’Histoire de France de Louis-Pierre Anquetil (1723-1808), affirme : « Dans le chef-d’œuvre de Sieyès, il y avait au sommet du pouvoir un grand électeur à vie, nommé par le sénat et nommant lui-même deux consuls, celui de la paix et celui de la guerre. Le Grand Électeur était placé à la tête d’un jury constitutionnaire chargé de faire toutes les élections. Il était révocable par le sénat, mais il avait le pouvoir d’absorber tous les fonctionnaires dans certaines circonstances. » Tous ne furent cependant pas aussi affables, même durant cette période. Prosper Duvergier de Hauranne (1798-1881), décrivant le discours du 18 thermidor, se montre bien plus acerbe : « Quand ce plan, si péniblement élaboré, fut connu, la faveur dont avait joui la jurie constitutionnaire tomba subitement et Berlier eut besoin d’expliquer l’adhésion que la commission y avait donné. » La discipline historique devait cependant jouer un rôle crucial dans la postérité de la jurie constitutionnaire. Il convient de souligner ainsi que tous les étudiants de première en apprenaient le mécanisme à l’orée du xxe siècle. Un cours complet d’histoire de 1901 décrit précisément l’idée de Sieyès et la qualifie même de « chef-d’œuvre d’horlogerie politique ». Cela est central, car tous les futurs juristes pouvaient précocement apprendre son existence. Pour autant, leur opinion fut souvent rude sur la jurie. L’avocat général Cruppi affirme ainsi que l’objectif de Sieyès était de donner tous les pouvoirs à sa jurie, tandis que Mirkine-Guetzévitch dénie le moindre réalisme à Sieyès lorsqu’il propose son projet : « Quel projet irréalisable ! Proposer une jurie constitutionnaire (le contrôle constitutionnel des lois) à l’époque de la Révolution, ce n’était pas seulement inutile, mais absurde. L’assemblée a compris que le projet de Sieyès, très discutable, même à une époque normale était, au moment de la Révolution, un pédantisme dangereux. » La jurie constitutionnaire nourrit donc fortement les critiques de la doctrine juridique. Il ne s’agissait ici que d’analyser celles qui étaient autant dirigées vers l’homme que vers le projet. Mais la doctrine, jusqu’en 1958, témoigna d’un rejet général du contrôle de constitutionnalité tel qu’imaginé par Sieyès, comme on le verra dans le deuxième titre.
Aussi, alors que Sieyès avait cherché à établir un contrôle de constitutionnalité qui serait indépendant des luttes politiques du moment, en donnant un caractère relativement juridictionnel à sa jurie constitutionnaire, les Sénats conservateurs des deux Empires ôtèrent au projet initial toute forme d’indépendance, de sorte qu’ils ne s’adonnèrent jamais au moindre contrôle de constitutionnalité. Or, la doctrine des xixe et xxe siècles, identifiant la jurie constitutionnaire aux Sénats conservateurs, va l’assimiler à un organe politique de contrôle, à l’opposé pourtant de ce qui avait été formulé originellement par l’abbé. Le Conseil constitutionnel est largement tributaire de cet héritage doctrinal : s’il cherche à établir une filiation avec la jurie, il est souvent présenté par la doctrine comme un organe juridictionnel, formule réussie et aboutie du contrôle de constitutionnalité.
II. La jurie constitutionnaire, un « organe politique » mal-aimé
La distinction conceptuelle entre les « organes politiques » et les « organes juridictionnels » chargés d’opérer un contrôle de constitutionnalité des lois se retrouve dans tous les manuels contemporains. Toutefois, il importe de souligner dans le présent titre qu’une telle distinction, loin d’être scientifique, cache des motivations relativement partisanes de la part de la doctrine des Troisième et Quatrième Républiques. Souhaitant voir instauré un contrôle du législateur en faveur du juge ordinaire, les Sénats des deux Empires et à travers eux, la jurie constitutionnaire, sont des exemples passés insurmontables. Il s’agit dès lors de différencier un « bon » contrôle, impartial, d’un « mauvais » contrôle, aussi partial qu’arbitraire. Plus que jamais, la jurie constitutionnaire est assimilée à un prototype de contrôle, largement perfectible. En ce sens, celle-ci a largement contribué à la naissance d’une telle distinction que l’on ne retrouve dans aucun traité juridique étranger de cette époque. Il s’agit donc d’analyser le processus ayant conduit à l’identification de la jurie comme un « organe politique » de contrôle (A). La jurie est donc mal-aimée par la doctrine de cette époque, qui lui préfère le système américain de contrôle, du contrôle par le juge ordinaire pour certains, par une Cour suprême pour d’autres (B).
A. L’assimilation de la jurie constitutionnaire à un « organe politique »
1. Une nouvelle distinction conceptuelle
a) La distinction entre organe politique et organe juridictionnel
Sans conteste, le droit public contemporain doit beaucoup à la doctrine développée par les juristes de la Troisième République. Une distinction conceptuelle notamment, inventée dans les premières années du xxe siècle, se retrouve dans tous les manuels de droit constitutionnel contemporain : celle entre les « organes politiques » et les « organes juridictionnels » chargés du contrôle de constitutionnalité des lois. Distinction promise à une brillante postérité. Pourtant, ce travail tâche de démontrer que cette invention ne fut pas neutre et trouva son origine dans une démarche militante de certains publicistes, convaincus de la nécessité de mettre en place en France un contrôle de constitutionnalité des lois. La jurie constitutionnaire se trouve d’emblée au centre de cette distinction et, d’une certaine manière, ce fut même elle qui la motiva. Il convient dans ce paragraphe de décrire le processus progressif qui conduisit à inventer les notions d’« organe politique » et d’« organe juridictionnel » de contrôle. Cette distinction n’est pas neutre pour la présente étude : elle devait influencer, et influence toujours, le regard de la doctrine sur la jurie constitutionnaire. Car le manichéisme succède bien souvent à la binarité. Cela explique également le regard ambivalent porté sur cet ancêtre putatif du Conseil constitutionnel. Ce paragraphe présente de manière générale des développements qui feront l’objet d’analyses plus précises dans la suite de ce titre.
Il n’est sans doute pas aisé de dresser la généalogie d’une distinction conceptuelle. Ce travail s’y attache donc du mieux qu’il peut. Une première étape est franchie par l’identification de la jurie constitutionnaire à un « tribunal politique ». Et du « tribunal politique », on en vient rapidement à l’assimiler à un « organe » ou un « corps » politique de contrôle. Enfin, par opposition, on invente la notion d’« organe juridictionnel » de contrôle. La distinction, à ce stade, demeure particulièrement floue, puisque ces deux concepts ne sont pas précisément définis. La redécouverte du mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois en France doit beaucoup à l’École libérale, et notamment à Tocqueville qui décrit le fonctionnement de ce contrôle aux États-Unis de manière fort détaillée dans De la démocratie en Amérique (1835-1840), comme on le verra dans la prochaine section. De nombreux professeurs de droit, mais aussi des hommes politiques, se montrent favorables à l’importation d’un tel système en France. C’est en partie pour cette raison que la jurie constitutionnaire de Sieyès est redécouverte par les juristes sous la Troisième République. Certes, ce système n’était pas tombé dans l’oubli, grâce au travail des historiens et historiens du droit. En effet, l’effondrement du Second Empire s’était accompagné d’une relecture critique de ses institutions. Dans un ouvrage de 1879 retraçant l’histoire du Sénat et de la magistrature en France, Lourdeau décrit la jurie constitutionnaire comme un « tribunal de cassation politique […] ne pouvant exercer aucune autre fonction politique ». On voit déjà s’opérer une transformation des propos de Sieyès qui caractérisait sa jurie, comme on l’avait vu, de « tribunal de cassation dans l’ordre constitutionnel ». Un double mouvement se fait jour. D’une part, en raison de l’attachement de la doctrine française à la séparation des pouvoirs, il est en effet inconcevable de penser un corps composé de juges non professionnels comme un corps judiciaire : l’expression « tribunal politique » est donc fort pratique. D’autre part, pour les professeurs de droit, de plus en plus nombreux à se montrer favorables à l’instauration du contrôle de constitutionnalité en France, mais conscients des échecs passés d’une telle tentative sous les deux Empires et de la mauvaise réputation en France de ce contrôle, il s’agit d’inventer une distinction en vue de montrer qu’une forme de ce contrôle est condamnable et l’autre viable. Le premier ouvrage pour cette étude qui ébauche cette distinction est l’Essai sur la séparation des pouvoirs dans l’ordre politique, administratif et judiciaire primé par l’Institut des sciences morales et politiques et publié en 1881 par Antoine Saint-Girons (1854-1941), avocat et professeur à la Faculté libre de droit. Il explique en effet le rejet de la jurie constitutionnaire par les constituants de l’An III car « c’était un corps trop politique, ayant des attributions trop étendues, pour ne pas soulever des conflits passionnés […]. Pour remplir des fonctions si délicates, il faut posséder le calme de l’impartialité et surtout avoir des habitudes judiciaires ». Au prix d’un faux-sens, puisque pour les constituants, c’étaient précisément les mécanismes politiques qui rendaient inutiles l’instauration d’une jurie constitutionnaire, Saint-Girons pose les premières pierres d’une distinction promise à une longue postérité et ce, pour plaider discrètement en faveur de l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité par les tribunaux existants. Du « tribunal de cassation politique », on était passé à un « corps politique ».
Pour autant, la distinction conceptuelle n’était pas complète car elle partait de systèmes de contrôle existant ou ayant existé pour ensuite les caractériser. Or, tout concept doit être a priori : il ne doit pas partir d’exemples empiriques, mais les classer. Cette transformation fut réalisée par de nombreux publicistes postérieurs, notamment Hauriou et Esmein dont les apports feront l’objet de développements ultérieurs. Léon Duguit offrit une première définition en filigrane des deux notions d’« organe politique » et d’« organe juridictionnel » dans la deuxième édition de son Traité de droit constitutionnel. Après avoir souligné le droit pour chaque citoyen de ne pas respecter les lois « contraires au droit », il s’intéresse au contrôle de constitutionnalité effectué par une « haute cour » et, s’il trouve cette solution séduisante, il ne manque pas d’affirmer : « Si [les membres de cette haute juridiction] sont nommés par le gouvernement ou par le parlement, il est à craindre qu’ils n’aient aucune indépendance. S’ils sont élus par le peuple, au suffrage direct ou à deux degrés, cette haute juridiction deviendra un corps politique et ne présentera pas les garanties d’impartialité qu’on lui demande. » Il ajoute ensuite : « Si la haute juridiction peut intervenir d’office et annuler spontanément toute loi pour inconstitutionnalité, elle devient un organe politique susceptible d’acquérir une trop grande puissance dans l’État. » Enfin, dans les pages suivantes, il exprime son adhésion à ce que tous les tribunaux puissent connaître de l’inconstitutionnalité d’une loi. Pour Duguit, donc, un « organe politique » de contrôle peut être qualifié comme tel dès lors que ses membres sont élus d’une part, ou qu’il puisse s’autosaisir. Cette première ébauche de définition n’eut pas vraiment de postérité. Et on peut le comprendre : de nombreux États américains pratiquaient à son époque et pratiquent toujours l’élection de leurs juges, tandis que l’administration civique sous la Révolution avait également conduit à une telle formule. Si on suit Duguit, ils ne seraient donc pas des juges, idée contestable. Ce fut finalement Joseph Barthélemy qui donna toute sa portée à cette distinction en opposant explicitement a priori les deux types d’organe et en leur donnant une définition opposée. Dans son Traité de droit constitutionnel (1926), co-écrit avec Paul Duez, il souligne, sans ambiguïté : « L’histoire et le droit comparé nous présentent deux systèmes touchant le contrôle de la constitutionnalité des actes : 1- le contrôle par un organe politique, 2- le contrôle par un organe juridictionnel. » Il définit ainsi l’organe politique comme « un organe constitutionnel distinct du gouvernement, du parlement et des tribunaux [qui] a comme mission principale, sinon exclusive, de vérifier la conformité à la Constitution des divers actes des autorités publiques et notamment du législateur ». Cet organe possède donc une double caractéristique : d’une part, il doit se distinguer des trois pouvoirs conventionnels, d’autre part, le contrôle de constitutionnalité est sa principale prérogative. Cette définition coïncide par trop d’aspects à la jurie constitutionnaire imaginée par Sieyès, en reprenant l’expression de Sieyès rapportée par Boulay de la Meurthe selon laquelle cet organe « n’est rien dans l’ordre exécutif, rien dans le gouvernement, rien dans l’ordre législatif. Il est parce qu’il faut qu’il soit, parce qu’il faut une magistrature constitutionnelle » pour ne pas avoir été créé de toute pièce pour s’appliquer à la jurie constitutionnaire, qui est d’ailleurs citée dans les lignes suivantes comme le principal exemple d’« organe politique », comme on le verra infra. Et ce, même s’il s’agit à nouveau d’un faux-sens, puisque ces termes s’appliquaient au Collège des conservateurs, et non à la jurie. Dans les pages suivantes, il définit ainsi l’« organe juridictionnel » chargé du contrôle : « dans ce système de contrôle, c’est un juge qui vérifie si l’acte est conforme à la Constitution » et souligne son impartialité. L’impartialité des membres de l’organe chargé du contrôle devient ainsi le critère prépondérant de la distinction. Par ailleurs, à travers la distinction de Barthélemy et Duez, on voit que la naissance de cette distinction doit beaucoup à la jurie constitutionnaire. Cette dernière fera date, et de nombreux travaux la reprendront. Pour ne citer qu’un exemple, l’auteur d’une thèse de 1935 portant sur le Tribunal suprême de la principauté de Monaco, décrivant l’évolution de la doctrine sur le contrôle de constitutionnalité, reprend cette distinction en ces termes : « La question a évolué à un autre point de vue : du contrôle par une assemblée politique, elle est devenue le contrôle par un organe juridictionnel. »
b) Les évolutions postérieures de la distinction : le contrôle populaire
La distinction conceptuelle entre organes chargés du contrôle de constitutionnalité des lois a été enrichie par la suite : en effet, durant la Seconde Guerre mondiale et à son issue, certains souhaitent éviter tout intermédiaire entre la Constitution et le peuple. Il n’est dès lors plus question d’un organe pour effectuer un tel contrôle, qui doit revenir directement ou indirectement au peuple par la voie du référendum. L’idée n’est en réalité pas nouvelle, puisqu’on avait pu voir qu’elle avait été envisagée par les révolutionnaires et critiquée par Thibaudeau. Une telle conception est à l’opposé de ce qu’imaginait Sieyès, partisan du régime représentatif, de la souveraineté limitée et de la conservation de la Constitution par des sages. Il convient cependant de décrire brièvement ce système, car il serait partiel de n’aborder la question du contrôle que par un organe, qu’il soit juridictionnel ou politique selon la doctrine.
Un certain nombre de projets de Constitution rédigés par la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale ne considère pas le contrôle de constitutionnalité par un organe juridictionnel comme une garantie suffisante. Il faut dire que de nombreux juristes durant cette période, magistrats ou professeurs de droit, ne se sont pas démarqués par leur grande résistance à l’occupation nazie, voire ont même volontairement collaboré – Joseph Barthélemy, ministre de la Justice sous Vichy entre 1941 et 1943, illustre parfaitement ce phénomène. Il en a résulté une certaine méfiance à l’égard du juge, notamment dans sa capacité à protéger les droits fondamentaux. Les systèmes imaginés durant cette période privilégient donc, pour certains, un contrôle de constitutionnalité par voie de référendum organisé par un organe précis. On peut ainsi citer le projet de la Commission d’études de la réforme de la Constitution, rédigé en 1944, qui motive ainsi son choix : « Si le mandataire prend une décision contraire à la Constitution, et aux principes fondamentaux qui définissent la communauté nationale, le mandant seul apparaît compétent pour redresser son erreur. Le seul contrôle possible de la constitutionnalité des lois est donc celui du peuple consulté par la voie du référendum. » Le second projet d’André Philip (1902-1970) est encore plus clair : « Il y a donc lieu d’organiser une procédure de contrôle de la constitutionnalité des lois ; celle-ci ne saurait être effectuée par un organisme judiciaire ; la souveraineté appartient au peuple, et non pas aux juges ; c’est donc le peuple lui-même qui doit effectuer son contrôle. » Il ne se prononce cependant pas sur l’identité de l’organe chargé d’organiser le référendum pour ce faire : cour de justice, président de la République, seconde assemblée, etc.
Ce dernier fut le principal acteur politique qui tenta de faire adopter un tel système à la Libération. Il ne mentionne pas l’existence du contrôle exercé par un « organe politique » mais, lors des débats de la commission de constitution de 1945, il mentionne trois possibilités de contrôle : le premier est « l’absence totale de contrôle », le deuxième est « le contrôle par l’autorité judiciaire qui a qualité pour proclamer la non-application de la loi », le troisième est « le contrôle par voie de référendum, le référendum étant mis en action par un organisme spécial ». Mais la doctrine aura peut-être vu dans l’« organe spécial » une inspiration de la jurie constitutionnaire. Si les républicains populaires, ainsi que Philip, se prononcent en faveur du dernier système, les communistes de la Commission s’élevèrent contre une telle proposition qui risquait de remettre en cause la suprématie de la Constitution, tandis que la droite, favorable à un contrôle par une Cour suprême, ne s’y rallia guère. Le contrôle populaire n’eut donc pas de postérité, et le premier projet de la Commission ne comporta pas le moindre contrôle de constitutionnalité.
2. La jurie constitutionnaire, exemple symbolique de l’« organe politique »
a) La filiation avec le Sénat des deux Empires
La doctrine s’est durant longtemps montrée particulièrement critique à l’égard du projet de jurie constitutionnaire imaginée par Sieyès. Une des raisons à ce phénomène trouve ses racines dans l’identification de la jurie aux Sénats des deux Empires. Les reproches faits à ces derniers rejaillissent ainsi sur celle-ci, avec une double conséquence. Tout d’abord, on y voit l’origine de certaines erreurs historiques qui se perpétuent jusque dans les manuels de droit constitutionnel contemporains : les deux échecs du contrôle de constitutionnalité par ces organes des Premier et Second Empires occultent la préexistence d’une institution française chargée du contrôle de constitutionnalité des lois, à savoir le Conseil des Anciens, qui n’est plus du tout mentionné. Ensuite, suivant un phénomène similaire, la jurie constitutionnaire apparaît bien vite dans les traités juridiques de la Troisième République comme le premier système de contrôle imaginé en France, au détriment du mécanisme de contrôle théorisé bien avant par les physiocrates, ou les autres modèles présentés par les constituants de 1791. Là encore, cette erreur se perpétue jusqu’à nos jours. Enfin, il s’agit de souligner que cette filiation n’avait rien d’évident au départ : comme on avait pu le voir, ce n’est que très indirectement que la jurie constitutionnaire a servi de modèle aux Sénats des deux Empires : si modèle il y a, c’est bien davantage le Collège des conservateurs qu’il aurait fallu prendre en compte, et avec toutes les nuances que l’on avait eu l’occasion de souligner. De manière générale, la filiation établie par les manuels et traités juridiques de la Troisième République a eu des conséquences substantielles sur l’écriture des manuels contemporains, avec toutes les erreurs et les raccourcis que cela suppose.
