Pour la seule fois dans l’histoire constitutionnelle, la Charte de 1814 désigne le l’Église catholique comme la « religion de l’État » (art. 6). Cette disposition — dont nombreux considèrent qu’elle ne veut « rien dire » — vient-elle heurter la liberté des cultes également proclamée (art. 5). Si en principe, la religion des particuliers en leur for intérieur ne vient pas heurter la religion de l’État dans ses manifestations extérieures, il est des circonstances dans lesquelles la séparation est difficile à  réaliser : le serment des certains agents publics, l’interdiction de se marier des prêtres ayant renoncé, l’obligation pour les non-catholiques de décorer leur maison lors de cérémonies publiques ou encore l’obligation de chômer le dimanche sont autant d’occasion de devoir concilier la liberté de religion des citoyens et la religion de l’État. Si cette conciliation ne se fait pas en interprétant directement la Charte, qui est dépourvue de valeur normative, elle n’en est pas moins la référence privilégiée pour interpréter les lois.

The Restoration of the State Religion and the Freedom of ReligionFor the only time in constitutional history, the Charter of 1814 defines the Catholic Church as the “religion of the State” (art. 6). Is this provision – considered by many as meaningless – conflicting with the freedom of religion, also proclaimed by the Charter (art. 5)? In theory, an individual’s inner religion is not inconsistent with outer expressions of State religion. There are instances, however, where it is actually difficult to find a clear-cut separation: the oath pronounced by some public officials, the prohibition of marriage for renouncing priests, the obligation for non-Catholics to decorate their house for public ceremonies or the obligation not to work on Sundays. These are all cases in which the freedom of religion recognized to citizens and the existence of a State religion have to be reconciled. This cannot result directly from interpreting the Charter, which lacks normative status, but the Charter remains nonetheless the privileged reference for construing statutes.

L’expression « religion de l’État » est employée pour la première et unique fois de notre histoire constitutionnelle en 1814. Généralement regardée comme lourde d’ambiguïtés et de sous-entendus, elle figure à  l’article 6 de la Charte. Elle serait une sorte d’atténuation de l’expression « religion d’État » en ce qu’elle ne serait pas incompatible avec l’article 5 qui dispose que « chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection ». Elle serait en même temps une sorte de durcissement de l’expression — il est vrai toute descriptive — de religion professée « par la majorité des Français », retenue par le régime qui a précédé la Restauration, comme par celui qui l’a suivie. Expression moyenne ou de compromis qui, comme la Charte elle-même, ne serait ni un retour à  l’Ancien Régime ni un prolongement assumé de la Révolution.

On doit préciser toutefois que pour nombre de contemporains de la Charte, « religion de l’État » ne veut rien dire de précis. Un témoignage fourni par le comte Beugnot, commissaire du roi à  l’occasion de la rédaction de la Charte est éclairant à  cet égard. Il raconte que Boissy d’Anglas, issu d’un milieu protestant, s’était insurgé lors d’une réunion de la commission contre cette façon d’« établir une religion dominante et de renvoyer les autres cultes parmi les cultes étrangers, de ceux que le catholicisme tolère tant qu’il est le plus faible, qu’il tracasse dès qu’il en a les moyens, et qu’il proscrit s’il devient le plus fort ». Pour contrer Boissy d’Anglas, d’autres membres de la commission suggèrent que cette formulation n’implique nullement la supériorité d’un culte sur un autre : puisque la religion catholique est celle de la majorité des Français, « l’État comme les autres fidèles (sic.) » doit se voir reconnaître le droit « d’avouer la religion qu’il professe ». La conversion s’anime. Et le sénateur Garnier finit par affirmer qu’il ne trouve « aucun sens » à  cette expression et, dès lors, qu’il attache « assez peu de prix à  la place qu’occuperait cette déclaration ». L’article finit par être adopté à  l’unanimité moins quatre voix sans que le sens exact que ses auteurs entendaient lui donner pût être précisé. Dans la biographie qu’il lui consacre, Emmanuel de Waresquiel rapporte que Talleyrand s’est prévalu auprès de Madame de Duras de la paternité de la formule : « j’ai suggéré ces mots parce qu’ils ne signifiaient rien du tout ». Si l’on reconnaît ici la proverbiale modestie du prince de Bénévent, force est tout de même de reconnaître que de nombreux contemporains n’ont pas attaché à  la formule un sens précis.

Si l’expression est en effet très équivoque au plan de sa signification politique, on entend montrer qu’elle est une expression adéquate pour rendre compte du régime juridique du culte catholique sous la Restauration. Si l’on excepte les régimes dans lesquels l’État est sans religion et ceux dans lesquelles il n’y a pas de liberté religieuse, l’expression « religion de l’État » permet de rendre compte de la compatibilité entre la liberté de religion et l’absence de « laïcité ».

Pour ce faire, il faut distinguer deux niveaux : la religion que l’État peut avoir ou non d’une part, et la religion que les citoyens (ou les sujets) peuvent avoir ou non d’autre part. En intégrant la notion de « religion reconnue », cela donne sept combinaisons possibles. 1/ L’État peut ne pas avoir de religion, c’est-à -dire être neutre, et laisser les sujets libres d’en avoir une. 2/ L’État peut ne pas avoir de religion et laisser les citoyens en avoir une à  condition que celle-ci soit reconnue par lui ou 3/ leur interdire d’en avoir une. (Dans ces deux dernières hypothèses, la liberté de conscience ou de religion n’existe pas car, pour être accepté et protégé, un culte doit être préalablement autorisé et reconnu par l’État, lequel peut évidemment refuser cette reconnaissance : ceux qui ne professent pas une des religions reconnues ne sont pas libres, quand même leur culte est plus ou moins toléré.) 4/ L’État peut avoir une religion et exiger que les citoyens aient la même, 5/ accepter que les citoyens n’aient pas tous la même à  condition qu’ils aient l’une de celle qui est reconnue par cet État, ou encore 6/ laisser libres les citoyens de professer celle de leur choix, enfin 7/ il peut, ce qui est hautement improbable, interdire toute religion aux citoyens. En 1814, on se trouve dans la situation où l’État dit avoir une religion et laisser les citoyens la possibilité d’en choisir une parmi celles qu’il reconnaît (c’est-à -dire la cinquième hypothèse).

