« Le Conseil d’État est un juge constitutionnel ». Affirmation évidente, voire banale. Mais la réponse apportée en 2019 par la juridiction administrative suprême à la question longtemps débattue de la responsabilité de l’État pour les dommages causés par l’application de lois inconstitutionnelles ne permet pas seulement de l’illustrer de manière éclatante. La solution imaginée par le Conseil d’État atteste aussi sa capacité à préempter le règlement d’une question éminemment constitutionnelle et à transformer le sens même de cette question pour en faire un pur enjeu de contentieux administratif. En s’appuyant sur une lecture très libre des articles 61-1 et 62 de la Constitution, le Conseil d’État a décidé seul du principe de la responsabilité du législateur, puis s’est donné compétence pour connaître de ce contentieux, tout en définissant, de sa propre initiative, le régime juridique applicable, mais aussi, en miroir, l’office du Conseil constitutionnel. À cet égard, il n’est pas interdit de penser que par son audace et sa portée ‒ même symbolique ‒ la décision Société Paris Eiffel Suffren constitue à notre époque le pendant, pour l’ordre constitutionnel, de ce que fut l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits pour l’ordre administratif. 

Ce résultat n’est cependant guère étonnant dans un système juridique ‒ comme celui de la France ‒ dépourvu d’authentique juridiction constitutionnelle, privé d’une véritable Cour constitutionnelle disposant d’une plénitude de juridiction et qui doit encore se contenter d’un simple Conseil, lequel reste marqué par le contexte de sa naissance, ce qui donne à l’autre Conseil ‒ celui de 1799, fort d’une longue et riche tradition institutionnelle ‒ un formidable pouvoir par contraste. 

En effet, pourquoi donc décider que juger de la constitutionnalité de la loi est une question constitutionnelle qui doit revenir à un organe spécialisé, mais que décider de la responsabilité du législateur, à raison de la même loi inconstitutionnelle, est une question administrative qui doit être réglée par le juge administratif, de surcroît sous l’empire du droit commun de la responsabilité administrative ? 

À moins d’admettre, précisément, qu’il s’agit bien d’une question constitutionnelle et que le Conseil d’État agit tel un authentique juge constitutionnel, égal en son domaine au Conseil constitutionnel, ce qui lui permet d’asseoir son pouvoir d’interprétation et de mise en œuvre de la Constitution, y compris dans les conséquences à tirer de son application.  Un tel pouvoir renforce incontestablement l’office juridictionnel et la position institutionnelle de la juridiction administrative suprême. 

The Conseil d’État, constitutional judge of the legislator's responsibility 

On the decisions of December 24, 2019 

"The Council of State is a constitutional judge". An obvious, even banal statement. But the response given in 2019 by the supreme administrative court to the long-debated issue of the State's liability for damage caused by the application of unconstitutional laws not only illustrates this point vividly. The solution devised by the Conseil d'État also demonstrates its ability to pre-empt the resolution of an eminently constitutional issue and to transform the very meaning of this question into a purely administrative litigation issue. Relying on a very free reading of articles 61-1 and 62 of the Constitution, the Conseil d'État decided alone on the principle of the legislature's responsibility, then assumed jurisdiction to hear this dispute, while defining, on its own initiative, the applicable legal regime, but also, in mirror image, the role of the Conseil constitutionnel. In this respect, there is no reason not to think that the Société Paris Eiffel Suffren decision, because of its boldness and scope - even if symbolic - is in our time the counterpart, for the constitutional order, of what the Blanco decision of the Tribunal des conflits was for the administrative order. 

This result is hardly surprising, however, in a legal system - such as France's - that has no genuine constitutional jurisdiction, no real Court with full jurisdiction and still has to make do with a mere Council, which remains marked by the context in which it was created, giving the other Council - with its long and rich institutional tradition - formidable power by contrast. 

Why, in fact, decide that ruling on the constitutionality of a law is a constitutional matter that should be dealt with by a specialised institution, but that deciding on the liability of the legislature for the same unconstitutional law is an administrative matter that should be settled by the administrative court, and moreover under the ordinary law of administrative liability ? 

Unless we accept that this is indeed a constitutional issue and that the Conseil d'État acts as a genuine constitutional judge, equal in this respect to the Conseil constitutionnel, which enables it to assert its power to interpret and implement the Constitution, including the consequences to be drawn from its application.  Such a power unquestionably strengthens the jurisdictional role and institutional position of the supreme administrative court. 

À propos des décisions du 24 décembre 2019

« L

a responsabilité peut être un labyrinthe. Ces mots d’Hugo, dans L’Homme qui rit, ne doivent pas vous décourager, car il n’est pas question aujourd’hui de se perdre. Le fil dont vous disposez pour vous guider est, en effet, des plus solides ; il s’agit de la Constitution elle-même ».

Ainsi s’exprimait Marie Sirinelli dans ses conclusions sur la série de décisions du Conseil d’État du 24 décembre 2019, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren, Société Paris Clichy et M. Laillat.

