Procès administratif et pouvoir juridictionnel
Les mutations de la justice administrative, engagées par la loi du 31 décembre 1987, ont déterminé les nouveaux contours d’exercice de la fonction juridictionnelle. L’évolution institutionnelle concomitante de la juridiction administrative conditionne à son tour le (re)déploiement des pouvoirs du juge administratif, tout autant que les nouveaux pouvoirs qui lui sont reconnus, et dont il se dote dans ce contexte, contribuent à la reconfiguration du procès administratif.
The changes in administrative justice, initiated by the law of 31 December 1987, have determined the new contours of the exercise of the jurisdictional function. The concomitant institutional evolution of the administrative jurisdiction conditions in its turn the (re)deployment of the powers of the administrative judge, just as much as the new powers which are recognized to him, and which he is equipped with in this context, contribute to the reconfiguration of the administrative lawsuit.
R
éinterroger le pouvoir juridictionnel au regard de la « réalité contemporaine » est particulièrement pertinent du point de vue du procès administratif, dans cette mesure au moins où les changements des dernières décennies ont été profonds, au point qu’à mes yeux s’est ouvert depuis les années 1990 une nouvelle ère pour la juridiction administrative, alors que, généralement, l’on ne retient de la loi du 31 décembre 1987 qui en est le point d’ancrage, que sa principale mesure, soit la création de nouvelles juridictions et la constitution consécutive d’un ordre juridictionnel présentant les mêmes apparences que celui de l’ordre judiciaire. Il s’agit là incontestablement d’un progrès notable, au regard du processus de réformes emprunté par la juridiction administrative depuis 1872 (qui relève principalement de la réfection – voire du rafistolage – et à la fin de permettre à la justice administrative de remplir sa fonction avec célérité, mais sans en bouleverser les structures fondatrices). Reste que la loi de 1987 est pourtant bien davantage.
Tout d’abord, en effet, elle est une réforme non pas du « contentieux administratif » – malgré le nom que porte la loi –, pas plus qu’une réforme de la seule organisation de la juridiction administrative, mais bien une réforme de la justice administrative : elle comprend la rénovation de l’organisation juridictionnelle et, conséquemment, des compétences juridictionnelles, mais ne s’y arrête pas, par exemple en organisant des mécanismes de prévention des contentieux (article 12 – avis contentieux –).
Ensuite, revendiquée comme étant « une réforme pour préparer l’avenir », la loi de 1987 est conçue comme un mouvement et non comme un moment : c’est en acceptant la reconfiguration de la juridiction administrative qu’il sera possible d’assurer son maintien. L’intelligence des concepteurs de la loi a été de saisir la nécessité de résoudre une grave crise du contentieux administratif pour engager une reconfiguration de la justice administrative lui permettant de se perpétuer dans un nouvel environnement juridique et démocratique. L’on sait que cet environnement est alors mouvant : le Conseil constitutionnel pose des conditions à l’existence et à l’indépendance de la juridiction administrative ; l’inscription de la France dans des espaces européens a pu être perçue comme une menace potentielle pour le devenir de l’organisation juridictionnelle française traditionnelle.
Il est impossible, en France, de traiter sérieusement de la juridiction administrative sans considérer la situation singulière de l’instance placée à son sommet, le Conseil d’État. Il est impossible de négliger les deux spécificités suivantes. D’une part, la réforme de la justice administrative s’opère au moins en association avec le Conseil d’État, quand ce dernier n’en est pas directement le moteur – ou l’auteur – ; d’autre part, la préservation de l’équilibre des fonctions originelles du Conseil d’État demeure l’axe fondamental, la préoccupation dominante de toute réforme, en particulier quand son autorité (et par suite sa légitimité) est malmenée par la « crise du contentieux ». C’est pourquoi il est difficile de faire l’économie d’envisager les mutations de la juridiction administrative dans son volet institutionnel, lequel conditionne le (re)déploiement des pouvoirs du juge administratif, avant même d’aborder la manière dont le juge administratif se saisit des nouveaux pouvoirs qui lui sont reconnus. Compte-tenu tout à la fois de l’ampleur de la tâche, on se propose d’être ici sélectif et non exhaustif, en abordant les nouvelles conditions de l’administration de la justice administrative puis les nouvelles techniques d’intervention que déploie le juge, qui se traduisent formellement par la promotion de l’expression de « l’office du juge ». Il s’agit, en livrant quelques éléments significatifs, de tenter d’apprécier, du côté du procès administratif, si « l’exercice de la fonction juridictionnelle a considérablement évolué et [si] avec lui, les frontières classiques entre droit et politique se sont déplacées ».