Il faut noter que, contrairement aux États-Unis, il n’y a pas de culture de liberté de religion en France, parce que l’État a l’habitude d’instrumentaliser les cultes au profit du politique, conformément à  la tradition gallicane née à  la fin du Moyen ge. Ainsi, la politique de reconnaissance des cultes reste marquée par cet interventionnisme en vertu duquel la religion demeure un instrument pour l’État, même s’il y a pluralité de religions reconnues. Pour les autres religions ou pour les manifestations religieuses non encadrées par les articles organiques, bref, pour les simples « associations de croyants », il y a le code pénal et son envahissant article 291. Pas de tradition de liberté, pas davantage de tradition d’égalité compte tenu de l’écrasante suprématie du culte catholique sur les autres : en 1814, se pose la question de la préférence en faveur de la « religion de l’État » par rapport aux autres religions reconnues, et, dans une moindre mesure puisqu’ils n’existent pas officiellement, par rapport aux cultes non reconnues.

Les zones de frottements et de difficultés possibles lorsque l’État a une religion unique et qu’il reconnaît une pluralité de religions peuvent être identifiées à  l’égard de l’État lui-même, à  l’égard de ses agents, à  celui des ministres du culte et, enfin, des simples particuliers. Au niveau de l’État lui-même, le fait qu’un régime se dise fondé sur le droit divin, que la succession au trône respecte un rituel religieux particulier (cérémonie, pompe, serment, etc.), que les assemblées parlementaires prononcent des prières selon une liturgie singulière ou qu’elles se rassemblent dans un édifice cultuel pour demander au Ciel de les éclairer dans leurs délibérations ou encore que le chef de l’État soit par ailleurs le chef de l’Église officielle ou établie peut être indifférent au fait de laisser les citoyens libres de professer la religion de leur choix. Au niveau des agents de l’État, le fait que des fonctionnaires ou des agents publics (magistrats, professeurs, militaires, etc.) doivent prêter un serment selon un rituel religieux qui ne correspond pas ou qui est interdit par son propre culte, que des militaires soient tenus de rendre les honneurs à  l’occasion de cérémonies ou de manifestations purement religieuses peut porter atteinte à  la liberté de conscience desdits agents. Mais l’on peut aussi soutenir qu’il faut distinguer ce qui relève de l’obligation religieuse personnelle de ce qui ressortit à  l’obligation professionnelle liée à  la religion de l’État. Au niveau de ministres du culte, le fait qu’un ancien prêtre soit dans l’impossibilité légale de se marier alors que sa hiérarchie a pris acte de sa volonté de quitter son état peut être regardé comme une atteinte à  sa liberté de conscience, mais on a pu soutenir aussi que la religion de l’État justifie une telle interdiction. Enfin, au niveau des particuliers, le fait qu’un maire demande que les maisons de tous ses citoyens, quelle que soit leur foi (ou leur absence de foi), soient décorées et ornées au passage des processions religieuses peut être considéré comme une atteinte à  la liberté de conscience mais a pu aussi être expliqué comme une suite nécessaire de l’existence d’une religion de l’État.

Sous la Restauration, les difficultés liées à  la manière dont l’instauration d’une « religion de l’État » pèse sur la liberté de conscience et de culte sont politiquement nombreuses et délicates, elles le sont toutefois beaucoup moins sur le plan juridique. Cela s’explique par le fait que les difficultés juridiques naissent de l’application du concordat, des articles organiques et d’autres dispositions légales (spécialement le Code pénal) adoptées avant 1814, normes que ne révolutionne nullement l’adoption de la Charte qui n’est pas opposable devant les tribunaux. Dans ces conditions, les problèmes ne sont pas très différents lorsque le catholicisme est regardé comme la « religion de l’État » ou comme « religion de la majorité des Français ». Malgré l’absence de contrôle de la constitutionalité de la loi par voie d’exception, l’article 6 de la Charte sert de clef d’interprétation des textes législatifs : en cela, la formule n’est pas indifférente.

