Le Conseil d’État et la survie de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII (1814-1852)
L’histoire du Conseil d’État et de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII entre 1814 et 1852 reflète, en la déformant quelque peu, l’histoire de la notion de Constitution. Selon qu’il l’entende au sens classique de régime politique ou moderne de norme supérieure, le Conseil d’État justifie plus ou moins aisément la survie de cette disposition à la Constitution qui l’a vue naître.
à Nourredine Jemal
L’article 75 de la Constitution de l’an viii semble être, avant le service public, le premier Lazare du droit administratif. Il dispose que « les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu’en vertu d’une décision du Conseil d’État : en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires ».
Or ce mécanisme – communément appelé « garantie des fonctionnaires » – est notamment demeuré célèbre pour avoir survécu à la Constitution qui l’a vu naître. En 1880, par exemple, Fuzier-Herman écrit que « cette disposition par un miracle d’équilibre juridique, était restée debout au milieu des ruines de la Constitution dont elle faisait partie et avait survécu à toutes les révolutions ». La proclamation de la iiie République en a finalement raison, le décret du 19 septembre 1870 l’abrogeant explicitement.
À quelques cent cinquante années de distance, l’urgence d’une telle abrogation, quelques jours à peine après Sedan, n’apparaît pas nécessairement évidente. Mais rappelons qu’elle figure au programme de Belleville. Surtout, l’article 75 est perçu comme l’un des plus puissants verrous d’une centralisation qui aurait mené à la débâcle. En 1872, lorsque l’Assemblée décide « de rechercher, parmi les décrets législatifs du Gouvernement de la défense nationale, ceux qui ont un caractère temporaire et de signaler ceux des décrets définitifs […] qu’il serait urgent de rapporter ou de modifier », son rapporteur, le député Taillefert, rappelle que :
Cette disposition, destinée à protéger les fonctionnaires contre des poursuites inspirées par des animosités privées ou l’esprit de parti, n’avait que trop souvent assuré l’impunité de leurs fautes, en suspendant à leur profit le cours régulier de la justice. Blessée par cet abus, l’opinion publique s’était énergiquement prononcée pour l’abrogation de cet article 75 de la constitution de l’an VIII, et nous ne craignons pas d’affirmer que parmi les décrets rendus par le Gouvernement de la défense nationale, l’un des mieux accueillis a été celui du 19 septembre 1870.
À cette date, l’article 75 est donc emporté – du moins en partie – par le poids politique qu’il charriait depuis des décennies.
Déjà, à chaque changement de constitution – et ils ne manquent pas de 1814 à 1852 –, le maintien en vigueur de cet article est systématiquement contesté. Pourtant, la Cour de cassation, et surtout le Conseil d’État, l’appliquent sans désemparer durant toute la période étudiée. Celle-ci court de la Première Restauration à la fin de la Deuxième République. Le Second Empire est exclu de nos investigations pour deux motifs principaux : la revendication de l’héritage constitutionnel du Premier Empire d’abord, le retour en grâce du Conseil d’État ensuite. Ainsi, Louis-Napoléon Bonaparte, dans sa proclamation du 14 janvier 1852, déclare
[s’être] dit : puisque la France ne marche depuis cinquante ans qu’en vertu de l’organisation administrative, militaire, judiciaire, religieuse, financière, du Consulat et de l’Empire, pourquoi [ne pas adopter] aussi les institutions politiques de cette époque ? […] [S]a conviction était formée depuis longtemps, et c’est pour cela [qu’il a] soumis [au] jugement [des Français] les bases principales d’une constitution empruntée à celle de l’an VIII. Approuvées par [eux], elles vont devenir le fondement de [la] Constitution politique.
Cette inscription assumée dans le sillage du Premier Empire est confirmée par la réhabilitation constitutionnelle du Conseil d’État auquel est consacré le titre VI de la Constitution de 1852. L’article 8 du décret du 30 janvier 1852 portant règlement intérieur du Conseil attribue à sa section de législation « l’examen des affaires relatives […] à l’autorisation des poursuites intentées contre les agents du gouvernement ». Outre cette référence expresse à la garantie des fonctionnaires, l’existence constitutionnelle du Conseil d’État plaide en faveur du maintien en vigueur de l’article 75 de la Constitution de l’an viii. Percevoir la portée de ce dernier argument implique cependant de retracer brièvement le cours de cet autre miracle du droit administratif.
Alors que la Constitution de l’an viii reconnaît explicitement l’existence et les attributions du Conseil d’État, la Charte de 1814 n’en souffle mot. Ce silence assourdissant n’est rompu, dès les premiers temps de la Restauration, que par une vive querelle doctrinale, mais aussi, et surtout parlementaire, sur l’inconstitutionnalité du Conseil. Tenant à la vie juridique par de simples ordonnances royales, ses attributions contentieuses sont notamment attaquées, peu ou prou, à chaque discussion budgétaire. On argue alors que l’article 62 de la Charte dispose que « nul ne pourra être distrait de ses juges naturels », autrement dit le juge judiciaire. Au même moment, éclate une controverse sur le maintien en vigueur de l’article 75. En 1820, Henrion de Pansey écrit que « comme la disposition de cet article est organique, et que la prérogative qu’elle conféroit au Conseil d’État faisoit partie de ses attributions constitutionnelles, l’article, le Conseil et la Constitution ont dû nécessairement éprouver le même sort ». En 1822, Cormenin affirme que « le Conseil d’État, aux termes de la loi de l’an 8, rendait une décision en vertu de son attribution constitutionnelle, et indépendamment de la volonté du premier Consul. Mais sous l’empire de la Charte, le Conseil n’étant plus un des corps organiques de l’État, ne rend plus de décisions ; il ne fait que proposer ; il ne donne que des avis. La Charte a donc, en ce point, abrogé l’article 75 de la Constitution de l’an 8 ». En somme, Henrion de Pansey et Cormenin considèrent que la déchéance constitutionnelle du Conseil d’État a notamment pour conséquence l’abrogation de cette disposition.
La survie de l’article 75 de la Constitution n’est donc pas indifférente au statut constitutionnel du Conseil d’État. Elle pourrait d’ailleurs difficilement l’être puisqu’est discuté le maintien d’une attribution d’origine constitutionnelle à un corps devenu, au mieux, a-constitutionnel. Plus encore, comment admettre l’existence de ce texte tandis que l’organe censé le mettre en œuvre serait inconstitutionnel ? Ainsi, attaquer l’article 75 c’est bien souvent attaquer le Conseil d’État. Ce fait s’observe encore en 1835, lorsqu’est longuement discutée, à la Chambre des députés, l’adoption d’une loi sur la responsabilité des agents du gouvernement en remplacement du système de l’article 75. Mais l’argument est réversible et attaquer le Conseil d’État, c’est aussi bien souvent attaquer l’article 75.
Les thèses d’Henrion de Pansey et de Cormenin n’en sont que plus remarquables. Sans être hostile à l’institution même du Conseil d’État, chacun occupe alors une position singulière. Henrion de Pansey, l’un des juristes les plus célèbres du temps, entre à la Cour de cassation en 1800 avant d’en devenir le premier Président en 1828. Il est aussi, après les Cent-Jours et jusqu’à sa mort, conseiller d’État en service extraordinaire. En 1818, Cormenin est maître des requêtes. Il publie alors un ouvrage intitulé du Conseil d’État envisagé comme Conseil et comme juridiction dans notre monarchie constitutionnelle. Retentissant – et durable – succès doctrinal, il conclut notamment à l’inconstitutionnalité de ses attributions contentieuses. Lorsque, dans les premières années de la Restauration, Henrion de Pansey et Cormenin soutiennent publiquement que l’article 75 de la Constitution de l’an viii est abrogé, ils sont donc en dissidence ouverte avec les jurisprudences de leurs juridictions respectives. Compte tenu de l’autorité doctrinale dont ils jouissent alors – et pour longtemps –, ce point n’est pas tout à fait négligeable.
À partir de la Monarchie de Juillet, les données du problème changent légèrement. La Charte de 1830 ne reconnaît pas davantage le Conseil d’État, mais une loi l’organisant est finalement adoptée en 1845. Surtout, l’article 69 de la nouvelle Charte dispose « qu’il sera pourvu successivement par des lois séparées et dans le plus court délai possible aux objets qui suivent : […] 2° La responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir ». L’article 68 de la Constitution de 1848 est comparable. Certes, aucune loi n’est finalement adoptée. Mais ces promesses constitutionnelles signalent la victoire des libéraux, au moins sur le terrain des principes.