I. L’administration de la justice administrative
La présentation par le Conseil d’État de ses missions sur son propre site internet a évolué.
À l’origine figurent deux missions : conseiller, juger. Puis, et jusque récemment, il est fait mention d’une troisième mission, à coté de deux fonctions traditionnelles : « conseiller les pouvoirs publics, juger l’administration, gérer les juridictions administratives ». Depuis plusieurs mois, la présentation a été modifiée par un enrichissement et une hiérarchisation. Il est désormais indiqué: « Juger l’administration » et « Rendre des avis juridiques au Gouvernement et au Parlement », puis, en bas de page, on peut lire: « En parallèle de ces deux grandes missions, le Conseil d’État assure la gestion des 42 tribunaux administratifs, 9 cours administratives d’appel et de la Cour nationale du droit d’asile, et élabore des études sur des questions de droit et de politiques publiques à son initiative ou à la demande des administrations. »
Dans la mesure où le développement de l’« activité d’études, de débats et de partenariats » conduit le Conseil d’État à sortir de son cœur de métier (sans y être nécessairement armé, comme l’a notamment montré Olivier Beaud dans son analyse du rapport du Conseil d’État sur la citoyenneté), il retient l’attention des juristes universitaires ; en revanche, il existe un étonnant contraste entre cette présentation et l’intérêt porté à la fonction d’administration dans le monde académique. Pour le dire simplement, elle est ignorée, au mieux signalée dans l’exposé de l’institution dans les manuels de droit et contentieux administratifs. Bien que l’évolution de la justice administrative soit au centre des réflexions (les pages des revues juridiques en témoignent), ce volet de l’administration de la justice administrative est totalement négligé. Or, en devenant le gestionnaire de la juridiction administrative, le Conseil d’État acquiert une incontestable puissance. Ce qui justifie un « détour », rapide, vers les conditions de cette administration.
Le 1er janvier 1990, le Conseil d’État prend la succession du ministère de l’intérieur dans la gestion des magistrats administratifs : « il s’agit là d’une responsabilité importante qui pèsera lourd sur une institution qui n’a qu’une faible expérience de la gestion de magistrats répartis sur l’ensemble du territoire national » apprécie-t-on alors. Cette autonomie de gestion est complétée quelques années plus tard par une autonomie financière : depuis 1944, le vice-président du Conseil d’État a déjà la qualité, en principe réservée aux ministres, d’ordonnateur principal, mais l’autonomie financière de la juridiction administrative progresse avec l’adoption de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances qui prévoit une mission « Conseil et contrôle de l’État » relevant des services du Premier ministre. L’unité de gestion des juridictions et des juges administratifs se double ainsi d’une autonomie de gestion. Elle n’est certes pas complète, puisqu’elle laisse de côté la question du personnel des greffes – indispensable au fonctionnement de la justice administrative –, mais la centralisation de l’administration de la juridiction administrative réalisée au profit du Conseil d’État permet la détermination et la conduite d’une politique d’administration de la juridiction administrative commune aux juridictions de droit commun et, depuis 2009, à la Cour nationale du droit d’asile.
Au sein du Conseil d’État, la qualité d’administrateur revient à son président, assisté du secrétaire général du Conseil d’État.
Le pouvoir détenu par le vice-président du Conseil d’État à l’égard de la juridiction administrative résulte moins des compétences juridiques qui lui sont reconnues que de l’autorité que le vice-président tire tout à la fois de la situation du Conseil d’État dans l’organisation étatique, et de sa propre situation au sein de l’institution. Sa participation à la fonction juridictionnelle est en effet des plus marginales sur le terrain juridique. Sur ce terrain, l’on pourrait dire qu’elle est inversement proportionnelle à son rôle d’administrateur (même s’il peut jouer, comme chacun sait, un rôle déterminant dans l’infléchissement des jurisprudences, comme il l’a été admis par exemple par E. Laferrière à propos de la solution Cadot, ou par M. Long s’agissant de la solution Nicolo…). De plus, le vice-président est responsable de plusieurs organes de gestion qui lui sont directement rattachés, et dont l’importance n’est pas des moindres dans l’administration des magistrats administratifs et des juridictions. Ainsi et principalement, il préside le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CSTACAA), et la mission d’inspection des juridictions administratives est placée sous son autorité directe.
