Un vent de fronde contre le contrôle de constitutionnalité des lois. Analyse des débats parlementaires sur la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993
L’analyse des débats parlementaires tenus lors à l’examen de la révision constitutionnelle relative au droit d’asile en novembre 1993 révèle que s’y fit jour un véritable vent de fronde sans précédent dans le monde politique, contre le contrôle de constitutionnalité tel qu’il était exercé par le Conseil constitutionnel. Si celui-ci fut sans lendemain, s’il n’eut pas de réelle postérité, il permet néanmoins de démontrer une extrême tension circonstancielle entre le pouvoir politique et le Conseil constitutionnel confinant à la remise en cause de la jurisprudence issue de la décision Liberté d’association que l’on pouvait penser acquise, sinon consensuelle.
A wind of protest against the review of the constitutionality of laws. Analysis of the parliamentary debates on the constitutional amendment of 25 November 1993
The analysis of the parliamentary debates which took place during the constitutional review about the right of asylum in November 1993 reveal an unprecedent wind of protest in the political world. If this movement had no future and no real posterity, it demonstrates a tremendous circumstantial tension between the political power and the French Constitutional Council questioning the Freedom of Association decision (“décision n°71-44 Liberté d’association”) considered until then as taken for granted, otherwise consensual.
L’
avènement du contrôle de constitutionnalité du fond des lois en France, qui a suivi la décision Liberté d’association, est directement lié, chacun le sait, à l’interprétation fournie à cette occasion par le Conseil constitutionnel du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 consistant à l’intégrer pleinement dans la Constitution à laquelle les lois doivent être conformes. À partir de cette décision, le développement de la justice constitutionnelle ira progressivement de pair avec la substitution de la notion de « bloc de constitutionnalité » à celle de Constitution, tant dans le vocabulaire doctrinal, dans celui plus général des juristes, que dans celui des acteurs politiques, qu’ils souhaitent saisir le Conseil constitutionnel où se référer à sa jurisprudence pour soutenir un propos constitutionnel.
L’acceptation politique du rôle de la justice constitutionnelle est directement liée à la réforme constitutionnelle de 1974, permettant, dans les faits, aux parlementaires d’opposition de saisir le Conseil constitutionnel des textes votés par les parlementaires de la majorité. D’abord qualifiée de « réformette » par l’opposition de l’époque, elle a en effet finalement permis que l’on assiste à une « normalisation » des rapports entre le Conseil constitutionnel et les parlementaires qui « passe par la gestion du nouvel outil que constitue la possibilité de saisir le Conseil ». Très vite, les oppositions, de quelque ordre qu’elles soient, ont souhaité exploiter, dans leurs saisines, toutes les potentialités que leur offraient tant les textes compris dans le Préambule de la Constitution de 1958 que les différentes classes de règles, de principes ou encore d’exigences constitutionnels que le Conseil constitutionnel a dégagés au fur et à mesure de l’évolution de sa jurisprudence. Cette acceptation n’allait cependant pas sans certaines critiques ici où là, notamment de la part d’acteurs politiques peu convaincus de la légitimité du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel, que cela soit de manière générale ou, plus sporadiquement, à l’occasion d’une décision emblématique. Si certains épisodes de tension sont bien identifiés, notamment après l’alternance en 1981 et la première censure de la loi de nationalisation, le point d’acmé fut sans nul doute atteint lors de l’examen de la révision constitutionnelle relative au droit d’asile en 1993. Avec celle-ci, « le Conseil connaît, à droite, la crise qu’il avait connue dix ans plus tôt à gauche. La polémique prend cependant un tour plus institutionnel puisque c’est le Premier ministre lui-même qui porte l’attaque, suscitant la réponse inhabituelle du président du Conseil constitutionnel en personne ».
La présente étude a précisément pour objet d’analyser les débats ayant eu lieu pendant l’examen de la réforme par les parlementaires et de montrer que s’y fit jour un véritable vent de fronde, c’est-à-dire d’attaque ciblée voire de révolte, sans précédent dans le monde politique, contre le contrôle de constitutionnalité tel qu’il était exercé par le Conseil constitutionnel. Là où, au début des années 1980, c’est plutôt contre sa composition que s’étaient concentrées les critiques contre le Conseil constitutionnel, et alors que celles-ci « se sont heurtées au statut constitutionnel de l’institution », en l’espèce, les critiques furent formulées à l’occasion d’une révision constitutionnelle et elles visaient directement l’interprétation extensive de la Constitution promue par le Conseil constitutionnel. Dans ce cadre, le rappel du langage sans tabou d’une partie des parlementaires, mais aussi de l’exécutif, visera à montrer qu’à ce moment de l’histoire de la Ve République, le tournant pris en 1971 ne faisait pas encore l’unanimité, même parmi les formations politiques dites « de gouvernement ». La loi constitutionnelle examinée par les parlementaires visant à introduire dans la Constitution un article 53-1 faisant obstacle à ce que venait de juger le Conseil constitutionnel dans une décision du 13 août 1993, il paraît nécessaire de rappeler le contexte politique et juridique dans lequel est venue s’insérer cette révision constitutionnelle.
1) Pour comprendre la séquence, il faut rappeler qu’à la demande de la France, une « réserve de souveraineté » avait été instituée par l’article 29 § 4 des accords de Schengen, autorisant chaque État partie à assurer lui-même le traitement d’une demande d’asile, en dérogation au principe de responsabilité de l’État de premier accueil qui constituait la pièce maîtresse de ces accords en matière de droit d’asile. Le Conseil constitutionnel avait considéré que, nonobstant les nouvelles règles d’examen des demandes d’asile par un seul État de l’Espace Schengen, la France conservait aux termes de cet article 29 § 4 la possibilité de traiter elle-même « une » – et non pas toute – demande d’asile dont la responsabilité ne lui incombait pas. Ainsi, l’existence de cette faculté suffisait par elle-même à rendre les accords de Schengen conformes à la Constitution, et plus précisément, au quatrième alinéa du Préambule de 1946, selon lequel « tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République ».
2) À l’occasion du contrôle de la loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, votée par la nouvelle majorité parlementaire à l’été 1993 et qui mettait notamment en œuvre cette réserve de souveraineté, le Conseil constitutionnel a néanmoins rappelé, dans la décision précitée du 13 août 1993, que « les étrangers peuvent se prévaloir d’un droit qui est propre à certains d’entre eux, reconnu par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 auquel le peuple français a proclamé solennellement son attachement » et a émis une réserve d’interprétation en jugeant que « le quatrième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 fait obligation aux autorités administratives et judiciaires françaises, de procéder à l’examen de la situation des demandeurs d’asile qui relèvent de cet alinéa c’est-à-dire de ceux qui seraient persécutés pour leur action en faveur de la liberté ; que le respect de cette exigence suppose que les intéressés fassent l’objet d’une admission provisoire de séjour jusqu’à ce qu’il ait été statué sur leur cas ; que le droit souverain de l’État à l’égard d’autres parties contractantes à des conventions doit être entendu comme ayant été réservé par le législateur pour assurer le respect intégral de cette obligation ». Ce faisant, selon la nouvelle majorité parlementaire, en obligeant les autorités françaises à procéder à l’examen de la situation de tous les demandeurs d’asile se disant persécutés en raison de leur action en faveur de la liberté, le Conseil constitutionnel avait transformé en obligation de portée générale ce que la France avait elle-même fait inscrire comme une simple faculté dans une convention internationale.
3) Décidé à réagir, le Gouvernement avait immédiatement saisi le Conseil d’État de la question de savoir si « les règles fixées par la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 autorisent le Gouvernement à faire adopter par le Parlement une disposition législative permettant à la France de ne pas être contrainte d’examiner, ainsi que la convention de Schengen l’en dispense, une demande d’asile formulée par une personne – se disant persécutée pour son action en faveur de la liberté – dont le cas relève, en vertu de ladite convention, d’un autre État et, par voie de conséquence, de ne pas être obligée de l’accueillir, fût-ce à titre provisoire, sur le territoire national ? ». Dans son avis au Gouvernement, le Conseil d’État avait conclu que « cette obligation découlant, selon la décision du Conseil constitutionnel, du principe proclamé par le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, seule une loi constitutionnelle pourrait en dispenser la France ». C’est dans ce cadre que le Gouvernement a saisi l’Assemblée nationale d’un projet de loi constitutionnelle aux termes duquel « Il est ajouté, dans le titre vi de la Constitution : Des traités et accords internationaux, un article 53-1 ainsi rédigé : “La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d’asile et de protection des Droits de l’homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l’examen des demandes d’asile qui leur sont présentées. Toutefois, même si la demande n’entre pas dans leur compétence en vertu de ces accords, les autorités de la République ont toujours le droit de donner asile à tout étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour un autre motif” ». Cette formulation ambiguë reprenait la réserve de souveraineté déjà stipulée dans les accords de Schengen ; elle s’expliquait notamment par le contexte de cohabitation qui avait favorisé une négociation sur la teneur du texte entre les deux têtes de l’exécutif. De fait, comme a pu le relever le rapporteur du texte à la commission des lois du Sénat, Paul Masson, « le second alinéa du projet de loi constitutionnelle est également très clair. Il préserve la souveraineté nationale pour le présent et pour le futur. La France peut toujours donner asile à toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté – c’est la référence au Préambule de la Constitution de 1946 – mais elle peut aussi accorder l’asile à toute personne qui sollicite sa protection pour un autre motif ».