En effet, l’article 75 de la Constitution de l’an viii est l’une de leurs cibles favorites. De Benjamin Constant à Tocqueville, du duc de Broglie à Poitou ; tous vouent aux gémonies ce texte. En mai 1815, Constant assène que « l’acte constitutionnel a fait disparaître cette disposition monstrueuse ». En 1845, Tocqueville n’est pas moins tranchant : « le droit de poursuivre les agents du pouvoir devant la justice, ce n’est pas une partie de la liberté, c’est la liberté même ». Dans ses Souvenirs, alors qu’il se remémore les premières semaines de la Monarchie de Juillet, le duc de Broglie, devenu ministre de l’Instruction publique et – fugacement – Président du Conseil d’État, rapporte qu’il « fallait enfin rayer et biffer l’article 75 de la Constitution de l’an viii qui en est l’opprobre et la dérision ». Poitou, enfin, constate que « depuis la chute de l’Empire, six ou sept gouvernements se sont succédé [sic], répudiant son héritage politique, repoussant ses principes absolutistes, proclamant à l’envi la liberté, affichant, pour la plupart, la prétention de renouer la tradition de 1789 ; – et aucun d’eux n’a eu le courage, la loyauté de répudier cet article 75 de la Constitution de l’an viii, véritable instrument de despotisme ».
Mais la virulence de ces attaques politiques a peut-être occulté la question plus strictement juridique du maintien en vigueur de l’article 75. En effet, la plupart des travaux consacrés à ce texte, après avoir signalé son étonnante vitalité, s’attachent plutôt à la question de savoir si oui ou non les régimes qui en ont usé, en ont abusé. On dénombre ainsi moins de recherches sur la question plus austère des ressorts juridiques de ce maintien en vigueur. Si l’apport de Jean-Louis Mestre est à cet égard – et comme souvent – essentiel, ce dernier s’intéresse principalement à la juridiction judiciaire. Or ce colloque, consacré au droit constitutionnel du Conseil d’État, nous invite évidemment à réfléchir à la position de ce dernier. L’établir soulève cependant des difficultés qui tiennent aux sources d’une part, aux doctrines contemporaine et postérieure à notre période d’autre part. Chacun de ces corpus requiert, en effet, des précautions particulières.
S’agissant des sources d’abord, la jurisprudence du temps est incontournable. En effet, l’article 75 demeure en vigueur parce que les juridictions persistent à l’appliquer. Cour de cassation et Conseil d’État se gardent bien de prononcer son abrogation implicite, comme nous devons nous garder de toute condescendance rétrospective. La technique de l’abrogation implicite est en effet déjà connue. Mais reste alors à déterminer comment ces juridictions justifient ce maintien en vigueur. La jurisprudence judiciaire est d’un abord plus aisé, car ses arrêts sont motivés et régulièrement publiés. Quant au Conseil d’État, il exerce, à l’exception de la deuxième République, une justice retenue. Il se borne ainsi à préparer des projets qui ne deviennent décisions qu’une fois signées par le chef de l’État. Il en est de même pour ses autres attributions. Pour notre période, ce que l’on appelle les « mises en jugement » sont qualifiées d’affaires quasi contentieuses et relèvent de la haute police administrative. Or, contrairement aux arrêts rendus au même moment par la Cour de cassation, ces décisions ne sont pas – ou à peine – motivées, comme le regrette Cormenin.
Le seraient-elles, qu’elles resteraient difficilement accessibles. À compter de 1818, Sirey et Macarel s’attellent à la publication de la jurisprudence du Conseil d’État. Mais ces premiers recueils ne rapportent pas systématiquement le texte intégral des arrêts. Ils livrent parfois un simple résumé de la décision, sans nécessairement indiquer les visas qui aideraient à pallier leur défaut de motivation. Quant à dépouiller les archives mêmes du Conseil, l’incendie de 1871 interdit d’y songer.
Cependant, ces obstacles peuvent en partie être surmontés grâce à la remarquable thèse de Mme Gosselin, soutenue à Rennes en 2022, et consacrée au Conseil d’État sous la Restauration. L’auteure a systématiquement dépouillé la sous-série BB/34, conservée aux Archives nationales, et intitulée « Collection originale puis authentique des décrets, arrêts et ordonnances du ministère de la Justice (1789-1939) ». D’abord découvert par Marc Bouvet, ce fonds conserve copie in extenso des arrêts du Conseil d’État, adressés au ministère de la Justice. Extrêmement précieuses, ces archives ne s’accompagnent malheureusement pas du dossier contentieux : conclusions, rapports, pièces…
Dès lors, redonner vie à ces arrêts décharnés est une entreprise d’autant plus hasardeuse que le Conseil d’État lui-même n’hésite pas à les embaumer flatteusement. Ainsi, le premier compte-rendu des travaux du Conseil est justement publié au Moniteur le 30 mars 1835, tandis que le projet de loi sur la responsabilité des agents du gouvernement est âprement discuté. Le ministre de la Justice Persil ne s’en cache d’ailleurs pas :
[L’] une des plus importantes attributions du conseil d’état est celle qui l’appelle à donner son avis sur les poursuites criminelles dirigées contre les agens du Gouvernement ; au moment où il est question de modifier la loi qui exige, en ce cas, l’autorisation royale, il n’est pas sans intérêt d’apprécier l’emploi que fait le conseil d’état du pouvoir dont il est investi et que la loi nouvelle propose de lui retirer.
Et de conclure, statistiques à l’appui, qu’« au total, les demandes sont en très petit nombre, si on les rapproche du nombre total de fonctionnaires […]. C’est un rapprochement honorable pour notre administration, dont il atteste hautement la moralité ». Durant la période étudiée, le Conseil publie plusieurs rapports d’activité, toujours préparés en son sein. Si ces données sont instructives, leur instrumentalisation ne l’est pas moins. Elle est le fait du Conseil d’État lui-même, du gouvernement, des parlementaires – favorables ou non à l’article 75 –, mais aussi de la presse. Cet argument statistique figure ainsi en bonne place dans la discussion sur le maintien de la garantie des fonctionnaires.
Dans ce débat, les membres du Conseil d’État jouent un rôle particulier. Il n’est pas rare, en effet, qu’ils mènent par ailleurs une carrière politique de premier plan. Plusieurs d’entre eux publient des ouvrages de droit administratif d’autant plus estimés qu’ils sont encore rares et que la discipline peine à s’enraciner à l’Université. Ces spécialistes jouissent donc d’une autorité autant statutaire que doctrinale. Selon qu’ils montent à la tribune parlementaire ou qu’ils publient des ouvrages, leurs auditoires et buts immédiats doivent donc toujours être gardés à l’esprit. Lire les Études administratives de Vivien n’a pas tout à fait le même sens que de suivre, séance après séance, la discussion de son amendement au projet de loi de 1835. De même, les Questions de droit administratif de Cormenin n’ont pas toujours l’acidité de ses brochures ou de ses discours.
Sous ces différentes réserves qui témoignent de la difficulté à dégager une doxa homogène du Conseil d’État, sa jurisprudence, les comptes-rendus de ses travaux, les témoignages de ses membres – notamment dans l’arène parlementaire –, constituent nos principales sources. Elles doivent être lues à la lumière de la doctrine qui leur est contemporaine. Cette contextualisation est d’autant plus nécessaire que la doctrine constitutionnaliste postérieure à l’abrogation expresse de l’article 75 a exhumé cette disposition pour échafauder une théorie dite de la « déconstitutionnalisation ».