Il faut d’emblée souligner l’importance du thème choisi par Olivier Beaud pour ce colloque qui permet de voir que la Constitution est mise en œuvre et donc interprétée par le Conseil d’État ‒ c’est là une évidence ‒ mais, plus encore, qu’elle peut être la « chose » du Conseil d’État au service de sa politique jurisprudentielle et de son affirmation institutionnelle. Car ce dernier n’hésite pas à manifester, lorsqu’il l’estime nécessaire, une évidente liberté dans le maniement des principes, des règles et du texte même de la Constitution. D’abord, et cela n’est pas nouveau, parce que la Constitution de 1958 constitue, pour reprendre les mots de René Capitant, le « texte le plus mal rédigé de notre histoire constitutionnelle, inférieur même à la Constitution de 1946 », ce qui accroît d’autant le pouvoir d’interprétation des autorités chargées de son application. Ensuite, parce que l’évolution des rapports du droit administratif et du droit constitutionnel a conduit à la réaffirmation du Conseil d’État et de son pouvoir.

Bernard Stirn, alors président de la section du contentieux, faisait déjà le constat, dans sa contribution aux Mélanges Lachaume de 2007, qu’« au travers de ses deux attributions, consultatives et contentieuses, le Conseil d’État est aujourd’hui plus proche que jamais de la Constitution ». Il ajoutait qu’

entre droit administratif et principes constitutionnels, [les] interférences s’accroissent. Elles s’inscrivent dans la longue histoire qu’évoquait Tocqueville lorsqu’il écrivait dans l’Ancien Régime et la Révolution, que, “depuis 1789”, la constitution administrative est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques.

Depuis l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil d’État s’est « rapproché », plus encore, de la Constitution. La QPC a transformé « l’office du juge administratif en général et du Conseil d’État en particulier ». Juge constitutionnel, le Conseil d’État l’était déjà, lorsqu’il acceptait de contrôler la constitutionnalité des actes administratifs en l’absence d’écran législatif ou lorsque, plus rarement, il dégageait une nouvelle norme constitutionnelle sous la forme d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il est vrai qu’« il est impossible à un juge, c’est-à-dire à un organe indépendant chargé de trancher des oppositions de prétentions par l’application de la règle de droit, de ne pas être juge constitutionnel ». Mais juge constitutionnel, le Conseil d’État l’est devenu plus encore lorsque, pour apprécier s’il y a lieu à renvoi d’une QPC, il met en relation la loi contestée et les droits et libertés constitutionnels invoqués. Dans cette fonction, le Conseil d’État « ne peut faire l’économie d’une double opération d’interprétation : celle des dispositions constitutionnelles invoquées et celle des dispositions législatives critiquées ».

De cette familiarité accrue du Conseil d’État avec l’ordre constitutionnel, Bernard Stirn en déduisait encore que :

Les liens entre le Conseil d’État et la Constitution se sont renforcés […]. Leurs rapports réciproques sont au cœur même des évolutions du droit public (lesquelles) conduisent à une hiérarchie des normes plus exigeante, une présence accrue des règles constitutionnelles, un dialogue attentif des juges nationaux et européens.

Il en résulte, concluait-il, « une autorité mieux reconnue des normes constitutionnelles ».

Ce à quoi il est possible d’ajouter qu’il en découle une autorité plus affirmée du Conseil d’État lui-même. En atteste, tout particulièrement, la réponse apportée à la question de la responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles, dont le principe et le régime ont été définis dans des termes très particuliers par la série de décisions du 24 décembre 2019.

Trois points permettent d’appréhender l’extrême liberté dont s’est prévalue, à cette occasion, « l’institution administrative suprême » : la reconnaissance du principe même de la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles (I), l’affirmation de la compétence du juge administratif pour en connaître (II) et la définition du régime juridique applicable aux actions indemnitaires (III).

I. L’affirmation par le Conseil d’État du principe de la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles

Il n’y avait là aucune évidence, bien au contraire. Dans la tradition française, y compris sous la ve République, on sait que la loi n’est pas un acte comme les autres. Pour reprendre les termes de Georges Vedel, elle est « l’expression directe de la souveraineté nationale […], l’acte de souveraineté par excellence ». En raison de son statut, le Conseil d’État a reconnu, très progressivement et avec beaucoup de prudence, la possibilité d’invoquer la responsabilité de l’État législateur.

On rappellera, tout d’abord, qu’il a jugé que cette responsabilité pouvait être engagée sans faute, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour réparer les préjudices revêtant un caractère anormal, c’est-à-dire « grave et spécial », tout en précisant par la suite que ce régime, ouvert dans le silence de la loi, devait se fermer si celle-ci avait expressément exclu toute possibilité d’indemnisation. La portée générale et impersonnelle de la loi empêchant le plus souvent que la condition de spécialité du préjudice soit vérifiée, la responsabilité sans faute du législateur est demeurée, pour reprendre les mots bien connus de René Chapus, un « produit de luxe ».