Étudier les thèses de doctorat de cette période présente l’avantage de découvrir les idées dominant la doctrine à la même époque. Le doctorant n’a pas encore eu le temps de développer son propre système de pensée et raisonne, sous la Troisième République, largement selon des idées couramment admises par la doctrine. Une thèse, plus particulièrement, témoigne de ce phénomène, celle d’André Lebrun sur l’inconstitutionnalité des lois aux États-Unis, publiée en 1899. On peut notamment y lire :
Le premier système complet de ce genre, qui ne fut jamais que théorique, fut celui que proposa Sieyès dans son grand discours à la Convention du 2 thermidor An III. Il faisait ressortir cette idée qu’on n’avait pas encore tiré un parti suffisant de la distinction entre le pouvoir constituant et le pouvoir constitué ; que la conséquence pratique et qu’on avait omise, de la séparation entre ces deux pouvoirs, était la création d’une autorité compétente pour annuler les actes et les lois qui seraient contraires à la Constitution.
Nonobstant la nuance apportée par l’expression « système complet », on voit que, déjà à la fin du xixe siècle, les précédents systèmes de contrôle de constitutionnalité imaginés en France avaient été oubliés. La jurie devenait ainsi le premier modèle de ce genre. De manière similaire, ni le Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit, ni le Précis de droit constitutionnel de Maurice Hauriou ne présentent d’autres systèmes antérieurs imaginés avant la jurie, qui apparaît ainsi comme une invention originale. Ce constat doit cependant être nuancé : deux publicistes (seulement) citent quelques systèmes imaginés pendant la Révolution. Il s’agit d’Adhémar Esmein et de Joseph Barthélemy. Le premier, dans ses Éléments de droit constitutionnel, cite ainsi, avant d’en venir à la jurie, les conceptions de Dupont de Nemours, celles de Robespierre et celles de Maxime Isnard (1758-1825), tous favorables à voir dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen un texte supérieur aux lois. Le second, dans son Précis de droit constitutionnel, cite le système du « grand jury national » proposé en 1793 par Marie-Jean Hérault de Séchelles (1759-1794). Il importe de souligner que ceux-ci se sont démarqués par leur hostilité, à rebours d’une doctrine de plus en plus acquise à cette idée, à l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois en France par le juge. On peut donc supposer que les partisans du contrôle ont plus ou moins omis de mentionner les systèmes de contrôle antérieurs à la jurie, afin de désigner plus aisément l’adversaire, le contrôle manqué par les « organes politiques ». La coïncidence est donc troublante.
Et de manière similaire, aucun professeur de droit ne mentionne le contrôle de constitutionnalité instauré au profit du Conseil des Anciens dans la Constitution de l’An III avant les Sénats des deux Empires. On peut à nouveau citer la thèse d’André Lebrun : « Le système de l’annulation des lois inconstitutionnelles sortit ainsi du domaine de la théorie, mais il n’y a pas d’exemple cependant qu’il ait jamais fonctionné. » Tout comme il était admis que la jurie était le premier système théorique de contrôle de constitutionnalité, on considérait les Sénats conservateurs comme les premières applications concrètes d’un tel principe. Car la doctrine de la Troisième République identifie unanimement la jurie constitutionnaire à ces organes de contrôle. Les exemples les plus emblématiques de ce phénomène sont ces lignes d’Adhémar Esmein : « Enfin le Sénat jouait le rôle d’un Tribunal de Cassation ; c’était, comme avait dit Sieyès, la “jurie constitutionnaire” » ou celles de Léon Duguit : « La jurie constitutionnaire de Sieyès devient le Sénat conservateur de la Constitution de l’An VIII. » D’autres publicistes se montrent tout de même plus nuancés sur cette assimilation, qu’ils ne démentent pas, mais avec quelques précautions oratoires. Maurice Hauriou écrit ainsi : « Cette conception du Sénat conservateur fut elle-même une retouche pratique d’une ébauche plus théorique qui figurait dans le plan de Sieyès sous le nom de jurie constitutionnaire. » De manière similaire, Ferdinand Larnaude (1853-1942), lors de la séance du 27 février 1902 à la Société de législation comparée, s’exclame : « Si le Droit avait, comme le croient certains, une puissance créatrice, il aurait dû résulter de ce caractère de la Constitution une règle analogue à celle que nous rencontrons aux États-Unis. Et c’est ce qu’avait bien vu le grand théoricien constitutionnel qui avait imaginé la jurie constitutionnaire, laquelle s’est transformée, sous la brutale influence du Premier Consul, en Sénat conservateur, qui n’a jamais rien conservé. » Pour ne citer qu’un dernier exemple, Joseph Barthélemy écrit quant à lui que « le système [de la jurie constitutionnaire] n’eut pas de succès devant la Convention. Mais son auteur réussit à la réaliser partiellement avec le “Sénat conservateur” de la Constitution du 22 frimaire an VIII ». On le comprend, nonobstant certaines nuances, la doctrine assimile complètement la jurie constitutionnaire aux Sénats des deux Empires, ces derniers étant la traduction concrète des conceptions théoriques de Sieyès. Ce faisant, toute mention au Collège des conservateurs, duquel ces organes ont tiré leur véritable inspiration, a disparu. Par ailleurs, aucun des publicistes susmentionnés ne décrit vraiment les différences qui existent entre le modèle et sa copie dans la vie institutionnelle des deux Empires. Et en raison de cette identification, les critiques de la doctrine à l’égard de ces organes s’appliquent également à la jurie constitutionnaire, désormais assimilée à un « organe politique de contrôle ».
b) Un contrôle politique donc biaisé
Comme on avait pu le souligner, l’un des objectifs de ce travail est de montrer que la jurie constitutionnaire a joué un rôle central dans la naissance de la distinction entre « organes politiques » et « organes juridictionnels » chargés du contrôle. La déficience des Sénats des deux Empires avait en effet jeté le discrédit sur le contrôle de constitutionnalité des lois en France. Dès lors, pour la doctrine favorable à l’introduction d’un tel mécanisme en France, il s’agissait de montrer que ces systèmes étaient mauvais, non pas parce qu’ils avaient été dévoyés, mais parce qu’ils l’étaient par leur essence même. Il fallait dès lors trouver une distinction permettant de différencier le contrôle viable et impartial du contrôle inexistant ou partial. Dans cette optique, et de la même manière que les Sénats des deux Empires, la jurie fut considérée comme un repoussoir par la doctrine qui ne pardonnait pas cet échec historique qui rendait difficile l’introduction d’un contrôle appelé de ses vœux. Et pourtant, comme on avait pu le voir, c’est précisément pour éviter les égarements de la politique que Sieyès avait plébiscité un modèle indépendant et supérieur aux autres pouvoirs. De là est issue, selon ce travail, l’erreur d’interprétation sur la jurie que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les manuels de droit constitutionnel.
Il convient directement de nuancer ce propos, ce qui peut paraître certes étrange au premier abord. En effet, certains éminents professeurs de droit ne se sont ni ralliés à l’idée d’instaurer en France un contrôle de constitutionnalité des lois, ni à la distinction opérée entre « organe politique » et « organe juridictionnel » de contrôle. C’est le cas d’Adhémar Esmein. Certes, celui-ci qualifie volontiers la jurie constitutionnaire d’« organe politique » : « Mais cette autorité gardienne de la Constitution ne devait pas être le pouvoir judiciaire, bien que [Sieyès] lui donna le nom de jury ; ce devait être un corps spécial, politique et représentatif. » Pour autant, dans ce même texte, le professeur de droit constitutionnel remet largement en cause la distinction susmentionnée. Après avoir longuement exposé le fonctionnement du contrôle de constitutionnalité opéré aux États-Unis, il ne manque pas de souligner : « Bien que le système américain se défende rationnellement sur le seul terrain juridique, il n’est pas contestable qu’il fait jouer un rôle politique au pouvoir judiciaire. » Naturellement, c’est en partie parce qu’Esmein considère le système américain comme une remise en cause de la séparation des pouvoirs entre le législateur et le juge qu’il refuse cette distinction, au nom de la suprématie de la loi. Et c’est pour ce même motif qu’il rejette toute idée d’un contrôle de constitutionnalité des lois en France :
Depuis que nos lois constitutionnelles de 1875 sont entrées en vigueur, la question ne s’est point posée de savoir si les tribunaux pouvaient être juges de la constitutionnalité des lois. Elle ne pouvait guère se poser : car, si cette Constitution a séparé le pouvoir législatif et le pouvoir constituant, défendant ainsi au Corps législatif de toucher aux lois constitutionnelles, elle n’a point, d’autre part, limité le champ d’action du législateur.
Nonobstant cette motivation, Esmein dénie donc à la distinction entre les organes chargés du contrôle de constitutionnalité toute pertinence et c’est en ce sens que, contrairement à nombre de ses collègues, il ne remet pas en cause le fait que la jurie soit un tribunal. On avait vu qu’il la caractérisait de « tribunal de cassation » et la dernière citation, qui vient juste après un développement consacré à la jurie constitutionnaire et au Sénat des deux Empires, l’assimile de cette manière à un « tribunal ». Cet exemple ne manque pas d’intérêt car c’est précisément contre ces arguments, qui rejettent le contrôle de constitutionnalité au motif que le juge opère lui-même et toujours un contrôle politique, que la distinction des organes chargés du contrôle est développée par la doctrine favorable à celui-ci. Il s’agit alors de montrer que le juge n’est pas capable d’un contrôle politique, qui est l’apanage d’autres systèmes.
Cette mise sur un pied d’égalité des « organes politiques » et des « organes juridictionnels » n’a guère échappé aux partisans du contrôle et suscita une réponse de Maurice Hauriou et de Léon Duguit. Ce dernier écrit notamment :
Naturellement, Esmein soutient l’opinion contraire. Il refuse aux tribunaux le pouvoir d’apprécier la constitutionnalité des lois et il écrit que leur reconnaître une pareille prérogative, ce serait leur donner véritablement un pouvoir politique. Hauriou lui répond très justement : « Un jugement qui refuse d’appliquer une loi à une hypothèse déterminée n’empêche point cette loi de devenir exécutoire ; il n’a point la prétention d’arrêter le parlement dans son droit de légiférer ni le chef de l’État dans la promulgation. Il ne s’occupe de cette loi qu’après la promulgation : il ne l’annule même pas, il ne déclare même pas la loi inapplicable en toute hypothèse. » Hauriou a pleinement raison.
On le comprend, l’enjeu est dès lors de montrer que le juge est incapable d’un contrôle politique de constitutionnalité, qui ne peut être dès lors que l’œuvre d’un « organe politique », incarné par les Sénats des deux Empires et, à travers eux, par la jurie, objets de toutes les critiques. Hauriou ne manque ainsi pas d’écrire :
Quant à des annulations de textes inconstitutionnels par [les Sénats des deux Empire], […] il n’y en eut jamais. D’une part, le Sénat conservateur ne pouvait être saisi que par le gouvernement ou par le Tribunat, il ne pouvait ni se saisir d’office ni être saisi par des intéressés. D’autre part, en qualité de corps politique, le Sénat conservateur n’était pas indépendant, on s’était arrangé pour le ligoter.
Comme on a pu le voir, Hauriou commet ici une erreur historique puisque la Constitution de l’An XII prévoyait précisément l’auto-saisine du Sénat. Il est tentant d’y voir ici une tentative de celui-ci de présenter encore davantage cet organe comme politique. Les critiques de Duguit ne sont pas moins vives dans un passage ajouté à la seconde édition de son Traité : « Si le Sénat conservateur de la constitution de l’an VIII eut quelque indépendance au début du consulat, il devint bientôt entre les mains du premier consul et de l’empereur un instrument docile. » Il ajoute : « Le sénat du Second Empire ne fut pas plus indépendant, et son rôle se borna à modifier la constitution de 1852 au gré du prince. » Il s’agit ainsi d’expliquer l’échec en France du contrôle de constitutionnalité par le caractère politique de l’organe chargé du contrôle, en raison de son absence d’indépendance et de sa saisine restreinte. À nouveau, la thèse d’André Lebrun est particulièrement emblématique de cette rhétorique :
Il eût été incontestablement dangereux de confier cette mission à une assemblée politique, où les passions se seraient données libre carrière, où des discussions trop vives auraient rendu impossible un examen sérieux et attentif de la question. C’est l’erreur que commettait Sieyès dans la conception de sa jurie constitutionnaire. Il est probable que celle-ci eût manqué à son rôle, comme tous les corps politiques auxquels une semblable fonction fût attribuée : le collège des censeurs qui se réunissait en Pennsylvanie ne rendit jamais les services qu’on en attendait ; les Sénats de l’An VIII et du Second Empire faillirent presque aussitôt complètement à leurs devoirs. Seul le système américain, en remettant la solution de la question a un pouvoir neutre, permet qu’elle soit examinée à l’abri des passions politiques.
En raison de sa parenté alléguée avec les systèmes impériaux, la critique faite à ces derniers rejaillit sur la jurie constitutionnaire. L’« organe politique » de contrôle n’est en réalité qu’un concept commode pour désigner le mauvais contrôle, celui voué à l’échec, par opposition au bon contrôle, celui effectué par le juge. De l’exemple empirique du contrôle dérisoire effectué par le Sénat des deux Empires, ces professeurs de droit en tirent une conséquence essentialiste. Cela apparaît particulièrement sous la plume d’Hauriou :
Un organe politique statuant sur la constitutionnalité des lois et indépendant serait beaucoup trop puissant, il serait maître du gouvernement. Cette expérience condamne absolument le système du contrôle de constitutionnalité par un organe politique parce qu’il faut que le contrôle de constitutionnalité soit à la fois indépendant et inoffensif pour le gouvernement. C’est pour cette raison qu’on est obligé de se retourner vers le juge.
Si le contrôle de constitutionnalité a échoué en France, c’est parce que l’organe chargé du contrôle était politique. Aussi faut-il laisser ce contrôle au juge. La distinction entre « organes politiques » et « organes juridictionnels » de contrôle était née. On verra dans le chapitre suivant que d’autres projets, ceux privilégiant une haute cour, ont pu recevoir ce qualificatif en vue de les discréditer. Le seul contrôle acceptable, c’est celui opéré par le juge.
3. La faible postérité de la jurie avant 1958
a) Le jugement mitigé des opposants au contrôle juridictionnel
Si le système de la jurie constitutionnaire ne fut jamais plébiscité par la doctrine juridique durant la Troisième République, du moins certains jugements sur celle-ci ne furent- ils pas aussi incisifs que ceux qui viennent d’être mentionnés. Il importe de souligner à ce titre que les avis les moins critiques émanent de juristes qui se montrent sceptiques face à l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité en France. C’est particulièrement le cas de Raymond Carré de Malberg et de Joseph Barthélemy. Particulièrement attachés à la suprématie de la loi, « expression de la volonté générale », ceux-ci ne regardent pas d’un œil hostile cet organe composé d’anciens représentants de la nation. Sans s’intéresser ici à proprement parler à des disciples de Sieyès, il s’agit de montrer que la jurie constitutionnaire ne fut pas uniquement source de critiques de la part de la doctrine.
Il importe de souligner ainsi que les publicistes les plus rétifs à l’idée d’instaurer un contrôle de constitutionnalité en France sous la Troisième République sont également ceux qui jugent le projet de Sieyès avec le moins de sévérité par rapport à leurs contemporains. Certes, ils ne s’opposent pas frontalement à l’introduction de ce système, mais ils émettent d’importantes réserves. Carré de Malberg, qui a importé en France la thèse jellinekienne de l’autolimitation de la puissance de l’État, juge ainsi impossible de permettre au juge un tel contrôle en l’état actuel de la Constitution, les lois de 1875 ne comportant que des dispositions relatives à l’organisation des pouvoirs et aucune règle statutaire bornant le pouvoir du législateur. Sans révision constitutionnelle, le contrôle lui semble donc impossible. Celui-ci ne distingue guère le contrôle de constitutionnalité opéré par des « organes politiques » ou « juridictionnels ». Quant à Barthélemy, qui fut a contrario celui qui théorisa la distinction dans les termes les plus clairs, il rejette aussi bien le contrôle par un « organe politique » que par un « organe juridictionnel ». Il affirme à ce titre : « Nous ne pensons pas que l’institution puisse s’établir en France et y constituer une sérieuse garantie contre l’oppression. » Tous deux perçoivent parfaitement la distinction entre la théorie, la jurie constitutionnaire, et l’expérience pratique qui en fut donnée à travers les Sénats des deux Empires. C’est en ce sens que Carré de Malberg, pour qui l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois ne remettrait pas en cause la souveraineté populaire puisque le peuple aurait ainsi, de sa propre volonté, décidé de limiter son pouvoir, fait l’éloge de Sieyès en ces termes :
C’est en s’inspirant de ces idées que le principal théoricien de la souveraineté populaire au temps de la Révolution, Sieyès, combinait avec sa définition du régime représentatif – dans lequel, disait-il, le peuple lui-même veut par ses représentants – l’institution d’une jurie constitutionnaire, qui aurait eu pour mission d’annuler les lois enfreignant la Constitution. Et les vues de Sieyès sur ce point étaient correctes : car, dans tout État de droit, la souveraineté populaire ou autre, ne peut s’exercer que dans les formes et sous les conditions fixées par l’ordre juridique en vigueur.