Le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel a vocation à garantir que l’indépendance des juges territoriaux ne soit pas entravée par la gestion de leur carrière. Si sa désignation évoque le Conseil supérieur de la magistrature, le CSTACAA n’en est aucunement un reflet dans la sphère de la justice administrative. Il n’en a ni les compétences, ni le prestige : il est consulté sur les questions individuelles intéressant les magistrats, et celles relatives au fonctionnement et à l’organisation des juridictions. Il exerce cependant le pouvoir disciplinaire à l’égard des magistrats. Siégeant au Conseil d’État, placé sous la présidence de son vice-président, composé dans une configuration qui fait une place à des autorités issues des rangs du Conseil d’État, le CSTACAA favorise la gestion indépendante des corps concernées mais n’accentue pas moins la position centrale des gestionnaires du Conseil d’État. Ainsi, en dépit de la participation des magistrats administratifs à leur propre gestion, celle-ci demeure largement aux mains de l’administrateur de la juridiction administrative, et ce d’autant que l’organe de participation qu’est le CSTACAA comprend parmi ses membres un autre « auxiliaire » de la gestion centralisée qu’est le président de la mission d’inspection des juridictions administratives.
Depuis l’ordonnance du 31 juillet 1945, le Conseil d’État assure cette mission d’inspection, au moyen d’une mission permanente d’inspection à l’égard des juridictions administratives. Ainsi, au contrôle juridictionnel exercé sur les décisions juridictionnelles des juridictions administratives, s’ajoute un contrôle de type administratif opéré par une structure du Conseil d’État dépendant directement de son chef, et confiée à un conseiller d’État. L’article R112-1 du code de justice administrative (issu du décret du 22 février 2010), lui confie une triple compétence, qui excède la stricte vocation de l’inspection, à l’instar des inspections générales dans leur ensemble. Tout d’abord, et conformément au principe même de son institution, la mission contrôle l’organisation et le fonctionnement des juridictions. Ensuite, elle est appelée à mener des études sur un thème intéressant plusieurs juridictions. Enfin, la mission veille à la diffusion de bonnes pratiques destinées à favoriser l’accomplissement de leurs missions par les juridictions, et peut formuler à cet effet toute recommandation utile. L’exercice de ses deux premières attributions est conditionné par un programme de visites d’inspection et d’études arrêté annuellement par le vice-président du Conseil d’État, et suivant un guide de méthodologie défini par une note de ce dernier. La présence dans la vie de juridictions de cette inspection est considérable, et en retour permet une connaissance fine de ces dernières par le président de la mission.
L’organisation de l’inspection est une attribution originale du Conseil d’État, et elle l’est d’autant plus que le Conseil d’État est donc déjà investi, en sa qualité de juge suprême de l’ordre administratif, du pouvoir de censurer les décisions du juge subordonné.
Si l’on combine ces différents pouvoirs avec des instruments dont il dispose, ou bien anciens, telle la mission d’inspection des juridictions administratives, ou bien plus récents, tel le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, sans oublier les procédés relevant d’une « contractualisation » des relations avec les juridictions qui règlent la vie des juridictions, on perçoit aisément l’ampleur de l’arsenal dont dispose le Conseil d’État pour assurer sa suprématie au sein de l’ordre juridictionnel administratif. « Plus que jamais, le Conseil d’État exerce un rôle essentiel dans la carrière des magistrats et dans l’activité des cours et tribunaux. À tous les stades, on le retrouve, directement ou indirectement ». Autrement dit, la qualité d’administrateur de la juridiction administrative permet au Conseil d’État d’exercer une double influence, la première nourrissant la seconde : en premier lieu sur les juridictions justement dites « subordonnées », qu’il contrôle déjà comme juge par le jeu des voies de recours, et, en second lieu, plus généralement, sur la vie administrative de ces juridictions, par le contrôle qu’il opère sur leur activité. C’est pourquoi, il est regrettable que cet aspect du pouvoir juridictionnel soit tant passé sous silence, et ce d’autant qu’il est donc susceptible de peser sur les conditions d’exercice de la mission de juger.