Pour les victimes de dommages imputables au législateur, il a donc fallu patienter soixante-dix ans pour qu’apparaisse un second terrain permettant d’invoquer la responsabilité de l’État, cette fois-ci en raison de la méconnaissance des engagements internationaux de la France. Mais l’invocation de la responsabilité du législateur sur ce terrain est demeurée tout aussi rare.

La question de la responsabilité de l’État du fait des lois méconnaissant, cette fois-ci, la Constitution est (ré)apparue plus récemment, en même temps que le contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori puisque, auparavant, l’impossibilité de connaître directement de la constitutionnalité d’une loi promulguée fermait toute piste en ce sens. Depuis que le Conseil constitutionnel se prononce sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, ses déclarations d’inconstitutionnalité sont devenues autant d’amorces possibles pour des contentieux indemnitaires. Étrangement, cette perspective, pourtant logique, était demeurée absente des débats lors de la réforme constitutionnelle. On n’en trouve trace, en effet, ni dans le rapport du « comité Balladur », ni dans les débats parlementaires qui l’ont accompagné. Il est vrai que la QPC a été conçue comme un pur « contentieux de normes », aux enjeux strictement objectifs, visant à expurger l’ordonnancement juridique des dispositions législatives portant atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Ainsi, ni l’article 61-1 ni les nouvelles dispositions de l’article 62 ne font état d’une éventualité indemnitaire.

On ajoutera que les exemples étrangers démontrent que le contrôle a posteriori des lois n’implique pas nécessairement la reconnaissance d’un régime de responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles. Certes, le pas a été franchi, sous des formes diverses, en Espagne, en Belgique, en Pologne, ou encore au Portugal. Mais tel n’est pas le cas en Allemagne ou aux États-Unis où, historiquement, le contrôle de la constitutionnalité des lois par voie d’exception est particulièrement développé. En Italie, la Cour de cassation a refusé de reconnaître la responsabilité du législateur pour violation de la Constitution, alors qu’elle reconnaît pourtant la responsabilité du fait des lois méconnaissant le droit de l’Union européenne.

Par ailleurs, on peut penser que la jurisprudence Gardedieu de 2007 n’imposait pas la reconnaissance de la responsabilité de l’État en raison des lois contraires à la Constitution. Le cadre juridique qui a justifié cette solution est bien distinct. Comme l’expliquait Luc Derepas dans ses conclusions, ce dernier repose sur les obligations découlant de l’article 55 de la Constitution, de même que sur la jurisprudence européenne relative à la responsabilité des États en cas de méconnaissance du droit de l’Union. Ces considérations, liées au droit international, étaient sans incidence sur la question de la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles. Sans doute la Cour de justice de l’Union européenne a-t-elle estimé que le régime de responsabilité du fait d’une loi contraire au droit de l’Union européenne ne pouvait être moins favorable que celui mis en œuvre à raison de l’inconstitutionnalité de la loi. Mais, par construction, cette affirmation n’obligeait à rien de nouveau. En vérité, il n’existait aucune voie déjà tracée qui imposait au Conseil d’État la route à suivre.

Ces évolutions de contexte ont tout de même permis d’installer les éléments d’un décor favorable à la confirmation du pas franchi et ce fut là une première audace du Conseil d’État que de considérer que le silence des articles 61-1 et 62 ne pouvait pas être interprété comme excluant cet effet induit par la QPC. D’un tel vide, le Conseil d’État en a retiré un principe positif : la responsabilité de l’État du fait des lois adoptées en méconnaissance de la Constitution.

Sans doute, pareille audace doit-elle être immédiatement nuancée. De longue date, les arguments en faveur d’une telle responsabilité ne manquaient pas. On peut rappeler, tout d’abord, que le Conseil d’État avait déjà raisonné de la sorte, au sujet du silence de la loi, sur le terrain de la responsabilité sans faute. Dans ses conclusions sur la décision Société coopérative agricole Ax’ion de 2005, Mattias Guyomar affirmait que l’exclusion de toute indemnisation ne saurait être implicite, dès lors qu’il « n’existe pas d’irresponsabilité générale et absolue de la puissance publique ». De même, le Conseil d’État n’a jamais eu besoin d’une habilitation textuelle pour reconnaître l’existence d’un régime de responsabilité. Par ailleurs, on peut penser qu’au regard du principe constitutionnel du droit au recours, seule une disposition expresse peut fermer une voie contentieuse.

Aucun argument n’apparaît non plus en se plaçant dans le cadre plus exigeant de l’effectivité des principes de légalité et de responsabilité, inhérents à l’État de droit. Au contraire, la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles semblait d’autant mieux se justifier qu’il existe précisément, en la matière, un écran législatif. L’Administration ne pouvant écarter d’elle-même l’application d’une loi inconstitutionnelle, l’acte administratif ne saurait s’interposer dans la chaîne de causalité. Et c’est donc à l’inconstitutionnalité de la loi qu’il faut nécessairement pouvoir remonter, dans tous les cas, pour identifier le fait générateur d’un préjudice.