Adhémar Esmein en serait l’instigateur, mais elle semble connaître un regain après la Seconde Guerre mondiale. Si l’histoire de cette théorie doctrinale ne manque pas d’intérêt, on se bornera ici à rappeler sa principale thèse et son intérêt pour notre sujet. En 1896, les Éléments de droit constitutionnel d’Esmein consacrent un chapitre à « la théorie des Constitutions écrites ». S’interrogeant sur leur abrogation, l’auteur note que :
Si les Constitutions ont été alors considérées comme tombant en bloc et de plein droit, la doctrine française a sauvé certaines de leurs dispositions par un système ingénieux et fort raisonnable. Malgré les révolutions, malgré les changements opérés dans la forme de l’État, les lois ordinaires subsistent […] tant qu’elles n’ont pas été explicitement ou implicitement abrogées par des lois nouvelles. Or […] les Constitutions écrites peuvent contenir et contiennent souvent des dispositions qui ne sont constitutionnelles que par la forme, et qui ne le sont point naturellement par leur objet. Ce sont des règles de droit administratif ou de droit pénal, par exemple, qui n’ont aucun rapport nécessaire avec la forme de l’État ou de gouvernement établie par la Constitution qui les contient, et qui sont également compatibles avec d’autres régimes. […] Eh bien ! on admet que les dispositions de cette nature, qui ne tiennent à la Constitution déchue que par un lien tout factice, lui survivent également et ne tombent point avec elle […]. Elles se dégagent de la Constitution où elles étaient enchâssées, et c’est pour cela qu’elles restent en vigueur ; mais en même temps elles perdent la force des lois constitutionnelles, et dorénavant elles peuvent, comme toute autre loi, être modifiée [sic] par le législateur ordinaire. La Révolution n’a fait que les déconstitutionnaliser. Des applications multiples ont été faites de cette théorie.
Esmein cite alors immédiatement l’article 75 de la Constitution de l’an viii et invoque, au soutien de sa thèse, non pas – comme il le prétend plus haut – la doctrine, mais un important arrêt de la Cour de cassation de 1821.
Dans une thèse soutenue en 1942, Georges Liet-Veaux remet l’ouvrage sur le métier. Après avoir retracé l’« histoire de l’art. 75 de la Constitution de l’an viii », il soutient que la théorie de la déconstitutionnalisation est « imprécise » « insuffisante », « dépourvue de fondement » et « inutile ». Si Georges Burdeau lui rétorque que son « argumentation serait plus convaincante si elle offrait, pour justifier la survie des textes, une explication aussi commode », Marcel Waline voit dans la déconstitutionnalisation « une règle coutumière, bien établie en France » dont « un exemple classique est celui de l’article 75 de la Constitution de l’an viii ». Ces quelques incursions dans cette théorie doctrinale invitent à la prudence.
Ainsi serait-on bien en peine de trouver chez les auteurs de la première moitié du xixe siècle une telle construction. Esmein a beau attribuer à la doctrine la paternité de ce « système ingénieux et fort raisonnable », il ne cite aucune référence en ce sens. À peine pourrait-on rapporter – mais à la fin du Second Empire – quelques lignes de Serrigny. La thèse de la déconstitutionnalisation de l’article 75 de la Constitution de l’an viii est donc une justification rétrospective de son maintien en vigueur. Elle l’est d’ailleurs nécessairement et opportunément.
Nécessairement d’abord, puisque par hypothèse même cette doctrine a pour objet de rechercher les vestiges d’une constitution passée. Opportunément ensuite, puisque l’appréciation de ce qui serait véritablement constitutionnel n’est pas dénuée de subjectivité. Sans en être dupe, Burdeau octroie « à la conscience juridique » le privilège de séparer le bon grain de l’ivraie. Paul Bastid compare, quant à lui, l’article 75 de la Constitution de l’an viii à son article 90 établissant les règles de quorum d’une assemblée. Si le premier a survécu à la chute de l’Empire contrairement au second, c’est « qu’en ces matières, l’opportunité a plus de place que les principes juridiques. Le maintien de certaines règles est dominé par des contingences qui n’ont rien à voir avec un système rigoureux et il ne triomphe pas toujours sans tâtonnements ». Aux contingences qu’affrontent les acteurs politiques, doivent être ajoutées les contingences doctrinales. Ainsi n’est-il certainement pas anodin que la thèse de Liet-Veaux, publiée en 1943, consacre son dernier titre à la « révision constitutionnelle de juillet 1940 et [à la] continuité du droit positif français ». En 1966, une thèse intitulée Le Conseil d’État, juge constitutionnel utilise la théorie de la déconstitutionnalisation pour louer le rôle de ce dernier dans le maintien de la « continuité du droit » malgré « l’instabilité constitutionnelle ». Si l’article 75 de la Constitution de l’an viii est immédiatement cité, un autre exemple est trouvé dans « la jurisprudence sur le maintien des principes généraux du droit pendant le régime de Vichy ». Le risque d’anachronisme et le potentiel de légitimation du Conseil d’État qu’offre la théorie de la déconstitutionnalisation ne doivent donc pas être ignorés. Or – et à supposer l’entreprise possible –, notre propos se borne à tenter d’identifier ce que la position du Conseil d’État sur l’article 75 de la Constitution de l’an viii révèle de ses éventuelles idées constitutionnelles entre 1814 et 1852. Malgré toutes les réserves indiquées, deux acceptions de la notion de Constitution semblent se dessiner.
Ainsi, la Constitution peut s’entendre comme une unité politique indivisible. Indissociables du régime qui l’a vu naître, ses dispositions sont par conséquent également indivisibles. Cormenin l’exprime brutalement en 1829, lors de la discussion – à la baisse – du budget du Conseil d’État : « le gouvernement impérial, qui cherchait les forces du pouvoir dans l’énergique et vive unité de leur impulsion, étendit la garantie [des fonctionnaires] à tous les agents et préposés quelconques de l’administration. Mais ce qui fait vivre le despotisme est souvent mortel pour la liberté. Les lois sur la garantie sont des lois politiques, et les lois politiques changent avec le principe du gouvernement ». Dans cette optique, l’article 75 ne peut être séparé ni de l’Empire, ni de la Constitution de l’an viii. Indivisible pour des raisons politiques, cet ensemble est donc juridiquement considéré comme abrogé.
Mais la Constitution peut également s’entendre comme un assemblage de différentes normes, éventuellement autonomes. Dans cette perspective, les dispositions d’une Constitution peuvent au besoin être dissociées les unes des autres, voire être de nature distincte. Il y aurait alors des dispositions véritablement constitutionnelles, alors que d’autres, bien que figurant dans la Constitution formelle, seraient seulement des dispositions administratives. L’arrêt de principe de la Cour de cassation du 30 novembre 1821 reconnaît ainsi explicitement que l’article 75 « n’a point été aboli par la charte constitutionnelle ». La Chambre criminelle ajoute que « la disposition de cet article […] est, en effet, exclusivement relative à l’ordre administratif et ne se réfère nullement à l’ordre politique ».
Évidemment, le Conseil d’État ne réduit pas à Cormenin, pas plus qu’il ne se confond avec la Cour de cassation. Mais sa position oscille de l’un à l’autre de ces pôles, révélant en chemin l’histoire de la notion de Constitution. La prédominance actuelle de sa « conception normative » ne saurait faire oublier que le Conseil d’État de la première moitié du xixe siècle ne pouvait raisonner en termes kelséniens, pour peu que l’on nous pardonne et ce truisme, et ce raccourci. La Constitution, d’abord « équivalent de la forme de gouvernement ou du régime politique » sous l’influence de la doctrine de Montesquieu, se juridicise à la faveur des révolutions américaine et française. Elle devient alors progressivement la « loi suprême de l’État, [une] loi supérieure aux autres normes et susceptible de causer l’invalidité ou l’annulation de celles-ci ». En doctrine Siéyès, le premier, « fusionne les deux acceptions respectivement classique et moderne de la constitution comme agencement des pouvoirs et comme loi fondamentale ». Or à l’ambivalence de la notion de Constitution répond l’ambivalence du Conseil d’État. Sa position dans la première moitié du xixe siècle sur l’article 75 de la Constitution de l’an viii permet en effet d’observer ces différentes strates historiques.
Ainsi, tout en considérant que le texte de l’article 75 a été, en raison du changement de régime politique, dégradé (I), il s’attelle à ce que son sens soit juridiquement conforté (II).
I. Un texte dégradé
Parce qu’il semble l’entendre comme une unité politique, le Conseil d’État de la Restauration ne se réfère pas à la Constitution du régime précédent. Ainsi, il ne vise pas l’article 75 de la Constitution de l’an viii, mais l’article 75 de la loi du 22 frimaire an viii. Plutôt que de le dire déconstitutionnalisé – voire déclassé – en raison d’un risque d’anachronisme déjà signalé, on voudra bien admettre que ce texte est – pour des motifs politiques – juridiquement dégradé. L’argument n’est pas seulement terminologique. En effet, même si ce visa à la loi de l’an viii est temporaire (A), la valeur législative de ce texte peut, en revanche, être établie de manière constante (B).