Cet article a été interprété dans deux directions principales. Les « libéraux » estiment que toute tentative tendant à  forcer un citoyen non catholique à  rendre des hommages à  la religion de l’État, quelque que soit leurs formes, porte atteinte à  la liberté de culte et prive l’article 5 de la Charte de sa raison d’être. Les « religieux », souvent « ultras », pensent au contraire que le culte catholique doit être, sinon le seul, au moins le plus visible et que la religion de l’État doit primer sur les autres au point de rompre l’égalité entre elles promise par l’article 5 et au point de rogner la liberté de conscience et de culte des non-catholiques. Néanmoins, ces deux interprétations ont en commun de penser un continuum entre religion privée et religion publique, ou pour l’écrire autrement, le respect intime et le respect extérieur d’un culte. Il y a toutefois une troisième interprétation que l’on rencontre ici ou là  au fil de la jurisprudence ou des commentaires qui entend renvoyer les deux premières dos-à -dos. Elle consiste à  distinguer, autant que faire se peut, la religion privée de la religion de l’État. Cette dernière se manifeste par un culte « public » auquel on doit un respect « extérieur » parce que l’on voue un culte ou, au moins, parce que l’on extériorise une forme de dévotion à  l’État. Dans cette mesure, il y aurait peu de différence entre le respect dû à  la religion de l’État et celui que est dû à  un État sans religion qui impose une participation ou une attitude particulière lors des fêtes nationales ou patriotiques (dans la logique antique). La déférence que chacun doit à  la religion de l’État serait donc strictement indépendante de la foi privée : l’une aurait en vue le salut public, l’autre le salut de l’âme d’un individu. Cette dernière interprétation pourrait être regardée comme insidieusement mais radicalement subversive en ce qu’elle laisse la porte ouverte à  une certaine forme d’hypocrisie. Ce que l’on croit vrai au plan privé ne l’est pas au plan public de sorte que la piété publique de certains peut ne pas être sincère. Une sorte de tartufferie politique. Travers dont on mesure les dégâts collatéraux immédiatement : l’on peut se prendre à  douter que le pouvoir royal vient vraiment de la providence divine, ne plus être certain que la famille royale est vraiment élue de Dieu, etc., tout en se prosternant obséquieusement lors des cérémonies publiques. L’ordre constitutionnel s’en trouverait considérablement fragilisé. L’on peut aussi prendre au sérieux la sincérité de quelqu’un qui séparerait religion de l’État et religion privée. Nulle hypocrisie lors des cérémonies publiques : la foi dans l’État étant une fides de l’Ici-bas tandis que la foi dans la religion resterait une espérance pour l’Au-delà .

En tout état de cause, les zones de frottements entre les sphères étatique et privée de la foi religieuse se rencontrent tant en ce qui concerne les agents publics (I) que les particuliers (II).

I – Les obligations religieuses étatiques des agents publics

Qu’ils soient laïcs ou clercs de cultes reconnus, les agents publics sont tenus à  un certains nombre d’obligations à  caractère politique qui se traduisent sous la forme du rituel de la religion de l’État, à  savoir la religion catholique. Pour les agents laïcs, ces rituels peuvent entrer en contradiction avec leur foi privée. Pour les anciens ministres du culte catholique, l’interdiction de se marier vient heurter la logique d’une liberté de conscience qui s’inscrit dans la durée.

Les agents laïcs

Le serment de fidélité des agents publics au chef de l’État est parfois présenté comme un vestige hérité de l’Ancien Régime largement dépourvus de sens depuis la Révolution et spécialement depuis la proclamation de la liberté des cultes (qui comporte celle de ne pas en avoir). Pourtant, cette pratique est fréquemment utilisée pour s’assurer de la fides politique et constitutionnelle des serviteurs de l’État au gré des nombreux régimes qui se sont succédés au XIXe siècle.

Par une circulaire du 6 août 1814, Louis XVIII demande à  tous les « fonctionnaires publics », administratifs et judiciaires, de jurer et promettre « à  Dieu de garder obéissance et fidélité au roi, de […] n’entretenir aucune ligue qui serait contraire à  son autorité » et de l’informer de tout ce qui pourrait se tramer à  son préjudice. Le sens de ce serment est résolument civil et politique, la dimension religieuse relève nettement de la religion de l’État et bien peu de la foi privée de celui qui le prête. Une autre formule, prononcée par les princes, pairs, députés et ministres, est étendue à  tous les fonctionnaires de l’ordre administratif sur instruction du ministre de l’intérieur Lainé le 3 juin 1816. Sa tonalité ne traduit pas d’inquiétude : « Je jure fidélité au roi, obéissance à  la Charte constitutionnelle et aux lois du royaume ».

Les plus inquiets à  propos des nouveaux articles constitutionnels et de ce serment ne sont pas les protestants ou les juifs mais les catholiques. Et c’est pourquoi le duc de Blacas, ambassadeur de France à  Rome indique au pape en 1817 pour le rassurer qu’un tel serment ne pouvait nullement obliger ceux qui le prêtaient à  rien de contraire à  leur croyance (comme pour certains Quakers et certains Anabaptistes). Lorsque le même problème s’est posé en 1830, le pape Pie VIII adopte la même position : « le roi Louis XVIII [ayant expliqué le sens du serment] de manière à  lever tout soupçon d’un sens hétérodoxe […], il n’y a rien qui nous donne lieu de croire révoquée l’explication donnée à  cette époque pour expliquer le sens du serment, les fidèles qui jusqu’ici se servaient licitement de cette formule […] pourront donc encore aujourd’hui prêter dans les mêmes termes le serment de fidélité au nouveau roi ». C’est donc à  la demande de l’Église catholique, craignant pour sa propre liberté, que le serment de fidélité au roi dérivant directement de la « religion — catholique — de l’État » est d’une certaine manière politisé. Bref ce serment n’engage pas sur le plan de la religion privée ceux qui le prêtent.

Aux antipodes de la critique du serment reposant sur la préservation de la religion privée, il y a la critique juridique : le serment est soit contraire à  l’égalité, soit dépourvu d’efficacité. Si le serment consiste à  prendre à  témoin la divinité de la vérité d’un fait ou de la sincérité d’une promesse (l’invocation) tout en se soumettant par avance à  sa vengeance en cas de parjure (l’imprécation), deux solutions se présentent. S’il est obligatoire pour tous, la liberté religieuse est ignorée, spécialement pour l’athée. S’il ne l’est pas, alors la liberté religieuse est préservée mais l’obligation juridique repose sur du sable, car chacun peut décider en conscience de la force de sa propre obligation. Cette argumentation ne prend pas en considération la foi que l’on peut attacher à  la religion de l’État, avec cette hypothèse d’un individu qui serait athée sur le plan personnel (qui n’aurait pas de « religion privée ») mais qui prendrait suffisamment au sérieux l’État pour que sa foi publique l’oblige.