C’est précisément cette révision constitutionnelle, envisagée et mise en œuvre dans l’urgence, qui allait être l’occasion de débats riches et nourris tout au long de son examen ; comme le releva Jean-Jacques Hyest devant l’Assemblée nationale : « C’est à un curieux débat constitutionnel auquel nous sommes conviés, où sont jetés pêle-mêle la souveraineté nationale, le droit d’asile, quand ce ne sont pas les pouvoirs du Conseil constitutionnel. » C’est sur ce dernier point que la présente étude souhaite s’arrêter. Le terreau dans lequel la révision envisagée prenait sa source, à savoir surmonter une interprétation du Préambule de la Constitution de 1946 délivrée par le Conseil constitutionnel (I) explique que les circonstances étaient favorables à l’expression d’une charge contre le bloc de constitutionnalité (II), sans déboucher pour autant sur une remise en cause globale du contrôle de constitutionnalité des lois, sans doute car c’est le destin des frondes que de n’être pas victorieuses, quand bien même elles sont tranchantes (III).
I. Le terreau de la colère : une révision générée par le Conseil constitutionnel
Pour la première fois, une révision constitutionnelle fut explicitement provoquée en réaction immédiate à une décision du Conseil constitutionnel, comme cela ressort de la majorité des interventions durant le processus d’examen de la loi constitutionnelle, tant devant les deux assemblées (A) que devant le Congrès du Parlement, y compris la déclaration du Premier ministre (B).
A. Un constat partagé devant les assemblées
L’attitude du Conseil constitutionnel, révélée par la décision précitée du 13 août 1993, pouvait difficilement ne pas provoquer l’irritation de la nouvelle majorité parlementaire qui eût sans doute le sentiment de se heurter à un « véritable donneur de leçon » s’agissant de ce qui semblait une brusque évolution de sa jurisprudence, depuis la décision relative à l’approbation de la convention d’application des accords de Schengen, esquissée à propos d’une loi mettant en œuvre un programme politique pour lequel cette majorité venait d’être élue triomphalement et s’estimait donc pleinement légitime à voter un tel texte.
Au début de la discussion générale en séance à l’Assemblée nationale, le rapporteur du projet de loi constitutionnelle, Jean-Pierre Philibert, posa le problème en ces termes : « l’exposé des motifs du projet de loi […] a l’exquise pudeur de ne faire aucune allusion à la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, mais ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : si nous sommes ici aujourd’hui, c’est bien pour tenir une sorte de lit de justice et remettre en cause cette décision qui a créé un obstacle inattendu à la réalisation d’une politique européenne d’accueil des demandeurs d’asile et, au-delà, je tiens à le souligner car cet objectif est souvent perdu de vue, à la mise en œuvre de la libre circulation des personnes dans l’espace communautaire. » En effet selon lui « si l’on veut revenir à cette interprétation qui est la seule raisonnable, il faut bien modifier la Constitution, il faut bien neutraliser les effets de la position prise par le Conseil constitutionnel. Qu’on ne nous dise pas qu’il s’agit de toucher à un principe constitutionnel depuis longtemps établi ! La Constitution que le projet de loi entend modifier, ce n’est pas la Constitution de 1958, mais la Constitution réinterprétée par le Conseil constitutionnel le 13 août 1993 ».
Il est topique que l’expression de lit de justice, institution bien connue d’Ancien régime qui marquait la primauté du monarque sur ses parlements, soit ici employée par un parlementaire à l’occasion d’une révision en lien avec la mise en œuvre de stipulations des accords de Schengen. C’est, en effet, à propos de la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur la loi autorisant l’approbation de ces accords que Georges Vedel avait employé cette expression pour justifier la légitimité du contrôle de constitutionnalité des lois. Rappelant « qu’en droit, il n’existe pas de définition matérielle de la Constitution. Est constitutionnelle, quel qu’en soit l’objet, toute disposition émanant du pouvoir constituant », il avait estimé que « si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme Constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts ». C’est bien un « lit de justice constituant » en ce sens que les parlementaires étaient invités à tenir pour renverser la lecture faite par le Conseil constitutionnel d’une disposition du Préambule de 1946, ce que Jean-Pierre Philibert avait parfaitement résumé en évoquant la Constitution interprétée par le Conseil constitutionnel. De fait, la responsabilité du Conseil constitutionnel dans la révision fut pointée tout au long des débats.
Le garde des Sceaux, Pierre Méhaignerie, affirma ainsi en séance à l’Assemblée nationale que l’un des faits à l’origine du projet de loi « est la révélation, par la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, d’une contrainte constitutionnelle à laquelle, il faut bien le reconnaître, nous n’étions pas préparés. Cette décision a, pour la première fois, donné un effet direct à la formule du Préambule de la Constitution de 1946, repris en 1958, selon laquelle “tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République” ». Le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, affirma dans le même sens que le problème auquel était confronté le pouvoir en place se trouvait dans le fait que « le Conseil constitutionnel […] revenant sur sa jurisprudence ancienne […] a décidé que non seulement toute personne se réclamant du quatrième alinéa du Préambule de la Constitution devait voir son dossier examiné au fond même quand il avait déjà été examiné et rejeté par un pays signataire de la convention de Schengen, mais que cela entraînait son entrée et son séjour sur le territoire ».
De nombreux députés – rappelons que la majorité soutenant le Gouvernement de cohabitation du début de la Xe législature était écrasante – se mirent au diapason pour relever l’origine de la révision constitutionnelle : ainsi selon José Rossi, la réforme constitutionnelle « a pour origine une interprétation très libre de la Constitution par le Conseil constitutionnel. Cette interprétation, nous le savons aujourd’hui, traduit la tentation trop fréquente […] du juge constitutionnel de se substituer au pouvoir législatif que nous représentons et au pouvoir constituant. Cela génère un risque de déséquilibre des institutions de la Ve République ». Dans ce cadre, interpellant l’opposition, Alain Marsaud alla jusqu’à remettre en cause la saisine ayant conduit à la décision du Conseil constitutionnel en affirmant que « si nous nous retrouvons dans cette enceinte pour délibérer sur un projet de loi constitutionnelle, c’est-à-dire pour modifier notre loi fondamentale, c’est parce que vous-mêmes, parlementaires socialistes, avez saisi le Conseil constitutionnel ». Il ajouta plus loin, à l’adresse de ses collègues, que « notre pouvoir constituant est complet et ne doit trouver d’autre limite que les intérêts de la nation tout entière. Notre légitimité nous donne toute liberté pour modifier la loi fondamentale. […] Notre liberté est totale et seul le peuple souverain saurait nous sanctionner en cas de manquement à nos devoirs ». Ces saillies provoquèrent la réaction d’un député de l’opposition : Jean-Pierre Michel releva qu’« en 1981, quand le Conseil constitutionnel a dit que l’indemnisation des sociétés nationalisées n’était pas conforme aux grands principes de 1789, les socialistes n’ont pas modifié la Constitution, mais la loi qui faisait entrer dans le secteur public un certain nombre d’entreprises privées ». Une telle remarque tendait plutôt à prendre acte du rapport de force favorable à la nouvelle majorité pour modifier la Constitution, ce qui n’avait pas été envisageable politiquement après la décision de non-conformité de 1982, l’opposition à la majorité présidentielle étant majoritaire au Sénat.
Dans son rapport à la commission des lois du Sénat, Paul Masson affirma que « s’il n’appartient pas à votre commission des lois d’émettre une critique de fond sur la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, force lui est toutefois de constater que, dans les faits, cette décision aboutirait malencontreusement à un blocage de la coopération européenne en matière d’asile, dont elle paralyserait la pièce maîtresse ». En séance, il releva que « la décision du Conseil constitutionnel vient au mauvais moment. Mais elle existe. La loi Pasqua est censurée. Comment réparer la brèche ? ». Il ajouta plus loin que « cette réforme nous est imposée par la décision du Conseil constitutionnel. Ni le Gouvernement ni le Parlement n’avaient rien demandé à cet égard, sauf l’application stricte des accords internationaux signés et ratifiés par la France en matière d’asile. Nous étions, les uns et les autres, légitimement persuadés que la convention de Schengen était transposable dans notre droit, puisque le Conseil constitutionnel avait constaté, en 1991, sa constitutionnalité ». Jacques-Richard Delong nota, dans le même sens, qu’« à la suite de la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, qui a censuré certaines dispositions de la loi relative à l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, il nous fallait réagir vite ».
Ainsi, les parlementaires de la majorité étaient tout à la fois conscients d’examiner en séance un texte élaboré en réaction à une décision du Conseil constitutionnel et d’être appelés à user de leur pouvoir constituant pour surmonter le sens de cette décision. Or, on l’a dit, c’était la première fois qu’une révision constitutionnelle suivait immédiatement une décision du Conseil constitutionnel dont elle avait pour objet de neutraliser certains effets en matière législative. Le climat politique était donc, de facto, parfaitement favorable à une critique de l’institution qu’il convenait de remettre, en quelque sorte, à sa juste place, ce que confirma plus solennellement le Congrès du Parlement.
B. Un constat affiché au Congrès du Parlement
Si la position des parlementaires et de certains membres du Gouvernement en séance indiquait sans équivoque que l’objet de la révision constitutionnelle était de revenir sur la chose jugée par le Conseil constitutionnel, la déclaration du Premier ministre, Édouard Balladur, s’exprimant devant le Congrès du Parlement, frappa davantage les esprits, la clarté du propos du chef du Gouvernement ne laissant aucun doute sur la volonté politique de l’exécutif de renverser l’interprétation délivrée par le Conseil constitutionnel.