A. Un visa temporaire
Sauf erreur de notre part – et autant que l’on puisse en juger –, le Conseil d’État de la Restauration vise la loi plutôt que la constitution de l’an viii. Cette dernière expression réapparaît néanmoins à compter de la Monarchie de Juillet.
L’arrêt du Conseil d’État du 11 décembre 1814 Patrigeon c. Devaux est habituellement cité comme le premier, sous la Restauration, à se prononcer sur le maintien de l’article 75. Il faut cependant admettre qu’il nous a été impossible de le retrouver dans la sous-série BB/34 des Archives nationales. Certes, Sirey le publie, mais sans reproduire ses visas. Cependant, le Conseil d’État y considère que « les fermiers du droit de passe pour l’entretien des routes régissant pour leur propre compte, et dans leur seul intérêt, ne peuvent invoquer en leur faveur la garantie établie par l’article 75 de la loi du 22 frimaire an 8, en faveur des seuls agens du gouvernement ». On pourrait penser que cette expression n’est pas véritablement significative puisque la Constitution n’est jamais qu’une sorte de loi. Le Conseil parlerait ainsi indifféremment de la loi ou de la constitution de l’an viii pour désigner l’article 75. Cette interprétation paraît cependant devoir être écartée pour plusieurs raisons d’inégale importance.
En premier lieu, on n’a pas pu relever un seul arrêt dans lequel le Conseil d’État de la Restauration parlerait de la constitution de l’an viii, alors même que les commentateurs de l’époque parlent volontiers de garantie constitutionnelle. Sirey, par exemple, présente l’arrêt du 11 décembre 1814 précité sous l’entrée « Garantie constitutionnelle. Constitution de l’an 8 ». Il ajoute que « l’acte constitutionnel du 22 frimaire an 8 aboli en tout ce qui regarde l’exercice de la puissance publique, conserve son effet pour les garanties promises aux citoyens et aux fonctionnaires ».
En deuxième lieu, l’emploi du terme de loi plutôt que de constitution pourrait s’expliquer par un mimétisme assez artificiel avec l’article 68 de la Charte de 1814 qui dispose que « le Code civil et les lois actuellement existantes qui ne sont pas contraires à la présente Charte, restent en vigueur jusqu’à ce qu’il y soit légalement dérogé ». On y reviendra.
On peut remarquer, en troisième et dernier lieu, qu’à mesure que les années passent, le Conseil d’État de la Restauration dégrade un peu plus encore le texte de l’an VIII. Les Archives nationales conservent ainsi le procès-verbal d’une séance extraordinaire des comités de législation et du contentieux, réunis le 30 juillet 1824 à la demande du ministre de la Justice, afin de « délibérer sur la question de savoir s’il est besoin d’une autorisation du Conseil d’État, pour mettre en jugement les préposés des Ponts et Chaussées ». Cet avis, après avoir visé « l’art[icle] 75 de la loi du 13 [décem]bre 1799 (22 frimaire an 8) », considère que ces « préposés […] sont par conséquent agens du Gouvernement et compris dans les dispositions de l’art[icle] de la loi du 13 [décem]bre 1799 (22 frimaire an 8) ».
À partir de cette date, et manifestement soucieux de renouer la chaîne des temps, le Conseil d’État de Charles x emploie le calendrier grégorien de préférence au calendrier révolutionnaire. À mesure que la situation politique se tend, il ne parle bientôt même plus de loi. Le climax est ainsi atteint en 1829. Lors de la séance du Conseil d’État du 29 mai, « Charles, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, sur le rapport du Comité de la Justice et du contentieux » se prononce sur diverses demandes du Sieur Fabry tendant à la poursuite d’un juge, du Ministre de la Guerre de Louis xviii « le Maréchal Duc de Dalmatie » et d’un Intendant militaire. S’il considère que « ce n’est pas devant nous, en notre Conseil d’État » que les demandes à l’encontre du juge et du ministre doivent être portées, ses visas méritent une attention toute particulière.
Figurent ainsi les « articles 74 et 75 de l’acte du 13 décembre 1799 (22 frimaire an 8) ». Fi de la constitution, fi la de loi, l’article 75 est extrait d’un texte que l’on ne qualifie même plus. Cette abstention est d’autant plus remarquable que le Conseil ne manque pas de vocabulaire, puisqu’il vise par ailleurs « la loi des 7-14 octobre 1790 ; […] le décret du 9 août 1806 ». En outre, l’article 74 de « l’acte du 13 décembre 1799 » porte bien sur la poursuite « des juges civils et criminels ». Mais l’article 72 de la Constitution de l’an viii n’est pas cité, alors qu’il prévoit explicitement trois cas de responsabilité des ministres. L’arrêt du Conseil d’État ne se réfère pas davantage à l’article 13 de la Charte qui dispose pourtant que les « ministres sont responsables ». Compte tenu de l’enjeu politique que revêt cette responsabilité durant la Restauration, ce double silence laisse dubitatif. Le doute confine à la méfiance quand on sait que dès 1822, Cormenin soutient que l’article 13 de la Charte doit être substitué à l’article 75 de la Constitution de l’an viii, nécessairement abrogé par le changement de régime politique.
Quoi qu’il en soit, le visa à la loi de l’an viii disparaît avec la Restauration. À partir de la Monarchie de Juillet, le Conseil parle de nouveau de l’article 75 de la Constitution de l’an viii. Ce changement de rédaction est d’autant plus notable qu’il est, sauf erreur de notre part, systématique. Au moins deux interprétations sont alors possibles. La première est que le Conseil d’État, à partir de 1830, emploierait indifféremment les termes de constitution et de loi. Cette explication n’emporte pas tout à fait la conviction puisque, malgré le changement de régime, le secrétaire général du Conseil d’État demeure Claude Hochet. La fonction de ce dernier est définie par l’ordonnance du 29 juin 1814 qui prévoit que le secrétaire général du Conseil « tiendra le registre des délibérations, gardera les papiers et minutes, suivra la correspondance, et délivrera tous extraits, copies et expéditions ». Ainsi, toutes les archives précédemment citées et dont les visas changeants ont été remarqués, sont signées par Hochet. Pour le dire autrement, ce dernier est parfaitement instruit des habitudes de rédaction du Conseil. De plus, les archives découvertes par Mme Gosselin révèlent qu’il a joué un rôle politique important, entre la première et la seconde Restauration, pour maintenir l’existence du Conseil et organiser ses travaux, notamment en matière de mises en jugement.
La deuxième interprétation possible serait alors que le Conseil reconnaisse à l’article 75, par ce nouveau visa, une valeur constitutionnelle. Cette lecture est historiquement et juridiquement d’autant moins plausible que la valeur législative de ce texte est constamment réaffirmée.
B. Une valeur constante
La valeur législative de l’article 75 de la Constitution de l’an viii est d’abord affirmée explicitement par un avis du Conseil d’État de la Restauration, puis implicitement par les Constitutions de 1830 et 1848.
En 1824, le Conseil d’État, à quelques semaines d’intervalle, répond à une question du ministre de la Justice sur la mise en jugement des agents des Ponts et Chaussées, puis des Ponts à bascule. Le premier avis – déjà cité – date du 30 juillet 1824, le second du 2 septembre. Or l’avis de septembre modifie celui de juillet.
Dans un cas comme dans l’autre, la question est celle du champ de la garantie. Les agents des Ponts et Chaussées et des Ponts à bascule sont-ils des « agents du gouvernement » au sens de l’article 75, dont la poursuite doit ainsi être autorisée par le Conseil d’État ? Mais à cette occasion, le Conseil se prononce sur la valeur de ce qu’il nomme l’article 75 de la « loi », puis de « l’acte » du 13 décembre 1799.
En juillet, « les comités de législation et du contentieux [sont donc] réunis, par ordre [du] Garde des Sceaux pour délibérer sur la question de savoir s’il est besoin d’une autorisation du Conseil d’État, pour mettre en jugement » les préposés des Ponts et Chaussées. Il s’agit d’une « demande spéciale » du Ministre. Ainsi, le Conseil est davantage saisi dans le cadre de ses attributions consultatives que strictement contentieuses.
Pour répondre à la question du Ministre, il commence par viser plusieurs « arrêtés et décrets », de 1802 à 1806, autorisant « les directeurs généraux de diverses administrations publiques à consentir à la mise en jugement de leurs préposés sans décision préalable du Conseil d’État ». Dès le Consulat, en effet, plusieurs textes ponctuels font exception à l’article 75 de la Constitution de l’an viii. C’est alors au directeur de l’administration concernée – et non au Conseil d’État – d’autoriser la poursuite de l’agent.