Le serment est également contesté, non plus sur le plan de l’ignorance de l’égalité ou du défaut d’efficacité, mais en raison de son ignorance de la liberté de religion, rejoignant ici la critique « religieuse » mais par une autre voie. Prendre à  témoin son Dieu est un acte religieux, qui doit être libre et volontaire, par conséquent imposer légalement à  tel fonctionnaire un serment est par définition une atteinte à  cette liberté. Cessant d’être volontaire, il ne peut engager personne, pas seulement l’athée mais également le croyant dont la foi est libre par essence. À nouveau, il est difficile de trouver une place au serment sans attacher quelque importance à  la « religion de l’État », laquelle doit être absolument détachée de la religion privée.

La question de l’articulation entre respect de la liberté de conscience et religion de l’État se pose également à  propos de l’obligation qui est faite à  tous les militaires de rendre les honneurs au passage du saint sacrement ou au viatique (décret du 24 messidor An XII, 13 juillet 1804) : présentation des armes, genou à  terre, inclinaison de la tête, etc. Pour un militaire non catholique ou athée, une telle obligation est-elle de nature à  porter atteinte à  sa liberté de conscience et la religion de l’État peut-elle servir d’argument en faveur d’une telle obligation ? Il est à  noter que parmi les « fonctionnaires publics », les militaires ont un rapport particulier à  la mort, donc à  la religion, que cette religion soit « privée » ou « étatique ». L’État est parvenu à  capter à  son profit le « pro patria mori » en se dotant d’une forme de religiosité propre qui touche naturellement et spécialement les militaires.

La réponse à  la question de l’impact de la reconnaissance d’une religion de l’État dans la Charte a été apportée a fortiori. Le ministre de la guerre, le maréchal Soult, a considéré que « le catholicisme [n’étant] pas plus religion de l’État, à  l’époque où le décret a été publié, que sous la Charte de 1830 », il y avait toujours lieu en 1831 de rendre les honneurs au passage du saint sacrement. À plus forte raison donc, cela s’imposait-il sous l’empire de la Charte de 1814 et de la « religion — catholique — de l’État ». La justification donnée ici est qu’en rendant les honneurs, le militaire n’agit pas de manière individuelle et volontaire, donc d’une manière qui ne peut être assimilée à  un acte de foi, mais en obéissant à  la loi publique de respect d’un corps constitué envers la religion de l’État. La liberté de conscience — individuelle — est garantie au citoyen, elle ne saurait l’être au militaire, fondu dans un corps.

Cohérent avec la logique du continuum entre religion privée et religion de l’État, Nachet est très hostile à  cette solution. Demander à  des militaires juifs ou luthériens de se prosterner devant le saint sacrement revient à  en faire, non des « acteurs », car « tout est réel » mais à  leur ordonner « de croire que le Dieu vivant lui-même s’offre à  [ses] regards au milieu de cette pompe religieuse », ce qui revient à  « déchirer la Charte ». Nachet plaide, plus que pour une sorte d’objection de conscience qui conduirait à  révéler sa propre foi religieuse, pour une suppression pure et simple de cette obligation qui transforme le militaire « en un instrument de parade et de décoration », mais qui surtout ôte « toute moralité à  ses actes » puisque qu’il est tenu d’agir de manière contraire à  ce qu’il croit.

À nouveau la question peut être résolue en pensant la religion de l’État indépendamment de la religion privée : il faut considérer que se prosterner devant le saint sacrement par obligation légale et en qualité de militaire n’est pas un acte de foi catholique, mais un acte de foi dans un État, qui a pour religion le catholicisme, qui pourrait en avoir une autre ou ne pas en avoir. Elle serait plus difficile à  résoudre dans les régimes où le catholicisme n’est pas « religion de l’État » mais professé « par la majorité des Français », soit l’Empire et la Monarchie de Juillet.

Les ministres du culte catholique

S’agissant des ministres du culte catholique, la consécration d’une religion de l’État dans la Charte va orienter la manière d’interpréter les dispositions du Code civil relatives au mariage dans un sens anti-libéral pour les prêtres ayant fait le choix de renoncer à  leur ministère et de revenir à  l’état laïc.

Le 16 ventôse An XI (6 mars 1803), Portalis avait considéré devant le corps législatif à  propos des articles du Code relatifs au mariage que « si les ministres de l’Église peuvent et doivent veiller sur la sainteté du sacrement, la puissance civile est seule en droit de veiller sur la validité du contrat. Les réserves et les précautions dont les ministres de l’Église peuvent user pour pourvoir à  l’objet religieux, ne peuvent, dans aucun cas, ni en aucune manière, influer sur le mariage même, qui en soi est un objet temporel ». Fort logiquement, le jurisconsulte en déduit que « l’engagement dans les ordres sacrés, le vœu monastique et la disparité de culte qui, dans l’ancienne jurisprudence, étaient des empêchements dirimants, ne le sont plus ». Il en est ainsi depuis « que la liberté de conscience est devenue elle-même une loi de l’État, et l’on ne peut certainement contester à  aucun souverain le droit de séparer les affaires religieuses d’avec les affaires civiles, qui ne sauraient appartenir au même ordre de choses, et qui sont gouvernées par des principes différents ». Malgré l’énonciation de ce principe, le même Portalis devenu trois ans plus tard ministre des cultes d’un Napoléon très soucieux du bon ordre de l’Église ordonne que les officiers d’état civil refusent de recevoir le mariage de prêtres qui ont renoncé à  leur ministère. En 1803 comme en 1806, le catholicisme n’est pas « religion de l’État ». Mais cet argument va être utilisé pour appuyer la thèse de l’interdiction du mariage des anciens prêtres sous la Restauration.