Rappelant tout d’abord que « la loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France tirait toutes les conséquences en droit interne (du mécanisme prévu par les accords de Schengen) » et qu’elle a « été votée par le Parlement dans le respect de notre tradition libérale d’accueil et de protection des libertés individuelles », il ajouta que « ses dispositions relatives à l’asile ont été censurées le 13 août dernier par le Conseil constitutionnel, qui, à cette occasion, a interprété le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution comme imposant une double obligation à la France. Tout d’abord, l’obligation d’examiner la demande de toute personne se disant persécutée pour son action en faveur de la liberté, alors même que son cas relèverait d’un autre État partie en vertu de la convention de Schengen. Ensuite, l’obligation d’admettre ces personnes à séjourner provisoirement sur notre territoire, jusqu’à ce que les autorités compétentes se soient prononcées sur leur cas. Les règles ainsi fixées par la décision du Conseil constitutionnel emportent des conséquences considérables. Elles font de notre pays l’instance d’appel unique de toutes les demandes d’asile rejetées par les autres États parties à la convention de Schengen ». C’est donc bien contre une interprétation conférée par le Conseil constitutionnel a un énoncé contenu dans le Préambule de la Constitution que le Premier ministre envisagea expressément la visée de la réforme proposée au pouvoir constituant. Dans ce cadre, selon lui, « il est indispensable, l’interprétation de notre loi fondamentale par le Conseil constitutionnel étant ce qu’elle est, de procéder à une révision constitutionnelle afin que notre pays applique la convention de Schengen dans les mêmes conditions que les autres États parties et en recueille tous les bénéfices attendus ». Ajoutant que « c’est au pouvoir constituant, c’est-à-dire à vous, mesdames, messieurs, de dire clairement quel est le contenu de la loi fondamentale afin de permettre au législateur d’accomplir sa mission en toute sécurité », il souligna que la situation était inédite dès lors que « pour la première fois dans notre histoire, le pouvoir constituant se réunit pour permettre le vote et la promulgation d’une disposition législative censurée par le Conseil constitutionnel ».
Il fut suivi par plusieurs parlementaires de la majorité. Ainsi, Jean-Jacques Hyest releva que cette révision ne devait pas être regrettée pour deux motifs : « l’un tient au caractère indispensable de cette révision pour appliquer les accords de Schengen dont le Parlement a autorisé la ratification […] tandis que l’autre tient à l’équilibre des pouvoirs, notamment entre le Conseil constitutionnel et le législateur. » C’est donc bien, là aussi, sous le signe d’un affrontement politique entre deux pouvoirs, la nouvelle majorité parlementaire de l’époque statuant en tant que pouvoir constituant d’une part et le Conseil constitutionnel d’autre part, qu’était placée la révision constitutionnelle entreprise. Il ajouta : « nous n’y pouvons rien si le Conseil constitutionnel a modifié sa jurisprudence et si, entre sa décision du 25 juillet 1991 et celle du 13 août 1993, il a transformé en obligation ce qui était une simple faculté. Vouloir nier le revirement de jurisprudence du Conseil constitutionnel relève de l’acte de foi et, pour certains, de la mauvaise foi. » Il affirma enfin qu’« il appartient au pouvoir constituant de modifier ou de compléter les dispositions de valeur constitutionnelle dans les formes qu’il estime appropriées ».
Paul Masson releva pour sa part que la révision – ou plus exactement le « remue-ménage » – avait lieu « parce que le Conseil constitutionnel a totalement modifié, par son interprétation, l’architecture subtile du dispositif européen que nous avons, en matière d’asile, échafaudé avec sept partenaires ». Il ajouta que « nous allons plus loin en répondant aujourd’hui à la demande du Gouvernement. Nous affirmons, face au Conseil constitutionnel, la primauté du pouvoir constituant ». Selon lui, « à partir du moment où le Conseil constitutionnel a cru devoir, en 1993, dire autrement ce qu’il pensait avoir dit clairement en 1991 – mais qui, en définitive, n’était clair que pour lui – nous sommes amenés à remettre les pendules à l’heure ». Bernard Pons releva encore que « c’est sans hésitation que nous adhérons résolument à cette démarche, d’abord parce qu’elle nous est imposée par une décision du Conseil constitutionnel […]. Voilà que, désormais, les dispositions du Préambule de 1946 sont devenues directement applicables au bénéfice de tous ceux qui décideraient de s’en prévaloir. Ce revirement de jurisprudence était imprévisible, inattendu ». Maurice Blin abonda en ce sens en relevant que « la décision prise par le Conseil constitutionnel le 13 août dernier nous vaut de nous retrouver en Congrès pour la troisième fois en quelques mois. C’est beaucoup, c’est sans doute trop, mais l’affaire du droit d’asile liée au problème plus vaste, des droits de l’homme, en valait la peine ».
Dans le même sens, Marcel Lucotte estima que « nous sommes contraints par le Conseil constitutionnel de modifier notre loi suprême pour répondre à une double nécessité : celle relative à l’évolution de la construction européenne ; celle concernant le droit d’asile. Faisant fi de tout cela, en août, le Conseil constitutionnel a estimé que ces mesures étaient en opposition avec le Préambule de la Constitution ». Il ajouta que la loi faisant l’objet d’une réserve d’interprétation neutralisante « traduisait un programme politique massivement approuvé par les Français. Elle était donc l’expression souveraine du peuple. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dispose d’ailleurs que la loi est l’expression de la volonté générale. Dès lors, qui peut s’octroyer le pouvoir de limiter l’expression de cette volonté générale ? ». Encore plus offensif, ce qui est normal au regard de sa conception de ce que devait être le contrôle de constitutionnalité effectué par le Conseil constitutionnel, ainsi qu’on le verra, Étienne Dailly affirma que « nous sommes ici parce qu’une décision, aussi imprévisible qu’inattendue, rendue le 13 août 1993 par le Conseil constitutionnel, nous oblige à réviser la Constitution de la République. Et pour quoi faire, s’il vous plaît ? Tout simplement pour pouvoir mettre en œuvre une disposition législative que nous avons votée et qui se bornait à traduire en droit interne un mécanisme prévu par une convention internationale, la convention de Schengen, qui avait pourtant été reconnue conforme à la Constitution, le 25 juillet 1991, par le même Conseil constitutionnel et avait été, de ce fait, ratifiée ensuite par la France. “Situation inédite”, a dit M. le Premier ministre. C’est même, je me permets de le dire, une “situation burlesque” dans une démocratie comme la nôtre ».
Si l’opposition demeurait spectatrice de la révision en cours, qu’elle n’avait pas les moyens politiques ou juridiques d’arrêter, elle s’inquiéta du procédé. Ainsi, la situation conduisit Martin Malvy à s’interroger : « l’exercice deviendra-t-il coutumier ? Modifiera-t-on la Constitution chaque fois qu’une loi sera déclarée inconstitutionnelle, chaque fois qu’un article de loi sera déclaré non conforme à la Constitution ? » C’était remettre en cause le principe même du « lit de justice constituant ». C’était, de nouveau, prendre acte des risques que faisait courir un rapport de force très favorable à la nouvelle majorité parlementaire.
Il n’est pas fondamental de multiplier les exemples – nombreux – pour montrer que tant pour les parlementaires – qu’ils le souhaitent ou qu’ils le déplorent – que pour le Gouvernement, il s’agissait bien de s’opposer à l’interprétation que le Conseil constitutionnel venait de donner d’un alinéa du Préambule de 1946 dans sa jurisprudence ; au-delà de l’aspect technique de la révision s’agissant du mécanisme de traitement des demandes d’asile, politiquement, la réforme correspondait bien à une réaffirmation de la prépondérance du pouvoir constituant sur le pouvoir constitué incarné par le Conseil constitutionnel. La boîte de Pandore étant ouverte, une telle réaffirmation donnait l’occasion, compte tenu de la teneur de la décision précitée du 13 août 1993, que ce soit de façon plus générale l’interprétation de la Constitution par le Conseil constitutionnel qui soit questionnée au cours de la discussion. Il n’est alors pas très étonnant de constater qu’à travers la notion de bloc de constitutionnalité notamment, cette interprétation a subi des critiques sérieuses, confinant à la remise en cause d’une jurisprudence que l’on pensait acquise, sinon consensuelle.
II. La charge contre le contrôle de la conformité des lois au bloc de constitutionnalité
S’en prendre au bloc de constitutionnalité au cours d’une révision constitutionnelle peut revenir, pour un parlementaire, soit à profiter du moment pour critiquer le tournant opéré par le Conseil constitutionnel avec la décision Liberté d’association et le statut conféré au Préambule de la Constitution de 1958 et aux textes auxquels il renvoie, soit à se saisir de l’outil de la révision constitutionnelle et souhaiter aller jusqu’à remettre en cause ce tournant en modifiant le texte de la Constitution. La critique est revenue comme une antienne insidieuse tout au long des débats dans les propos tant des parlementaires que de l’exécutif (A), alors que la remise en cause du bloc de constitutionnalité devait concomitamment faire l’objet d’une charge virulente d’un sénateur en particulier, qui en avait fait son unique cheval de bataille, à la fois avant et pendant l’examen du projet de révision constitutionnelle (B).
A. Une antienne : la critique du bloc de constitutionnalité
La critique des parlementaires – et du Gouvernement – contre la décision précitée du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 et ses conséquences (déplorables selon eux) ne devait pas s’arrêter à cette seule décision. Rapidement – et tout au long des débats – on constate que c’est l’extension des normes constitutionnelles mobilisées par le Conseil constitutionnel dans ses décisions de contrôle de la conformité de la loi à la Constitution, ce que traduit en doctrine la notion de bloc de constitutionnalité, qui est mise en débat. Le garde des Sceaux, Pierre Méhaignerie, n’hésita ainsi pas à affirmer que « c’est tout le but de cette révision que d’inscrire dans le corps même de la Constitution ce droit souverain, afin qu’il soit bien clair une fois pour toutes qu’aucune obligation ne saurait naître pour la France du Préambule de la Constitution ». Si cette formulation, remise dans son contexte, semblait viser exclusivement la question du droit d’asile, bien des parlementaires ne s’y sont pas limités. Certains arguments utilisés au cours de l’examen du texte tendirent expressément à questionner l’existence même du bloc de constitutionnalité.