On ajoutera que la doctrine universitaire a, de longue date, défendu une telle responsabilité. Déjà, en 1923, Maurice Hauriou considérait que la loi inconstitutionnelle devait pouvoir engager la responsabilité de l’État législateur. Dans les années 2010, après l’entrée en vigueur de la QPC, les travaux sur ce thème se sont évidemment multipliés.

Par la suite, ayant consacré un tel principe, le Conseil d’État a apporté, de sa propre initiative, trois autres précisions.

La première a trait à la condition même d’engagement de ce régime de responsabilité, qui réside dans l’inconstitutionnalité de la loi révélée par la décision du Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État a jugé qu’une telle déclaration devait être le préalable, à la fois nécessaire et suffisant, pour identifier un fait générateur. Il s’agit d’un préalable nécessaire, puisqu’il n’appartient toujours pas au Conseil d’État ‒ autre choix constant de sa part ‒ d’apprécier lui-même la constitutionnalité de la loi. Cette solution peut sembler logique, mais elle revient aussi ‒ et c’est encore un choix ‒ à exclure du contentieux indemnitaire toutes les dispositions législatives qui ne peuvent donner lieu à QPC, comme celles issues des lois référendaires, des lois de ratification d’engagements internationaux ou des lois d’habilitation, qui demeurent, en principe, hors de ce régime. Si les décisions du 24 décembre 2019 ont posé le principe d’une responsabilité du fait des lois, il s’agit de certaines lois seulement.

De plus, ce préalable paraît suffisant. Considérant la jurisprudence de la Cour de Luxembourg qui recherche l’existence de violations « caractérisées » du droit de l’Union pour engager la responsabilité des États, la question s’était posée de ne reconnaître la responsabilité de l’État législateur que dans le cas de certaines violations de la Constitution. Or, pour le Conseil d’État, une déclaration d’inconstitutionnalité faisant suite à une QPC doit pouvoir suffire à invoquer la responsabilité de l’État, dès lors qu’elle implique nécessairement une méconnaissance des droits et libertés constitutionnellement garantis.

La deuxième précision apportée par le Conseil d’État a trait aux décisions du Conseil constitutionnel susceptibles d’ouvrir le nouveau régime de responsabilité. Comme le soulignait Marie Sirinelli dans ses conclusions, si le sort des QPC a été rapidement réglé, se posait aussi la question des lois promulguées et déclarées inconstitutionnelle en vertu du mécanisme posé dans la décision du 25 janvier 1985, État d’urgence en Nouvelle-Calédonie, par lequel le Conseil constitutionnel s’autorise à examiner la constitutionnalité de la loi à l’occasion de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine. Il ressort de cette décision que son contrôle porte, dans ce cas, sur les « termes » mêmes de la loi promulguée, excluant toute contestation relative à sa procédure d’élaboration. Strictement substantiel, l’objet du contrôle est assez proche de celui exercé dans le cadre des QPC. Pour autant, si la temporalité d’un tel contrôle n’est pas très différente, la disposition inconstitutionnelle n’est pas abrogée, mais devient, dans cette hypothèse, inapplicable. De plus, le Conseil constitutionnel considère que l’autorité de chose jugée qui s’attache aux décisions ainsi rendues fait obstacle à ce qu’il soit à nouveau saisi d’une QPC relative à la même disposition. Pourtant, là encore, le Conseil d’État a décidé de son propre chef d’inclure ces déclarations d’inconstitutionnalité dans le régime de responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles.

Est-ce à dire, pour autant, que toutes les déclarations d’inconstitutionnalité postérieures à la promulgation de la loi sont prises en compte ? Nullement. Le Conseil d’État a exclu les réserves d’interprétation, jugeant qu’une déclaration de conformité assortie d’une réserve donne de la loi une interprétation qui s’intègre à elle ab initio et qui lie ensuite le juge saisi. Dans cette hypothèse, aucune disposition inconstitutionnelle n’est détectable.

Quant à la dernière précision apportée par le Conseil d’État, elle est sans doute la plus importante puisqu’elle a trait à la nature même du régime de responsabilité invocable. On sait à quel point la décision Gardedieu a suscité des commentaires critiques, parfois incrédules. Responsabilité pour faute ou responsabilité sans faute ?