On sait du reste que Carré de Malberg était un lecteur assidu de Sieyès et que c’est en s’inspirant de ses écrits qu’il a développé sa théorie de l’organe. On voit par ailleurs à travers ces lignes de la plume du professeur alsacien qu’ignorant parfaitement la distinction entre les « organes politiques » et les « organes juridictionnels », celui-ci fait de la jurie constitutionnaire de Sieyès l’ancêtre nationale de tous les projets favorables au contrôle de constitutionnalité. Une telle conception devait elle aussi avoir une longue postérité, comme on le verra dans la troisième partie. Un an plus tard, Barthélemy, même s’il conclut en affirmant qu’« En France, l’examen de constitutionnalité par un corps politique a donc subi un échec presque complet », il souligne que la jurie constitutionnaire « ne manque ni d’ampleur ni d’intérêt ». Ce sont donc les partisans du contrôle de constitutionnalité par le juge ordinaire qui portent sur le système de Sieyès le regard le plus critique. Mais une telle conception n’est pas partagée par tous les professeurs de droit de la première moitié du xxe siècle.
b) Le projet d’Alfred Naquet
Parmi toutes les propositions faites par des députés en vue d’instaurer un contrôle de constitutionnalité en France, il en est une, particulièrement, qui se rapproche de la jurie constitutionnaire de Sieyès, celle d’Alfred Naquet (1834-1916). Rien pourtant ne laisse présager la moindre parenté intellectuelle entre l’auteur de Qu’est-ce que le Tiers-État et le boulangiste et infatigable partisan du rétablissement du droit de divorce Alfred Naquet, qui fut du reste un fervent opposant à Napoléon III. L’influence de Sieyès est en réalité ici très incertaine, puisque celui-ci n’est pas cité par le député du Vaucluse. Mais le projet présenté par Naquet s’en rapproche pourtant sur plusieurs points, ce que ne manquent pas de souligner Ferdinand Larnaude et Paul Bastid. Il s’agit donc de le présenter succinctement afin de le comparer avec celui de Sieyès.
C’est en 1894, au cours de la séance du 15 mars, qu’Alfred Naquet aborde la question du contrôle de constitutionnalité des lois, au milieu d’une proposition beaucoup plus globale de révision de la Constitution incluant le monocamérisme et une réforme du pouvoir exécutif afin de lui donner plus de stabilité. Durant ce discours, Naquet cite sa référence : le modèle américain. Mais le député ne propose l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité que très brièvement :
Créer une Constitution limitative ; à côté de cette Constitution, établir, comme aux États-Unis, une Cour suprême judiciaire qui puisse, dans les espèces, affranchir l’individu de l’obéissance à la loi lorsqu’elle est inconstitutionnelle, absolument comme vos tribunaux peuvent briser dans les espèces l’arrêté d’un maire lorsqu’il n’est pas conforme à la loi […], je crois que ce serait assurer une tout autre garantie que celle qui résulte de cette Assemblée.
On n’en saura cependant pas plus sur ce projet au cours de ce débat. Pour en apprendre davantage, il faut se référer à un ouvrage qu’il a publié en 1873, La république radicale. Dans le chapitre xi, réservé à l’instauration d’une Cour suprême, il décrit plus en détail son projet. De manière générale, le rôle de cette Cour serait d’user de son veto suspensif contre les lois inconstitutionnelles. Concernant la composition, « le mieux serait […] de la faire élire par l’Assemblée qui se sépare et pour une durée égale à celle de l’Assemblée qui doit suivre ». Il justifie ce choix par le fait qu’il souhaite voir instaurée une chambre unique, chargée des révisions constitutionnelles proposées par la chambre qui l’a précédée. En ce sens, il s’agit pour cette dernière de protéger son œuvre de la nouvelle assemblée. Il faudra par ailleurs que cette Cour motive ses jugements et soit liée par des textes précis. Il propose par ailleurs qu’un certain nombre de principes soient inscrits dans la Constitution : ce sont uniquement sur le fondement de ceux-ci que cette Cour pourrait juger un texte inconstitutionnel. Sans rendre exhaustive la liste de ces principes, il souhaiterait qu’y figurent la séparation de l’Église et de l’État, le droit de réunion et d’association, ainsi que la liberté de la presse, l’obligation, la gratuité et la laïcité de l’enseignement, l’assiette de l’impôt et le choix de la capitale. On le comprend, ce sont surtout les grands chantiers législatifs que devait mener plus tard la Troisième République auxquels il fait référence, et donc principalement des droits sociaux. La description de cette « Cour suprême » s’arrête là. Ce projet réduit considérablement les possibilités de contrôle de constitutionnalité par rapport à celui de Sieyès. On notera cependant quelques parentés. Tout d’abord, et c’est la principale, la composition de cette Cour, faite d’anciens représentants de la nation, est très proche du mode de nomination imaginé par Sieyès. Par ailleurs, l’importance accordée à certains droits, notamment à la liberté de la presse, rapproche le projet du Sénat conservateur du Premier Empire, composé, comme on avait pu le voir, de deux commissions, dont l’une était précisément chargée de veiller à cette liberté, au moins en théorie. La postérité de la jurie constitutionnaire est donc bien maigre.
B. L’exaltation du contrôle par un « organe juridictionnel »
1. Les partisans du contrôle par le juge ordinaire
a) La découverte du système américain en France : Tocqueville et Laboulaye
Il semblait important dans cette étude de s’intéresser à l’exaltation du contrôle par un organe juridictionnel que l’on trouve dans une grande partie de la doctrine et dans de nombreuses propositions de révision constitutionnelle avant 1958. Cela pour deux raisons. Tout d’abord, il s’agit de mieux comprendre par là le jugement sévère porté par la doctrine sur la jurie constitutionnaire. Ensuite, les débats ici présentés ne sont pas sans influence sur la conception du contrôle de constitutionnalité après 1958. C’est sans conteste le courant libéral qui fit connaître le système américain de contrôle de constitutionnalité des lois aux publicistes français. Cela n’avait rien d’évident au départ, puisque nombre de libéraux sont davantage tournés vers la Grande-Bretagne que vers les États-Unis, à l’instar de Benjamin, Victor de Broglie, François Guizot ou Lucien Anatole Prévost-Paradol. Pourtant, ce furent bien les libéraux Alexis de Tocqueville et Édouard Laboulaye qui connurent le mieux le système américain en leur temps. La présentation qu’ils en font joue un rôle capital dans la découverte du contrôle de constitutionnalité par ce qui commençait à être appelé un « organe juridictionnel ». Leurs écrits inspirèrent donc fortement les partisans du contrôle tant par le juge ordinaire que par une Cour spéciale. Car, qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas tant Kelsen qui influença les publicistes et hommes politiques favorables à ce dernier modèle. Sa thèse n’était encore que peu connue en France. C’est bien la Cour suprême américaine. Et c’est en référence à l’organe américain chargé d’un tel contrôle que la notion d’« organe juridictionnel » fut inventée : il joua un rôle équivalent à celui de la jurie constitutionnaire dans la naissance du concept d’« organe politique ». Cela peut paraître ironique, puisque Tocqueville ne cesse d’insister dans De la démocratie en Amérique sur le pouvoir politique laissé au juge américain. Il importe donc de revenir sur l’œuvre de ces deux libéraux pour comprendre la réception faite en France au contrôle de constitutionnalité en vigueur aux États-Unis.
Dans le premier volume de De la démocratie en Amérique, Tocqueville s’intéresse durant un chapitre entier, le chapitre 6, au juge américain. Il commence par souligner sa très grande proximité avec les juges européens, mais affirme que les premiers ont une puissance bien supérieure aux seconds, en donnant la raison suivante : « La cause en est dans ce seul fait : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d’autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles. » Deux raisons expliquent cette prérogative du juge américain. D’abord, la Constitution américaine apparaît comme la loi suprême, supérieure à toutes les lois ordinaires. En ce sens, et contrairement à la France de la monarchie de Juillet sous laquelle écrit Tocqueville, elle n’est pas immuable, mais ne peut pas être modifiée par une loi ordinaire. Ensuite, le juge américain, saisi d’un litige, procède à une combinaison de normes, déterminant la règle de droit qui s’impose dans chacun d’eux. Il s’intéresse également aux juges dans leurs fonctions de « légistes » : grâce à leur inamovibilité et à leur pouvoir de déclarer une loi inconstitutionnelle, ils disposent d’une autorité suffisante pour réfréner les passions populaires. Le juge n’est pas simplement le gardien de la Constitution, il est aussi celui de la paix sociale. Pour autant, et alors que c’est en partie grâce aux écrits de Tocqueville que le système américain fut connu, on fera de celui-ci le symbole du contrôle exercé par un « organe juridictionnel ». Or, Tocqueville insiste au contraire sur le rôle politique joué par le juge américain : « Mais le juge américain est amené malgré lui sur le terrain de la politique. Il ne juge la loi que parce qu’il a à juger un procès, et il ne peut s’empêcher de juger le procès. La question politique qu’il doit résoudre se rattache à l’intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser de la trancher sans faire un déni de justice. » Pour Tocqueville, la fonction juridique est de nature politique, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un contrôle de constitutionnalité. Une distinction entre « organe politique » et « organe juridictionnel » de contrôle n’aurait donc aucun sens. Quant à Laboulaye, son Histoire politique des États-Unis, moins analytique, s’en tient à des affirmations générales. Dans la préface, il souligne : « Les Américains ont établi une autorité qui maintient dans l’obéissance le législateur lui-même ; cette autorité, c’est le pouvoir judiciaire. Depuis Montesquieu, nous répétons sans cesse qu’il y a trois pouvoirs dont la séparation importe à la conservation de la liberté ; mais qu’on me montre une Constitution où la justice ait jamais été un pouvoir politique ? » Laboulaye partage l’idée de Tocqueville suivant laquelle tout jugement possède des motivations politiques.
Ces deux ouvrages ne présentent cependant guère en détail le fonctionnement du contrôle de constitutionnalité aux États-Unis, même s’il faut souligner que Tocqueville s’attarde longuement sur le contrôle par voie d’exception des juges américains. Selon lui, c’est là le moyen d’éviter le « gouvernement des juges », pour employer une expression anachronique d’Édouard Lambert. Les vertus de ce contrôle sont d’empêcher tout intérêt partisan. Il est donc bien préférable au contrôle par voie d’action. Tocqueville met là en lumière une autre distinction concernant le contrôle de constitutionnalité que celle sur laquelle se concentre ce titre. Pourtant, la doctrine préférera bien souvent, pour juger de l’efficacité de ce contrôle, la distinction entre « organe politique » et « organe juridictionnel ». Pour avoir de plus amples informations sur le mécanisme du contrôle américain, il faut se référer à des écrits postérieurs et notamment au discours de Ferdinand Larnaude à la Société de législation comparée. Celui-ci distingue ainsi « trois degrés de juridiction » composés des tribunaux fédéraux, des tribunaux d’État et de la Cour suprême, tous susceptibles de contrôler la constitutionnalité d’une loi. Il décrit ensuite la composition de cette dernière Cour, puis au contrôle de constitutionnalité opéré par les États particuliers, ainsi qu’à la procédure de l’exception d’inconstitutionnalité, c’est-à-dire la manière par laquelle les tribunaux sont saisis de ces questions, de la procédure qui s’applique et des conséquences de l’annulation. Toutes ces informations sont centrales pour comprendre l’origine des différents projets de contrôle de constitutionnalité qui se multiplient avant 1958.
À ce titre, Tocqueville et Laboulaye ne partagent pas la même opinion. Le premier refuse l’introduction du système américain en France. En effet, cela reviendrait à octroyer au juge le pouvoir constituant. En effet, la Charte de 1830 ne prévoit pas d’articles pour sa révision. Aussi, « seuls ils auraient le droit d’interpréter une constitution dont nul ne pourrait changer les termes ». Il ajoute :
Je sais qu’en refusant aux juges le droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, nous donnons indirectement au corps législatif le pouvoir de changer la constitution, puisqu’il ne rencontre plus de barrière légale qui l’arrête. Mais mieux vaut encore accorder le pouvoir de changer la constitution du peuple à des hommes qui représentent imparfaitement les volontés du peuple, qu’à d’autres qui ne représentent qu’eux-mêmes.
Il vaut mieux encore laisser un représentant, même imparfait, de la population, réviser la Constitution qu'un juge qui n’a aucune légitimité pour ce faire. Le second s’y montre au contraire favorable. Il le souligne du reste lors d’une conférence au Collège de France : la présentation du système américain doit servir à savoir en France ce qu’est une Constitution qui ne consacre pas la toute-puissance du législateur. Il souligne ensuite qu’il arrive que les Chambres votent des lois contraires à la Constitution. Et c’est précisément en raison de ces lois mésestimées par les Français que ces derniers font des révolutions. Les nouvelles révolutions accouchent de nouvelles Constitutions, qui ne seront pas plus respectées que les précédentes. D’où un cercle vicieux. Pour en sortir, Laboulaye propose donc de s’inspirer du système américain de contrôle de constitutionnalité des lois. Celui-ci doit s’exercer par voie d’exception, tandis que le professeur de Législation comparée se montre favorable à la nomination des juges, et non à leur élection. Ils devraient également être inamovibles. Il s’agit là d’un premier exemple de proposition d’instauration d’un contrôle inspiré par les États-Unis – quoique d’autres, contemporains, ont pu être proposés, à l’instar de celui de Jacques Berriat-Saint-Prix (1769-1845) apparaissant dans son Commentaire sur la Charte constitutionnelle. Face au modèle américain qui lui est préféré, la jurie constitutionnaire apparaît donc comme le système le plus critiquable.
b) Les universitaires favorables à ce système
La présentation du système américain a fait de nombreux émules parmi les professeurs de droit. Jeannette Bougrab souligne en ce sens que la doctrine était le plus souvent favorable au modèle américain, quand les hommes politiques étaient partisans du système de contrôle européen, hérité d’Hans Kelsen. Si cette affirmation mérite d’être nuancée dans la mesure où le modèle d’une Cour unique, qui sera abordé dans la prochaine section, est bien davantage inspiré en France par la Cour suprême américaine que par le système kelsenien – la Théorie pure du droit ne fut publiée qu’en 1934 et ne fut vraiment connue en France qu’après sa traduction par Charles Eisenmann, alors que de nombreux députés souhaitaient bien avant cette date voir instauré dans leur pays un contrôle de constitutionnalité des lois, elle a le mérite de mettre en évidence le phénomène suivant : la doctrine ne s’inspire pas entièrement du système américain puisqu’elle ne plébiscite qu’un contrôle effectué par le juge ordinaire, sans Cour suprême. Elle montre en outre que les propositions faites par les hommes politiques en ce sens ont été fort limitées. Pour autant, le nombre de professeurs de droit partisan d’un contrôle opéré par le juge ordinaire est particulièrement important. Outre ceux qui vont faire l’objet de développements dans ce paragraphe, il faut mentionner Achille Mestre (1874-1960), Louis Rolland (1877-1956), Paul Beauregard (1853-1919), Georges Blondel (1856-1948), ou encore Julien Laferrière et François Gény (1861-1959). Il importe également de noter que ceux-ci considèrent qu’un tel contrôle n’a pas besoin d’être mentionné dans la Constitution : tout juge devrait faire prévaloir les lois constitutionnelles sur les lois ordinaires dans le cadre d’un litige. Ce type de contrôle leur paraît le seul viable et c’est au nom de ce principe qu’ils promeuvent la distinction entre « organes politiques » et « organes juridictionnels » de contrôle. On s’intéressera ici plus particulièrement à Léon Duguit, Maurice Hauriou, ainsi que Gaston Jèze.
Gaston Jèze fut incontestablement l’un des plus fervents et l’un des premiers partisans de l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité opéré par le juge ordinaire. Dans un article publié en 1895 dans La Revue générale d’administration, il affirme en ce sens :
Les tribunaux ont le devoir, semble-t-il, de refuser l’application de la loi vicieuse, et cela en vertu des principes généraux. Le tribunal, en effet, se trouve en présence de deux textes contradictoires : la loi constitutionnelle, l’acte du Parlement ; il doit assurer l’exécution de la loi en vigueur. Cette loi, quelle est-elle ? C’est évidemment la loi constitutionnelle car il est hors de contestation que qu’une loi ordinaire ne peut abroger la loi constitutionnelle. La loi ordinaire vicieuse est frappée d’avance d’une nullité radicale, elle est inexistante. Le juge, en le constatant, ne sort pas du cercle de ses attributions.
Il esquisse ainsi, quoiqu’encore assez timidement par rapport à certains de ses textes postérieurs, le contrôle de constitutionnalité par le juge ordinaire. Ce dernier, en vertu de sa mission même, peut opérer ce contrôle directement, sans qu’il soit besoin qu’un quelconque texte lui en donne compétence. Autrement dit, Gaston Jèze exhorte le juge à agir de la même manière que la Cour suprême des États-Unis en 1803 dans la fameuse affaire Marbury v. Madison. Ce volontarisme apparaît de manière bien plus marquée dans la consultation donnée par Jèze, avec l’appui d’Henry Berthélemy (1857-1943), à la Société communale des tramways de Bucarest, soutenant à cette occasion que les tribunaux roumains, mais également les « tribunaux en général », ont le devoir de refuser l’application de lois inconstitutionnelles. Sans ambiguïté, il pose le principe selon lequel :
En droit public et constitutionnel, dès qu’un État adopte le système de la séparation des lois constitutionnelles et des lois ordinaires, consacre le principe de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et organise des tribunaux indépendants, il confère par cela même aux tribunaux, à titre de conséquence naturelle et logique, sans qu’il soit besoin de le dire expressément, le pouvoir et le devoir de vérifier la constitutionnalité des lois invoquées devant eux, le pouvoir et le devoir de refuser d’appliquer des lois contraires à la Constitution.
Maurice Hauriou est quant à lui plus ambivalent. Non pas qu’il ne plébiscite pas pleinement l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois en France. Mais il se montre plus hésitant que son collègue de la Faculté de droit de Paris quant à l’organe qui devrait être chargé de ce contrôle. C’est pour cette raison qu’il sera également mentionné comme favorable au contrôle par une haute Cour. Citant les Sénats des deux Empires, il écrit :
À notre avis, il serait du devoir du juge de refuser d’appliquer la loi [inconstitutionnelle]. Les lois constitutionnelles étant votées selon une procédure différente de celle qui sert à la confection des lois ordinaires, les dispositions de fond qu’elles contiennent ne sauraient être contredites par des dispositions contraires des lois ordinaires ; par conséquent, les dispositions contraires des lois ordinaires contraires à des dispositions constitutionnelles devraient être considérées comme non-avenues. Elles ne peuvent être cassées parce que notre mécanisme constitutionnel ne contient pas de rouage analogue au Sénat du premier et du Second Empire, qui soit le gardien de la Constitution, mais le juge devrait refuser de les appliquer.