C’est notamment le cas de Pierre Mazeaud, qui présidait alors la commission des lois de l’Assemblée nationale : il indiqua en séance considérer « depuis fort longtemps que le Conseil constitutionnel en tant qu’institution a élargi sa compétence ratione materiae ». Affirmant que « dans l’esprit des Constituants de 1958, il n’était pas question du Préambule, encore moins des droits de l’homme, etc. », il considérait que les parlementaires, qu’ils soient dans la majorité ou dans la minorité, avaient « une très lourde responsabilité […] pour avoir permis au Conseil constitutionnel de tels débordements ». Et il répéta trouver « absurde le fait qu’il aggrave sa compétence rationae materiae : Préambule, droits de l’homme, lois fondamentales ! ». Fin juriste, il estima que la révision constitutionnelle examinée allait avoir pour effet d’étendre en réalité les compétences du Conseil constitutionnel (à travers l’alinéa 2 de l’article unique du projet de loi constitutionnelle) et n’hésita pas à apostropher le ministre de la Justice en lui demandant, sans obtenir de réponse, « Quelle est la signification du bloc de constitutionnalité, monsieur le garde des Sceaux ? ». Déclarant penser comme Pierre Mazeaud, André Fanton releva que « compte tenu du comportement du Conseil constitutionnel, la révision qu’il fallait faire, c’était la révision du fonctionnement du Conseil constitutionnel, à laquelle, je l’espère, on finira par arriver ». Ce type de propos vise expressément l’extension des normes constitutionnelles incluses dans le bloc de constitutionnalité et plus généralement l’extension des normes de référence du contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel (il n’est pas certain que tous les parlementaires étaient en mesure de faire la différence entre les deux).
Nicole Catala considéra que « conçu comme un gardien de la Constitution, le Conseil s’est reconnu peu à peu la faculté de forger des “principes de valeur constitutionnelle”, bien au-delà de la lettre même de la Constitution, au-delà de son Préambule […], au-delà de la Déclaration des droits de l’homme, bref, quasiment sans limites, peut-on dire ». Elle fit un parallèle curieux entre le juge civil qui « voit son œuvre interprétative limitée par l’interdiction qui lui est faite par le Code civil de prononcer des arrêts de règlement […] », le juge répressif qui « doit obéir à la règle de l’interprétation stricte de la loi pénale » et le juge constitutionnel qui, « lui, semble pouvoir s’attribuer un pouvoir propre de création du droit ». Elle conclut en affirmant que le Conseil constitutionnel n’avait pas été créé pour cela. On voit ici poindre l’inquiétude de ne pas voir borner le pouvoir du Conseil constitutionnel de créer des normes constitutionnelles à travers sa jurisprudence, inquiétude qui était déjà prégnante durant les travaux préparant la Constitution de la Ve République. Dans le même sens, Philippe Bonnecarrère mit en cause « une première amorce de gouvernement des juges » car l’évolution que le Conseil constitutionnel donne aux institutions « du fait de la modification de ses analyses constitue un élément autonome qui nous rapproche du gouvernement des juges ». S’inquiétant, lui aussi, de l’interprétation que pourrait donner le Conseil constitutionnel de la réforme constitutionnelle en discussion, il craignît « une extension considérable du bloc de constitutionnalité (qui) autoriserait le Conseil constitutionnel à apprécier la possibilité pour la France de signer tel ou tel accord, non seulement en fonction de notre propre loi fondamentale, mais aussi en fonction de l’interprétation qu’il ferait de la législation interne du pays considéré ».
Si Alain Marsaud releva de façon générale que « le Conseil constitutionnel a modifié sa jurisprudence au fil des années avec des contradictions évidentes », Raymond-Max Aubert fut plus incisif en rappelant que « l’extension, au fil des décisions du Conseil constitutionnel, de ce que l’on appelle le “bloc de constitutionnalité” a pu susciter des réserves sur une tendance du juge constitutionnel à se substituer au législateur, et même au constituant, et à limiter de manière excessive les pouvoirs du Parlement, et donc de la souveraineté nationale, au profit d’une “République des juges” ». De même, selon Laurent Dominati, « le problème est politique et […] tient au rôle et à la place du Conseil constitutionnel dans nos institutions. Ce sera la première fois qu’une révision constitutionnelle sera faite à la suite d’une décision du Conseil. C’est un précédent. Il peut être utile, mais il peut être dangereux ». Il ajouta plus loin que « si l’on voulait répondre sur le fond au Conseil constitutionnel, de façon politique, il ne faudrait pas répondre sur l’objet de la décision du 13 août, mais sur le rôle du Conseil et sur la dérive de sa jurisprudence, comme certains l’ont observé à cette tribune. Il s’agirait de faire en sorte que le contrôle de la constitutionnalité s’exerce conformément aux articles de la Constitution et non à la Constitution en y comprenant le Préambule. C’est une réponse de fond qui évite la dérive jurisprudentielle du “bloc de constitutionnalité”. Cette réforme serait d’ailleurs, comme l’indiquait le président Mazeaud, un retour à l’esprit des constituants de 1958 ». On voit là que, de la critique à la remise en cause, il n’y avait qu’un pas ; le contexte d’une révision constitutionnelle autorisait à le franchir, au moins dans les mots.
Au Sénat, Paul Masson s’interrogea sur « l’amorce d’une autre dérive, peut-être plus pernicieuse » en se demandant : « N’y a-t-il pas le commencement de la confusion lorsque le Conseil constitutionnel se prend à fixer des règles et des objectifs à valeur constitutionnelle en s’appuyant sur les normes de référence de notre loi fondamentale, sans passer au préalable par le filtre des lois d’application ? » De son côté, Jacques Larché alla jusqu’à affirmer que « le Conseil est non pas un juge, mais simplement un organe d’État auquel la Constitution impose, contrairement à ce que l’on affirme trop souvent, le principe fondamental sur lequel repose notre droit, à savoir celui de la souveraineté de la loi. À la loi est attachée une présomption de constitutionnalité ». Il ajouta qu’il était « temps de noter une évolution peut-être préoccupante de la conception que le Conseil constitutionnel a de son rôle ». Relevant que cette évolution tenait notamment « au domaine de référence sur lequel le Conseil constitutionnel fonde ses décisions », domaine « vaste » qui comprenait « outre le texte de la Constitution elle-même, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le Préambule de la constitution de 1946 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », il affirma plus loin que « supprimer ces références permettrait […] des dérives dangereuses ».
En rupture avec son groupe pendant les débats, Michel Charasse, pourtant sénateur d’opposition, releva que « si on avait appliqué directement le Préambule […] nos 3 200 000 chômeurs exigeraient l’application du cinquième alinéa : “Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi” ». Il affirma plus loin que « comme bien d’autres institutions indépendantes, le Conseil constitutionnel est chargé de dire le droit et de rappeler à l’ordre qui s’en écarte. Mais, quelles que soient les immenses vertus de son action depuis 1959 […] il n’a jamais reçu du peuple la mission de faire le droit. En matière constitutionnelle comme en matière législative, elle relève de la souveraineté nationale. C’est un principe fondamental de la République et de la démocratie. Chacun doit s’y soumettre ». Défendant une vision également restrictive des missions de l’institution, Yves Guéna affirma que « toute cour suprême doit trouver une limite à son pouvoir, sinon l’on tombe dans le gouvernement des juges, c’est-à-dire dans la violation de la souveraineté populaire ». Ainsi, « selon l’esprit de la Constitution » le Conseil constitutionnel « devait exclusivement veiller à ce que les compétences respectives de l’exécutif et du législatif demeurent ce que fixe notre loi fondamentale ». Selon cette conception, s’il appartient au juge de veiller au respect des normes constitutionnelles, « de les interpréter, et parfois de combler leurs lacunes, voire de suppléer à leur absence, il ne saurait le faire qu’avec discernement, modestie et pondération, surtout lorsqu’il applique des déclarations des droits dont les principes sont par nature très généraux. L’exercice, par les assemblées élues, de la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs, impliquent qu’un large pouvoir d’interprétation de ces principes soit reconnu au législateur. Face aux représentants de la nation, le juge, quel qu’il soit, judiciaire, administratif ou constitutionnel, ne saurait, en effet, s’ériger ni en législateur, ni en constituant ».