Même si les décisions rendues sur ce fondement sont demeurées très rares, il est pour le moins difficile de considérer que le Conseil d’État a adopté, pour les lois inconventionnelles, un régime de responsabilité sans faute. Les indices principaux en sont l’absence de caractère d’ordre public de ce régime et la réparation potentiellement intégrale des préjudices. Comme le proposait Luc Derepas dans ses conclusions sur la décision Gardedieu, le Conseil d’État a mis en place un régime ad hoc fondé sur la méconnaissance par la loi d’une norme supérieure. Cette solution ‒ commode à défaut d’être cohérente ‒ repose sur l’idée qu’il n’entre pas dans l’office de juge administratif de qualifier la « faute » du législateur, idée qui trouverait sa raison d’être dans le principe de séparation des pouvoirs. Dans l’univers constitutionnel français, on sait qu’il ne revient pas au juge administratif d’apprécier la malfaçon de la loi. En vérité, on sait tout autant qu’il s’agit là d’un pur artifice et, disons-le, d’une hypocrisie juridique. La décision Gardedieu a créé un régime de responsabilité pour faute « qui ne dit pas son nom », simplement parce que ce nom serait impropre d’un point de vue institutionnel.

Certes, on pourrait rétorquer que c’est l’anormalité du texte ayant méconnu les normes supérieures qu’il s’agit de relever. Mais il faut relire, ici, Charles Eisenmann qui distinguait le fondement médiat et le fondement immédiat de la responsabilité. En droit public, Eisenmann contestait, de la même façon que Léon Duguit, le rattachement traditionnel de la responsabilité à la faute d’un côté, au risque de l’autre. Il estimait que la responsabilité des collectivités publiques, comme de toute personne morale en général, n’est jamais une responsabilité pour faute. Les personnes publiques ne peuvent répondre que des fautes commises par leurs agents. Or, la responsabilité du fait d’autrui ne peut être une responsabilité pour faute. La responsabilité des collectivités publiques repose, selon Charles Eisenmann, sur une obligation de garantie : ces dernières garantissent les citoyens contre les dommages imputables à l’activité de leurs agents ou organes. Pourtant, dans le droit positif, la faute existe bien : elle est exigée par le juge ou le législateur. Mais la faute est conçue, dans ce cas, comme une condition de la responsabilité, non son fondement, au sens de principe justificatif de la responsabilité.

Hélas, le Conseil d’État ne lit (sans doute) pas Charles Eisenmann (ou Léon Duguit) et il a étendu aux lois inconstitutionnelles ‒ une fois encore par pure construction et de sa propre autorité ‒ le régime mis en place par sa décision Gardedieu, soi-disant fondé ‒ car le tour de force est tout de même extraordinaire si l’on songe à la jurisprudence Arrighi ‒ sur « les exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ».

Ce qui conduit à la question, non moins décisive, de la compétence du juge administratif pour connaître d’une telle contestation.

II. La compétence du juge administratif

L’affirmation de la compétence du juge administratif révèle une autre audace du Conseil d’État. Cette audace est à double détente puisque le Conseil d’État a pris sur lui de définir, à la fois, l’office du juge de la norme, assuré par le Conseil constitutionnel, et celui du juge de la responsabilité, qui lui revient évidemment. Après avoir franchi le Rubicon de la responsabilité, le Conseil d’État a témoigné d’une liberté plus grande encore s’agissant de l’articulation de son office avec celui dévolu au Conseil constitutionnel.

L’article 62 de la Constitution précise en effet que les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. Le Conseil d’État en a déduit que l’engagement de la responsabilité de l’État législateur n’est possible que dans la mesure où la décision QPC ne s’y oppose pas. Affirmation logique, dira-t-on, et parfaitement respectueuse des prérogatives du Conseil constitutionnel.

Mais, précisément, à l’aune de quels critères le Conseil constitutionnel doit-il être regardé comme s’étant opposé ‒ ou pas ‒ à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles ? Cette question intéresse les effets des décisions du Conseil constitutionnel statuant sur une QPC, effets que le Conseil d’État s’est autorisé à définir.

Pour évaluer la solution du Conseil d’État ‒ laquelle constitue le véritable nœud du problème ‒ on peut rappeler que l’article 62 pose un principe et formule une atténuation. Le principe, c’est que la QPC se projette dans l’avenir. « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel […] ». Le constituant de 2008 a fait le choix d’un système qui, à la différence de celui qui existe dans d’autres pays (Espagne et Allemagne par exemple), ne provoque pas la disparition rétroactive de la disposition déclarée inconstitutionnelle. La disposition demeure dans l’ordonnancement juridique passé. L’article 62 précise même qu’elle peut être abrogée à compter « d’une date ultérieure fixée par (la) décision » du Conseil constitutionnel – ce qui autorise son application pendant un certain temps.