Hauriou regrette donc l’absence de dispositions constitutionnelles permettant au juge d’annuler une loi par voie d’action. C’est dans le silence de la Constitution qu’il se déclare donc en filigrane favorable au contrôle par voie d’exception, le seul qui permette au juge ordinaire de refuser d’appliquer une loi inconstitutionnelle sans que cela nécessite une révision constitutionnelle ou l’adoption d’une nouvelle Constitution.
Duguit, comme il le reconnaît lui-même, n’était pas un partisan du contrôle de constitutionnalité à l’origine. Il se rallie cependant à l’idée d’un contrôle de constitutionnalité des lois par le juge ordinaire, affirmant notamment : « Dans les pays où il existe une telle hiérarchie des lois, il est incontestablement logique qu’au cas de contradiction entre la loi inférieure et la loi supérieure, c’est cette dernière que doivent appliquer les tribunaux, lesquels refuseront par la même d’appliquer la loi inférieure. » Pour appuyer son propos, il cherche ensuite à démontrer qu’un tel contrôle ne violerait pas la séparation des pouvoirs. Pour le doyen de la Faculté de droit de Bordeaux, le législateur comme le juge est soumis à un pouvoir supérieur, le pouvoir constituant. Aussi, si le législateur oblige le juge à faire application d’une loi inconstitutionnelle, alors le juge ne serait plus indépendant et souverain dans son domaine et il n’y aurait plus de séparation des pouvoirs. Duguit parvient donc à renverser la présomption : c’est parce qu’il contrôle la constitutionnalité de la loi que le juge respecte la séparation des pouvoirs. En opposant la jurie constitutionnaire, tribunal spécial dont les membres sont issus des bancs du Parlement, au contrôle de constitutionnalité opéré par le juge ordinaire, la distinction est donc aisée. Les partisans de ce système se retrouvent cependant face à une difficulté bien plus grande pour qualifier le contrôle de constitutionnalité par une unique Cour, à la manière de la Cour suprême américaine. Cette dernière serait-elle un « organe politique » qui viendrait couronner le contrôle effectué par un « organe juridictionnel » ?
c) Les propositions constitutionnelles
La proposition d’un contrôle de constitutionnalité des lois n’a que peu résonné sur les bancs du Parlement. Lorsque Paul Beauregard s’exprime en faveur de ce contrôle au sujet de la loi « Cadenas », dans un article du 17 novembre 1894 dans le journal qu’il a lui-même fondé, Le Monde économique, il n’est pas encore député. Il ne le sera que quatre ans plus tard et n’abordera plus la question du contrôle. Il n’y eut donc presque aucun projet de Constitution qui relaya les vœux de la doctrine, à l’exception de celui de Jules Jeanneney (1864-1957), député, sénateur, ministre dans le gouvernement Clémenceau, puis président du Sénat. Par une lettre de juillet 1942, de Gaulle le questionne sur la transition constitutionnelle à prévoir. Les propositions de Jeanneney lui sont remises en septembre 1944. Deux extraits de cette note devaient être publiés dans les Cahiers politiques en janvier et en avril 1946. Si le projet en lui-même traite de sujets relativement communs par rapport à ceux qui ont été rédigés durant la même période, il se différencie de ces derniers quant aux propositions relatives au contrôle de constitutionnalité. Il plébiscite en effet l’importation du modèle américain, mais dans sa totalité. Alors que durant toute la Troisième République, les propositions d’instauration d’un contrôle de constitutionnalité se montraient favorables, et de manière exclusive, à la mise en place soit d’une Cour suprême, soit d’un contrôle par le juge ordinaire, et ne s’inspiraient donc qu’à moitié du système américain, le projet de Jeanneney reprend le système américain dans son ensemble. Certes, celui-ci aurait donc pu figurer dans la section suivante, mais l’ancien député est le seul à promouvoir dans la sphère politique un contrôle par le juge ordinaire.
Le choix de Jeanneney est historiquement motivé : il cite notamment le projet de Charles Benoist de 1903, qui fera l’objet de développements ultérieurs, ou différents cas où l’inconstitutionnalité d’une loi semblait probable, notamment en 1894 avec la loi « Cadenas ». Nulle mention de la jurie constitutionnaire. Car celle-ci disparaît plus ou moins des œuvres doctrinales à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Les références de Jeanneney sont donc ailleurs. Il affirme dès les premières lignes de son projet : « Une loi peut être illégale : c’est le cas si elle est inconstitutionnelle », soit sur la forme, soit sur le fond. Le député reconnaît cependant qu’en raison des lois constitutionnelles de 1875, une telle « illégalité » était rare : le Parlement adoptait en effet le plus souvent les lois selon la procédure prévue par le texte constitutionnel, tandis que celui-ci, dépourvu de déclaration des droits ou de références à ces derniers, permettait au législateur d’attaquer les droits et libertés sans commettre d’inconstitutionnalité. Il précise alors son projet : tout citoyen, « par voie d’action directe », devrait être en mesure de contester la légalité d’une loi, et cela, devant toute juridiction. Jeanneney motive ainsi sa proposition : « La fonction de juge est d’appliquer les lois, telles qu’il les interprète. S’il y a conflit entre deux lois, il lui appartient de dire laquelle l’emporte sur l’autre. Si ce conflit est entre deux lois dont l’une est constitutionnelle, donc hiérarchiquement supérieure, et l’autre loi simple, que doit-il faire ? Donner le pas à la loi supérieure. C’est l’évidence. » Ce jugement ne devrait pas se faire erga omnes. Il distingue cependant les inconstitutionnalités « internes », relatives à la forme et à la procédure, des inconstitutionnalités « externes », sur le fond. Si les dernières ne posent pas de difficulté particulière, cela est moins évident pour les premières. Aussi, il souhaite que, si le tribunal du fond se considère en mesure de statuer sur celles-ci, il puisse le faire, à condition d’en donner connaissance à une « Cour suprême de légalité constitutionnelle », capable d’évoquer le litige et de statuer en dernier ressort. Si le tribunal ne s’estime pas en mesure de juger le litige, il le défère à la Cour suprême. On voit ici un mécanisme relativement proche de la question prioritaire de constitutionnalité.
2. Les partisans du contrôle par une unique Cour
a) Les universitaires favorables à ce système
Comme il a été dit dans la section précédente, il n’y a que peu d’universitaires qui plébiscitent la mise en place d’un contrôle de constitutionnalité opéré par une Cour unique. Selon eux, un tel système ne présente guère les garanties d’impartialité nécessaires à cette opération. Pour certains publicistes, une Cour suprême est même nécessairement un « organe politique » de contrôle. C’est ce qui transparaît dans le Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit. Après avoir présenté les dysfonctionnements des Sénats impériaux, il relie ceux-ci aux propositions de certains députés en faveur d’une Cour suprême : « Malgré cette double expérience, quelques bons esprits demandent actuellement la création d’une haute juridiction chargée de juger la constitutionnalité des lois. » Il fait ici référence à la proposition déposée en ce sens par Jules Roche (1841-1923), Charles Benoist (1861-1936) et Honoré Audiffred (1840-1917), visant à l’instauration d’une Cour suprême en France. Si Duguit ne décrit qu’en filigrane une telle Cour comme un « organe politique », on voit que la distinction susmentionnée sert avant tout à décrédibiliser des projets de contrôle qui ne délèguent pas ce pouvoir au juge ordinaire. La doctrine est donc relativement unanime sur ce sujet, et rares sont les voix dans ses rangs qui se prononcent en faveur du contrôle par une unique Cour. Seul Hauriou semble considérer cette solution admissible, bien qu’il ne l’admette que du bout des lèvres et qu’il se montre plus favorable au contrôle opéré par le juge ordinaire.
Dans ses notes sous les arrêts Winkell (7 août 1909) et Tichit (1er mars 1912), Hauriou se montre relativement ambivalent concernant l’organe qui pourrait être chargé du contrôle de constitutionnalité. Il faut cependant nuancer ce propos. Ces notes sont en effet citées fréquemment, encore aujourd’hui, comme des exemples de la faveur de la doctrine pour le contrôle de constitutionnalité des lois. Or, comme le souligne Hauriou lui-même, il ne s’agit pas tant ici des lois constitutionnelles de ce qu’il appelle les « lois fondamentales », celles « qui sont statutaires », même si elles sont votées dans les mêmes formes que les lois ordinaires. Pour employer une expression anachronique, elles sont plus proches des lois organiques que des lois constitutionnelles. Il n’en demeure pas moins que le doyen de la Faculté de droit de Toulouse affirme qu’il appartient au Conseil d’État de vérifier la constitutionnalité des lois : « Le Conseil d’État, juge de la légalité des actes de l’administration, est bien placé pour s’enquérir de la constitutionnalité des lois qu’on lui demande d’appliquer. » S’il ne s’agit donc pas d’un organe spécial, cela ne revient pas non plus à déléguer à tous les tribunaux ordinaires, tribunaux civils ou conseils de préfecture, le contrôle de constitutionnalité des lois. Mais sous l’arrêt Tichit, il semble cependant revenir sur cette idée. De manière assez ambiguë, il affirme ainsi : « Ce ne serait point une Cour de justice spéciale qui serait chargée de statuer, ce serait le juge saisi normalement du litige à l’occasion duquel se produirait le conflit entre la loi fondamentale et la loi ordinaire, ainsi que cela se passe aux États-Unis. » Comme on le voit, et malgré les contributions données par le courant libéral à une meilleure connaissance du système américain, nombre de publicistes y puisent ce qu’ils souhaitent y trouver, omettant l’existence d’une Cour suprême aux États-Unis. Par ailleurs, que désigne le « juge » mentionné par Hauriou ? Tous les juges, y compris les tribunaux du fond, ou bien uniquement le Conseil d’État et éventuellement la Cour de cassation ? L’opinion du doyen n’est donc pas vraiment claire.
b) Les propositions constitutionnelles
À l’inverse de la doctrine, les parlementaires se montrent bien plus favorables à un contrôle opéré par une unique Cour. Le modèle est ici essentiellement celui de la Cour suprême des États-Unis, ou plutôt de l’interprétation qui en est faite par ces hommes politiques. Nombreux sont ceux parmi eux qui avouent leur regret au cours des séances de ne pas voir ce système instauré en France, sans davantage de précisions. C’est par exemple le cas du député Jean Sénac (1872-1943) lors de la séance du 18 février 1904, ou du président de la Chambre des députés Bernand Bouisson (1874-1959) lors de la séance du 10 janvier 1933. Il y a cependant près d’une dizaine de propositions d’instauration d’un contrôle de constitutionnalité, appuyées par de véritables projets, entre 1903 et 1933. Sans qu’il soit besoin de tous les détailler, il s’agit de se concentrer dans ce paragraphe principalement sur le projet de Charles Benoist (1861-1936) et celui du Comité pour la réforme de l’État présidé par Jacques Bardoux (1874-1959). Par ailleurs, de nombreux projets sont ébauchés par des Résistants lors de la Seconde Guerre mondiale, qui reprennent le flambeau des propositions d’instauration d’une Cour suprême exerçant un contrôle de constitutionnalité des lois. Aucun projet ne fait plus référence, directement ou dans le système proposé, à la jurie constitutionnaire de Sieyès. Celle-ci est relativement tombée dans l’oubli.
Avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, Jacques Bardoux, modéré dont on se souvient principalement pour son engagement en faveur de la représentation proportionnelle, fut également l’initiateur d’un important projet de révision constitutionnelle. Il fait part pour la première fois de son souhait de voir instaurer en France un contrôle de constitutionnalité des lois dans un article de 1902 paru dans La Revue des deux mondes. Dans cet article, consacré à la Cour suprême des États-Unis, il décrit de manière exhaustive le fonctionnement et l’histoire de cette institution. Il part en effet du constat de la crise du parlementarisme et tâche de s’inspirer du système américain pour y remédier : « Si les États- Unis, écrit-il, ont réussi par la création d’une Cour suprême à limiter le parlementarisme, empruntons-leur cette institution bienfaisante, essayons d’en adapter une copie à notre tempérament, à nos mœurs et à nos besoins. » Il marque déjà son souhait de voir constitutionnalisée la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Par ailleurs, conscient des critiques de la doctrine à l’endroit de tout organe spécialement chargé du contrôle de constitutionnalité, il se défend de vouloir instaurer un « organe politique », affirmant : « La Cour suprême, en effet, ne perd jamais de vue qu’elle est une cour de justice, et, en matière constitutionnelle comme en toute matière, elle procède en cour de justice. » En raison de l’apparition de la distinction entre les différents types d’organes chargés du contrôle de constitutionnalité, et pour éviter les accusations qui ont pu être formulées à l’encontre d’un corps spécial chargé de ce contrôle, il s’agit de démontrer que la cour envisagée est un corps juridique. La référence américaine permet ainsi de démontrer que le projet ne s’inspire ni de la jurie constitutionnaire, ni des Sénats impériaux. Et là encore, cette référence n’est que partielle : Benoist feint d’ignorer tout au long de cet article qu’un tel contrôle est en réalité effectué par tout juge américain, et non pas seulement par la Cour suprême. Dans ses ouvrages ou en tant que parlementaire, Benoist affine par la suite sa conception, et la fait même varier pour des questions d’opportunité politique entre le projet de résolution tendant à la révision de la Constitution présentée à la Chambre des députés le 28 janvier 1903 et la proposition de loi tendant à l’instauration d’une Cour suprême qu’il dépose le même jour en son nom propre. Dans le projet de résolution, la Cour suprême est en réalité la Cour de cassation, « toutes chambres réunies ». La proposition de loi est différente : la Cour suprême doit connaître des atteintes à l’encontre des droits et libertés consacrés par la Constitution de 1791 – et non celle de 1789 –, et doit être composée de neuf membres, comme la Cour suprême américaine. Le mode de nomination en diffère cependant complètement : ses membres sont nommés par décret rendu en conseil des ministres sur une liste triple dressée par un grand nombre d’organes ou d’organisations juridiques : Cour de cassation, Conseil d’État, Académie des sciences morales et politiques, etc. La référence américaine a donc ses limites.
Quant au projet de Jacques Bardoux, celui-ci est particulièrement exhaustif. Il est déjà esquissé dans Le drame français, refaire l’État ou subir la force, mais trouve son aboutissement dans La France de demain, un ouvrage collectif dont les conclusions sont cependant exclusivement celles de ce ministre, sénateur et vice-
président du Sénat. Le regard de Bardoux sur sa société est sévère : elle est en crise selon lui à cause de la montée des masses et de l’accroissement de l’individualisme. Souhaitant que le pouvoir soit exercé par les élites de la société, il repense complètement le fonctionnement et la composition du pouvoir exécutif. Il imagine par ailleurs l’instauration d’une « Cour suprême souveraine », même si celle-ci n’a que peu de points communs avec son homonyme américain. Elle devrait en effet avoir de multiples compétences et jouer le rôle d’un Tribunal des conflits, d’une Haute Cour de Justice, d’une Cour de sûreté de l’État, chargée de se prononcer sur les attentats contre la sûreté intérieure de l’État, ou encore, et surtout, d’une Cour constitutionnelle chargée de connaître des recours en excès de pouvoir contre les lois. Elle doit être en outre composée de dix-neuf membres nommés à vie par le président de la République, sans aucun contreseing, à partir d’une liste présentée par la Cour elle-même, sans autre condition que celle du mérite. Elle peut par ailleurs se prononcer a priori sur la constitutionnalité d’une loi, sous la forme d’un simple avis, ou a posteriori. Il n’y a donc guère de similitude avec la jurie constitutionnaire de Sieyès, si ce n’est la conception très élitiste de cette Cour.
A contrario, les projets rédigés par différents groupes de la Résistance durant l’Occupation s’en rapprochent bien davantage, sans qu’il n’y soit jamais fait référence. C’est par exemple le cas de celui conçu par le Comité général d’études en 1943. Réuni en juin 1942 à l’initiative de Jean Moulin, il comprend neuf membres, notamment François de Menthon (1900-1984), Robert Lacoste (1898-1989), Michel Debré (1912-1996), etc. Surtout, il compte dans ses rangs Paul Bastid (1892-1994), professeur à la Faculté de droit de Lyon et ancien député radical. Auteur de Sieyès et sa pensée dont la première édition date de 1939, il est un spécialiste de Sieyès et connaît fort bien le projet de jurie constitutionnaire de ce dernier. Si, comme on l’a déjà souligné, il considère la jurie comme un « organe politique », mais souligne que la postérité a conservé de son projet l’idée d’un contrôle uniquement juridique, ainsi que celle d’un recours direct formé contre l’acte inconstitutionnel et produisant des effets erga omnes. À travers Bastid, on entrevoit une référence à la jurie dans le projet du Comité. Dans le corps du projet, un article 11 prévoit ainsi : « Tout citoyen peut demander l’annulation des lois qu’il estime incompatibles avec les libertés politiques fondamentales de la démocratie et que ne justifieraient ni les exigences de la nation en péril ni la défense de la République. » Cette annulation doit être prononcée par un tribunal spécial, présidé par le garde des Sceaux et composé de huit membres : deux sénateurs, deux députés, deux conseillers à la Cour de cassation et deux conseillers d’État, élus par leur collègue. La moitié des membres doit donc être élue par les parlementaires. Voilà qui n’est pas sans rappeler le mode de nomination des membres de la jurie, même si on sent le souci du Comité de juridictionnaliser ce tribunal à travers l’autre moitié des membres. D’autres projets prévoient des compositions similaires. C’est par exemple le cas de celui de Défense de la France, organisation clandestine constituée dès 1940 par Philippe Viannay (1917-1986) et Robert Salmon (1918-2013). Le projet prévoit la création d’un « Conseil politique de justice », chargé du contrôle de constitutionnalité, avec une composition originale mais laissant un rôle important aux députés. Ce Conseil doit en effet être composé de 41 membres divisés en trois catégories : 13 membres juristes présentés par l’Assemblée nationale et pris dans des corps juridiques, 18 membres désignés par le Conseil national économique et le Conseil social et 10 personnes éminentes nommées par le président de la République sur une liste de 27 noms proposés par l’Assemblée. Pour ne citer qu’un dernier projet de la Résistance, celui de Félix Gouin (1884-1977), rédigé en 1943, prévoit la mise en place d’une Cour suprême qui jugera de la constitutionnalité des lois en cas de litige. Il doit être composé pour moitié d’anciens présidents de l’Assemblée nationale, pour moitié, de membres élus par les présidents des Cours d’appel, les membres de la Cour de cassation et les conseillers d’État. Certes, aucun projet ne cite explicitement comme référence la jurie constitutionnaire de Sieyès. Pour autant, on remarque que la composition pronostiquée par l’abbé est partiellement reprise par de nombreux projets. Peut-être l’ouvrage de Paul Bastid a-t-il permis à la jurie de sortir de l’oubli relatif où elle se trouvait, de manière à devenir une source d’inspiration.