En l’espèce, il s’agit de déterminer si les préposés des Ponts et chaussées entrent dans le champ de l’article 75 ou relèvent de l’une de ces exceptions. À l’aide ce que l’on nommerait aujourd’hui un faisceau d’indices, le Conseil établit que les préposés des Ponts et chaussées sont bien couverts par la garantie de l’article 75. Il ajoute :
Néanmoins, qu’il a été reconnu par un long usage, que, sans nuire aux intérêts de l’administration, il avait été utile pour la prompte expédition des affaires criminelles d’accorder aux Directeurs Généraux de plusieurs administrations publiques, l’autorisation de consentir à la mise en jugement de leurs préposés, sans une discussion préalable du Conseil d’État ; [et considère qu’]il serait avantageux d’accorder cette même autorisation au directeur général de l’administration des Ponts et Chaussées ; et que cette délégation n’excède pas les attributions de l’autorité administrative.
Dès lors, il conclut que même si les agents des Ponts et Chaussés sont en principe couverts par la garantie de l’article 75 :
Il y a lieu de faire autoriser, par ordonnance royale, le Directeur Général de l’Administration des Ponts et Chaussées à consentir à la mise en jugement des préposés de cette administration, lorsqu’elle sera demandée par l’autorité judiciaire, sauf à renvoyer l’affaire au Conseil d’État dans le cas où il croirait devoir refuser cette autorisation.
Notons que le Conseil raisonne autant en droit qu’en opportunité. Cela ne saurait surprendre eu égard aux modalités de sa saisine en l’espèce. Pour déterminer le champ d’application de l’article 75, le Conseil raisonne ainsi en droit. Différents indices tenant aux fonctions des préposés des Ponts et Chaussés permettent de les qualifier d’agents au sens de l’article 75 de la Constitution de l’an viii. Mais ce point établi, le Conseil souligne qu’il serait opportun d’y faire exception. Il se réfère ainsi à un « long usage », se montre soucieux de ne pas « nuire aux intérêts de l’administration » et recherche ce qui lui « serait avantageux ». S’il se préoccupe d’abord – et surtout – de l’administration, le juge judiciaire n’est pas totalement oublié. En effet, le Conseil souligne également « l’util[ité] [de cette exception] pour la prompte exécution des affaires criminelles ». Pour autant, l’opportunité seule ne suffit pas. Une dernière épreuve juridique doit être franchie : celle de la compétence.
Cette considération emporte la conviction du Conseil. Le Roi peut déléguer par ordonnance et sans excéder ses attributions administratives le pouvoir d’autorisation de poursuite qu’il exerce en principe en son Conseil d’État. Il y a là une pure affirmation du Conseil, sans aucun visa ou motif qui permettrait de l’étayer. Cette délégation est néanmoins admise au titre du pouvoir exécutif, le chef de l’État étant par ailleurs chef de l’administration. Ainsi, l’article 75 de la Constitution de l’an viii lui attribuerait une compétence dont il serait libre de disposer. Cette interprétation est confirmée par l’avis de septembre 1824. Le Conseil renvoie d’ailleurs expressément à ce dernier, puisqu’à la marge de l’avis de juillet figure la mention : « Voy[ez] l’avis du Conseil d’État du 2 [septem]bre 1824 ».
Il s’agit cette fois des agents des Ponts à bascule. Mais avant de statuer sur ce point, le Conseil revient sur « la question de savoir si le droit d’autoriser la mise en jugement des agens de l’administration des Ponts et Chaussées peut être délégué, par ordonnance du Roi, au Directeur de cette administration pour les cas où il y a lieu de l’accorder ». En juillet, le Conseil l’avait admis. Mais en septembre, il considère
qu’aux termes de l’article 75 de l’acte du 13 décembre 1799 (22 frimaire an 8), ce n’est qu’en vertu d’une décision du Conseil d’État que les agens du gouvernement peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions ; que cette disposition établissant une garantie pour le Gouvernement, et constituant des droits au profit des fonctionnaires qui en sont l’objet, ne pourrait être modifiée que par un acte émané de l’autorité législative.
Contrairement à ce qu’il soutenait quelques semaines plus tôt, le Conseil affirme donc explicitement que l’article 75 ne peut être modifié que par une loi, et non par une simple ordonnance. Ce revirement opéré, il aborde « la question de savoir s’il y a lieu, pour les mises en jugement, d’assimiler des préposés des Ponts à bascule aux autres agens de l’administration des Ponts et chaussées ». Après un nouveau recours à la technique du faisceau d’indices, le Conseil estime
qu’on ne peut, dès lors, les considérer que comme de simples agens de la police du roulage, dont le service n'exige pas une protection égale à celle qui est accordée aux autres agens des Ponts et chaussées ; que la disposition dont il s’agit est d’ailleurs une exception aux règles générales de la procédure criminelle ; que les exceptions doivent toujours être restreintes plutôt qu’étendues ; que jusqu’à ce jour, elle n’a point été appliquée aux préposés des ponts à bascule et qu’aucun motif nouveau ne pourrait justifier ce changement de jurisprudence.
Plusieurs remarques s’imposent. On le sait, le Conseil d’État revient en septembre sur son avis de juillet. Sur tous les tons, il affirme que la protection s’applique aux préposés des Ponts et Chaussées, mais non à ceux des Ponts à bascule. Pour les premiers, l’article 75 n’a pu et ne peut être modifié que par la loi et non par une simple ordonnance. Pour les seconds, ils ne sont pas des agents du gouvernement au sens de cette disposition. Pour tous, l’article 75 est d’interprétation stricte, car il fait exception aux règles de droit commun de la procédure criminelle.
En outre, la délégation par ordonnance royale du pouvoir d’autorisation à un directeur d’administration porterait atteinte aux « droits » des fonctionnaires. Ces droits sont alors placés sous la garde de la loi et la compétence conférée au Roi en son Conseil redevient indisponible. Malgré l’indétermination terminologique de « l’acte du 13 décembre 1799 », la valeur législative de l’article 75 s’en trouve confirmée. Ce faisant, le Conseil d’État fait montre de certaines de ses techniques de raisonnement : faisceau d’indices, interprétation stricte des exceptions, changement de circonstances. Il n’en ménage pas moins une place à l’opportunité de cette « garantie [établie] pour le gouvernement ».
À notre connaissance, le Conseil d’État de la Restauration ne revient pas sur cette position. À partir de la Monarchie de juillet, la valeur législative de l’article 75 de la Constitution de l’an viii est désormais implicitement suggérée par les Constitutions de 1830 et 1848. Sans viser explicitement l’article 75, l’une et l’autre prévoient, respectivement à leurs articles 69 et 68, qu’une loi sera adoptée « sur la responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir ».
De telles dispositions constitutionnelles ne sont d’ailleurs pas inédites. En effet, l’article 50 de l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire dispose déjà que « l’article 75 du titre viii de l’acte constitutionnel du 22 frimaire an viii, portant que les agents du gouvernement ne peuvent être poursuivis qu’en vertu d’une décision du Conseil d’État sera modifié par une loi ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Benjamin Constant, dans un exercice d’autosatisfaction à peine contenu, déclare que « l’acte constitutionnel a fait disparaître cette disposition monstrueuse ». À strictement parler, pourtant, on pourrait soutenir que l’article 50 de l’Acte additionnel n’abroge pas l’article 75. Il se borne à lui faire perdre valeur constitutionnelle, en autorisant sa modification par une simple loi. C’est d’ailleurs ainsi que sont compris, à partir de 1830, les articles équivalents de la nouvelle Charte et de la Constitution de 1848 : l’article 75 de la Constitution de l’an viii doit être modifié par une loi.
Si quelque doute subsistait à cet égard, cette disposition ne peut donc plus avoir valeur constitutionnelle. En outre, le Conseil d’État ayant établi en septembre 1824 qu’elle ne peut pas davantage être modifiée par ordonnance – c’est-à-dire ici un acte réglementaire –, on peut en conclure que l’article 75 a nécessairement valeur législative.