Ces dispositions trouvent cependant une forme d’atténuation puisque l’article 62 prévoit aussi que le Conseil constitutionnel détermine « les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». Cette formulation n’est pas des plus claires ‒ en cela le constituant de 2008 a usé de la même plume que celui de 1958 ‒ mais il a été admis que le Conseil constitutionnel pouvait ainsi apprécier, au regard des intérêts en présence, dans quelle mesure les effets passés de la loi inconstitutionnelle devaient, le cas échéant, être rétroactivement neutralisés. On retrouve là, comme l’a souligné Marie Sirinelli dans ses conclusions, un mécanisme bien connu des administrativistes, car assez proche de celui dégagé par la décision du Conseil d’État Association AC ! de 2004 au sujet des effets des annulations prononcées par le juge administratif. Depuis lors, le Conseil d’État admet, au regard des conséquences de la rétroactivité de l’annulation, de repousser dans le temps le moment où cette annulation prend effet, ou encore de neutraliser ses effets pour le passé. L’office qu’il exerce, par exception, a inspiré celui que le constituant a confié, par principe, au Conseil constitutionnel. Pour aménager les effets de ses décisions dans le temps, le Conseil constitutionnel s’est ainsi fait « maître des horloges ».

Sur ce point, la série de décisions de 2019 permet d’affirmer que le Conseil d’État s’est mué en maître du maître.

Fallait-il considérer, en effet, que lorsqu’il a réglé les pendules de sa déclaration d’inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel avait couvert la question des contentieux indemnitaires ? Pour le dire autrement, l’indemnisation peut-elle correspondre à une « remise en cause des effets de la loi » au sens de l’article 62 de la Constitution, que seul le Conseil constitutionnel peut expressément prévoir ? Une réponse positive aurait conduit, dans le silence du Conseil constitutionnel sur la question précise de la réparation publique, à aligner l’ouverture du régime de responsabilité sur l’effet qu’emportent les déclarations d’inconstitutionnalité dans l’ordonnancement juridique. Dans ce cas, la réparation n’aurait été possible que lorsque les effets de la loi auraient été remis en cause rétroactivement.

Sans doute, une telle remise en cause peut être expressément prévue par le Conseil constitutionnel. Mais elle existe aussi, mécaniquement, lorsque l’abrogation de la loi prend effet à compter de la publication même de sa décision. En effet, le Conseil constitutionnel a précisé que ses décisions pouvaient être regardées comme produisant un effet rétroactif sur l’instance des auteurs d’une QPC, de même que dans les « instances en cours ». Il y a là une forme de rétroactivité procédurale, justifiée par le souci de conférer un « effet utile » à la QPC et de préserver le droit au recours. Le Conseil d’État a d’ailleurs tiré les conséquences de cet effet « utile » dans le contentieux de la légalité, en lui donnant une portée étendue. Il a jugé que lorsque l’auteur de la QPC a formulé celle-ci dans le cadre d’un recours contre un décret d’application de la loi déclarée inconstitutionnelle, il devait bénéficier des effets de la déclaration d’inconstitutionnalité en obtenant l’annulation, rétroactive, de l’acte attaqué – et ce alors même que l’abrogation de la loi n’avait été prononcée qu’à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. En revanche, le Conseil d’État a refusé d’appliquer cet effet à l’auteur de la QPC lorsque l’abrogation de la loi a été différée.

Ce faisant, l’approche consistant à transposer au contentieux indemnitaire la remise en cause des effets de la loi aurait dû limiter, symétriquement, les hypothèses permettant de faire jouer la responsabilité du fait des lois inconstitutionnelles. Le Conseil d’État aurait parfaitement pu s’y tenir. Mais il a jugé qu’en reliant remise en cause des effets de la loi et action indemnitaire, cette solution heurterait la relation habituelle entre légalité et responsabilité. En principe, il est vrai, ce n’est pas la disparition d’un acte qui ouvre droit à réparation, mais la constatation de son illégalité. Pour le dire autrement, la responsabilité n’est pas la conséquence de l’annulation contentieuse, mais seulement celle du constat de l’illégalité, et l’acte illégal n’a pas besoin de disparaître pour que son « anormalité » ouvre droit à réparation. Au contraire, c’est souvent son maintien dans l’ordre juridique qui est la principale cause du préjudice. S’agissant des lois inconstitutionnelles, l’approche fondée sur une restriction aux situations où les effets de la loi se trouvent éteints aurait conduit, à l’inverse de la logique distinguant légalité et responsabilité, à n’accorder une indemnisation qu’aux requérants qui peuvent se prévaloir de la sortie de l’ordonnancement juridique de la disposition inconstitutionnelle. Pour les autres ‒ ceux qui paient le prix fort de l’inconstitutionnalité ‒ la voie indemnitaire aurait été fermée.

On peut se réjouir, pour les requérants, d’une telle solution, mais ce que l’on voit surtout, du point de vue de notre sujet, c’est que ces considérations ont été dictées par la logique du droit administratif. Car ce sont bien les canons du droit administratif de la responsabilité qui ont déterminé la lecture de l’article 62 de la Constitution, alors que l’intention du constituant ‒ quoi que l’on en pense ‒ était limitée au règlement d’un conflit de normes.