3. Les résistances au contrôle de constitutionnalité des lois
a) Les résistances du juge
La Cour de cassation, tout comme le Conseil d’État, refusa continuellement d’opérer un contrôle de constitutionnalité des lois. Cela se perpétue du reste aujourd’hui, puisque saisies d’une question prioritaire de constitutionnalité, ces deux juridictions doivent la renvoyer au Conseil constitutionnel depuis la réforme constitutionnelle de 2008. On pourra nuancer ce propos en soulignant, d’une part, que le Conseil d’État se reconnaît compétent pour assurer un contrôle de constitutionnalité des actes administratifs, soit qu’ils violent le corps même de la Constitution, soit qu’ils sont en contradiction avec la Déclaration des droits de l’homme, ou avec le Préambule de 1946. D’autre part, si une disposition législative a été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel, le juge administratif doit écarter cette disposition pour la solution des litiges pendants. Pour autant, jusqu’alors, tant la Cour de cassation que le Conseil d’État ont refusé de suivre l’avis de la doctrine et d’opérer un contrôle de constitutionnalité des lois à eux soumises dans un litige.
Concernant la Cour de cassation, dans un arrêt du 11 mai 1833, elle refuse de contrôler la constitutionnalité d’une loi. C’est tout du moins ce qu’on en retient généralement, car la solution est assez ambivalente. Dans cette affaire, un sieur Paulin, gérant du journal Le National, fut cité devant la Cour d’assises de la Seine en vertu de l’article 16 de la loi du 25 mars 1822, sous la prévention d’infidélité et de mauvaise foi dans le compte-rendu fait par ce journal des séances de la Cour lors du procès Bergeron et Benoit. Condamné, il se pourvut en cassation. Un des moyens invoqués était que l’article 16 de la loi de 1922 avait été abrogé par l’article 69 de la Charte de 1830 : les juges devaient donc écarter la loi comme inconstitutionnelle. L’avocat général, Voysin de Gartempe, s’exclama :
Distinguons : la loi ne pouvant avoir le caractère de loi qu’autant qu’elle est votée par les trois pouvoirs conformément à la Charte, il est certain que si l’on vous apportait un acte décoré du titre de loi et qu’il n’eût pas été voté constitutionnellement, il n’y aurait pas véritablement de loi […]. Mais si l’on demande s’il peut y avoir des lois ou des dispositions de lois inconstitutionnelles, en ce sens que ces lois ou ces dispositions seraient contraires à la Charte, je ne soutiendrai pas la négative, car ce serait prétendre à l’infaillibilité. En tout cas, ce n’est pas aux tribunaux à juger l’œuvre du législateur, car les tribunaux ont à appliquer les lois, fussent-elles mauvaises, tant qu’elles n’ont pas été changées.
La Cour de cassation se rendit finalement aux conclusions de l’avocat général, en jugeant : « Attendu que la loi du 8 octobre délibérée et promulguée dans les formes constitutionnelles prescrites par la Charte fait la règle des tribunaux et ne peut être attaquée devant eux pour cause d’inconstitutionnalité. » La lecture de ces lignes témoigne du fait que la Cour de cassation se refuse de contrôler la constitutionnalité d’une loi sur le fond. Mais elle n’exclut pas un contrôle sur la forme, même si aucun exemple postérieur ne peut être cité en ce sens. Du reste, cette solution fut reprise le 23 octobre 1922 par le Tribunal correctionnel de la Seine dans les affaires Ratier et Billiet.
Le Conseil d’État ne fit pas preuve de davantage de volontarisme. Dans un arrêt du 23 mai 1901, Delarue, il rejeta une invitation à contrôler la constitutionnalité d’une loi. Mais cela apparut de manière bien plus éclatante dans l’arrêt Arrighi du 6 novembre 1936. Les conclusions du commissaire du gouvernement, Roger Latournerie (1894-1977), qui sera suivi par le Conseil, sont particulièrement éclairantes. Dans cette affaire, relative à la mise à la retraite des fonctionnaires, le sieur Arrighi avait soulevé un troisième moyen contestant la constitutionnalité d’une loi, ou plutôt, le fait que le législateur se soit dessaisi d’une de ses compétences au profit de l’exécutif. Le commissaire du gouvernement développe longuement son raisonnement, en commençant par un rappel historique des raisons pour lesquelles le juge se reconnaît incompétent pour connaître de la constitutionnalité d’un acte juridique. Cela le conduit notamment à faire mention de la jurie constitutionnaire et aux Sénats impériaux, précédents historiques : « On sait que sous les Constitutions du Consulat et de l’Empire, si, sous l’inspiration de Sieyès, qui avait, dès l’époque du Directoire, fait de la conception absolue de la souveraineté de la loi une assez vive critique, un contrôle fut admis, ce fut uniquement […] par l’organe du Sénat. » On le comprend, créant une continuité historique ininterrompue entre la Révolution française et 1936, Latournerie rejette l’argument selon lequel les Sénats conservateurs auraient constitué des précédents juridiques donnant la possibilité au juge d’exercer un contrôle de constitutionnalité, précisément parce que ce contrôle n’était pas alors réservé au juge. Latournerie reconnaît ensuite la pertinence des arguments en faveur du contrôle par le juge : tout d’abord, les conceptions très strictes que la Cour de cassation avait originellement de la séparation des pouvoirs se sont atténuées. D’autre part, la notion d’État soumis au droit a fait d’importants progrès. Mais il avance ensuite plusieurs contre-arguments : « Si large qu’ait été en effet l’extension des pouvoirs du juge dans l’interprétation de la loi, elle ne saurait aller jamais jusqu’à priver de force un acte législatif », « Le Parlement reste l’expression de la volonté générale et ne relève à ce titre que de lui-même et de cette même volonté », « Il ne reste guère, dans nos textes constitutionnels, que des prescriptions de procédure, sans intérêt contentieux pour les particuliers », enfin : « Il faut se résigner, en effet, tout au moins provisoirement, même aux dépens de l’harmonie des plus belles constructions juridiques, même aux dépens parfois de l’apparente équité, à ce que certaines parties du droit restent à l’état de droit imparfait, à l’état de droit sans sanction ». Pour ces raisons, Latournerie s’oppose à ce que le Conseil d’État contrôle la loi, point de vue partagé in fine par ce dernier. Le juge ordinaire refuse donc de contrôler la constitutionnalité des lois, au grand damne de la doctrine. La note de Charles Eisenmann sous cet arrêt s’en fait du reste l’écho. Pour autant, certains universitaires demeurent circonspects à l’égard de ce contrôle.
b) Les résistances doctrinales
Les arguments donnés par Latournerie en 1936 pour rejeter le contrôle de constitutionnalité des lois par le Conseil d’État ne doivent rien au hasard : ils reprennent ceux donnés précédemment par la partie de la doctrine hostile à l’introduction de ce contrôle en France. Si celle-ci est peut-être minoritaire, elle réunit cependant de grands noms tels qu’Esmein, Carré de Malberg, Larnaude ou Barthélemy. Les raisons de ce refus sont certes multiples, mais elles présentent de grandes similitudes entre ces publicistes. Sont ainsi avancés des motifs historico-culturels, le respect de la séparation des pouvoirs, l’absence de déclaration des droits dans les lois constitutionnelles de 1875, etc. On avait pu voir du reste que ces universitaires avaient le jugement le plus bienveillant à l’endroit de la jurie constitutionnaire. Cela s’explique sans mal étant donné la nature des arguments avancés : la jurie apparaît comme un moindre mal concernant le respect de la séparation des pouvoirs, tandis que l’autorité de Sieyès durant la Révolution, même si son projet fut finalement repoussé, s’inscrit dans un cadre historique hérité de la Révolution française.
Une des premières raisons de refuser le contrôle de constitutionnalité des lois tient au contexte historico-culturel français, et plus largement européen. Comparant le prestige de chacun des pouvoirs aux États-Unis, Larnaude ne manque pas de souligner : « Et ce sont les mêmes considérations, d’ordre politique et historique, qui expliquent pourquoi une règle pareille, s’analysant dans un contrôle perpétuellement possible du judiciaire sur les pouvoirs législatif et exécutif n’ait jamais pu s’établir dans les vieux États du continent. » Historiquement, la France a toujours refusé de donner un rôle à la Constitution analogue à celui qu’elle a aux États-Unis. Il est rejoint là-dessus par Barthélemy, pour qui, par rapport au droit américain :
Le droit français a évolué d’une manière différente. Cette divergence s’explique par une divergence de traditions depuis l’origine. Les colonies anglaises d’Amérique, avant de revendiquer leur indépendance complète, avaient obtenu de la métropole des Chartes […]. Au contraire, le droit public français est parti, à sa base, de deux principes bien établis : la méfiance du judiciaire, la prédominance de la Chambre élue, représentante directe et immédiate de la souveraineté nationale.
Historiquement donc, la France se caractérise par une méfiance à l’égard du pouvoir judiciaire. Par ailleurs, pour critiquer la thèse selon laquelle les juges ordinaires devraient procéder à un contrôle de constitutionnalité sans texte explicite les y habilitant, Carré de Malberg souligne que l’esprit même des lois de 1875 s’y oppose, puisque cela irait à l’encontre de la pensée originaire des constituants.
La dimension historique est liée à un autre argument : le respect de la séparation des pouvoirs. Cet argument se retrouve chez tous les publicistes cités dans l’introduction de ce paragraphe. Larnaude souligne en ce sens que « la lutte n’était vraiment pas égale entre ces Constitutions fragiles, éphémères, et la règle solide et jamais abrogée [de la séparation des pouvoirs], toujours plus agissante et plus vivante, que l’ancien droit public de la France avait légué au droit nouveau », tandis qu’Esmein se demande : « N’y a-t-il pas là un empiètement du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif, et ne fait-on pas du premier une autorité politique, supérieure à toutes les autres, supérieure même à la volonté nationale manifestée selon les formes du gouvernement représentatif ? » De la même manière, pour Carré de Malberg :
Admettre que les tribunaux puissent mettre les lois hors d’application par cela seul qu’ils leur opposeraient des causes d’invalidation tirées de principes ou de préceptes dont ils seraient maîtres de dresser la liste et d’établir la supériorité en vertu de leur libre appréciation, ce serait, en réalité, leur conférer sur l’œuvre du législateur une faculté d’examen et de censure qui, finalement, ferait dépendre l’efficacité de toute cette œuvre de leur puissance discrétionnaire.
Il ajoute que c’est « ce concept de la puissance absolue du Corps législatif, en tant que représentant de la volonté générale qui, durant la période révolutionnaire, a tenu en échec le projet de jurie constitutionnaire de Sieyès ». Aussi, les opposants à l’introduction du contrôle de constitutionnalité des lois en France n’hésitent pas à puiser directement dans les arguments de la Commission des Onze pour motiver leur refus. Barthélemy se montre quant à lui encore plus lapidaire : « Quelle illusion de vouloir faire arrêter par des juges l’évolution de la législation dans un sens qui déplaît ! La thèse du contrôle constitutionnel par les juges est sympathique ; elle est contraire au droit positif. » Du reste, pour Esmein, ce contrôle est déjà effectué, mais par le Parlement lui-même. Ceci dit, certains de ces professeurs de droit affirment que le contrôle formel de constitutionnalité des lois existe déjà et que c’est le seul nécessaire. C’est le cas par exemple de Larnaude, ou de Barthélemy.
Un dernier argument, qui apparaît très fréquemment, porte sur la brièveté des lois constitutionnelles de 1875, qui ne comportent pas de déclaration des droits. En ce sens, et comme le souligna plus tard Latournerie, un contrôle de constitutionnalité n’aurait en réalité que des effets très limités. Larnaude souligne à cet effet : « Aujourd’hui d’ailleurs, la question a bien peu d’intérêt en France. La Constitution de 1875 a cru devoir reproduire les déclarations des droits qui décorent, comme un frontispice plus ou moins ornemental et décoratif, la plupart de nos Constitutions précédentes. Il arrivera donc bien rarement qu’un particulier puisse opposer l’exception d’inconstitutionnalité devant un tribunal. » Carré de Malberg abonde en ce sens également. Et si la Constitution de 1958 introduit un contrôle de constitutionnalité devant être effectué par un organe spécial, le Conseil constitutionnel, nombre de ces arguments devaient demeurer dans l’esprit du Comité constitutionnel, d’où le rejet d’un certain nombre de propositions, étudié dans le titre suivant.
III. La jurie constitutionnaire, un élément légitimant du Conseil constitutionnel
La doctrine contemporaine est largement tributaire de celle des Troisième et Quatrième Républiques. Il en résulte un regard mitigé à l'égard de la jurie constitutionnaire : d’un côté, elle devient une référence incontournable des manuels de droit constitutionnel. Son aura doit dès lors offrir au Conseil constitutionnel la légitimité historique qui lui manquait dans un pays considéré traditionnellement comme hostile au contrôle de constitutionnalité des lois en raison de l’expression de la volonté générale exprimée par les représentants de la nation. De l’autre, il est impensable d’identifier complètement le symbole de l’« organe politique » à un Conseil constitutionnel que la majorité de la doctrine s’attache à décrire comme un « organe juridictionnel ». Or, il s’agit de démontrer que, tandis qu’aucun lien historique ne peut être établi entre la jurie constitutionnaire et le Conseil constitutionnel, la première peut être considérée par cette même doctrine comme un « organe juridictionnel » suivant la nouvelle définition donnée aux termes de la distinction « organe politique »/« organe juridictionnel » (A). Malgré ce volontarisme, la doctrine s’attache parallèlement à faire de la jurie l’ancêtre du Conseil constitutionnel, et celui du système européen de contrôle de constitutionnalité des lois par la même occasion (B). In fine, au prix de nombreux faux-sens, la jurie apparaît pleinement selon ce même discours partisan comme un véritable prototype de contrôle : un premier modèle qui méritait d’être perfectionné et qui a trouvé son aboutissement dans le Conseil constitutionnel.
A. Le Conseil constitutionnel, organe politique ou juridictionnel ?
1. La création pragmatique du Conseil constitutionnel
a) L’absence de référence historique ou étrangère
Contrairement au discours que l’on peut trouver dans les manuels de droit constitutionnel contemporains, qui cherche à faire la généalogie du Conseil constitutionnel, en le reliant à la jurie constitutionnaire ou au modèle européen de contrôle de constitutionnalité hérité de Kelsen, la lecture des travaux préparatoires à la Constitution de 1958 révèle une élaboration parfaitement pragmatique du Conseil constitutionnel, au fil des discussions et en fonction des compétences que l’on voulait ou non lui donner. Il importe de retracer la genèse du Conseil constitutionnel afin de démontrer l’absence de toute référence au « prototype » de contrôle de constitutionnalité que serait la jurie constitutionnaire. Le général de Gaulle savait fort bien ce qu’était la justice constitutionnelle. Dans des notes issues de son carnet en 1916, il constate ainsi qu’« en Amérique, les cours suprêmes de justice de chaque État ont, d’après la Constitution de 1787, le droit de déclarer inconstitutionnelle une loi votée par l’Assemblée de l’État » et que « le même droit existe pour la Cour fédérale suprême pour les lois fédérales ». Il était par ailleurs un lecteur d’André Tardieu, qui avait proposé un système original de contrôle de constitutionnalité des lois. Du reste, Michel Debré en avait une idée fort précise. Pour autant, ce dernier, qui fut l’auteur d’un projet de Constitution rédigé en son nom propre en 1944, en plus de celui du Comité général d’études, ne prévoit ni même n’aborde le contrôle de constitutionnalité des lois. On a d’ailleurs souvent insisté sur le fait que de Gaulle n’était pour rien dans la création d’un Conseil constitutionnel. Léon Noël déclare ainsi : « Le général de Gaulle n’a été pour rien dans l’idée de doter la France d’un Conseil constitutionnel. C’est au “groupe de travail” organisé par Michel Debré que la paternité en revient. » Dès le 13 juin 1958, le président René Cassin affirmait à l’hôtel Matignon qu’il était hostile à l’idée d’une cour constitutionnelle, de Gaulle lui répondant que l’idée n’avait jamais effleuré le gouvernement. Tout d’abord, un avant-projet aborde la question du contrôle de constitutionnalité à la mi-juin 1958, avant qu’une étude sur les relations de la France avec les pays d’outre-mer soit rédigée le 5 juillet 1958 par Lucien Junillon (1909-1984), et prévoit notamment l’introduction en France d’une « Cour suprême ». Un premier projet relatif au « Comité constitutionnel », selon son appellation originelle, rédigé par un sous-groupe de travail composé de Raymond Janot (1917-2000), François Luchaire (1919-2009) et Jean Foyer (1921-2008) et dont les débats demeurent inconnus, est soumis le 8 juillet 1958 au groupe de travail présidé par Michel Debré, garde des Sceaux, et composé de Raymond Janot (1917-2000), Jean Mamert et Jérôme Solal-Céligny, tous deux hauts-fonctionnaires. Celui-ci, réuni au château de la Celle-Saint-Cloud entre le 10 et le 15 juillet 1958 élabore un avant-projet de Constitution. Ce même jour, le Comité consultatif constitutionnel est créé. Des modifications sont apportées à cet avant-projet par le comité interministériel dès le 16 juillet 1958, avant d’aboutir sur un nouvel avant-projet le 19 juillet, à son tour soumis au Conseil de cabinet entre les 23 et 25 juillet. Celui-ci finit de le modifier à la marge le 26 juillet et il est transmis au Comité consultatif constitutionnel le 29. Le projet qui découle des débats du Comité est ensuite soumis à l’Assemblée générale du Conseil d’État entre les 27 et 28 août 1958. Le 1er septembre, il est soumis au Comité interministériel, avant d’être adopté par référendum le 28 septembre et de devenir la Constitution de la Ve République le 4 octobre. En raison de toutes ces étapes, on peut imaginer que les références historiques ou étrangères ont été nombreuses dans l’élaboration du Conseil constitutionnel, en raison du grand nombre d’intervenants et de leurs différentes sensibilités. Or, les débats des différents groupes mêlés à son élaboration révèlent qu’au contraire, il n’en fut rien. Le Conseil constitutionnel est avant tout une invention pragmatique, dépouillée de toute véritable référence à un système de contrôle en particulier, et à la jurie constitutionnaire a fortiori. Comme le souligne Loïc Philipp, « il est clair en tout cas, que la création de cette nouvelle institution ne doit rien au droit comparé », pas plus d’ailleurs aux précédents historiques.