II. L'« office du juge »
Au début des années 1960, dans son cours de contentieux administratif, le président Odent écrit à propos de l’exécution des décisions juridictionnelles :
La doctrine souligne avec raison la discordance qu’il existe entre l’ambition des théories jurisprudentielles quelquefois audacieuses, et la modicité des garanties réelles que leur application pratique apporte aux justiciables. En ce domaine les solutions parfaites, voire même seulement satisfaisantes, n’ont pas encore été dégagées : il est à craindre qu’elles ne soient jamais trouvées.
Les apports législatifs, réglementaires et jurisprudentiels, dans le lit de la loi de 1987, se sont succédés à une ampleur et à un rythme inédits et ont fait réaliser à la justice administrative des progrès remarquables qui viennent corriger l’appréciation désabusée de R. Odent.
La transformation des pouvoirs du juge administratif par la voie législative est sans doute la plus significative des mutations de la justice administrative française face aux enjeux de son efficacité, dont la célérité n’est qu’un aspect. Il suffit ici de citer les mesures les plus « radicales », à savoir la reconnaissance d’un pouvoir d’astreintes (1980), puis d’un pouvoir d’injonction (1995). De plus, la loi du 30 juin 2000 (codifiée au livre v du CJA), procède à une véritable refonte du fond du droit de l’urgence dans le procès administratif. La loi consacre notamment le développement du juge unique et de l’oralité, jusqu’alors en marge de la culture du juge administratif. Des différentes procédures instituées, le référé (suspension art. L. 521-1 CJA) et le référé-liberté (art. L. 521-2 CJA) sont des innovations essentielles. En particulier, les larges pouvoirs dont dispose le juge du référé-liberté expliquent le succès de cette voie de droit. Cette dernière a été en outre fortement médiatisée par quelques affaires (Dieudonné, Lambert, migrants de Calais…) qui en assurent en retour une forme de promotion. On sait d’ailleurs combien, au cours de la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire, elle a pu être très fortement mobilisée par les justiciables. Il est aussi remarquable que, particulièrement par cette voie qui le conduit à aborder des questions sociétales demeurées longtemps en marge de son intervention (éthique, environnement etc.), le juge administratif acquiert aux yeux des citoyens une position nouvelle au sein de la cité.
Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur ces réformes, mais le constat est qu’il y a là tout un ensemble qui, non seulement apporte des réponses à des défaillances longtemps relevées, mais favorise les initiatives jurisprudentielles. Le cadre juridique renouvelé dans lequel se situe aujourd’hui l’activité du juge administratif l’autorise à plus ou moins d’audace. On pourra se réjouir, ou tout au contraire déplorer, la conception que le juge administratif se fait de son office : là n’est pas la question. Reste que, partant, on peut observer une sorte d’inversion de la compréhension de cette idée selon laquelle « juger l’administration, c’est encore administrer », idée dont on sait combien elle a permis d’assoir une certaine interprétation du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires, et faire émerger cette interprétation française de la séparation des pouvoirs consacrée par le Conseil constitutionnel en 1987.
Pendant longtemps, sur le fondement de la loi du 24 mai 1872, le Conseil d’État s’est attaché à placer son activité dans le fil de ce que « juger l’administration », c’est d’abord « juger ». Il apparaît aussi comme un censeur de l’administration avant même de s’autoriser à « encore administrer ». Pour autant, le juge reste soucieux de ne pas rendre des solutions qui n’auraient qu’un « caractère purement platonique » et afin de répondre aux « besoins d’une démocratie bien organisée », pour parler avec les mots de Romieu dans ses conclusions sur l’arrêt Martin. C’est pourquoi, il ne s’interdit donc pas d’accompagner l’administration par différentes techniques lui permettant d’accomplir une œuvre de « direction administrative ». Néanmoins, la position du Conseil d’État est dominée par la prudence, car il n’entend pas franchir la ligne de la séparation du juge et de l’administration active. En 1952, Prosper Weil observe justement que le « Conseil d’État est le premier à vouloir respecter cette frontière qui limite sans doute son action, mais lui assure également son prestige ».
Aujourd’hui, au contraire, le juge n’hésite pas à assumer une posture qui consiste à considérer que juger l’administration ce n’est pas seulement « juger » et « encore administrer », mais que c’est bien « aussi administrer », reléguant par suite le respect des frontières entre le juge et l’administrateur qu’il s’est pourtant si longtemps attaché à contenir.