En somme, le Conseil d’État a décidé de son propre chef que de tels effets devaient être distingués de leurs conséquences sur la situation des individus, qui peuvent prendre la forme d’un préjudice. Dans ce raisonnement, indemniser, ce n’est pas modifier la portée de la décision prise, c’est tout au plus tirer les conséquences qui en découlent. Le Conseil d’État n’a vu ni dans l’esprit ni dans la lettre de l’article 62 ce qui permettrait de distinguer l’« abrogation » et la « remise en cause des effets passés », en donnant à cette seconde notion une portée dépassant la stricte légalité. Autrement dit, le Conseil d’État a refusé d’aligner la voie indemnitaire sur la remise en cause des effets passés de la loi. Voilà pourquoi, également, l’exclusion de l’indemnisation par le Conseil constitutionnel doit être explicite.

On ajoutera qu’une lecture alignée sur la remise en cause des effets de la loi aurait conduit à un régime de responsabilité moins favorable que celui de la jurisprudence Gardedieu ‒ lequel n’est déjà pas des plus généreux. Refusant de créer un « reflet inversé à la hiérarchie des normes méconnues », le Conseil d’État a retenu une approche qui déconnecte la question de la responsabilité de celle de la remise en cause des effets de la loi en décidant que le silence du Conseil constitutionnel sur la question indemnitaire laissait toujours ouverte la possibilité de former une action en réparation du fait de l’inconstitutionnalité de la loi.

Il est vrai que cette approche respecte la lettre de l’article 62 qui prévoit que, sauf précision apportée par la décision QPC, la loi inconstitutionnelle est seulement abrogée, ce qui signifie que ses effets juridiques passés demeurent, et qu’ainsi les préjudices qui ont pu découler de son inconstitutionnalité demeurent également. Le fait générateur de ces préjudices se situe dans l’application de la loi inconstitutionnelle et, suivant la logique de la célèbre jurisprudence Driancourt selon laquelle toute irrégularité est fautive ‒ même si l’on ne prononce surtout pas ce mot ‒ dès lors que ces préjudices découlent de la méconnaissance d’une norme supérieure, ils appellent bien réparation.

On peut l’admettre ‒ et surtout s’en réjouir pour les demandeurs d’indemnités ‒ mais, une fois encore, le Conseil d’État a pris sur lui de déterminer, unilatéralement, l’office du Conseil constitutionnel.

Certes, par-delà cette hypothèse du silence du Conseil constitutionnel sur la question de la responsabilité de l’État, rien n’interdit à ce dernier d’apporter des limites aux actions indemnitaires susceptibles de reposer sur l’inconstitutionnalité de la loi. Il y a là un office du juge qui relève, plus généralement, de celui d’un juge de l’exécution de ses propres décisions.

Mais cette dernière précision ‒ en apparence respectueuse, là encore, du Conseil constitutionnel ‒ appelle aussi, en amont, un dialogue entre les juges, une forme de co-production juridictionnelle entre les deux Conseils, là où l’on pouvait parfaitement déduire du texte constitutionnel une compétence exclusive du premier. En effet, s’il entend permettre la responsabilité de l’État, le Conseil constitutionnel doit anticiper l’intervention du juge administratif et tenir compte des caractéristiques du régime de responsabilité défini par le Conseil d’État. Cette solution revient à dire, si l’on y songe, que le Conseil constitutionnel ne peut jamais décider seul du principe de la responsabilité.

Il doit nécessairement anticiper l’intervention du juge administratif, d’autant que la mise en œuvre de la responsabilité obéit à un régime que le Conseil d’État a, seul, défini.

III. La définition du régime applicable aux actions indemnitaires

Particulièrement restrictif, le régime de responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles ne laisse pas de surprendre. L’élément le plus décisif concerne le choix d’appliquer la prescription quadriennale sur le fondement de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968. Alors qu’elle est destinée à faire valoir la créance de responsabilité que détient une victime à l’égard de l’État, l’action en responsabilité est susceptible d’être affectée par une règle dont le mécanisme est aussi simple que brutal : les créances des victimes d’une loi inconstitutionnelle s’éteignent après l’écoulement de quatre années.

Plus étonnante encore est la définition du point de départ de ce délai. Habituellement, en cas de préjudice causé par un règlement illégal, le juge administratif fait démarrer la prescription à la date où le dommage est constitué et connu, et non à celle où l’illégalité qui en est à l’origine est détectée par le juge. L’« ignorance légitime » de la créance, au sens de l’article 3 de la loi de 1968, ne peut pas jouer dans une situation où l’intéressé, en formant un recours, pouvait se prévaloir de l’illégalité de l’acte dès que celui-ci lui a été appliqué. Appliquée à la QPC, cette approche strictement contentieuse a conduit à faire démarrer la prescription au moment où l’application de la loi inconstitutionnelle a provoqué le dommage, et non à la date de la décision du Conseil constitutionnel.

Transposant, là encore, une règle tirée du droit commun de la responsabilité administrative, le Conseil d’État a décidé que la prescription commencerait à courir dès lors que le préjudice résultant de l’application de la loi serait « connu » par la victime. Et cela, sans que la décision du Conseil constitutionnel – qui aura pourtant affirmé à ce moment précis l’inconstitutionnalité de la loi et le principe de la responsabilité de l’État – ne puisse rouvrir ce délai.