Les références à des systèmes étrangers de contrôle de constitutionnalité sont ainsi soigneusement évitées. Si l’on ne sait guère qui fut véritablement à l’origine de l’inscription dans la Constitution d’un titre relatif au Conseil constitutionnel, on sait en revanche que dès le 5 juillet, Lucien Jumillon proposait l’instauration d’une « Cour suprême » « autant pour garantir la jouissance des droits individuels que pour assurer un bon fonctionnement des institutions ». Une telle appellation, qui rappelle bien évidemment celle de la Cour suprême des États-Unis, n’a guère été retenue. C’est d’ailleurs ce que souligne le commissaire du gouvernement Janot devant le Comité consultatif lors de la séance du 31 juillet 1958 : « Je ne crois pas que le texte aboutisse à exprimer l’idée d’une sorte de Cour suprême et de gouvernement des juges. » La Cour suprême, c’était précisément l’exemple à éviter. Du reste, l’attitude de la Cour suprême américaine lors de la période du New Deal a pour conséquence que l’on cherche précisément à éviter l’instauration d’une véritable juridiction constitutionnelle. Le système américain est donc explicitement rejeté, tandis qu’aucune référence aux juridictions constitutionnelles européennes ne ressort des différents débats qui ont émaillé l’élaboration du Conseil constitutionnel. On peut cependant noter d’autres références aux États-Unis. Lors de la séance du 31 juillet, Malterre demande ainsi : « N’avez-vous pas envisagé la possibilité, comme dans certains pays, notamment aux États-Unis, pour le simple citoyen au cas où il estimerait, à tort ou à raison, qu’une loi est anticonstitutionnelle, de se référer à un tribunal, à un Conseil constitutionnel ? » Michel Debré lui répondra indirectement, dans une allocution, qu’« il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire ni dans la tradition française de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi. Le projet a donc imaginé une institution particulière que peuvent seules saisir quatre autorités ». Il y a donc bien la volonté de ne copier en rien le système américain pour ne pas faire du Conseil constitutionnel une véritable juridiction constitutionnelle. C’est également pour cette raison que l’on refuse originellement au Conseil constitutionnel la possibilité de se référer au Préambule, c’est-à-dire à la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946, pour trancher les litiges qui lui seront soumis, tout comme la saisine par le tiers des députés proposée par Triboulet.
Les références historiques, que ce soient celles à la jurie constitutionnaire, à la doctrine de la Troisième république ou aux différents projets élaborés au cours des xixe et xxe siècles, sont également totalement absentes des débats. Pour être plus précis, seul Marcel Waline (1900-1982), au cours de la séance du 31 juillet et lors d’une discussion relative à l’étendue de la saisine du futur Conseil constitutionnel, fait une référence détournée à la jurie constitutionnaire à travers les Sénats impériaux : « Un organisme chargé de veiller à la constitutionnalité des lois, il en est un, c’est le Sénat conservateur du Premier Empire ; or, il n’a pas gardé très bonne réputation parmi les historiens, mais je plaide non coupable pour lui car il ne pouvait, en effet, statuer que lorsqu’il était saisi par un certain nombre de personnes qui ne le saisissaient jamais. » Waline fait ainsi référence au Sénat du Premier Empire pour démontrer que l’étendue de la saisine détermine l’effectivité du contrôle. À nouveau, c’est précisément parce que l’on ne souhaite pas faire du futur Conseil constitutionnel une véritable juridiction constitutionnelle que l’on retient une saisine particulièrement restreinte. Mais ce n’est pas un reproche que l’on saurait faire à Sieyès qui prévoyait que tout citoyen puisse saisir la jurie constitutionnaire. Du reste, et sans qu’il soit fait référence à la composition de cette dernière préconisée par Sieyès, le garde des Sceaux ne manque pas de souligner que la désignation des membres par les Présidents de chaque Assemblée sera plus impartiale que celle par la majorité de chaque Assemblée.
De manière générale, la lecture des différentes discussions ayant conduit à donner au Conseil constitutionnel sa forme de 1958 montre qu’au-delà de toute référence à d’autres systèmes de contrôle, théoriques ou pratiques, c’est avant tout le pragmatisme qui a régné. Cela apparaît de manière particulièrement marquée lorsqu’on compare le premier avant-projet de « Comité constitutionnel » du 8 juillet avec la version finale du Titre VII de la Constitution de 1958. Dans l’avant-projet du 8 juillet, il est notamment prévu, à l’article « A » :
Le Comité constitutionnel comprend neuf membres. Quatre d’entre eux sont nommés par le président de la République, deux par le président du Sénat (ou par chacun des présidents de Chambre du Sénat), deux par le président de l’Assemblée nationale. Le neuvième membre du Comité constitutionnel est choisi par les autres membres.
Le Comité constitutionnel élit son président en son sein.
Le mandat du président et de chacun des membres du Comité constitutionnel est de dix ans.
Le nombre de membres reste inchangé, si ce n’est qu’y ont été ajoutés des membres de droit, les anciens présidents de la République, mais la distribution des nominations a été modifiée, ce qui a d’ailleurs pu effrayer certains conseillers d’État, notamment Mastépiol et le Président Latournerie, celui-là même qui était commissaire du gouvernement pour l’arrêt Arrighi de 1936 et qui va jusqu’à proposer que les « Présidents (sic) » du Conseil d’État et de la Cour de cassation en soient membres de droit, car ils y voient une prédominance du pouvoir législatif. Par ailleurs, le système de cooptation qui était prévu pour le dernier membre est également abandonné, tandis qu’il appartient finalement au président de la République de nommer le président du Conseil. C’est sur la proposition de René Cassin que le mandat de neuf ans et le renouvellement par tiers sont retenus. Par ailleurs, le projet du 8 juillet prévoyait, en son article « E » : « Dans le délai de promulgation de la loi, le président de la République, le président du Sénat (ou les présidents de chacune des chambres du Sénat) et le président de l’Assemblée nationale, peuvent saisir le Comité constitutionnel d’une requête tendant à faire déclarer inconstitutionnelle une loi votée par le Parlement. » En son article « G » : « Le Comité constitutionnel connaît de l’inconstitutionnalité d’une loi (fédérale ou de pays), sur la demande de la Cour de cassation ou du Conseil d’État statuant au contentieux, pour autant que ladite loi constitue la cause d’un jugement à rendre par la juridiction dont émane la demande. » Si le texte final consacrera les mêmes autorités de saisine, du moins y eut-il de nombreux débats sur cette question. L’amendement de Triboulet proposant la saisine par le tiers de l’Assemblée avait même été retenu par le Comité consultatif, avant de disparaître dans le projet du conseil interministériel le 19 août. On le comprend, sans qu’il soit besoin de rapporter l’ensemble des discussions et des évolutions du projet, la création du Conseil constitutionnel est pragmatique : elle s’est faite au fur et à mesure des débats, débats qui ne révèlent aucune influence particulière. Aussi, et même s’il est évident que certains intervenants lors de cette élaboration connaissaient le fonctionnement de la jurie constitutionnaire, à l’instar de Latournerie, aucune référence n’y est faite et le système finalement retenu lui est bien différent. Il importera dès lors de voir comment la jurie constitutionnaire a pu être par la suite considérée comme le prototype du contrôle de constitutionnalité effectué par le Conseil constitutionnel.
b) Une seule influence probable : le Comité constitutionnel
Si le Conseil constitutionnel apparaît comme une invention pragmatique, du moins n’est-il pas entièrement sui generis. En raison de l’opposition partagée tant par le Comité consultatif que par le Conseil d’État à l’idée d’introduire dans le droit français une véritable juridiction constitutionnelle, la référence la plus évidente – et la plus directe – est le Comité constitutionnel de la Constitution de 1946. C’est ce qu’affirme Loïc Philipp : « [La création du Conseil constitutionnel] semble, d’une manière un peu paradoxale, avoir été inspirée par le précédent du Comité constitutionnel de la IVe République dont le rôle avait pourtant été quasi inexistant. Les auteurs du projet ont simplement entendu élargir les attributions de l’ancien comité. » Et c’est effectivement ce qui ressort des discussions au sujet du Conseil constitutionnel de juillet et août 1958. Pourtant largement plébiscité dans les projets rédigés par les Résistants, le contrôle de constitutionnalité faillit ne pas voir le jour en 1946. Malgré son très maigre bilan, le Comité constitutionnel se signale par son intérêt pour ce travail. Les attributions qui lui sont confiées, autant que sa composition, présentent en effet d’importantes similitudes avec la jurie constitutionnaire et les Sénats impériaux. Est-ce en ce sens que l’on peut établir une filiation entre la jurie et le Conseil constitutionnel, voir en faire un prototype du contrôle de constitutionnalité tel qu’appliqué aujourd’hui ?
Si les républicains populaires avaient tenté, lors de l’élaboration du premier projet de Constitution en 1946, d’y introduire un système de contrôle des lois, celui-ci ne fut finalement pas retenu, en raison de l’opposition des communistes. Les républicains populaires revinrent à la charge et, au prix d’un abandon de l’idée de voir figurer la Déclaration des droits dans le bloc de constitutionnalité, un Titre XI, intitulé « De la révision de la Constitution » et comportant trois articles sur le Comité constitutionnel, fut adopté. Il était ainsi prévu que le Comité, dont la principale mission était de vérifier si les lois votées par l’Assemblée nécessitaient une révision de la Constitution, soit composé de sept membres élus par l’Assemblée nationale au début de chaque session annuelle, de trois membres élus par le Conseil de la République, ainsi que le président de l’Assemblée nationale et celui du Conseil de la République (article 91). Il est présidé par le président de la République. Par ailleurs, les membres élus ne devaient ni faire partie de l’Assemblée nationale, ni du Conseil de la République. Deux autorités peuvent le saisir conjointement : le président de la République et celui du Conseil de la République. On voit donc quelques points communs, ténus, avec la jurie constitutionnaire : par peur du gouvernement des juges et au nom du respect de la volonté générale exprimée par le vote des représentants de la nation, on voit que le Parlement joue un rôle central dans la nomination des membres composant le Comité. Pour le reste cependant, notamment la durée de mandat des membres, leur nombre, la saisine – même si elle n’est pas sans rappeler celle en vigueur sous le Consulat – ou même la mission, on constate d’importantes divergences. On aurait donc du mal à affirmer une parenté entre le système de 1946 et celui de Sieyès. On pourra cependant souligner au moins une autre similitude avec les Sénats impériaux : son inefficacité. En douze ans, il ne fut saisi qu’une seule fois, en juin 1948, sur une affaire anodine. La doctrine se montra du reste sévère à son endroit : Julien Laferrière parle d’un contrôle de constitutionnalité seulement apparent tandis que Georges Vedel évoque un « pseudo-contrôle de constitutionnalité ». Roger Pinto refuse même dans son traité de faire figurer le Comité dans le chapitre réservé au contrôle de constitutionnalité. Il n’en parle que concernant la révision de la Constitution.
Malgré cet échec relativement complet, cela n’empêcha pas les auteurs de la Constitution de 1958 de prendre pour modèle du Conseil constitutionnel le Comité – peut-être en raison même de cet échec. La première appellation du Conseil constitutionnel, qui apparaît dans l’avant-projet du 8 juillet 1958, celle de « Comité constitutionnel », en est révélatrice, même si elle devait disparaître dans celui du 10 juillet. L’exposé des motifs de l’avant-projet de Constitution du 29 juillet en témoigne également. On peut y lire : « La nécessité d’un organisme impartial, chargé de veiller à l’application de la Constitution, avait déjà été ressentie par les Constituants de 1946 qui avaient créé un Comité constitutionnel. Le présent titre vise à accroître les attributions de cet organisme, qui reçoit l’appellation de Conseil constitutionnel. » Le commissaire du gouvernement Raymond Janot ne dit pas autre chose lors de la séance du 31 juillet : le Conseil constitutionnel est « une reprise et une amplification assez considérable du Comité constitutionnel de la Constitution de 1946 ». Et il existe effectivement un certain nombre de similitudes entre les deux institutions. Les constituants de 1946 comme ceux de 1958 souhaitent en effet que ce contrôle serve principalement à protéger des institutions fragilisées. Comité comme Conseil constitutionnels sont composés de deux groupes de membres : les membres de droit et les membres désignés par des élus exerçant un mandat national. Parmi les membres de droit, on trouve dans les deux conseils les présidents de la République. Dans les deux cas, aucune compétence juridique préalable n’est requise mais il y a un régime d’incompatibilités. Par ailleurs, le champ du contrôle de constitutionnalité est strictement délimité. Il existe donc de nombreuses similitudes entre les deux organes de contrôle, à tel point que Pascal Jan a pu parler du Comité comme un « embryon de Conseil constitutionnel ». Malgré tout, outre les différences substantielles qui existent originellement, l’évolution du Conseil constitutionnel suite aux révisions constitutionnelles successives limite ces similitudes. Après 1971, et plus encore après 2008, le Conseil constitutionnel devient un juge des libertés, ce qui avait été expressément interdit à son prédécesseur. Pour autant, il n’en demeure pas moins que, si le Comité constitutionnel a bien influencé le fonctionnement et la composition du Conseil constitutionnel, la jurie constitutionnaire n’a joué ici aucun rôle.
2. Un organe politique ou juridictionnel ?
a) L’ambivalence originaire
Même si une partie de la doctrine aujourd’hui soutient que le Conseil constitutionnel est un « organe juridictionnel », reprenant cette notion héritée de la Troisième République, il s’agit ici de montrer que la qualification du Conseil n’était pas si claire dans l’esprit des constituants de 1958, ce qui s’est traduit dans le texte constitutionnel lui-même. Il s’agit ici d’analyser le mécanisme faisant précisément de la jurie un « prototype » de contrôle de constitutionnalité, de modèle imparfait dont le Conseil constitutionnel serait l’aboutissement. Mais, avant d’examiner les arguments selon lesquels le Conseil constitutionnel est un « organe juridictionnel », il importe de se concentrer sur l’ambiguïté originelle de cette institution.
Coste-Floret fut le premier à s’interroger sur la véritable nature du Conseil constitutionnel. Il s’exclame au cours de la séance du 31 juillet 1958 : « En réalité, votre Conseil constitutionnel est un organe politico-juridique. Les membres en sont désignés par le président du Sénat, de l’Assemblée nationale, ainsi que par le président de la République. Les anciens présidents de la République, qui peuvent n’être absolument pas des juristes, en sont membres de droit. » Mais c’est principalement lorsque le projet est soumis à l’Assemblée générale du Conseil d’État que la question est posée. Cela n’est guère étonnant puisque la réponse à cette dernière a de fortes incidences du point de vue de la plus haute juridiction administrative : il s’agit en effet de déterminer la nature des décisions du Conseil constitutionnel et de savoir si elle s’impose, ou non, au Conseil d’État et à la Cour de cassation. C’est du reste la question que pose le président Latournerie au cours de la séance des 25-26 août 1958. La réponse que lui fait le rapporteur Martin est éclairante :
Monsieur le Président, les rapporteurs et les commissaires du gouvernement ont été eux-mêmes fort divisés sur le point de savoir si le Conseil constitutionnel était, ou non, une juridiction, et quelle était la portée exacte de ses décisions. Pour certains des rapporteurs et des commissaires du gouvernement, il s’agissait d’une juridiction administrative à un échelon supérieur ; pour d’autres, il s’agissait d’un conseil tout à fait suprême dont les décisions ont un caractère éminemment politique et présentent, pour employer la phraséologie contentieuse, le caractère d’actes de gouvernement.
Et Roger Latournerie, s’il considère dans un premier temps que, dans ses fonctions de juge de constitutionnalité des lois, le Conseil constitutionnel réalise une « opération nettement juridictionnelle », se montre autrement moins convaincu de cela dans le reste de la discussion. Ainsi, lors de la réunion de l’Assemblée générale du Conseil d’État le 27 août, il s’exclame : « En réalité, lorsqu’on examine les compétences [du Conseil constitutionnel], on se persuade qu’elles se placent sous deux catégories différentes. Il y a, d’une part, une position d’arbitrage réservée au président de la République. En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, ce Conseil est au moins autant politique que juridique, ou du moins c’est une juridiction politique. » Raymond Janot abonde dans le même sens, et c’est sans doute lui qui exprime le plus nettement ses doutes sur la véritable nature du Conseil constitutionnel. Lors de la séance du 31 juillet, il répond au président Latournerie qu’il n’est pas bien certain que le Conseil constitutionnel soit une juridiction. Il ajoute, lors de la séance du 27 août : « On s’acharne à dire que le Conseil constitutionnel est une juridiction, ce n’est pas évident. Il se rapproche d’une juridiction à peu près comme le contentieux électoral se rapproche du contentieux général, c’est-à-dire avec un certain nombre de nuances. Alors ne définissons pas trop la nature juridique du Conseil constitutionnel. » Et c’est cette solution qui fut finalement retenue dans le texte constitutionnel final. En effet, si le président Latournerie s’était montré favorable à l’origine, tout comme Marcel-Martin et le rapporteur général Deschamps à l’inscription dans la Constitution du fait que les décisions du Conseil avaient l’autorité de la chose jugée, ce qui avait d’ailleurs été décidé au Conseil d’État sur la proposition de Laroque, on se décida, au nom de cette ambiguïté qu’il semblait si important de préserver, de reconnaître uniquement que ces décisions « s’imposent aux pouvoirs publics et à l’ensemble des autorités administratives et juridictionnelles », formule qui devait être conservée au sein de l’article 62 de la Constitution de 1958, et qui l’est toujours aujourd’hui.