Si quelques rares projets sont déposés au début de la Monarchie de Juillet, puis sous la Deuxième République, aucun n’aboutit ; on y reviendra. À ce stade, bornons-nous à remarquer que la promesse d’une réforme législative implique ici la reconnaissance de l’existant dont la dénomination – Constitution ou loi – est d’autant moins importante qu’il est appelé à disparaître. Cela explique peut-être le changement de rédaction des visas du Conseil d’État à partir de la Monarchie de Juillet.
Mais qu’il parle de Constitution ou de loi de l’an viii, le Conseil d’État ne vise pas seulement l’article 75. Ce dernier est flanqué d’autres textes censés conforter un sens contesté à chaque changement constitutionnel.
II. Un sens conforté
L’article 75 n’est pas le seul texte visé par le Conseil d’État. Simple pièce d’un assemblage de normes diverses, le Conseil s’applique à gommer ce que sa facture pourrait avoir de baroque. Plutôt qu’à sa sulfureuse origine politique, il s’attache à la signification de cette disposition. Il s’emploie ainsi à conforter son sens en démontrant l’absence d’incompatibilité à la Constitution du moment (A) et en visant des lois qu’il estime comparables (B).
A. L’absence d’incompatibilité à la Constitution
L’argument tiré de l’absence d’incompatibilité de l’article 75 à la Constitution du moment est à double tranchant, car on a tôt fait de passer d’un simple conflit de normes à un conflit de régimes.
Ainsi, l’article 68 de la Charte de 1814 prévoit que « le Code civil et les lois actuellement existantes qui ne sont pas contraires à la présente Charte, restent en vigueur jusqu’à ce qu’il y soit légalement dérogé ». Les articles 59 de la Charte de 1830 et 112 de la Constitution de 1848 prévoient des dispositions similaires. L’argument est alors le suivant. L’article 75 de la Constitution de l’an viii serait toujours en vigueur, car il est n’est pas contraire à la nouvelle Constitution.
La Cour de cassation s’engage sans hésiter dans cette voie. Par un arrêt du 29 juillet 1824, elle juge que :
L’art. 68 de la charte constitutionnelle a, par une disposition générale, déclaré que le code civil et les lois existantes qui ne sont pas contraires à ladite charte restaient en vigueur jusqu’à ce qu’il y fût légalement dérogé ; […] que l’art. 75 de la loi du 22 frimaire an 8 n’a rien de contraire à la charte des Français ; qu’il doit donc continuer à recevoir son exécution jusqu’à son abrogation légale, et que la cour royale de Limoges […] a donc commis une erreur en supposant cet article effacé de notre législation.
Le Conseil d’État se montre plus hésitant pour des raisons qui ne sont probablement pas étrangères à son propre sort. En effet le débat sur l’article 75 n’est qu’une variation sur le thème plus général de l’inconstitutionnalité du Conseil. La Charte, silencieuse à son sujet, le condamnerait. Les partisans de l’institution tentent alors également d’invoquer l’article 68 de la Charte. En 1819, par exemple, lors d’une discussion budgétaire houleuse, Cuvier défend cette thèse avec un succès mitigé.
Si cet argument n’est guère efficace pour défendre le Conseil, il semble ne pas l’être davantage pour préserver l’article 75. Mme Gosselin relève ainsi que les mises en jugement sont bien rendues, dans les premières années de la Restauration, au visa de l’article 68 de la Charte. Mais elle ajoute que le Conseil abandonne ce visa dès 1820. La lecture des Questions de droit administratif de Cormenin, publiées en 1822, ne confirme qu’en partie cette thèse.
Alors maître des requêtes, l’auteur cite l’opinion d’Henrion de Pansey sur l’abrogation de l’article 75 de la Constitution de l’an viii. À regret, il constate que « quoi qu’il en soit, le gouvernement a cru devoir jusqu’ici exercer [cette] prérogative ». Il recherche donc sur quoi « il s’est fondé pour retenir cette attribution ». Plusieurs textes sont énumérés, parmi lesquels l’article 75, avant que Cormenin ne conclue « enfin, sur la Charte constitutionnelle, dont l’article 68 est ainsi conçu…».
En 1822, il estime donc que l’article 68 de la Charte est encore l’un des fondements retenus par le Conseil pour connaître des autorisations de poursuite. Mais cette édition des Questions ne renvoie à aucune référence jurisprudentielle. Il est donc impossible, à partir de ces seuls éléments, de confirmer ou d’infirmer la thèse de Mme Gosselin selon laquelle ce visa serait abandonné dès 1820. Cette lecture reste néanmoins forte du dépouillement systématique de la sous-série BB/34 pour la période.
Quoi qu’il en soit, la suite du propos de Cormenin révèle combien ce terrain est glissant. Immédiatement après avoir cité l’article 68 de la Charte, le maître des requêtes suggère que :
Peut-être pourrait-on dire que la loi du 22 frimaire an 8 est contraire à la Charte, même dans l’article 75 […]. La Charte a donc, en ce point, abrogé l’article 75 de la constitution de l’an 8 […]. Ne vaut-il pas mieux s’appuyer […] surtout sur la responsabilité des Ministres, établie par l’article 13 de la Charte, article important, et qui n’est même pas visé dans les ordonnances sur les mises en jugement ?
Quelques lignes plus haut, il avait donné le ton : « La restauration a amené un autre système de gouvernement. La Charte a établi la responsabilité des ministres. De la responsabilité des Ministres découle nécessairement la responsabilité de leurs agens ». Il signale alors l’un des véritables enjeux du débat qui est, plus généralement, l’une des raisons profondes de la controverse sur le Conseil d’État sous les monarchies restaurées. En essayant d’atteindre les agents du gouvernement, Cormenin plaide au fond pour une véritable responsabilité ministérielle. À la même époque, le civiliste Toullier l’exprime plus brutalement encore :
Pour défendre [la garantie des fonctionnaires], on oppose l’art. 68 de la Charte […]. Mais ce ne sont que les lois actuellement existantes, que les lois qui n’y sont pas contraires que maintient l’art. 68 de la Charte. Or, aujourd’hui, peut-on soutenir avec bonne foi que la constitution de l’an viii est une loi actuellement existante, qu’elle n’est pas contraire à la Charte ? C’est la Charte, toute la Charte, rien que la Charte, qui est aujourd’hui notre seule constitution […]. Du moment où la Charte fut proclamée, la constitution de l’an viii fut, avec ses accessoires, légalement et irrévocablement abrogée, parce qu’elle est contraire à la Charte, parce qu’elle ne peut subsister avec la Charte. On ne peut donc plus l’invoquer aujourd’hui, pour donner aux prévaricateurs puissants ou protégés un brevet d’impunité.
Or qui d’autre que les ministres et leurs agents seraient ces « prévaricateurs puissants ou protégés » ? En délaissant le terrain de la compatibilité sémantique pour celui de la compatibilité politique, Cormenin et Toullier font d’une simple règle de conflit de normes – l’article 68 –, une arme dangereuse. Les débats parlementaires le confirment.
À partir de la Monarchie de Juillet, arguer de l’absence d’incompatibilité de l’article 75 à la Constitution devient plus délicat encore, car l’article 69 de la Charte promet « dans le plus court délai possible » l’adoption d’une loi sur « la responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir ». Notons d’ailleurs que les responsabilités des uns et des autres sont désormais officiellement liées. Les procès-verbaux inédits de la commission Broglie confirment, en 1831, que la garantie des fonctionnaires « ne s’accorderai[t] pas avec le principe de notre gouvernement actuel ». En 1835, la discussion sur le projet de loi sur la responsabilité des ministres et des agents du gouvernement est ouverte, en ces termes, par le rapporteur de la commission, le député Sauzet :
L’art. 75 de la Constitution de l’an viii était regardée dès long-tems comme incompatible avec la vérité du gouvernement constitutionnel […]. Son maintien serait un véritable anachronisme aujourd’hui, depuis que la Charte de 1830, en annonçant une loi sur la responsabilité des agents du pouvoir, a promis aux citoyens une garantie qui ne laissât plus leurs plaintes à la discrétion du pouvoir. Le gouvernement l’a compris […] et au lieu de couvrir les fonctionnaires d’une sorte d’inviolabilité administrative, il a posé à leur égard les règles de la responsabilité criminelle et de la responsabilité civile, et il a attribué aux tribunaux le jugement de l’une et de l’autre. La compétence judiciaire était forcée. L’amovibilité et le mode même d’organisation du Conseil d’État ne permettaient pas de lui laisser en cette matière la souveraineté discrétionnaire du pouvoir.