Les mots les plus lourds devaient cependant venir du Gouvernement et de son chef : dans son discours devant le Congrès, le Premier ministre fît valoir que la situation inédite en cours méritait « à coup sûr, quelque réflexion » et qu’il fallait convenir « que le lieu et la circonstance s’y prêtent ». Il s’autorisa ainsi à digresser expressément sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel en relevant que depuis que celui-ci « a décidé d’étendre son contrôle au respect du Préambule de la Constitution, cette institution est conduite à contrôler la conformité de la loi au regard de principes généraux parfois plus philosophiques et politiques que juridiques, quelquefois contradictoires, et de surcroît conçus à des époques bien différentes de la nôtre. Certains pensent même qu’il lui est arrivé de les créer lui-même. Plutôt que de laisser au législateur un large pouvoir d’interprétation de ces principes, le Conseil constitutionnel a préféré en définir lui-même et très précisément le contenu et indiquer au Gouvernement et aux juges, administratifs ou judiciaires, comment la loi votée par le Parlement doit être appliquée, allant parfois loin dans le détail ». Une fois cette digression terminée, il ajouta que « quoi qu’il en soit, j’insiste sur ce point de la même manière qu’il est légitime pour le pouvoir législatif de préciser à l’intention des juges administratifs ou judiciaires le sens d’une loi, il est légitime pour le pouvoir constituant, dont vous êtes les dépositaires, de dire lui-même quel est le contenu exact d’une disposition constitutionnelle. Nul n’est aussi qualifié que lui, c’est-à-dire que vous, pour le faire ». Le chef du Gouvernement se permit ainsi de critiquer ouvertement à la fois les principes constitutionnels dégagés dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, jugés trop généraux et philosophiques, mais également la façon de les concrétiser dans le cadre du contrôle de la loi. On pouvait difficilement imaginer critique plus radicale de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il s’agissait d’une marque de défiance allant bien au-delà de la seule décision du 13 août 1993. Pour autant, la prudence devait conduire le chef du Gouvernement à se contenter d’une telle critique, en forme d’obiter dictum, sans proposer la moindre remise en cause générale de l’office du Conseil constitutionnel, là où un sénateur appartenant à sa majorité allait clairement enfourcher ce cheval de bataille, âprement défendu tout au long de la séquence.
B. Un projet isolé : la remise en cause du bloc de constitutionnalité
Lors de l’examen de la révision constitutionnelle relative au droit d’asile, si un climat général de critique du contrôle de constitutionnalité se fit bien jour, le vice-président du Sénat, Étienne Dailly, se singularisa à la fois par la violence de sa charge contre l’extension du contrôle de la conformité des lois au bloc de constitutionnalité et par sa détermination à obtenir un changement de l’état du droit positif.
1) Une proposition d’amender la Constitution
Dès l’examen en commission des lois du Sénat, Étienne Dailly releva notamment que « la véritable difficulté résultait d’une dérive constante de la jurisprudence du Conseil constitutionnel depuis 1971, date à laquelle il s’était, pour la première fois, référé non plus seulement à la Constitution elle-même, mais à une norme incluse dans ce qui deviendrait, au fil de ses décisions successives, le “bloc de constitutionnalité” ». Il a tenu les mêmes propos et développé les mêmes arguments en séance au Sénat puis au Congrès du Parlement.
En séance au Sénat, Étienne Dailly considéra que la révision constitutionnelle examinée n’était « qu’une réponse circonstancielle à un problème lui-même circonstanciel ». Et il n’hésita pas à affirmer que « si la Constitution formait initialement un corpus intangible et incontestable de quatre-vingt-douze articles, dont le Parlement connaissait la teneur et dont il s’est efforcé loyalement, dans l’immense majorité des cas, de respecter à la fois l’esprit et la lettre, la situation a radicalement changé depuis la décision du 16 juillet 1971, lorsque le Conseil constitutionnel […] a cru, pour la première fois, pouvoir inclure dans les règles “du droit constitutionnel positif” le Préambule de notre Constitution, lequel renvoie lui-même au Préambule de la Constitution de 1946, puis, par renvois successifs, à des principes de plus en plus abstraits fixés par ces fameuses “lois de la République”, dont personne n’a jamais réussi à établir une énumération précise […]. S’est, dès lors, progressivement construite une notion nouvelle et plus vaste que la Constitution elle-même, celle de ce “bloc de constitutionnalité” […] dont, faute de limites précises, il n’est pas excessif de soutenir que son étendue est en quelque sorte “à géométrie variable” ».
Il ajouta que personne ne pouvait « nier que le Conseil constitutionnel soit, ce jour-là, sorti du cadre strict et limitatif de la Constitution de 1958, c’est-à-dire des articles proprement dits de la Constitution, et qu’il se soit, d’ailleurs et du même coup, engagé dans une voie nouvelle fort étrangère à la tradition républicaine française ». Et de citer les nombreuses « normes nouvelles » qui ont fait « irruption dans le bloc de constitutionnalité ». Or, selon lui, « ces règles entretiennent un rapport de plus en plus lointain, de plus en plus ténu avec la Constitution proprement dite, qui, à la limite, semble être devenue une source presque accessoire du contrôle de constitutionnalité, alors qu’elle dispose pourtant clairement que c’est elle-même qui doit être l’unique référence ». Rappelant la position des auteurs du projet de Constitution de 1958, qu’il qualifia hâtivement de « constituants » ou encore le fait que la Constitution de 1946 avait exclu le Préambule du contrôle effectué par le comité constitutionnel, il lut en séance une lettre en date du 27 septembre 1993 signée de François Goguel, ancien membre du Conseil constitutionnel, dont il convient de restituer les termes : « Mon expérience de membre du Conseil constitutionnel m’a conduit à considérer comme vous que des expressions comme “les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République” ou “les principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps” sont de nature si imprécise qu’elles peuvent conduire le Conseil constitutionnel à s’opposer de manière abusive à la volonté du législateur. Mais je n’ai pas le droit de vous dire dans quel cas. » Une telle missive n’était pas innocente : non seulement François Goguel était membre du Conseil constitutionnel en 1971, mais c’est lui qui avait rapporté sur la fameuse décision Liberté d’association vouée aux gémonies par Étienne Dailly ; à cette occasion, il avait expressément relevé qu’il appartenait au Conseil constitutionnel de « veiller » sur le respect du Préambule de la Constitution.
Ce dernier affirma que parce que son groupe politique était « profondément attaché au contrôle de constitutionnalité parce qu’il contribue, de façon globalement positive, à concilier les exigences, parfois antagonistes, de la politique et du droit, on ne peut que souhaiter mettre un terme à cette redoutable dérive. Cette dernière ne peut en effet qu’alimenter les craintes de ceux que préoccupe, à juste titre, le risque de voir s’instaurer une sorte de “gouvernement des juges”. Si on la laisse se perpétuer, elle ne manquera pas de s’amplifier et, tôt ou tard, aboutira à la remise en cause du contrôle de constitutionnalité ». Révélant une contradiction politique ou une astuce rhétorique, il laissa ainsi entendre qu’il souhaitait en réalité protéger le Conseil constitutionnel. Il proposa d’amender l’article 61 de la Constitution afin que celui-ci ne contrôle plus la conformité de la loi à la Constitution, mais uniquement « aux articles de la Constitution et à ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ». Selon lui, « cette révision rendrait inopérante toute référence ultérieure au Préambule de 1958 et à celui de 1946, qui, comme tous les préambules, n’ont aucune valeur normative, ainsi qu’à toutes les règles non réellement constitutionnelles qui en procèdent et qui permettent au Conseil constitutionnel de s’opposer de manière abusive à la volonté du législateur ». Il ne s’agissait « nullement de supprimer le Préambule de la Constitution de 1958, ni celui de la Constitution de 1946 », mais « simplement de faire revenir le Conseil constitutionnel dans sa mission et, puisque les dispositions de l’article 61 de la Constitution ne sont pas suffisamment précises, de les préciser. Il convient de faire en sorte que lui, qui n’a aucun pouvoir constituant […] ne soit plus en droit de continuer à faire des principes qui figurent dans ce Préambule des obligations constitutionnelles qui s’imposent à tous ».
Défavorable au vote de l’amendement ainsi proposé, Michel Dreyfus-Schmidt interpella Étienne Dailly afin de savoir pourquoi il souhaitait « faire un sort au Préambule de la constitution de 1946, qui énonce les droits nécessaires à notre temps » sans demander « que la Déclaration des droits de l’homme soit elle aussi rayée d’un trait de plume » étant entendu que « la nature de ces textes est la même ; l’une est prolongée par l’autre ». Il répondit qu’« aujourd’hui, au travers du Préambule de la Constitution de 1958, le Conseil constitutionnel puise dans le Préambule de 1946 des obligations constitutionnelles alors que les constituants de 1946 ne voulaient pas que leur propre Comité constitutionnel puisse juger en fonction de ce Préambule ! ». Et d’ajouter : « ce que nous voulons, ce que veut mon groupe, c’est faire rentrer le Conseil constitutionnel dans la mission qui lui a été confiée et lui retirer les moyens d’en faire plus ; telle est sa mission, toute sa mission, rien que sa mission ! » S’il a finalement retiré son amendement « sciemment, pour des problèmes de majorité politique », il le fit « l’amertume au cœur ». Son opposition à l’existence du bloc de constitutionnalité n’en était pas moins constante.