L’intérêt de cette ambiguïté réside dans le fait que l’on sent en réalité, dès la rédaction de la Constitution de 1958, le caractère relativement superflu de la distinction entre « organe politique » et « organe juridictionnel » chargé du contrôle, en partie inventé, rappelons-le, pour caractériser la jurie constitutionnaire de Sieyès. Car ce n’est pas tant la nature même du Conseil constitutionnel qui semblait ambivalente aux yeux des constituants de 1958 que sa nature par rapport à cette distinction. On sent donc déjà la pertinence toute relative de cette dernière, mais on ne va pas jusqu’à l’abandonner. On préfère créer le nouveau concept de « juridiction politique », de la même manière que la jurie constitutionnaire était qualifiée de « tribunal politique » avant que la distinction susmentionnée ne soit clairement posée. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’expression de « juridiction politique » est prononcée par Roger Latournerie. On avait pu voir en effet qu’il connaissait l’existence de la jurie constitutionnaire de Sieyès et, au moins en partie, son fonctionnement. C’est peut-être en cela que l’on peut qualifier la jurie de « prototype de contrôle de constitutionnalité » par rapport à celui exercé par le Conseil constitutionnel : ces deux organes rendent la distinction entre « organe politique » et « organe juridictionnel » relativement caduque. Paradoxalement pourtant, une partie de la doctrine devait reprendre à son compte cette distinction et, de manière très volontariste, s’en servir, à la manière de certains publicistes de la Troisième république pour appuyer le souhait de voir un contrôle opéré par le juge ordinaire, en vue d’opposer la jurie constitutionnaire, symbole de l’« organe politique », au Conseil constitutionnel, qui ne peut être qu’un « organe juridictionnel ».
b) Des juges très politiques
Si la doctrine a tendance aujourd’hui à insister sur le caractère juridictionnel du Conseil constitutionnel, il importe dans ce paragraphe de rappeler cette opinion minoritaire qui fait du Conseil un « organe politique », non pas tant pour aller en ce sens que pour démontrer le caractère stérile de ce débat et de cette distinction. Le grand intérêt de cette argumentation, c’est de reprendre les argumentaires qui avaient conduit à qualifier la jurie constitutionnaire d’« organe politique ». Ainsi, paradoxalement, même si le Conseil constitutionnel n’a en rien été influencé par la jurie, elles ont pu être la cible de critiques similaires. C’est ainsi que Bernard Chenot (1909-1995), ancien membre du Conseil constitutionnel, lors d’un colloque tenu à Aix-en-Provence le 2 décembre 1977, affirmait : « Je n’ai jamais pensé une seconde que le Conseil constitutionnel fut un organe juridictionnel ; c’est un corps politique par son recrutement et par les fonctions qu’il remplit. » Il s’agit donc de distinguer ici la composition du fonctionnement de l’institution.
La raison principale pour laquelle la jurie constitutionnaire avait mérité d’être qualifiée d’« organe politique » trouve son origine dans sa composition. Pour la doctrine de la Troisième République, faire d’anciens parlementaires les gardiens de la Constitution devait forcément amener à deux conséquences alternatives : soit ces anciens représentants se soumettraient au Parlement lors de leur mandature, retirant toute effectivité au contrôle, soit ils se considéreraient au contraire tous puissants et ne jugeraient plus seulement en droit, mais aussi selon des considérations politiques. Une même critique a été formulée à l’endroit du Conseil constitutionnel, par exemple par Roger Pinto (1910-2005). Et de fait, que ce soit à travers les membres de droit ou à travers les membres nommés, ce sont effectivement des considérations politiques qui règnent. Concernant les premiers, on voit bien tout le problème : les anciens présidents de la République n’ont pas forcément reçu de formation juridique et sont des élus de la nation. Même si nombre d’entre eux ont décidé de ne pas siéger du tout, ou l’ont fait de manière très épisodique, l’exemple de Valéry Giscard d’Estaing est ici emblématique des raisons qui peuvent conduire à considérer le Conseil constitutionnel comme un « organe politique » de contrôle. Celui-ci a fait son entrée officielle au Palais Montpensier le 10 juin 2004, avant de s’investir pleinement en faveur du « oui » au référendum de 2005 sur l’adoption d’une Constitution pour l’Europe. Il a par ailleurs livré de nombreuses fois son sentiment sur l’actualité politique, a appelé à voter pour Nicolas Sarkozy en 2012, etc. Concernant les membres nommés, discrétionnairement par les autorités de nomination en fonction de leurs affinités politiques, la qualification du Conseil constitutionnel comme un « organe politique » peut sembler tout aussi pertinente. Certes, l’expérience montre que de nombreux membres du Conseil constitutionnel ont un bagage juridique : sur 84 membres nommés, 65 appartiennent à des professions liées au droit. Malgré tout, il est évident que les amitiés politiques jouent un rôle central dans les nominations, ce qui conduit à une certaine coloration politique du Conseil constitutionnel au gré des majorités, malgré les arguments contraires apportés par Louis Favoreu. On serait donc tenté de qualifier le Conseil d’« organe politique ».
Du point de vue des fonctions du Conseil, les conclusions peuvent être similaires. En effet, hors le cas de la question prioritaire de constitutionnalité, sa mission de contrôle l’amène à participer, de manière directe ou indirecte, au processus législatif. Avant 2010, le Conseil ne peut être saisi qu’avant la promulgation de la loi, aux termes de l’article 61 de la Constitution. On peut donc en conclure que l’opération de contrôle se situe à l’intérieur du processus de fabrication de la loi, dont il est partie intégrante. La décision du 23 août 1985 par laquelle le Conseil constitutionnel considère qu’après une nouvelle lecture demandée à l’issue d’une invalidation constitutionnelle, « il ne s’agit pas du vote d’une loi nouvelle, mais de l’intervention, dans la procédure législative en cours, d’une phase complémentaire résultant du contrôle de constitutionnalité ». Le Conseil constitutionnel joue donc un rôle dans l’élaboration de la loi. C’était également en raison des fonctions que donnait Sieyès à la jurie constitutionnaire que son projet avait pu être accusé de vouloir instaurer un « organe politique » de contrôle. C’est donc pour des raisons similaires que ces deux institutions ont pu être caractérisées comme telles.
3. L’exaltation d’un « organe juridictionnel »
a) Une condition de neutralité et d’impartialité
Quoique la controverse doctrinale au sujet de la nature juridictionnelle ou politique du Conseil constitutionnel se soit réduite ces dernières années, il importe dans ce paragraphe d’analyser comment, à rebours des partisans de l’« organe politique », certains universitaires, usant du même mécanisme que la part de la doctrine de la Troisième république favorable au contrôle de constitutionnalité par le juge ordinaire, ont pu faire de la jurie constitutionnaire un anti-modèle du Conseil constitutionnel. Car c’est là un point central, que l’on retrouve dans la majorité des manuels de droit constitutionnel contemporain : on fait à la fois de la jurie l’ancêtre du contrôle de constitutionnalité en France et un système aux antipodes duquel se situerait le Conseil constitutionnel. La jurie constitutionnaire apparaît ainsi comme un prototype du Conseil constitutionnel quant au contrôle de constitutionnalité des lois. Afin de démontrer que ce dernier n’est pas un « organe politique » de contrôle, on l’oppose donc volontiers à la jurie, devenue une référence presque incontournable. En ce sens, on remarque que les termes de la distinction établie sous la Troisième République ont vu leur définition évoluer et on pourra soupçonner le volontarisme d’une partie de la doctrine en ce sens : on ne saurait dire que le Conseil constitutionnel est un « organe politique » de la même manière que la jurie. Pour autant, si la définition de ce dernier, ainsi que celle d’« organe juridictionnel », ont fort évolué depuis les années 1920, on remarque qu’elles n’ont guère gagné en clarté : on s’en tient dorénavant dans de nombreux manuels à égrener des caractéristiques cumulatives. On n’osera souligner, comme Platon et Socrate dans La République, qu’une addition d’exemples ou de caractéristiques ne donne pas une définition, et encore moins une distinction conceptuelle.
Il n’est pas inutile de rappeler les définitions données par Joseph Barthélemy en 1926. L’« organe politique » est ainsi défini comme « un organe constitutionnel distinct du gouvernement, du parlement et des tribunaux [qui] a comme mission principale, sinon exclusive, de vérifier la conformité à la Constitution des divers actes des autorités publiques et notamment du législateur », tandis que l’« organe juridictionnel » désigne le système où c’est « un juge qui vérifie si l’acte est conforme à la Constitution ». Le juge ici désigne bien sûr le juge professionnel. Suivant ces premières définitions, le Conseil constitutionnel ne peut être considéré que comme un « organe politique » de contrôle : sa mission principale est bien de contrôler la constitutionnalité des actes législatifs, tandis qu’il se situe en dehors des trois pouvoirs traditionnels : ses membres ne sont pas des administrateurs, des parlementaires ou des juges professionnels – on peut accéder au Conseil constitutionnel sans aucune formation juridique et la nomination toute récente de Jacqueline Gourault l’a rappelé. Ces définitions ont évolué par la suite. Tous les manuels de droit constitutionnel n’en donnent cependant pas. Philippe Ardant et Bertrand Mathieu, s’ils reconnaissent que tout contrôle de constitutionnalité « a un aspect politique », décrivent ainsi l’« organe politique » de contrôle : « L’accent n’est pas mis alors sur l’indépendance des contrôleurs et sur leur compétence, sur leur aptitude à trancher des litiges aux aspects juridiques subtils. L’organe de contrôle est conçu de manière à ménager la susceptibilité des auteurs de la loi. Le Parlement […] sera associé à la désignation de ses membres et le Gouvernement […] parfois aussi. » Ils ajoutent : « Une autre voie consiste à confier le contrôle à une juridiction, à des juges qui statuent en droit. Le problème de la constitutionnalité est alors considéré comme technique. » À part pour la nomination des membres, cette distinction permet de faire du Conseil constitutionnel un véritable « organe juridictionnel ». Et les auteurs du manuel précisent quelques pages plus tard que « le statut des membres [du Conseil] tend à assurer leur indépendance ». Stéphane Mouré, Nathalie Deleuze, Béatrice Geninet et Raphaël Contini, auteurs d’un manuel destiné à un public plus large, retiennent une distinction similaire, même s’ils insistent davantage sur le fait que les « organes juridictionnels » sont plus indépendants que les « organes politiques » et que leurs décisions sont revêtues de l’autorité de la chose jugée. Parce que « les décisions du Conseil constitutionnel sont fondées sur des analyses politiques et non sur des considérations politiques, et jouissent de l’autorité de la chose jugée », parce que le « Conseil a su faire preuve de son indépendance », alors le Conseil constitutionnel est, selon eux, un « organe juridictionnel ». De manière générale, les partisans d’une caractérisation du Conseil constitutionnel comme « organe juridictionnel » s’appuient sur trois éléments : le Conseil statue en droit, il tranche un litige duquel on peut déduire l’existence d’une tierce personne, enfin ses décisions ont l’autorité de la chose jugée. Aussi, on le comprend, si la distinction née à l’orée du xxe siècle a vu la définition de ses termes évoluer, c’est bien pour faire du Conseil constitutionnel un « organe juridictionnel ». Et malgré cette évolution, la jurie constitutionnaire continue d’être constamment présentée comme un archétype d’« organe politique ». Du reste, le critère tiré de l’autorité de la chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel n’est peut-être pas des plus pertinents, puisque c’est volontairement qu’il n’a pas été retenu dans le texte de 1958, comme souligné supra.
Si on reprend la description de l’« organe politique » de contrôle telle qu’il est décrit dans les manuels contemporains, alors on remarque que la jurie constitutionnaire n’est pas bien différente du Conseil constitutionnel, malgré l’absence de tout lien généalogique entre les deux institutions. Concernant le fait de statuer en droit, il n’est pas vraiment douteux que c’était le vœu de Sieyès, étant donné toutes les analogies qu’il fait dans son discours du 18 thermidor avec le pouvoir judiciaire. Il donne du reste le nom d’arrêts aux décisions de son organe. Paul Bastid le reconnaît lui-même, la jurie devait répondre en droit à une question de droit. Concernant le second critère, relatif à la personne tierce, on se souvient que Sieyès souhaitait ouvrir le prétoire à tous les particuliers. À nouveau, la condition paraît remplie. Enfin, du point de vue de l’autorité de la chose jugée de ses arrêts, on rappellera qu’il était prévu que les actes déclarés inconstitutionnels par la jurie étaient déclarés « comme nuls et non avenus ». Aucun mécanisme d’appel n’est par ailleurs prévu dans le projet, si bien qu’on peut sans trop de mal, même si l’expression est anachronique, reconnaître aux décisions de la jurie constitutionnaire l’autorité de la chose jugée. Aussi, si la définition de l’« organe juridictionnel » de contrôle a évolué, la caractérisation de la jurie est quant à elle demeurée, alors même que tout portait, si on suit la pensée de la doctrine favorable à la qualification du Conseil constitutionnel comme un « organe juridictionnel ». C’est en ce sens que seul un ouvrage, cohérent, qualifie la jurie d’« organe quasi-juridictionnel ». A contrario, la majorité des manuels de droit constitutionnel contemporains continuent de décrire la jurie constitutionnaire comme un « organe politique ». Pour ne prendre qu’un exemple, c’est le cas de celui de Philippe Ardant et de Bertrand Mathieu, dans lequel on peut lire : « Sieyès proposa, lors de l’élaboration de la Constitution de l’An III, la création d’un organe politique, la “jurie constitutionnaire”, à laquelle la Nation confierait la tâche d’annuler les actes contraires à la Constitution. » Cette caractérisation s’est même répandue à l’étranger. Ainsi, dans un ouvrage consacré à la soumission du législateur aux normes constitutionnelles, Grundrechtsbindung des Gesetzgerbers, Friederike Valerie Lange écrit : « Les plans de Sieyès en faveur d’un “jury constitutionnaire” avec autorité pour contrôler les actes législatifs n’ont pas abouti. Le contrôle de la loi prévu par les Constitutions des 13 décembre 1799 et 14 janvier 1852 par des organes politiques s’est avéré totalement inefficace. » Ce dernier passage est révélateur du fait que la caractérisation de la jurie de nos jours comme un « organe politique » vient principalement du fait que l’on continue de l’identifier aux Sénats impériaux. Mais sans doute faut-il y voir une raison autrement plus volontariste, consistant à présenter le Conseil constitutionnel comme un gardien efficient des libertés et de la Constitution face à une jurie constitutionnaire arbitraire et partial. Il s’agit ainsi, en caractérisant la jurie d’« organe politique », de présenter le Conseil constitutionnel comme un « organe juridictionnel ». Cela apparaît de manière particulièrement symbolique dans un traité de Jacques Moreau, Théorie générale de l’État et Droit constitutionnel. Après avoir décrit le contrôle populaire de constitutionnalité, il écrit :
Moins illusoire mais plus dangereuse encore apparaît la solution consistant à confier ce contrôle à un organe politique dans le prolongement de la jurie constitutionnaire de Sieyès. Qu’il s’agisse du Conseil des Anciens (Constitution du 5 Fructidor An III), du Sénat (Constitution du 22 Frimaire An VIII ou du 14 janvier 1852) ou du Comité constitutionnel prévu par la Constitution du 27 octobre 1946, le contrôle n’est qu’un prétexte permettant au pouvoir dominant de maintenir sa prépondérance.
Il ajoute quelques lignes plus bas : « En France, il faudra attendre la Ve République pour que soit institué un mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois authentiques et cohérent. C’est au Conseil constitutionnel qu’est confié ce contrôle. » De même, dans Les indispensables du droit constitutionnel, on peut lire : « Le Conseil constitutionnel est devenu un véritable organe juridictionnel, contrairement aux institutions historiquement mises en place pour contrôler l’action législative (le Sénat conservateur sous le Consulta, le Comité constitutionnel sous la IVe République). » Le mécanisme n’est guère différent de celui employé par certains publicistes de la Troisième République : par la comparaison, on cherche à confirmer une thèse formulée a priori, alors même que la jurie constitutionnaire, suivant les nouveaux critères de l’« organe juridictionnel » soutenus par cette même doctrine, devrait être elle aussi qualifiée comme tel. Car s’il y a bien un lien que l’on peut établir entre la jurie et le Conseil constitutionnel, c’est en réalité le fait de rendre cette distinction stérile.
b) La pertinence très relative de la distinction
Jurie constitutionnaire et Conseil constitutionnel présentent cette caractéristique commune de rendre la distinction entre « organe politique » et « organe juridictionnel » relativement stérile. Outre le fait que, concernant la jurie, cela revient à lui appliquer a posteriori des concepts anachroniques qui ne tiennent précisément pas compte de l’originalité du projet de Sieyès au moment où il fut formulé, il s’agit également de démontrer qu’une telle distinction est illusoire et trouve son origine dans un volontarisme marqué de la doctrine. Comme l’écrivait Henri Bergson dans La Pensée et le mouvant, « le concept généralise autant qu’il abstrait ». Le concept, autant que la distinction conceptuelle, ne rend pas compte du réel, il le déforme, et à la manière d’un filet de pêche, il ne retient que peu de choses de la réalité qu’il tente de saisir. Il s’agit donc dans ce paragraphe de démontrer en quoi la distinction susmentionnée n’apparaît pas pertinente pour aborder tant la jurie constitutionnaire que le Conseil constitutionnel. Aussi, contrairement à ce que laisse entendre une partie des manuels de droit constitutionnel contemporain, la jurie constitutionnaire ne peut être considérée comme un prototype du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel, c’est-à-dire comme un premier modèle, encore imparfait, de contrôle : les deux organes n’ont aucun lien généalogique, tandis qu’ils présentent des caractéristiques fort différentes.
Tout d’abord, une telle distinction vient avant tout de l’idéologie partagée par de nombreux juristes qui s’attachent à séparer le droit et le politique comme deux éléments parfaitement hermétiques : d’un côté, le droit assure l’impartialité, la scientificité ; de l’autre, le politique est gage d’intérêts particuliers, partiaux. Or, tout contrôle de constitutionnalité est éminemment politique puisqu’il s’agit de censurer la volonté des représentants de la nation et leur rappeler que leur action est limitée par les textes constitutionnels. Et les mots qui y ont été inscrits ne font sens que dans la mesure de l’interprétation qu’en fait le juge. Or, toute interprétation a des incidences, et bien souvent des fondements, politiques. On a ainsi pu parler du Conseil constitutionnel comme d’une « chambre législative » ou comme d’un « co-législateur ». Un exemple de ce phénomène se trouve dans la décision du 12 janvier 1977 par laquelle le Conseil considère que le gouvernement peut demander au Parlement l’autorisation de légiférer par ordonnances pour exécuter un programme, même si celui-ci n’a pas été soumis préalablement à l’Assemblée nationale car le mot « programme » n’a pas le même sens aux articles 38 et 49 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel exerce donc, comme n’importe quelle Cour constitutionnelle, même les plus juridicisées, une activité politique : il n'est en effet pas possible de distinguer l’application juridique d’un texte de sa création politique. En ce sens, tout organe de contrôle de constitutionnalité des lois est « juridico-politique » pour reprendre l’expression de Roger Latournerie et affirmer que la jurie serait plus politique que le Conseil constitutionnel n’a aucun sens. Dans l’argumentaire ici présenté, qui est inspiré de celui de Dominique Rousseau, on reconnaît celui d’Esmein, qui refusait d’employer la distinction susmentionnée.