Il l’est à  l’occasion de l’affaire Dumonteil que la Cour de cassation a eue à  juger en 1828. Dumonteil est un prêtre du diocèse de Paris qui a quitté son état ecclésiastique, une renonciation acceptée par l’archevêque. Il souhaite se marier avec la demoiselle Rémion. Le notaire auquel il s’adresse refuse de notifier à  son père les « actes respectueux » nécessaires. Dumonteil l’attaque devant le tribunal de la Seine qui développe une argumentation en trois temps : 1/ il jette un pont entre l’Ancien régime et la Restauration : dans les deux régimes, la religion catholique est « religion de l’État », et dès lors, puisque sous l’Ancien Régime les canons de l’Église s’imposent au juge civil, il doit en être de même sous la Restauration ; 2/ il reconnaît que le Code civil ne place pas la prêtrise au rang des empêchements au mariage et l’explique par le fait qu’il a été conçu pour l’ensemble des citoyens et que les ministres catholiques sont considérés dans d’autres textes particuliers, les canons de l’Église : bref, que si les auteurs du Code civil avaient voulu autoriser les prêtres à  se marier civilement, ils l’auraient expressément prévu ; et 3/ il considère que la religion catholique étant la religion de l’État en vertu de la Charte et qu’une « pareille disposition ne peut être stérile et sans effet », « la conséquence la plus naturelle et la plus immédiate » est que l’auteur du pacte fondamental des Français « n’a pu vouloir qu’un des principes essentiels de cette religion fût violé publiquement ».

Le tribunal utilise la Charte pour interpréter le silence du Code et, partant, fait produire des effets à  la religion de l’État sur les consciences privées des citoyens. Mais il va plus loin en estimant qu’il s’agit de la violation « publique » de la religion qui est en cause ici : bref une atteinte à  un ordre public immatériel, dirait-on aujourd’hui, qui est de nature à  choquer la société de l’époque (le jugement parle d’une « atteinte la plus grave aux droits des Français catholiques, aux bonnes mœurs et à  l’ordre public »). Le respect de la religion de l’État est ici utilisé comme composante de l’ordre public : ce faisant, le prêtre qui renonce à  son sacerdoce ne cesse pas pour autant de représenter l’État et sa « turpitude » privée doit être conçue comme un attentat à  l’ordre, à  la paix et au repos publics.

En appel, l’avocat de Dumonteil, Guillaume Mermilliod, argumente sur le terrain du sens qui doit être donné à  l’expression « religion de l’État » et conteste l’utilisation qui en est faite par le premier juge. L’art. 5 accorde l’égale protection aux cultes reconnus donc il est impossible, soutient-il, de savoir selon quel rite doivent être organisées les solennités nationales et selon quelle pompe doivent avoir lieu les cérémonies publiques. L’article 6 se contente d’apporter une réponse à  cette question : le rite et la pompe catholiques. Cela concerne le sacre du monarque, l’inauguration des travaux des grands corps d’État, etc. Mais cela ne saurait concerner les individus dans leurs choix privés. Cette interprétation restrictive permet seule, affirme l’avocat, d’entrer en cohérence avec la « raison » et la « conscience » de chacun tout en étant en accord avec les « mœurs » et les « idées » du temps. Et Mermilliod de s’appuyer sur le discours tenu par Mgr Frayssinous, ministre des affaires ecclésiastiques, le 14 avril 1825, lors du débat sur la question du sacrilège : « Que faut-il entendre par l’État ? Est-ce ce seulement la multitude des Français répandue sur le sol de la patrie, et dont la presque totalité est catholique ? Non, je vois surtout l’État dans le roi, dans la famille royale, dans l’héritier du trône, dans les grands corps politiques et judiciaires, en un mot, dans tout ce qui constitue ou représente d’une manière plus spéciale la puissance qui gouverne ». L’avocat peut ainsi s’insurger : « Prétendre, par une fiction de droit, comme dans l’Ancien Régime où le catholicisme était exclusif, que cette religion est celle de l’État entendu comme composé de toute la nation, serait un mensonge flagrant, puisque la Charte reconnaît et protège l’existence d’une foule d’autres cultes. Il ne peut donc y avoir d’analogie dans le sens du mot, sous la monarchie ancienne et sous la nouvelle, puisque le principe fondamental de la liberté des cultes détruit la base de l’antique interprétation. Ainsi le prêtre catholique qui renonce au sacerdoce pourra aujourd’hui contracter mariage, malgré son titre, parce que l’art. 6 de la Charte ne peut dénaturer les droits d’égalité devant la loi que l’art. 1er confère à  tous les Français, quels que soient leurs titres, et parce qu’il serait absurde de lui refuser une faculté qu’il obtiendrait incontestablement par le moyen de l’abjuration ». Cette interprétation de l’article 6 de la Charte consiste à  distinguer clairement la religion privée de la religion de l’État et, en outre, à  considérer qu’un prêtre qui a renoncé entre dans la catégorie des « croyants privés » et cesse d’être un agent de l’État. Cette interprétation était d’ailleurs celle de Mgr Frayssinous qui avait reconnu lors de la séance de la chambre des députés du 25 mai 1826 que « autrefois l’État et l’Église étaient parfaitement d’accord sur les empêchements qu’on appelait dirimants […]. Aujourd’hui il n’en est pas de même : il est des mariages qui sont permis par la loi civile, et que la loi ecclésiastique ne permet pas ». Et d’ajouter, amer : « Qui ne sent combien il serait à  souhaiter qu’il y eût sur ce point un parfait accord ? » Pour Mermilliod, la conclusion s’impose : « il n’existe ni dans le texte ni dans l’interprétation, aucun moyen de repousser la demande du sieur Dumonteil ».