2) Une volonté de marquer une approche politique du contrôle de constitutionnalité
Une fois son amendement retiré, Étienne Dailly fut néanmoins particulièrement acerbe devant le Congrès du Parlement, réitérant son souhait de modifier l’article 61 de la Constitution afin de retirer du bloc de constitutionnalité le Préambule de la Constitution de 1958. Il répéta que « si on en est arrivé là, c’est parce que, le 16 juillet 1971, le Conseil constitutionnel, dont la mission dans ce domaine […] n’est, conformément à l’article 61 de la Constitution, que de se prononcer sur la conformité à la Constitution des textes qui lui sont soumis, avait, et pour la première fois, fait entrer dans le droit positif constitutionnel le Préambule de la Constitution de 1958, celui de la Constitution de 1946, auquel il renvoie, puis tous ces principes, de plus en plus abstraits, fixés par ces fameuses lois de la République […] ». Plus significatif, il réaffirma que « depuis ce 16 juillet 1971, s’est progressivement élaboré un ensemble plus vaste que la Constitution elle-même, à savoir cette notion nouvelle, alors inventée par le Conseil constitutionnel lui-même, de “bloc de constitutionnalité”, bloc de constitutionnalité dont il n’est pas excessif de souligner que, faute de limites précises, il est à “géométrie variable”. On a alors vu surgir les “principes fondamentaux reconnus par les lois de la République” puis, au fil des décisions ultérieures, des notions nouvelles, comme les “principes particulièrement nécessaires à notre temps”, les “principes à valeur constitutionnelle”, les “fins d’intérêt général ayant valeur constitutionnelle”, les “objectifs à valeur constitutionnelle” ou les “concepts juridiques à valeur constitutionnelle” ». Selon sa conception, « en aucun cas, les membres du Conseil constitutionnel, n’ont eu et ne doivent avoir de pouvoir législatif. En aucun cas, ils n’ont eu et ne doivent avoir de pouvoir constituant. C’est pourquoi il n’est pas acceptable qu’ils se permettent d’ériger en “obligations constitutionnelles” des dispositions qui ne figurent pas dans la Constitution et ne sont évoquées qu’à titre de principes et dans des préambules qui n’ont aucun pouvoir normatif ». Dès lors, « si l’on veut faire de certains d’entre eux des obligations constitutionnelles, il faudra en faire des articles de la Constitution et cela […] ce seront les parlementaires, et eux seuls, qui auront le pouvoir de le faire ».
Il faut préciser que, le 15 septembre 1993, il avait déposé au Sénat une proposition de loi constitutionnelle tendant à compléter les dispositions du premier alinéa de l’article 61 de la Constitution afin de préciser que le contrôle de constitutionnalité devait s’opérer par seule référence aux articles de la Constitution et à ceux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’exposé des motifs pointait « la difficulté juridique de fond que pose depuis une vingtaine d’années la jurisprudence du Conseil constitutionnel, dès lors que celui-ci se réfère non plus à la Constitution proprement dite ou aux Lois Organiques prises pour son application, mais soit à des Préambules – ceux des Constitutions de 1958 et de 1946 –, soit même à des principes généraux auxquels il a cru de son devoir de conférer une valeur constitutionnelle » et constituait en réalité l’esquisse de toute l’argumentation défendue au cours de l’examen de la révision constitutionnelle de 1993 pendant lequel il tint des propos similaires tout du long, signe manifeste d’une conviction profondément ancrée et d’une stratégie politique mûrement réfléchie. L’ensemble du raisonnement fut parallèlement repris in extenso dans une tribune publiée dans la presse, attestant la volonté de l’auteur de faire vivre le sujet qui le préoccupait au sein du débat public en ne le cantonnant pas au débat entre initiés.
C’est là un élément intéressant de la charge d’Étienne Dailly contre le bloc de constitutionnalité : en la matérialisant quadruplement (par le dépôt d’une proposition de loi constitutionnelle, par ses interventions en séance, par le dépôt d’un amendement et par la publication d’une tribune dans la presse), il allait au-delà du code implicite qui voulait que la révision constitutionnelle de 1993 fût certes l’occasion de rappeler que le Conseil constitutionnel était allé un peu loin selon la nouvelle majorité et qu’il convenait de le contredire sur le droit d’asile, mais nullement d’ouvrir une crise institutionnelle en tentant de le brider de façon générale et en anéantissant plus de vingt ans de contrôle du fond des lois au regard des textes mentionnés dans le Préambule de la Constitution. Pour autant, il est bien évident que c’est précisément parce que le Gouvernement, du fait de sa réforme constitutionnelle, permit officiellement qu’un « lit de justice constituant » soit tenu, dans des délais extrêmement brefs, qu’un parlementaire sensible sur cette question s’est cru autorisé à remettre expressément en cause le modèle français de contrôle de constitutionnalité de la loi tel qu’il fonctionnait depuis 1971. Enfin, il n’est évidemment pas innocent de relever que ses foudres avaient beau frapper le bloc de constitutionnalité, c’est en réalité le texte du Préambule de 1946, c’est-à-dire un texte énumérant des droits sociaux, sur lequel se concentrait son ire. Bien que violente, celle-ci ne devait pour autant pas entamer la stabilité du contrôle de constitutionnalité des lois.
III. Le refus d’une remise en cause globale du contrôle de constitutionnalité
La séquence de la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993 ne se limita pas à une remise en cause du contrôle de constitutionnalité. L’existence, au cours des débats, d’une défense de l’office du Conseil constitutionnel (A) et d’un attachement aux dispositions du Préambule de la Constitution de 1946 (B) atteste que, pour réelle qu’elle fût, la fronde menée par certains parlementaires n’avait pas le soutien de la majorité d’entre eux, quelles que soient les réserves émises, pour aller jusqu’à remettre en cause le bloc de constitutionnalité, pas davantage que du Gouvernement, focalisé sur sa réforme du droit d’asile.
A. L’expression d’une défense de l’office du Conseil constitutionnel
Si les débats en séance laissèrent apparaître que, classiquement, la majorité soutint la réforme là où l’opposition s’y opposa frontalement – affrontement à peine atténué par le caractère de compromis de l’article unique du projet de loi constitutionnelle entre le Gouvernement et le président de la République, dans un contexte de cohabitation – en revanche, il n’en va pas exactement de même s’agissant des réactions visant le contrôle de constitutionnalité des lois tel qu’il s’était développé depuis 1971. On constate en effet que, même chez les parlementaires de la majorité, la volonté de ne pas aller trop loin dans la critique fut nettement exprimée.
Si les parlementaires de l’opposition restèrent plutôt focalisés sur le fond de la réforme en discussion, Julien Dray n’hésita pas à interpeller ses collègues à l’Assemblée nationale en rappelant l’importance du Conseil constitutionnel : « chacun d’entre nous a-t-il bien en tête que le filet de sécurité du Conseil constitutionnel – composé de ces juges qui rendent notre tâche possible parce qu’ils nous autorisent à être des hommes, c’est-à-dire à être faillibles – a subitement sauté ? Aujourd’hui, vous ne faites pas une loi susceptible d’être passée au tamis des normes du Conseil constitutionnel. Vous vous apprêtez à commettre un acte bien plus grave. » De même, au Sénat, Françoise Seligmann n’hésita pas à affirmer en séance que la main des parlementaires devait trembler « quand la révision constitutionnelle concerne le domaine des libertés publiques et que la circonstance qui motive le choix d’y recourir est l’intervention de notre Cour suprême qui déplait au pouvoir en place ».
On trouve également de telles défenses dans la majorité. On peut déjà épouser le constat selon lequel le Premier ministre lui-même « conteste moins l’existence du Conseil que ses méthodes de jugement ». Dit autrement, c’est la façon de juger la loi et non le principe même d’un tel jugement qui est questionnée. Questionnée plutôt que contestée car les mots du Premier ministre, pour inhabituels qu’ils soient de la part d’une telle autorité à l’endroit du Conseil constitutionnel, n’en demeurèrent pas moins prudents, prenant, on l’a vu, la forme d’une digression sans menace de suite juridique. Il en alla de même chez certains parlementaires. Ainsi, affirmant qu’en « constitutionnalisant la réserve de souveraineté prévue à l’article 29, paragraphe 4, de la convention d’application de Schengen, nous respectons parfaitement la lettre et l’esprit du Préambule de 1946, tel que le Conseil constitutionnel l’a interprété en 1991 », Jean-Jacques Hyest ajouta que « contrairement à certains » il n’estimait « pas souhaitable de limiter les pouvoirs du Conseil constitutionnel » en relevant que « dans le passé, il a sauvegardé effectivement certaines libertés publiques fondamentales que menaçaient des tentations purement idéologiques ». Dès lors, il proposait de « réfléchir au long terme et au risque, non pas d’un gouvernement des juges, mais d’emballement d’un pouvoir qui se croirait porté par l’histoire ». De son côté, Jacques Larché affirma en séance au Sénat à la fois que la révision constitutionnelle envisagée devait permettre « de clarifier la conception que nous avons du contrôle de constitutionnalité des lois » et qu’il ne pensait pas « que ce débat doive être l’occasion pour nous de remettre en cause le Conseil constitutionnel, ni dans sa structure ni dans sa compétence de droit. La démocratie a besoin de stabilité institutionnelle ».
De même, Paul Masson déclara au Congrès du Parlement que « personne, ici, ne met en doute le contrôle de la constitutionnalité des lois, qui subordonne la décision du Parlement à la règle supérieure édictée par la Constitution. L’existence du Conseil constitutionnel, l’autorité qui doit être la sienne se justifient pleinement par le souci évident d’éviter les risques de dérapage parlementaire ». Il développa davantage sa pensée en précisant : « s’il était dit que des personnalités, si éminentes fussent-elles, puissent avoir un jour la tentation de s’ériger en législateurs, voire en constituants, s’il était vrai qu’il puisse y avoir, comme le disait voilà peu de temps M. le Premier ministre, la volonté de substituer une appréciation de circonstance à une appréciation du droit, alors, mes chers collègues, il serait du devoir le plus élémentaire du pouvoir constituant de rappeler au Conseil constitutionnel les limites infranchissables au-delà desquelles l’incertitude commencerait. Une grande part du crédit du Conseil constitutionnel repose sur la conviction que nous avons de son objectivité. Nous ne pouvons avoir le moindre doute sur l’impartialité de ses décisions sans compromettre l’équilibre de nos institutions. » De même quand Bernard Pons précisa que le Conseil constitutionnel ne peut créer le droit, mais que les parlementaires constataient « qu’il a de plus en plus souvent tendance à le faire », c’est uniquement après avoir affirmé que « nous n’avons jamais contesté les décisions des sages du Palais-Royal. Aujourd’hui comme hier, nous ne céderons pas à une tentation facile » et relevé que « le Conseil constitutionnel est le gardien de notre loi fondamentale. Il veille à ce qu’elle soit scrupuleusement respectée. Il dit le droit ».