B. La référence bienvenue à la jurie constitutionnaire
1. La légitimation par l’histoire
Les manuels contemporains de droit constitutionnel sont partagés de la manière suivante : d’un côté, il s’agit de faire de la jurie constitutionnaire le prototype du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel, afin de souligner l’existence de précédents historiques. De l’autre, il s’agit d’insister sur les différences entre les deux formes de contrôle afin de ne pas identifier le Conseil constitutionnel à l’exemple symbolique du contrôle exercé par un « organe politique ». L’histoire est ainsi sollicitée en raison de son caractère légitimant. C’est d’ailleurs particulièrement le cas en droit où les exposés historiques précédant une démonstration sont fréquents en raison du double héritage laissé par le droit coutumier et par l’École historique du droit de Friedrich Carl von Savigny (1779-1861) qui avait eu de nombreux disciples en France. La jurie apparaît dès lors comme un précédent commode, qui permet de démontrer que la doctrine n’a pas toujours été opposée au contrôle de constitutionnalité des lois et qu’elle n’a pas toujours privilégié la volonté générale exprimée par les représentants de la nation. Sieyès apparaît dès lors comme un esprit en avance sur son temps, qui avait senti avant tout le monde la nécessité d’instaurer des freins à la puissance du législateur. Aussi, on retrouve dans une partie des manuels de droit constitutionnel une présentation historique du contrôle de constitutionnalité qui adopte un plan similaire. Il s’agit de présenter d’abord la jurie constitutionnaire, puis les Sénats impériaux, avant de réserver quelques lignes au Comité constitutionnel de 1946. En réalité, comme cela a déjà été souligné, il est audacieux d’établir une généalogie entre le Conseil constitutionnel et la jurie constitutionnaire. Tout au plus peut-on établir un parallèle entre les deux dans leur présentation comme un « tribunal des sages ».
Si tous les traités et manuels de droit constitutionnel ne mentionnent pas la jurie constitutionnaire, du moins est-il très fréquemment question de l’opinion de Sieyès sur la nécessité de limiter les pouvoirs du législateur. Dans La Constitution de la République française de François Luchaire, Gérard Conac et Xavier Prétot, on peut notamment lire que « cette crainte a été clairement exprimée par Sieyès le 18 thermidor de l’an III ». Il est toutefois courant de faire explicitement référence à la jurie dans un chapitre consacré aux expériences de contrôle antérieures à 1958. C’est par exemple le cas dans le manuel de Philippe Ardant et de Bertrand Mathieu, qui présente en premier la jurie constitutionnaire, avant de souligner qu’« une fausse solution fut ensuite apportée par les Sénats conservateurs des Ier et IIe Empires ». L’exposé historique se clôt avec la description du Comité constitutionnel de 1946. Une telle présentation en trois étapes est relativement topique. On la retrouve dans d’autres manuels, par exemple dans celui de Jean-Claude Zarka. Plus détaillé car s’intéressant également aux débats doctrinaux relatifs au contrôle de constitutionnalité, celui de Guillaume Drago n’est guère différent. Quant à celui de
Michel Clapié, il ne fait qu’inverser la description de la jurie et des Sénats impériaux avec le Comité constitutionnel. Pour ne prendre qu’un dernier exemple, le Droit du contentieux constitutionnel de Dominique Rousseau, Pierre-Yves Gahdoun et Julien Bonnet reprend exactement cette présentation, même s’il ne mentionne la jurie constitutionnaire qu’incidemment quelques pages plus tard. Il n’est pas inutile de souligner que dans la plupart des manuels et traités précités, la jurie est présentée comme le premier mécanisme imaginé de contrôle de constitutionnalité des lois en France. Or, on avait pu voir qu’elle-même s’inspirait d’autres systèmes, notamment de celui des physiocrates ou de ceux théorisés par d’autres révolutionnaires. Du reste, la référence historique à la jurie ne se trouve pas uniquement dans les manuels de droit. Elle est également présente dans les discours des membres du Conseil constitutionnel lui-même. Lors d’un colloque organisé en 1992, Robert Badinter reprend précisément la présentation en trois étapes des tentatives d’instaurer un contrôle de constitutionnalité en France :
Je sais bien que l’on se plait toujours à évoquer les propos de Sieyès sur un jury constitutionnaire, que l’on peut évoquer les deux Sénats impériaux, qui étaient plutôt de nature à faire rejeter l’idée de contrôle de constitutionnalité qu’à l’enraciner dans la République. Il est difficile de dire que le Comité consultatif constitutionnel de la IVe République constituait en soit autre chose qu’une approche extrêmement prudente à une forme de contrôle que la tradition républicaine refusait.
De manière similaire, lors d’un colloque organisé le 6 mai 2014, Jean-Louis Debré décrit le fonctionnement de la jurie constitutionnaire, avant de se pencher successivement sur les Sénats impériaux et sur le Comité constitutionnel. L’objectif est ainsi de créer une mythologie autour du Conseil constitutionnel, en l’associant à des précédents historiques. La jurie en vient ainsi à faire partie de l’histoire du Conseil.
Or, comme on avait eu l’occasion de le souligner, il s’agit là d’un discours fort volontariste : aucune filiation ne peut être établie entre la jurie constitutionnaire et le Conseil constitutionnel. Seules peuvent être soulignées deux caractéristiques communes : les autorités chargées de nommer les membres de ces deux institutions sont revêtues d’un mandat national. En outre, dans les deux cas, il faut insister sur la composition élitaire : l’objectif de Sieyès, comme celui des constituants de 1958, était de mettre en place un organe qui puisse imposer sa légitimité par sa solennité. Lors de la séance du 5 août 1958, Michel Debré exprimait ainsi cette idée : « L’autorité du Conseil constitutionnel gagne, à mon avis, au moins dans le système que nous vous proposons, à être un organe très solennel, que les autorités, quelles qu’elles soient, qui doivent avoir le sens de l’État, sont seules autorisées à saisir. » Certes, la saisine s’est étendue, mais la solennité attachée aux « Sages », comme on aime à appeler les membres du Conseil constitutionnel, est restée tout entière. Quant au projet de Sieyès, on se souvient que le caractère élitiste de sa jurie était un élément central de son projet. La légitimité des deux institutions vient donc du prestige qui leur est attaché.
2. La quête d’une référence nationale
Si la référence à la jurie constitutionnaire est fréquente dans les manuels de droit constitutionnel afin de légitimer par l’histoire le contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel, il s’agit aussi par-là de créer une mythologie nationale, de montrer qu’il ne s’agit pas simplement d’une importation étrangère. À ce titre, la référence à la jurie présente l’avantage de l’ancienneté d’un projet déjà inscrit dans les débats révolutionnaires qui ont façonné le droit français contemporain. Le système imaginé par Sieyès précède en effet l’arrêt Marbury v. Madison de 1803 par lequel la Cour suprême des États-Unis se considère compétente pour connaître de la constitutionnalité des lois fédérales, ou la Cour constitutionnelle autrichienne créée en 1920. La jurie est alors présentée comme un projet visionnaire, en avance sur son temps : elle est présentée comme le premier contrôle de constitutionnalité des lois conçu dans le monde. Il s’agit là encore d’un discours fort volontariste, d’une part parce que, comme on avait pu le voir, cela n’est pas vrai historiquement, d’autre part parce que cela revient à minimiser l’influence étrangère dans l’introduction de ce mécanisme en France. Certes, la majeure partie des manuels de droit contemporains réserve un paragraphe à la présentation des systèmes étrangers, mais celle-ci est relativisée par la description de la jurie constitutionnaire de Sieyès comme première invention de tels systèmes. Cela est du reste un trait caractéristique de l’histoire du droit et du droit : malgré quelques efforts contemporains, la perspective transnationale a du mal à s’établir dans ces disciplines.
Il importe tout d’abord de souligner que la majeure partie des manuels de droit présentent les organes chargés du contrôle de constitutionnalité en distinguant le « système américain » du « système européen ». Le manuel de Philippe Ardant et de Bertrand Mathieu en est un exemple parmi d’autres. On peut y lire : « La juridiction peut être, soit un tribunal quelconque inséré dans la hiérarchie juridictionnelle ordinaire et statuant sur toutes sortes d’autres affaires (système américain), soit une institution spécialement créée à cet effet et à laquelle on confère le statut d’une juridiction, c’est-à-dire essentiellement l’indépendance à l’égard du pouvoir (système autrichien, 1920). » Il décrit par la suite de manière plus complète le système américain. Une telle description peut paraître quelque peu simpliste puisqu’elle ne prend pas en compte l’existence d’une Cour suprême dans le système américain, alors même que, comme on l’avait vu, les partisans en France de la création d’un tribunal spécial chargé du contrôle des lois s’inspiraient non pas du modèle européen, mais bien du système américain. Une telle distinction se trouve également dans le manuel de Bernard Stirn et de Yann Aguila, Droit public français européen. Pour ne prendre qu’un autre exemple, le manuel de contentieux constitutionnel de Dominique Rousseau rappelle cette même distinction, quoiqu’il se montre bien plus exhaustif sur la description des deux systèmes. Or, le Conseil constitutionnel est très rarement décrit comme s’inspirant de l’un ou l’autre modèle ou, plus spécifiquement et plus logiquement, du modèle européen. Cela est pertinent puisqu’effectivement, le contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel ne s’inspire ni de l’un ni de l’autre, étant une institution largement sui generis.
Mais, dès lors, il est également courant de lire dans ces mêmes manuels que Sieyès fut le premier théoricien du contrôle de constitutionnalité et que ce fut même lui qui inspira le système européen de contrôle. Dans le manuel de Bernard Stirn et de Yann Aguila, on peut notamment lire : « En France, l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois pas la Constitution de 1958 n’est pas totalement dépourvue de précédents. En 1795, Sieyès défend l’idée d’un jury constitutionnaire ou d’un jury de constitution, précurseur des juridictions constitutionnelles en Europe. » De manière similaire, Philippe Blachèr affirme : « Avant Kelsen, l’idée d’une limitation de la loi par un contrôle juridictionnel existait en Europe. Par exemple, Sieyès, influencé par Alexander Hamilton, propose la création du Jury constitutionnaire en 1795, sorte de juge constitutionnel chargé de vérifier que le corps législatif respecte la Constitution. » Ce faisant, Sieyès est présenté comme le père du contrôle de constitutionnalité tel qu’appliqué en Europe. Une telle conception doit sans doute beaucoup à la doctrine de la Troisième République qui s’était principalement concentrée sur la jurie constitutionnaire de Sieyès pour la discréditer, et non sur les modèles antérieurs. Ces derniers sont tombés dans l’oubli pour les professeurs de droit constitutionnel, même si les historiens du droit ne manquent pas de rappeler leur existence. Il faut y voir peut-être également la marque de Paul Bastid, même si dans Sieyès et sa pensée, celui-ci avait décrit des systèmes de contrôle imaginés auparavant. On peut notamment y lire : « Sieyès a eu le mérite de formuler la doctrine [du contrôle de constitutionnalité] avant tout le monde. » Certes, un tel lien entre le système kelsenien et celui imaginé par Sieyès n’est pas dénué de fondements. Egon Zweig, juriste autrichien et auteur de La théorie du pouvoir constituant (Die Lehre vom Pouvoir Constituant) en 1909, avait décrit en détail le projet de jurie constitutionnaire de Sieyès, et avait même rappelé les autres projets formulés par les révolutionnaires. Étant donné la résonance qu’a eue cet ouvrage au-delà des frontières autrichiennes – c’est grâce à lui que l’expression « pouvoir constituant », en français, est employée en Allemagne – il ne fait que peu de doute qu’Hans Kelsen ne l’ait pas lu. Pour autant, ces manuels n’étayent leur affirmation par aucune recherche à ce sujet et, à notre connaissance, il n’en existe pas. D’ailleurs, aucun manuel ne mentionne le cheminement précité qui permettrait de faire le lien entre la jurie constitutionnaire et le modèle européen de contrôle. Le discours est donc fort volontariste : il s’agit de montrer qu’en l’absence de toute référence étrangère au contrôle de constitutionnalité pratiqué par le Conseil constitutionnel, ce même contrôle a été inventé en France et que l’Europe entière s’en est inspirée. La jurie est alors un outil employé au prestige de la pensée constitutionnelle française et devient un élément légitimant du Conseil constitutionnel à l’étranger. Or, comme on avait pu le voir, la jurie a sans doute été elle-même sujette à diverses influences. On omet ainsi celle des physiocrates, sans doute parce que le droit d’Ancien Régime ne se prête guère à une filiation avec le droit contemporain hérité en partie de la Révolution française. On ne mentionne pas plus le Tribunal des censeurs de Pennsylvanie, sans doute en raison d’une méfiance à l’égard des influences transnationales.
Conclusion
Ainsi, il ne fait nul doute que la jurie constitutionnaire était conçue à l’origine par son auteur comme une véritable juridiction, seule susceptible d’empêcher efficacement les abus du législateur. C’est même pour cette raison que les constituants de 1795 rejetèrent, in fine, ce projet. Par ailleurs, la jurie constitutionnaire n’est pas sui generis. Elle-même a été inspirée d’autres systèmes élaborés peu de temps auparavant, que ce soient ceux formulés sur les bancs de la Constituante ou un peu plus tardivement, ou ceux des physiocrates. Mais de tels projets sont globalement tombés dans l’oubli, hormis, naturellement, pour les historiens du droit. Aussi, la description de la jurie comme un prototype, supposant qu’il s’agit là d’un premier modèle à d’autres qui doivent suivre, est largement tronquée. En ce sens, la jurie n’est pas un prototype, puisque d’autres systèmes, en France ou ailleurs, ont été élaborés avant elle. Toutefois, elle fut la seule à recevoir une traduction concrète à travers les Sénats impériaux qui devaient marquer les esprits par leur inertie. Il en a résulté une identification de la jurie à des systèmes déficients, alors même qu’elle ne les a inspirés que très indirectement et qu’ils ont amplement trahi l’idée originale de Sieyès. Pour autant, la doctrine postérieure n’hésitera pas à l’identifier à ceux-ci. Il n’est alors plus fait référence à la jurie que pour décrire son côté irréalisable. Et parce que le mauvais souvenir des Sénats impériaux a rendu impensable qu’une telle expérience se reproduise, une partie de la doctrine favorable au contrôle par le juge ordinaire a inventé progressivement une distinction relativement manichéenne pour démontrer qu’un contrôle de constitutionnalité des lois effectif était possible. Parce que le fonctionnement des Sénats impériaux était largement motivé par des considérations politiques, on en a conclu que ceux-ci, et à travers eux, leur modèle théorique, à savoir la jurie constitutionnaire, étaient des « organes politiques » de contrôle, autrement dit des organes rendant impossible le contrôle. Si cette même doctrine fit de la jurie un prototype de contrôle de constitutionnalité, c’est-à-dire qu’elle fit relativement disparaître les systèmes imaginés avant elle, elle souligna en parallèle toutes les imperfections que présentait le modèle théorisé par Sieyès. La doctrine contemporaine, et à travers elle les manuels de droit constitutionnel, est largement tributaire de cet héritage. Elle a ainsi continué de classer la jurie parmi les exemples emblématiques du contrôle de constitutionnalité effectué par un « organe politique » et ce, malgré l’évolution de la définition de ce dernier afin d’en extraire le Conseil constitutionnel, pourtant proche de la jurie sur ce point-là. Mais, parallèlement, elle a également fait de la jurie l’ancêtre du Conseil constitutionnel. Il s’agit par-là de légitimer par l’histoire l’existence du Conseil constitutionnel et de le faire profiter de l’aura qu’a acquise la jurie constitutionnaire, en France comme à l’étranger. Car s’il est courant d’affirmer que la France fut un pays qui adopta fort tardivement le contrôle de constitutionnalité des lois, la présentation de la jurie comme un des premiers modèles de contrôle imaginés sur le Vieux Continent et qui eut une influence durable sur celui-ci, permet de contrebalancer ce retard.
On le comprend, le regard que l’on porte aujourd’hui sur le mythe qu’est devenue la jurie constitutionnaire de Sieyès tire son origine d’un long processus. Pourtant, il paraît audacieux de la décrire comme un « prototype » et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, le terme insinue qu’il s’agirait du premier système de contrôle imaginé en France, ce qui n’est pas vrai historiquement. Ensuite, il est difficile de caractériser comme tel un modèle qui n’a jamais connu d’application fidèle et dont on ne peut, par conséquent, connaître l’efficacité. Qualifier la jurie de prototype ne reflète qu’un jugement de valeur, fort éloigné de la rigueur méthodologique traditionnellement attachée au droit. Mais ce mythe a été promis à une longue postérité qui se perpétue aujourd’hui. Mais s’il paraît audacieux d’établir la moindre filiation entre le contrôle de constitutionnalité imaginé par Sieyès et celui qui est pratiqué aujourd’hui par le Conseil constitutionnel, il pourrait être intéressant d’analyser la postérité que le premier a eue dans les autres systèmes européens, notamment dans l’œuvre d’Hans Kelsen, lecteur d’Egon Zweig.
Tancrède de Logivière
Tancrède de Logivière est actuellement étudiant au sein du Département de recherche et d’enseignement de Sciences humaines et sociales de l’École normale supérieure Paris-Saclay. Également diplômé d'un Master d’Histoire politique de l’Université Paris-Saclay, du Master 2 Droit public fondamental de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et des Masters 2 Histoire du droit public et Droit public approfondi (branche « contentieux publics ») de l’Université Paris-Panthéon-Assas, il prépare actuellement les concours de la haute fonction publique au sein de l’Université Paris 1 et de l’ENS d’Ulm.
Pour citer cet article :
Tancrède de Logivière « La « jurie constitutionnaire » de Sieyès, prototype du contrôle de constitutionnalité : un mythe et sa persistance », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/la-jurie-constitutionnaire-de-sieyes-prototype-du-controle-de-constitutionnalite-:-un-mythe-et-sa-persistance-1930]