En effet, et par exemple, le juge s’attache à faciliter l’exécution de ses décisions, en évitant la création de situations inextricables. En particulier, suite à une évolution jurisprudentielle progressive, dans sa décision CE 11 mai 2004, Association AC !, il se reconnaît la possibilité de moduler dans le temps des effets d’une annulation. L’effet rétroactif est en effet accepté lorsqu’il
est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur que de l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire de ses effets.
Autrement dit, le juge administratif met en regard
les conséquences de la rétroactivité de l’annulation avec le principe de légalité et le droit des justiciables à un recours effectif pour décider s’il y a lieu d’en limiter les effets dans le temps.
Ensuite, toujours mu par son intérêt pour les conséquences pratiques de la décision qu’il prononce, et estimant que l’intérêt général peut désormais commander un maintien temporaire de ses effets, le juge va plus loin encore. Il entend en effet donner un « effet utile » à ses décisions. C’est dans cette veine qu’il consacre la possibilité de prononcer l’abrogation d’un acte illégal, non pas de manière rétroactive, mais, dans certaines conditions, pour l’avenir. Le thème de « l’appréciation dynamique de la légalité », porté en étendard, est justifié par le fait que :
une décision de justice utile garantit l’application du droit dans la vie quotidienne et ne se borne pas à dire le droit de manière désincarnée. Elle […] prend en compte les réalités concrètes.
Les affaires Société Eden (2018), Américains accidentels (2019), Stassen (2020), association des avocats Elena France (2021), notamment, qui ont été largement commentées, sont emblématiques de cette nouvelle ligne de conduite. D’autres jurisprudences, telles celles qui conduisent à l’évitement des annulations formalistes, s’inscrivent dans cette conception nouvelle de l’office du juge. Revendiquée par le Conseil d’État, elle est le plus souvent saluée par la doctrine universitaire, malgré quelques voix prudemment dissonantes, mais bienvenues.
Bruno Lasserre enregistre ces mutations lorsqu’il affirme, en 2021,
que la légitimité du juge dépendra aussi de sa capacité à rendre des décisions réalistes, effectivement exécutables et politiquement acceptables. Il y a un risque certain pour le juge à donner l’impression qu’il se substitue au pouvoir politique dans ces domaines où l’action publique est aux prises avec une très grande complexité et de très grandes contraintes. De ce point de vue, la méthode mise en œuvre dans l’affaire commune de Grande Synthe me paraît sage : le Conseil d’État n’a pas défini lui-même ce qui est désirable pour lutter contre le changement climatique; il s’est contenté – mais c’est déjà beaucoup – de prendre au mot le gouvernement en lui demandant de rendre des comptes sur les engagements précis qu’il avait pris dans l’Accord de Paris et traduits dans la loi. En faisant de son prétoire un lieu de transparence et de responsabilité pour le politique, le juge garantit, je le crois, l’acceptabilité de ses décisions.
On ne peut mieux dire…
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Ces transformations ne sauraient dissimuler une évidente continuité du rôle du juge administratif. Pour s’en tenir à un unique exemple, celui de sa position au regard des actes de gouvernement, dont on a de cesse de s’enorgueillir de la limitation de la liste. Cette dernière est un progrès non contestable, mais, pour autant, ce progrès ne doit pas occulter l’existence persistante de ces actes qui demeurent en dehors du droit. Or, cette catégorie fait preuve d’une certaine vitalité. Certes, le recours à la qualification d’acte de gouvernement n’interdit plus tout débat juridictionnel, puisqu’il est possible d’invoquer la violation d’un traité (source de légalité nationale) par un acte administratif ou parce que l’immunité juridictionnelle cesse lorsque l’acte est considéré comme détachable des accords et traités et relations diplomatiques. Reste que certaines qualifications laissent interrogatifs : il en est certainement ainsi à propos de la proposition au nom de la France d’un candidat à l’élection des juges à la Cour pénale internationale, du refus du ministère des Affaires étrangères de rapatrier en France les familles de djihadistes français partis combattre en Syrie et en Irak dans les rangs de l’État islamique, ou, probablement du refus de la demande tendant à la suspension des licences d’exportation de matériels de guerre et matériels assimilés à destination des pays impliqués dans la guerre au Yémen.
Pascale Gonod
Professeur de droit public, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Pour citer cet article :
Pascale Gonod « Procès administratif et pouvoir juridictionnel », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/proces-administratif-et-pouvoir-juridictionnel-1913]