À nouveau, les sorts de l’article 75 de la Constitution de l’an viii et du Conseil d’État apparaissent inextricablement liés. Certains députés soutiennent d’ailleurs qu’il est impossible de se prononcer tant que la loi – depuis longtemps promise – sur le Conseil d’État n’aura pas été adoptée. Mais surtout, la compatibilité de la garantie des fonctionnaires au nouveau régime est sans cesse contestée. La formule la plus nette revient au député Tracy : « l’art. 75 de la constitution de l’an 8, qui couvrait du manteau de l’impunité tous les exécuteurs des ordres du grand homme […] a dû périr et s’enterrer à jamais sous les pavés des barricades (À gauche. Très-bien, très-bien !) ».
De barricades en barricades, l’argument tiré de l’absence d’incompatibilité de l’article 75 à la Constitution est contesté à chaque changement constitutionnel. Dans les premières semaines de la Deuxième République, la Cour de cassation doit ainsi se prononcer sur :
L’abrogation […] de la garantie qui protège les agents du gouvernement, par l’effet de la Révolution de 1848, qui aurait aboli toutes les constitutions antérieures, et spécialement l’article 75 de celle du 22 frimaire an viii de la République.
Certes, la Cour répond :
Qu’aux termes du décret de la Convention nationale, d’ailleurs conforme au droit public de tous les temps, en date du 21 septembre 1792, les lois non abrogées doivent être exécutées provisoirement jusqu’à ce qu’il en ait été autrement ordonné ; [et] qu’aucun acte du gouvernement provisoire n’a dérogé aux lois antérieures sur la garantie constitutionnelle qui couvre les agents du Gouvernement.
Mais il n’est pas interdit de penser qu’une juridiction devant arguer du « droit public de tous les temps » trahit par là même la faiblesse de sa motivation. La Cour de cassation ne s’en contente d’ailleurs pas. Elle poursuit en citant tous les textes qui depuis 1789 prévoiraient la garantie des fonctionnaires. De même, le Conseil d’État vise les lois qu’il estime comparables à l’article 75 de la Constitution de l’an viii.
B. L’existence de lois comparables
Dédaignant le dangereux visa de l’article 68 de la Charte, le Conseil d’État s’emploie à trouver dans d’autres lois des dispositions confortant la garantie des fonctionnaires. Il procède alors par renvoi, par analogie ou par déduction ; les frontières entre ces techniques étant d’ailleurs poreuses.
Prenons l’exemple de l’arrêt du 27 décembre 1820, à partir duquel le Conseil ne mentionnerait plus l’article 68 de la Charte. Dans cette affaire, le Conseil d’État vise « l’article 61 de la loi du 14 décembre 1789, l’article 13 de celle du 24 août 1790, l’article 75 de la loi du 22 frimaire an 8 et l’article 127 et 129 du Code pénal ». Pour parfaire le panorama, ajoutons-y un arrêt du 3 juin 1829 qui vise en outre la loi des 7 et 14 octobre 1790. Ces différentes lois appellent commentaire.
Certaines sont visées par le Conseil d’État parce qu’elles renvoient implicitement à l’article 75 de la Constitution de l’an viii. C’est le cas des articles 127 et surtout 129 du Code pénal de 1810. Adopté sous le Premier Empire, il place ces dispositions dans une section consacrée à l’« empiètement des autorités administratives et judiciaires ». L’article 127 déclare :
Coupables de forfaiture, et punis de la dégradation civile […] les juges […] qui auroient excédé leur pouvoir, en […] ayant permis ou ordonné de citer des administrateurs pour raison de l’exercice de leurs fonctions.
L’article 129 ajoute que :
La peine sera d’une amende de cent francs au moins et de cinq cent francs au plus contre chacun des juges qui, après une réclamation légale des parties intéressées ou de l’autorité administrative, auront, sans autorisation du gouvernement, rendu des ordonnances ou décerné des mandats contre ses agents ou préposés prévenus de crimes ou délits commis dans l’exercice de leurs fonctions.
En 1810, l’article 75 de la Constitution de l’an viii est sans conteste en vigueur. L’absence d’« autorisation du gouvernement » à laquelle se réfère l’article 129 est donc bien la garantie des fonctionnaires mise en œuvre par le Conseil d’État. En 1816, le Code pénal est modifié, mais les articles 127 et 129 demeurent, à peu de choses près, inchangés. Surtout, l’article 129 persiste à condamner l’absence « d’autorisation du Gouvernement ». Le législateur ne serait donc pas revenu sur la garantie des fonctionnaires, alors même qu’il en avait l’occasion. Mieux encore, le Code Pénal en vigueur renverrait à cet article 75. Par ricochet, cette disposition serait donc toujours en vigueur.
En 1810 comme en 1816, ce renvoi demeure implicite. En 1810, l’interprétation la plus vraisemblable est bien de le considérer comme une référence à l’article 75 de la Constitution du moment. Après 1816, la question est plus discutable, mais le Conseil d’État, par son visa, la tranche. En 1835, lors des discussions sur le projet de loi sur la responsabilité des agents du gouvernement, le Garde des Sceaux objecte encore :
Qu’on […] a parlé de l’article 75 de la constitution de l’an 8 […], mais il y a encore l’article 129 du Code pénal, révisé depuis la Révolution de 1830. Cet article porte condamnation d’une : “amende contre chacun des juges qui auraient, sans autorisation du Gouvernement rendu des ordonnances ou décernés des mandats contre ses agents ou préposés prévenus de crimes ou de délits commis dans l’exercice de leurs fonctions”.
Mais la consolidation de l’article 75 par renvoi n’est pas la seule technique employée par le Conseil d’État. Appelé à se prononcer sur les mises en jugement des fonctionnaires, il vise également des dispositions dont il estime qu’elles prévoient un mécanisme comparable à celui de l’article 75. Il procède alors par analogie. Deux exemples peuvent être cités.
Le premier est l’article 61 de la loi du 14 décembre 1789 que Cormenin cite – entre guillemets – en ces termes : « les officiers municipaux ne peuvent être mis en jugement, pour des délits d’administration, sans une autorisation préalable du directoire de département ». Ces organes sont élus, comme le sont d’ailleurs les tribunaux à partir de 1790. Leurs fonctions sont essentiellement administratives. Mais ces directoires reçoivent, par la loi des 6-7 et 11 septembre 1790, la connaissance du contentieux administratif en lieu et place du tribunal d’administration et d’impôt initialement projeté. Ils sont supprimés par la loi du 28 pluviôse an viii, adoptée au rapport sans tendresse de Roederer. À compter de cette date, le préfet administre le département et contrôle fermement son conseil de préfecture. Cette disposition est pourtant visée parce qu’elle prévoit un mécanisme d’autorisation préalable. Peu importe que le Conseil d’État, en 1789, n'existe pas encore. Peu importe que ce texte ne concerne que les officiers municipaux. Peu importe, surtout, que le texte exact de la disposition soit le suivant :
Tout citoyen actif pourra signer et présenter contre les officiers municipaux la dénonciation des délits d’administration dont il prétendra qu’ils se seraient rendus coupables ; mais avant de porter cette dénonciation devant les tribunaux, il sera tenu de la soumettre à l’administration ou au directoire de département, qui, après avoir pris l’avis de l’administration de district ou de son directoire, renverra la dénonciation, s’il y a lieu, devant les juges qui en devront connaître.
Convenons que Laferrière, contrairement à Cormenin, cite bien la loi de 1789 en ces termes exacts. Convenons également que Cormenin ne trahit pas le sens de cette disposition. Ajoutons que le Conseil d’État, quant à lui, vise sans citer. Mais hasardons que la formule de Cormenin, plus économique, était de nature à accentuer la ressemblance entre le mécanisme de 1789 et celui de l’an viii. Seul compte le fait que le juge judiciaire ne peut juger des administrateurs sans l’autorisation de l’administration supérieure.
Le second exemple de raisonnement par analogie du Conseil d’’État peut être trouvé dans le visa à la loi des 7 et 14 octobre 1790. Dans l’arrêt de 1829 précité, le Conseil d’État ne précise pas à quel article il se réfère. On peut penser qu’il s’agit de l’article 2 qui dispose que :
Conformément à l’article 7 de la section 3 du décret du 22 décembre 1789 sur la constitution des assemblées administratives, et à l’article 13 du titre II du décret du 16 août 1790 sur l’organisation judiciaire, aucun administrateur ne peut être traduit devant les tribunaux, à moins qu’il n’y ait été renvoyé par l’autorité supérieure conformément aux lois.