Ainsi, le crédit de l’institution n’était pas totalement entamé et en surmontant une décision portant sur le droit d’asile, il ne s’agissait nullement de nier l’importance qu’avait pris le Conseil constitutionnel en tant qu’institution chargée de contrôler la conformité des lois dont il est saisi à la Constitution. Les parlementaires cheminèrent ainsi pour la plupart sur un chemin de crêtes entre rappel à l’ordre du Conseil constitutionnel au regard de ses missions et volonté de ne surtout pas remettre en cause lesdites missions. L’enracinement du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel dans l’esprit de certains passa également par l’affirmation d’un attachement réel aux droits et libertés consacrés dans les textes auxquels renvoie le Préambule de la Constitution de 1958, en particulier le Préambule de la Constitution de 1946.
B. L’affirmation d’un attachement au Préambule de la Constitution de 1946
Au-delà d’afficher un respect marqué pour l’institution qu’est le Conseil constitutionnel, certains parlementaires marquèrent leur attachement au Préambule de la Constitution de 1958 et aux textes auxquels il renvoie, ce qui était une façon de rendre hommage au travail jurisprudentiel du Conseil constitutionnel, donc au bloc de constitutionnalité.
Ainsi, les parlementaires communistes étaient notoirement hostiles au contrôle exercé par le Conseil constitutionnel : Charles Lederman déclara en séance que les sénateurs communistes n’avaient pas « une confiance aveugle à l’égard des décisions du Conseil constitutionnel » et demandaient « la suppression de cet “organe d’État” […] pour mettre en place une commission de contrôle de constitutionnalité émanant du Parlement ». Pour autant, Robert Pagès, qui avait rappelé, devant la commission des lois du Sénat, « l’opposition de principe du groupe communiste […] au contrôle de constitutionnalité instauré par la Constitution de la Ve République », rappela en séance que le Préambule de 1946 « est la transcription constitutionnelle des grandes orientations du Conseil national de la Résistance. Il est l’écho direct du grand souffle progressiste de la libération de notre pays ». Ainsi, selon lui, l’amendement proposé par Étienne Dailly était « totalement inacceptable : […] il vise, en effet, purement et simplement à retirer au Préambule de la Constitution de 1946 son caractère constitutionnel, repris dans le Préambule de la Constitution de 1958 ».
De même, en séance à l’assemblée, Jean-Pierre Brard, avait relevé que « certains membres de la majorité dirigent leurs foudres vers les dispositions protectrices des droits de l’homme et des droits sociaux figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946. Le droit d’asile, le droit au travail, le droit de grève et de se syndiquer, le droit à l’enseignement reconnus par ce texte, inspiré du programme du Conseil national de la Résistance, perdraient ainsi toute valeur juridique, alors que leur réalisation reste aujourd’hui encore un but pour toutes les forces qui ne se satisfont pas de l’état actuel injuste de notre société. Cette offensive ne s’arrête pas là et va jusqu’à remettre en cause la valeur des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. On voit bien, ainsi, que le droit d’asile n’est pas seul menacé. Il est à la fois un révélateur et un alibi. Le révélateur d’une remise en cause fondamentale qui s’inscrit dans la désintégration généralisée des principes démocratiques, sociaux et humanistes constitutifs de notre République, dont l’article 2 de la Constitution de 1958 précise explicitement qu’elle est démocratique et sociale ». De même, au Congrès du Parlement, Hélène Luc déclara que « reprenant l’idéal de progrès des révolutionnaires de 1793, le Préambule de 1946, empreint du souffle de la Résistance, a donné valeur constitutionnelle au droit d’asile en faisant obligation aux autorités françaises d’examiner toute demande d’asile qui leur est présentée ». Ces prises de position témoignèrent de l’attachement à des droits qui n’avaient pu se voir reconnaître une véritable valeur juridique que par l’intermédiaire du bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire de l’interprétation extensive de la Constitution délivrée par le Conseil constitutionnel.
S’agissant des socialistes, Jacques Floch entendit relever en séance à l’Assemblée nationale que « ce n’est pas pour rien qu’en 1958 les constituants ont réintroduit le Préambule de 1946. Ils poursuivaient un but : le sol de notre République est le refuge de tous les persécutés, lorsqu’ils apportent la preuve de leur combat pour la liberté ». De même, Julien Dray nota-t-il avec emphase que « les constituants de 1958, dans une période pourtant troublée, marquée par ce que, à l’époque, on n’osait pas encore appeler une guerre, jugèrent essentiel de préserver le Préambule de la Constitution de 1946. Ils voulaient ainsi montrer que, par-delà les évolutions institutionnelles qu’ils souhaitaient pour la France, on ne pouvait toucher à ces principes. Ils tenaient à rester fidèles à une certaine idée de la France. Malgré l’extrême tension et les pressions de l’époque, ils ne jugèrent donc pas opportun de porter atteinte à cet héritage. Au contraire, ils l’assumèrent et le firent totalement leur. Droits de l’homme et principe de la souveraineté nationale, c’est sur ces deux piliers du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 que la Constitution de la Ve République a, avec bonheur, entendu se bâtir ». Il ne craignit pas d’aller jusqu’à invoquer l’existence d’une supra-constitutionnalité en relevant que « si la Constitution de la Ve République a gagné en affirmant solennellement qu’elle se construisait sur ces piliers, à l’inverse, ces principes eux-mêmes étaient sacralisés par le simple effet de cette réitération solennelle, à un tel point que l’on peut affirmer aujourd’hui, sans crainte d’être contredit, qu’ils ont même valeur supraconstitutionnelle ». Quant à Michel Dreyfus-Schmidt, il entendit « rendre justice au Conseil constitutionnel et à sa jurisprudence constante depuis vingt-cinq ans » rappelant qu’« il y a plus de vingt ans que, souvent à la demande de l’actuelle majorité, le Conseil constitutionnel a reconnu valeur juridique au bloc de constitutionnalité, aux principes à valeur constitutionnelle, aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et aux principes particulièrement nécessaires à notre temps ». Devant le Congrès du Parlement, il exprima une idée proche en rappelant que le Préambule de la Constitution de 1946 « a été intégré en 1971 par le Conseil constitutionnel dans le bloc de constitutionnalité, à la demande du président du Sénat, sans que les membres de l’actuelle majorité protestent le moins du monde ». Ces réactions, très favorables aux droits fondamentaux consacrés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel en se fondant sur le Préambule de 1946, ne furent pas l’apanage de l’opposition.
Ainsi, devant la commission des lois du Sénat, le sénateur Jacques Larché objecta de façon atténuée « que la dérive du contrôle de constitutionnalité tenait plus au nombre excessif des saisines du Conseil constitutionnel qu’à l’exercice, par celui-ci, des compétences que lui reconnaît la Constitution ». Selon lui, « l’exclusion du Préambule de 1946 du “bloc de constitutionnalité” aboutirait, par exemple, à supprimer les garanties constitutionnelles attachées au droit syndical, au droit de grève ou à la liberté de l’enseignement ». De même, durant l’examen de l’amendement défendu par Étienne Dailly, Paul Masson releva que la modification proposée « conduit à une réforme d’une très grande ampleur. Une telle modification s’accommode-t-elle d’un débat un peu à la sauvette, à l’occasion d’un amendement concernant un dispositif qui a déjà été voté ? Je ne le crois pas […] l’on ne peut pas, au détour d’un amendement discuté en fin de soirée, rayer d’un trait de plume les dispositions contenues dans le Préambule de 1946 ». Il ajouta que « le Préambule de la Constitution de 1946 comporte de nombreux droits dont il convient […] de maintenir la nature et la protection constitutionnelle. Certes ce maintien pourrait éventuellement se faire d’une façon différente ; mais une réflexion de fond impliquant un autre débat que celui-là serait alors nécessaire ». Pour ces raisons il émit un avis défavorable à l’amendement proposé. Plus bref, le garde des Sceaux, Pierre Méhaignerie, sollicita le retrait de l’amendement en relevant qu’il soulevait « toute une série de questions complexes, délicates et passionnantes », mais que cette « thèse peut difficilement être traitée dans le cadre du débat sur l’actuel projet de loi constitutionnelle ».
Il est évident qu’une part essentielle de positionnement politique face à l’écrasante nouvelle majorité parlementaire explique les défenses de l’opposition. Pour autant, on a vu que, même des parlementaires appartenant à la majorité prirent la parole pour refuser toute remise en cause du bloc de constitutionnalité, et l’on peut faire l’hypothèse que l’initiative d’Étienne Dailly a plutôt fait prendre conscience aux parlementaires de la majorité, favorable à la réforme constitutionnelle, que celle-ci ne devait pas être interprétée autrement que comme une réaction à une décision particulière du Conseil constitutionnel qui l’empêchait de mettre en œuvre son programme sur un point jugé sensible politiquement. Le vent de fronde fut donc contenu.
Conclusion
L’étude des débats ayant eu lieu lors de l’examen puis de l’adoption de la loi constitutionnelle du 25 novembre 1993 témoigne d’une extrême tension entre le pouvoir politique et le Conseil constitutionnel. C’est une décision rendue par ce dernier – décision dont l’histoire précise reste à écrire – qui mit le feu aux poudres. La logique guidant les comportements des acteurs de la révision constitutionnelle portait principalement sur le texte de celle-ci et ses enjeux directs pour la politique de la France en matière de droit d’asile ; pour une part cependant, elle dépassa l’examen du texte pour laisser se développer un véritable débat sur le contrôle de conformité des lois au bloc de constitutionnalité effectué par le Conseil constitutionnel. La séquence étudiée permet de vérifier que le Parlement et le Conseil constitutionnel « sont à la fois les principaux créateurs de droit du “système de la Constitution” et deux des acteurs les plus antagonistes puisqu’ils doivent se partager un domaine, “le” domaine de la production de normes, et que chacune de leurs actions est susceptible de constituer une occasion de vérification de leur légitimité à les produire ». L’étude appelle trois types de remarques.