Dans son arrêt, la cour a considéré que la liberté de culte et la protection qui est offerte à  chacun d’eux par l’article 5 n’implique pas la liberté de ne pas avoir de culte. La Charte ne prévoit donc pas de protection pour ceux qui se situent à  l’écart de toute croyance. Donc, lorsque l’on appartient à  un culte, et « Dumonteil a été reçu à  sa naissance dans la religion catholique », et s’est volontairement engagé dans la prêtrise, on s’est obligé à  observer le célibat prescrit aux prêtres par les conciles dont les canons « ont été admis par la puissance ecclésiastique et sanctionnés par la jurisprudence civile ». La cour confirme le jugement du tribunal de la Seine mais ne se place plus explicitement sur le terrain de la religion de l’État de l’article 6. En revanche, elle nie la dualité d’ordres juridiques, canonique et civil, en considérant le droit des conciles exécutable en droit civil. Et, sur le plan de la liberté de religion, elle considère que changer de religion ou cesser d’en avoir une n’est pas protégé par la liberté de culte, ce qui suppose de ne pas regarder la liberté de conscience et la liberté du culte comme une non-immixtion de l’État dans la sphère privée. Bref, c’est à  bon droit que le notaire a pu refuser de demander les actes respectueux.

Opiniâtre, Dumonteil trouve un notaire plus compréhensif qui demande au père son consentement. Ce dernier refuse. Pour cette opposition, le père est condamné par le tribunal de la Seine au motif que l’opposition au mariage ne peut être fondée que sur un empêchement légal. Or le fait que son fils soit un prêtre défroqué n’en est pas un. Ce jugement est rendu en 1831, tandis que la mention de la religion de l’État ne figure pas dans la nouvelle Charte. Le tribunal juge « que, par cette énonciation, la religion de la majorité des Français, on n’a point entendu attribuer au catholicisme aucun des caractères politiques qui seraient inconciliables avec notre législation », « que la défense du mariage des prêtres n’a point été consacrée comme empêchement dans l’ordre civil » et « qu’il ne peut en être autrement sous l’empire des principes établis par la Charte de 1830, dans un État où les décisions ecclésiastiques doivent être sanctionnées par la loi ; où la législation est sécularisée, et l’état civil séparé des affaires religieuses ». Avant de juger en faveur de Dumonteil, le tribunal vérifie que sa renonciation a bien été admise par l’archevêque. Victoire sans doute satisfaisante pour l’intéressé mais le juge n’en avalise pas moins implicitement la jurisprudence de 1828 en estimant que c’est le changement constitutionnel et l’abrogation de la mention « religion de l’État » qui lui permet de donner raison à  Dumonteil.

Les parents de Dumonteil vont faire appel et la Cour va annuler ce nouveau premier jugement. La Cour considère dans son arrêt du 14 janvier 1832 que la question n’est pas liée aux dispositions constitutionnelles de l’une ou l’autre Charte. Pour elle, la réception des canons et leur applicabilité par le juge civil résulte du Concordat et des Lois organiques : le Code civil leur étant postérieur et ne les ayant pas exceptées, ils doivent être appliqués. La demoiselle Rémion ne pourra donc jamais épouser celui que son cœur avait élu et qui, pour elle, avait cessé d’être prêtre.

Dans cette affaire, la religion de l’État a pu être entendue de deux manières opposées : l’une compatible avec la liberté de culte, l’autre non. La première résulte de l’argumentation de Mermilliod pour qui la religion de l’État ne concerne que les institutions publiques et politiques et ne saurait avoir la moindre influence sur les choix religieux des citoyens, qui ne regardent pas l’État. Par conséquent, qu’un candidat au mariage civil soit un ancien prêtre doit être indifférent à  la loi civile. La seconde résulte de la présomption de vigueur des canons en droit civil étatique reposant sur l’article 6 de la Charte : la liberté de conscience est préservée dans la mesure où on a en quelque sorte hérité sa religion, mais elle ne va pas jusqu’à  autoriser un catholique à  renoncer à  son état religieux, et a fortiori à  sa foi. La solution retenue in fine fera l’économie d’une interprétation du Code à  la lumière de l’article 6 de la Charte : elle consistera à  estimer que la loi postérieure qui entend déroger à  celle qui la précède doit le faire explicitement.

Malgré plusieurs jugements de première instance rendus en faveur d’anciens prêtres désirant se marier notamment sous le Second Empire, il faut attendre un arrêt Houpin c. Sterlin du 25 janvier 1888 pour que la Cour de cassation fixe sa jurisprudence en la matière en considérant que la loi de germinal An X « n’est relative qu’à  l’organisation des cultes et nullement à  l’état civil des personnes » et que, par conséquent, elle s’applique « aux prêtres autant que ceux-ci restent prêtres ».

II – Les obligations religieuses étatiques des particuliers

Lorsque l’on quitte le service de l’État, que l’on soit ministre d’un culte reconnu ou laïc, et que l’on se tourne vers les particuliers, la religion de l’État devrait être plus éloignée et la liberté de conscience et de culte plus attentivement protégée. Pourtant, les hypothèses dans lesquelles des obligations pèsent sur les personnes privées demeurent. Le problème se pose pour le serment des juifs devant les tribunaux par exemple ou lors de la discussion de la fameuse loi du 20 avril 1825 sur le sacrilège.