Cette formule est plus large celle de la loi de 1789. Ce sont bien tous les administrateurs qui sont protégés de poursuites judiciaires par leur supérieur hiérarchique. Là encore, le mécanisme instauré peut raisonnablement faire penser à l’article 75 de la Constitution de l’an viii même si, là encore, le Conseil d’État n’existe toujours pas. À propos de ce texte sur lequel il a déjà été beaucoup – et bien – écrit, on rappellera simplement que depuis la Monarchie de Juillet, la loi des 7 et 14 octobre 1790 est également visée par le Conseil d’État pour fonder le recours pour excès de pouvoir. Certes, l’accent est porté sur l’article 3 de la loi quant aux « réclamations d’incompétence […] portées au roi, chef de l’administration générale ». Mais en 1829, le Conseil d’État vise la loi sans précision particulière. Ce visa balai semble donc plus commode que convaincant, comme le note d’ailleurs Aucoc au sujet du recours pour excès de pouvoir.
Les lois de décembre 1789 et d’octobre 1790, on le sait, ont été adoptées par la Constituante. Or le dernier type de visa du Conseil d’État a justement pour fonction de déduire la garantie des fonctionnaires de la législation révolutionnaire. Le texte phare, en la matière, est l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 qui prévoit que :
Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions.
Tout ayant déjà été écrit sur ce texte, on se cantonnera à de brèves remarques. D’abord, ce visa pourrait très bien relever d’un raisonnement par analogie. Les visas du Conseil d’État doivent d’ailleurs être lus les uns en regard des autres. On retient alors de cette disposition l’interdiction faite au juge judiciaire de poursuivre les agents de l’administration. S’il n’est pas question d’une quelconque autorisation, reste que les tribunaux ne peuvent attraire devant eux les administrateurs.
Remarquons ensuite une constante de l’histoire du Conseil d’État. Lorsque ce dernier est en mauvaise posture, il se trouve toujours l’un de ses membres, habile, au bon endroit, au bon moment. En 1851, c’est Boulatignier qui présente à l’assemblée la réforme d’une institution décriée : les Conseils de préfecture. En 1835, c’est Vivien dont l’amendement a pour objet de contrecarrer le projet du gouvernement supprimant l’autorisation préalable du Conseil d’État. L’un et l’autre devant défendre – sous un régime qui les goûte peu – des institutions de l’an viii, s’attachent à démontrer leurs origines révolutionnaires.
Le 24 mars 1835, Vivien présente son amendement. Le 30 mars, le premier compte-rendu des travaux du Conseil d’État est publié par le Moniteur, qui publie par ailleurs les discussions de la chambre. Ce rapport a été préparé par une « commission chargée de faire le relevé statistique de [ses] travaux […] composée de MM. Vivien, conseiller d’État, Hochet, secrétaire-général du Conseil d’État… ». Le 1er avril, après maintes tribulations, l’amendement de Vivien est adopté. Dans l’intervalle, la discussion est houleuse, mais ses limites en sont fixées par Vivien :
Vous savez qu’une distinction a été établie depuis 1789 entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif. Cette distinction a été tutélaire ; elle ne pourrait pas être méconnue sans danger pour les intérêts du Gouvernement, sans danger même pour la liberté publique […]. Ainsi je dis, Messieurs, que l’autorisation nécessaire pour poursuivre les agens du Gouvernement ne peut pas être donnée par le pouvoir judiciaire […]. Ce système n’est pas nouveau ; il n'est pas de moi. La plus grande objection qu’on lui fasse, et bien à tort sans doute, c’est qu’il est ancien, c’est qu’il existe. Contre la proposition que j’ai eu l’honneur de soumettre à la chambre, on a une réponse toute faite, qui est acceptée sans examen par beaucoup de bons esprits. On dit : c’est l’article 75, vous allez faire revivre cet effroyable article 75 qui doit être supprimé […] Eh bien ! Messieurs, il faut voir un peu de ce que c’est que cet article 75. On a condamné ce système en le rattachant à la constitution de l’an 8 ; on a prétendu que c’était un des premiers actes du despotisme impérial […] Mais, Messieurs, si la nécessité d’une autorisation de l’administration pour poursuivre un agent, a été consacrée par la constitution de l’an 8, ce n’est pas là pourtant qu’est son origine. Avant la constitution de l’an 8, la constitution de 1795, avant la constitution de 1795 celle de 1791, avant la constitution de 1791, des lois de 1790, de 1789, des lois de l’Assemblée constituante, qui n’a pas jusqu’ici passé pour vouloir faire une part trop grande à la prérogative royale, des lois de l’Assemblée constituante, dis-je, avaient déclaré qu’aucun agent de l’administration ne pourrait être traduit devant les tribunaux, sans l’autorisation de l’administration elle-même. Ainsi, Messieurs, quand on s’oppose à ce système, ce n’est pas l’article 75 qu’on vient combattre, c’est la distinction établie par l’Assemblée constituante entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire
Après ce coup de semonce, les députés qui se succèdent à la tribune, aussi brillants soient-ils – Odilon Barrot notamment –, ne parviennent pas à changer les termes du débat. En faisant de l’article 75 de la Constitution de l’an viii un legs de la Constituante, Vivien l’emporte. La garantie des fonctionnaires se déduit ainsi de la loi de 1790. Par la suite, les comptes-rendus des travaux du Conseil d’État ne manqueront pas de marteler ces origines révolutionnaires. L’avocat – républicain sous le Second Empire – Laferrière a beau « protester, par respect pour la Constituante, contre le triste patronage que l’on prétend lui imposer », dénoncer « [c]es anachronismes intéressés » et rappeler « qu’il appartient à l’histoire de reprocher aux institutions, comme aux hommes, l’usurpation des titres de noblesse », le vice-président du Conseil d’État de la iiie République reconnaît « que le système de l’autorisation préalable existait, et qu’il était très rigoureusement pratiqué pendant toute la période révolutionnaire ».
Il se félicite ainsi de « l’interprétation du décret de 1870 par le Tribunal des Conflits ». Ce décret, en effet, a abrogé explicitement l’article 75 de la Constitution de l’an viii, mais également « toutes autres dispositions des lois générales ou spéciales, ayant pour objet d’entraver les poursuites dirigées contre des fonctionnaires publics de tout ordre ». Visé pendant des années par le Conseil, l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 se trouve ainsi sur la sellette judiciaire. Après avoir conclu en février 1873 sur l’affaire Blanco – qui fait justement de ce texte le fondement général de la compétence administrative –, le Commissaire du Gouvernement David prend bien soin de restreindre la portée du décret de 1870. Rendu au visa de la loi des 16 et 24 août 1790, l’arrêt Pelletier considère que cette loi et l’article 75 de la Constitution de l’an viii :
Établissai[en]t deux prohibitions distinctes qui, bien que dérivant l’une et l’autre du principe de séparation des pouvoirs […] se référai[en]t néanmoins à des objets divers et ne produisaient pas les mêmes conséquences au point de vue de la juridiction ; que la prohibition faite aux tribunaux judiciaires de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient, constituait une règle de compétence absolue et d’ordre public, destinée à protéger l’acte administratif […] ; que la prohibition de poursuivre les agents du Gouvernement sans autorisation préalable, destinée surtout à protéger les fonctionnaires publics contre des poursuites téméraires, ne constituait pas une règle de compétence, mais créait une fin de non-recevoir […] ; que le décret rendu par le Gouvernement de la Défense nationale, n’a eu d’autre effet que de supprimer la fin de non-recevoir […] ; mais qu’il n’a pu avoir également pour conséquence d’étendre les limites de leur juridiction.
Pour qui en doutait, la loi des 16 et 24 août 1790 n’est pas abrogée. Quant à l’article 75, il en reste quelque chose dans la distinction opérée par l’arrêt Pelletier. Curieusement, ces nombreux admirateurs de la Constituante ne citent jamais l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Mais c’est là l’histoire d’une autre résurrection.
Anissa Hachemi
Professeure de droit public à l’Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis.
Pour citer cet article :
Anissa Hachemi « Le Conseil d’État et la survie de l’article 75 de la Constitution de l’an VIII (1814-1852) », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-et-la-survie-de-l'article-75-de-la-constitution-de-l'an-viii-(1814-1852)-1945]