1) Si le Conseil constitutionnel et son contrôle de la conformité des lois au bloc de constitutionnalité paraissaient bien implantés depuis 1971, un inconstatable déraillement eut lieu dans une confrontation directe avec la majorité parlementaire écrasante qui venait d’être élue en 1993 et qui s’estimait donc pleinement légitime à traduire son programme politique sur le plan législatif. De ce point de vue, si Pierre Bourdieu peut évoquer « l’efficacité symbolique » des décisions judiciaires, comme celle « qu’exerce toute action lorsque, méconnue dans son arbitraire, elle est reconnue comme légitime », tout le débat portant sur l’examen du projet de loi constitutionnelle démontre que les décisions du Conseil constitutionnel ne bénéficiaient pas – à tout le moins pas complètement – de cette efficacité symbolique : non seulement une de ses décisions est remise en cause et va même être surmontée par les détenteurs du pouvoir constituant, mais c’est rétrospectivement le tournant extensif pris par sa jurisprudence au début des années 1970 et ainsi l’étendue de ce qu’on a pu appeler son pouvoir qui va être discuté non par des juristes, mais par des parlementaires, soucieux de ne pas se laisser déposséder d’un pouvoir qu’ils estimèrent être le leur : celui de faire la loi.
Dans ce contexte de défiance, la mise en cause du Conseil constitutionnel lors de la réunion du Parlement réuni en Congrès conduisit le président de l’institution d’alors, Robert Badinter, à sortir de sa réserve et à publier une tribune dans la presse, le 23 novembre 1993, afin de « rappeler quelques données qui [lui] paraissent avoir été perdues de vue ». Après avoir précisé que « dans tout État démocratique, rien ne peut empêcher que le juge soit source de droit », il considéra notamment que le Parlement s’est « rallié » à l’interprétation délivrée dans la décision Liberté d’association en étendant en 1974 la saisine du Conseil constitutionnel. Selon lui, « le Parlement de l’époque savait en effet que, saisi par soixante députés ou soixante sénateurs de l’opposition, le Conseil constitutionnel se prononcerait sur la constitutionnalité des lois votées au regard des principes qui forment “le bloc de constitutionnalité” et qui découlent pour une grande part du Préambule de la Constitution ». Refusant toute régression consistant à remettre en cause le contrôle de conformité des lois au regard de ce Préambule et récusant toute dérive vers un gouvernement des juges, il affirma que l’institution qu’il présidait « s’inscrit dans une conception de la démocratie fondée sur un équilibre complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs, qui innove au regard de la tradition politique française ». De fait, cette séquence sera la dernière dans laquelle des parlementaires remettront en nombre et aussi crûment en cause le contrôle de constitutionnalité des lois exercé par le Conseil constitutionnel. En effet, lors de la révision constitutionnelle relative à la Charte de l’environnement, ce fut le constituant lui-même qui prit la peine d’étendre expressément le champ du bloc de constitutionnalité alors même qu’il en sacralisa une partie essentielle avec l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité en 2008 en conférant un statut particulier aux droits et libertés que la Constitution garantit. On constate un basculement majoritaire de la perception, par la classe politique, du contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel allant de pair avec une célébration du bloc de constitutionnalité. La fronde de 1993, qui fut donc sans lendemain, apparaît ainsi à rebours comme l’ultime tentative de mise en cause du contrôle de conformité des lois au bloc de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel.
2) Sur un plan plus théorique, les parlementaires sensibles au risque du « gouvernement des juges » ont principalement développé un argument qui n’était pas inconnu puisqu’il avait été formulé sous la plume de Hans Kelsen, celui de la grande généralité des énoncés interprétés par le Conseil constitutionnel pour contrôler la conformité de la loi à la Constitution. En effet, si Hans Kelsen n’entendait pas limiter le contrôle de constitutionnalité à celui de la régularité formelle de la loi et l’étendre à son contenu « si les normes du degré supérieur contiennent des dispositions sur ce point aussi », il n’en restait cependant pas indifférent quant au contenu des normes constitutionnelles. Il affirmait ainsi que « les normes constitutionnelles ne doivent pas être rédigées dans des termes trop généraux, en vue de leur application par un tribunal constitutionnel ». C’est dans cette perspective qu’il déconseillait la formulation de dispositions trop vagues, et notamment celles énonçant des principes tels ceux de liberté ou d’égalité car « dans le domaine de la justice constitutionnelle, elles peuvent jouer un rôle extrêmement dangereux. On pourrait interpréter les dispositions de la Constitution qui invitent le législateur à se conformer à la justice, à l’équité, à l’égalité, à la liberté, à la moralité, etc., comme des directions relatives au contenu des lois ». La réserve de Hans Kelsen ne se limitait pas au seul cas d’énoncés relatifs à des principes, il reconnaissait également que « la limite entre ces dispositions et les dispositions traditionnelles sur le contenu des lois que l’on trouve dans les déclarations de droits individuels s’effacera facilement, et il n’est dès lors pas impossible qu’un tribunal constitutionnel appelé à décider de la constitutionnalité d’une loi l’annule pour le motif qu’elle est injuste, la justice étant un principe constitutionnel qu’il doit par conséquent appliquer ». Toute la finalité de cette analyse était de faire le lien entre de telles dispositions et le pouvoir de la juridiction amenée à les interpréter : « la puissance du tribunal serait alors telle qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable. » Ainsi, Hans Kelsen reconnaissait lui-même la nécessité de restreindre la marge de concrétisation du juge constitutionnel en s’assurant que le droit constitutionnel formel soit suffisamment précis. Reste qu’en tout état de cause, pour lui, « même si la loi est inconstitutionnelle car son contenu est contraire à la Constitution, son caractère inconstitutionnel découle du fait qu’elle n’a pas été adoptée selon la procédure de révision constitutionnelle : ici, le jugement de constitutionnalité matérielle n’existe pas […] c’est toujours un jugement de constitutionnalité formelle, c’est-à-dire sur la manière selon laquelle la loi a été produite ».
À l’inverse, en 1993, aucune intervention, pas même celle d’Étienne Dailly, qui s’en défendit expressément, ne visait à remettre en cause globalement le contrôle de constitutionnalité des lois rendu possible par l’article 61 de la Constitution et donc l’existence même du Conseil constitutionnel. La séquence ne mobilisa donc nullement une défiance totale envers le contrôle de constitutionnalité des lois comme celle que pouvait exprimer Carl Schmitt, pour qui une cour constitutionnelle « décidant de tous les conflits d’interprétation des lois constitutionnelles, serait en réalité une instance de haute politique, puisqu’elle aurait à trancher aussi – et surtout – ces doutes et divergences d’opinions qui résultent des particularités du compromis dilatoire de façade ». Il ajoutait que « distinguer ici les problèmes juridiques et les problèmes politiques, supposer qu’une affaire de droit public pourrait être dépolitisée – c’est-à-dire en fait “désétatisée” – est une fiction douteuse ». Loin de ces considérations, les titulaires du pouvoir constituant en 1993 reconnaissaient la légitimité de l’office du Conseil constitutionnel, même si c’était sur un mode minimaliste pour certains.
3) Par un ultime pied de nez, peut-être symptomatique des étranges particularités de la justice constitutionnelle française, quatre des parlementaires les plus virulents à l’endroit du Conseil constitutionnel lors de la séquence étudiée allaient en devenir membres quelques années plus tard. Étienne Dailly, le plus vigoureux défenseur des droits du Parlement et redoutable procureur des largesses interprétatives du Conseil constitutionnel, en fut nommé membre le 22 février 1995 par le président du Sénat. Il n’eut guère l’occasion de s’y illustrer, décédant le 25 décembre 1996. C’est Yves Guéna, un partisan de la grande prudence du juge constitutionnel dans l’interprétation de la Constitution, qui fut nommé pour le remplacer le 3 janvier 1997 par le président du Sénat avant de présider l’institution à partir de 2000 et d’être remplacé à ce poste par Pierre Mazeaud en 2004, lui qui avait été nommé membre du Conseil le 21 février 1998 par le président de la République malgré ses réserves, clairement exprimées, contre l’extension de la compétence ratione materiae de l’institution. Pour sa part, Michel Charasse, dont on a vu qu’il s’était singularisé à gauche pendant les débats étudiés, fut nommé membre du Conseil le 25 février 2010 par le président de la République. Tous les quatre furent nommés par des autorités politiques qui avaient appartenu, de près ou de loin, à la majorité parlementaire de 1993. Peut-être est-ce là finalement le destin des frondeurs que de les voir, plus ou moins tardivement, rentrer dans le rang et s’assagir, à l’image de celui qui est peut-être le frondeur le plus célèbre de l’histoire de France, le Cardinal de Retz.
Jean-Sébastien Boda
Docteur en droit.
Pour citer cet article :
Jean-Sébastien Boda « Un vent de fronde contre le contrôle de constitutionnalité des lois. Analyse des débats parlementaires sur la révision constitutionnelle du 25 novembre 1993 », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/un-vent-de-fronde-contre-le-controle-de-constitutionnalite-des-lois.-analyse-des-debats-parlementaires-sur-la-revision-constitutionnelle-du-25-novembre-1993-1921]