On retiendra deux exemples, particulièrement controversés sous la Restauration, dans lesquelles la religion de l’État est invoquée pour faire peser des obligations spéciales sur les particuliers : la décoration du domicile lors des cérémonies publiques à  caractère religieux et la question du travail le dimanche.

La décoration du domicile lors des cérémonies religieuses

Sous la Restauration, un certain nombre de maires prennent des arrêtés qui obligent tous les habitants, y compris ceux qui ne sont pas catholiques, à  tapisser leurs maisons lors de la Fête-Dieu. Ces maires le font en application de leurs pouvoirs de police qui résultent de l’application combinée de deux textes adoptés sous la Révolution. D’une part, la loi des 16-24 août 1790 qui confie à  l’autorité municipale le soin de veiller au bon ordre lors des cérémonies publiques. D’autre part, la loi du 19 et 22 juillet 1791 qui autorise les maires à  prendre des arrêtés sur les sujets soumis à  leur vigilance. La question est donc de savoir si le fait de s’abstenir de tapisser sa maison est de nature à  troubler le « bon ordre » des cérémonies publiques. Dans cette hypothèse, la tentation de faire de la révérence pour la religion de l’État une composante de l’ordre public est grande. Évidemment, on peut s’y opposer en considérant qu’une abstention ne saurait constituer un trouble, et suggérer que c’est en prenant ce genre d’arrêtés de nature à  heurter la sensibilité religieuse que l’on est susceptible de provoquer un trouble à  l’ordre public, en rompant la paix sociale basée sur une certaine neutralité de l’espace public.

La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer de deux manières opposées en 1817 et 1819. La première affaire concerne des calvinistes de la ville de Puis-Laurent dans le Tarn, une terre réformée de longue date qui compte de nombreux protestants au moment des faits. Les prévenus, qui s’étaient abstenus d’orner leurs maisons, se défendent en soutenant qu’ils ne sont pas tenus à  une pompe étrangère à  leur culte, en se référant notamment à  l’article 5 de la Charte mais sont condamnés. La condamnation est confirmée en appel. La Cour de cassation juge, quant à  elle, que l’arrêté « n’a rien de contraire à  la liberté de professer sa religion, assurée par les articles 5 et 6 de la Charte » et que le maire « n’a mis aucune entrave à  l’exercice du culte particulier que peuvent professer les demandeurs ». La Cour ne met pas explicitement en avant la religion de l’État mais, tandis que la demanderesse invoquait le seul article 5, la Cour évoque les articles 5 et 6 pour délimiter le périmètre de la liberté de culte.

Deux ans plus tard, dans des circonstances absolument comparables, un protestant de Lourmarin dans le Vaucluse est sanctionné. Dans sa plaidoirie, le procureur général Mourre annonce qu’il faudra à  la cour « concilier » les articles 5 et 6 de la Charte, conciliation qui sera « au fondement de l’arrêt ». Il se lance également dans un exposé très étayé relatif à  l’histoire des droits des protestants sous l’ancienne monarchie : en particulier, de nombreux édits du XVIe siècle, avant même celui de Nantes, exceptaient les protestants de l’obligation de tapisser leurs maisons à  l’occasion des fêtes catholiques. Lorsqu’ils refusaient, les autorités le faisaient à  leur place mais à  leurs frais. L’édit de révocation de Nantes n’évoque pas le sujet, en feignant de considérer qu’il n’y a plus de protestants en France. S’agissant de l’application de la Charte, le procureur estime que pour un catholique, le fait de tapisser est constitutif de « l’ordre public », « le refus est une insulte », « la loi violée, c’est la Charte, qui déclare que la religion catholique est la religion de l’État ». Les catholiques du point de vue de leur religion privée doivent vénérer la religion de l’État, car c’est la même, soutient en substance le procureur.

En revanche, il admet que les protestants qui refusent de tapisser fassent prévaloir leur liberté de culte (privé) sur l’obligation cultuelle (publique) qui dérive de la religion de l’État. Ce faisant, ils ne troublent pas l’ordre public conçu par la loi de 1790, car ils ne provoquent ainsi nul « tumulte » ou « désordre ». Conclusion : « les protestants seront confirmés dans cette juste idée que notre monarque n’a voulu aucun sacrifice contre leur religion et leur conscience ; mais ils se diront en même temps que, hors de là , il attend tout de leur devoir, de leur amour et de leur reconnaissance ». Il sera suivi par la Cour de cassation, présidée par le garde des sceaux, le libéral Pierre de Serre.

Commentant la plaidoirie du procureur, Nachet s’étrangle à  l’idée que l’on puisse imposer cela à  un catholique. « Oui religion de l’État et non pas loi de l’État. Si elle n’est pas loi de l’État, c’est-à -dire si elle n’est pas légalement obligatoire pour tous les citoyens, pourquoi voulez-vous qu’elle le soit pour quelques-uns ? […] Si, au contraire, elle est loi de l’État, pourquoi souffrez-vous que certains la violent impunément ? » Au fond, dès qu’il est question de l’individu en qualité de personne privée, la religion de l’État n’a pas à  être invoquée parce que précisément elle est celle de l’État, et non celle des citoyens, laquelle est libre et protégée. L’État n’a pas à  s’enquérir de la croyance d’un individu quand même cet État a une religion.

Les jours chômés

Trois jours après l’octroi de la Charte, le directeur général de la police de Louis XVIII, le comte Beugnot, prend une ordonnance relative à  l’observation des fêtes et des dimanches laquelle est suivie d’une loi du 18 novembre 1814 : interdiction à  tous les citoyens, et pas seulement les fonctionnaires publics, de travailler le dimanche et les quatre jours fériés (noël, ascension, assomption, toussaint), quelle que soit leur religion.

À la Chambre des députés, le chevalier de Salerton défend le projet le 14 octobre 1814 en assurant que « la religion catholique n’est plus ce qu’elle était avant 1789, dominante et exclusive » puisque « les autres cultes sont non seulement permis, mais protégés, et plusieurs d’entre eux sont salariés par l’État ». Néanmoins, il considère qu’il faut « une loi pour fixer les droits et les prérogatives de la religion de l’État, pour prescrire les marques extérieures de respect que les citoyens de tous les cultes lui doivent, et pour arrêter en même temps les prétentions exagérées qui pourraient s’élever à  cet égard ». Salerton propose ici de distinguer avec une certaine netteté la religion privée et la religion de l’État : la seconde ne repose pas sur le libre engagement des individus, elle relève d’une logique institutionnelle pour laquelle la loi doit fixer les droits et les prérogatives mais aussi les limites. Cette dimension institutionnelle explique que la loi n’exige, comme l’indique Salerton, que « le respect extérieur dû à  la religion de l’État », car l’État ne peut pas aller jusqu’au respect intime ou intérieur. En outre, il tente de minimiser l’impact de cette obligation institutionnelle sur la religion privée des non-catholiques en insistant sur le fait que le « repos prescrit par [la loi] les dimanches et jours de fêtes est aussi un des préceptes des autres cultes chrétiens pratiqués par la presque totalité du surplus de la nation ». Et Salerton d’assurer in fine que cette loi repose sur une « attention scrupuleuse de ne jamais porter atteinte à  la liberté des citoyens ».

Cette orientation « libérale » donnée à  la loi n’a guère été retenue par la Cour de cassation. Deux vignerons sont pris par un garde champêtre en train de travailler un dimanche. Ils se défendent en indiquant qu’ils travaillaient dans un jardin clos de haies sèches (c’est-à -dire, composées de morceaux de bois entrelacés fixant une séparation nette avec l’extérieur). Pour autant, la Cour note que cette haie sèche n’empêchait pas nécessairement « le public de voir ce qui s’y faisait » et que, par conséquent, le travail devait être réputé extérieur et la loi enfreinte. L’interdiction du travail le dimanche étant fondée sur le respect extérieur pour la religion de l’État, non sur la vertu ou la piété de chaque citoyen, doit-elle être entendue précisément comme l’interdiction de se faire voir en train de travailler ou bien comme l’interdiction de perturber les cérémonies catholiques qui se déroulent le dimanche ? Il y a des raisons de penser que le public a dû porter un regard attentif et inquisiteur à  travers cette haie sèche pour voir les accusés travailler, et qu’une attitude simplement passive consistant à  suivre son chemin n’aurait pas conduit le public à  les voir. Dans cette dernière hypothèse, le respect « extérieur » à  la religion de l’État aurait pu être considéré comme préservé.

Nachet va encore plus loin : à  ses yeux, le respect extérieur dû à  la religion de l’État doit consister à  ne pas insulter ou perturber ceux qui chôment parce qu’ils se rendent à  quelque cérémonie religieuse, mais cela ne doit aller jusqu’à  une interdiction générale et absolue du travail le dimanche. Il ajoute que l’on ne peut demander à  quelqu’un d’honorer un culte particulier si ce n’est pas celui qu’il professe car honorer suppose approuver. En cela, à  nouveau, Nachet ne donne pas toute sa mesure à  la notion de religion de l’État, car le respect « extérieur » n’implique pas nécessairement approbation sincère, mais simple abstention. De la même façon, une république laïque peut demander à  des citoyens d’honorer le drapeau national et de s’abstenir de toute autre activité tel jour de la semaine, sans que cela ait une connotation cultuelle, parce que c’est la « foi de l’État ».

L’autre critique de Nachet contre la loi sur le chômage forcé le dimanche et les jours de fêtes chrétiennes est qu’elle invite à  l’hypocrisie. Elle n’interdit pas le commerce mais le commerce visible, elle n’interdit pas le travail de l’artisan, mais le travail visible. Elle invite à  « faire semblant », à  se couvrir d’un « masque catholique ». Mais c’est pourtant la logique même de la religion de l’État : cette notion suppose de distinguer la religion publique de la religion privée, et la religion publique ne s’intéresse pas au tréfonds du cœur du croyant, elle ne s’intéresse qu’à  l’apparence, à  ce qui est vu et montré, donc elle s’accommode très bien de « l’hypocrisie », ce qui peut se dire de manière moins cynique, comme un « hommage » ou une « civilité ». C’est pour cette raison que la religion de l’État, si elle est bien conçue et circonscrite, n’est pas incompatible avec la liberté et l’égalité des cultes. Pas incompatible mais néanmoins difficile à  réaliser lorsqu’une seule religion est à  la fois religion privée et religion de l’État car ce cumul entretient nécessairement la confusion.

En définitive, l’expression « religion de l’État » dont Talleyrand se félicitait qu’elle ne voulait rien dire, est assez adéquate pour délimiter les sphères de la religion libre de chaque citoyen et la pompe religieuse qui entoure les institutions sous la Restauration. En tant que mention constitutionnelle, elle a peu servi entre 1814 et 1830, sinon d’argument en vue d’interpréter des dispositions législatives. Sans lui donner une quelconque valeur normative, car le contrôle de la constitutionnalité des lois est inconnu sous la Restauration, cette disposition n’en a pas moins une utilité herméneutique.

François Saint-Bonnet est Professeur d’histoire du droit à  l’Université Paris II (Panthéon-Assas)

Pour citer cet article :

François Saint-Bonnet « La restauration de la religion de l’État et la liberté des cultes », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/la-restauration-de-la-religion-de-l'etat-et-la-liberte-des-cultes-923]