L’argument selon lequel il sera difficile, voire impossible, pour la victime d’une loi inconstitutionnelle de connaître l’existence et l’étendue de sa créance avant même la décision du Conseil constitutionnel n’a pas porté devant le Conseil d’État. Le couperet de la prescription tombera implacablement et toutes les créances nées quatre années révolues avant la première demande indemnitaire se trouveront prescrites. L’article 3 de la loi de 1968, sous le couvert de laquelle la règle de déchéance a été opportunément rappelée, indique pourtant que la prescription ne saurait courir « contre le créancier […] qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance ou de la créance de celui qu’il représente légalement ». À la question de savoir si un requérant ‒ expert en droit constitutionnel, cela va de soi ‒ pourra connaître, à l’avance, l’existence même de sa créance et son étendue exacte, c’est-à-dire avant que le Conseil constitutionnel ne se soit prononcé sur l’inconstitutionnalité de la loi source de son préjudice, le Conseil d’État a répondu positivement.

Il résulte de cette solution un bien étrange déséquilibre : si, pour décider du principe même de la responsabilité, le Conseil d’État a créé, de toutes pièces, un régime spécial et fait mine d’abdiquer sa compétence, s’inclinant devant la décision du Conseil constitutionnel, tout en définissant son propre office et, par ricochet, celui du Conseil constitutionnel, voilà qu’il fait primer, sur cette même décision, une règle de pure procédure, à la fois sévère et banale, pour éteindre, de façon purement comptable, toute action indemnitaire. De surcroît, tout requérant doit se muer en spécialiste de la Constitution, à même de détecter toute inconstitutionnalité de la loi, avant même qu’elle ne soit reconnue par le Conseil constitutionnel, un juge dont la jurisprudence, on le sait bien, constitue une science parfaitement exacte.

Enfin, dans la même veine restrictive, on retiendra aussi la condition d’un « lien direct » de causalité entre les dommages subis et l’application de la loi inconstitutionnelle. Plus exactement, le requérant doit justifier du caractère direct du lien de causalité entre le préjudice invoqué et l’inconstitutionnalité de la loi. Dans le contentieux indemnitaire, on sait pourtant que la causalité est au nombre de ces exigences dont les exceptions reçoivent un contenu plus riche que le principe lui-même. Mais ceci sans que le principe bénéficie pour autant d’un début de définition positive.

Après s’être élevé, non sans mal, dans les plus hautes sphères de la hiérarchie des normes, voilà que le requérant retombe lourdement dans la grisaille du droit commun de la responsabilité administrative. Et si, dans les eaux glacées du contentieux indemnitaire où il se trouve soudainement plongé, une voie de passage demeure, elle sera glissante, assurément, puisque la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi et l’abrogation qui en résulte pourront ne pas suffire au juge administratif. En s’appuyant sur le dispositif de la décision et les motifs – substantiels s’il en est – qui en sont le soutien nécessaire, la victime devra faire état de la période et des circonstances dans lesquelles l’application de la loi, inconstitutionnelle rappelons-le, lui aura très exactement porté préjudice.

Que penser, somme toute, de cette série de solutions imaginées par le Conseil d’État ? En jugeant, comme dans les trois affaires de 2019, qu’il n’existait pas de lien direct de causalité entre l’inconstitutionnalité, pourtant déclarée, des dispositions législatives en cause et le préjudice, pourtant subi par les demandeurs, le Conseil d’État a offert à l’observateur ‒ même inattentif ‒ un raccourci saisissant. Si l’on résume : il y a constat de l’inconstitutionnalité de la loi, mais il n’y a pas de réparation possible, faute de lien direct de causalité entre le préjudice et l’inconstitutionnalité de la loi. Si la responsabilité de l’État du fait d’une loi déclarée contraire à la Constitution repose effectivement sur un principe sui generis, excluant, comme en 2007, toute faute du législateur ‒ une responsabilité « sur-mesure » a-t-on dit ‒ les conditions posées à sa mise en œuvre paraissent, quant à elles, tout à la fois très spéciales, en raison notamment du sort particulier réservé à la détermination du fait générateur du dommage, et solidement ancrées, malgré tout, dans le droit (très) commun de la responsabilité administrative. Pour le dire plus sèchement, le Conseil d’État a fait ce qu’il voulait ‒ ou presque. Et, assurément, il ne voulait pas que la mise en œuvre de la responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles ne devienne, une fois celle-ci reconnue dans son principe, un produit de consommation courante.

Mais là n’est pas tant la question. En s’appuyant sur une lecture très libre des articles 61-1 et 62 de la Constitution, on retiendra que le Conseil d’État a décidé seul du principe de la responsabilité du Législateur, puis s’est donné compétence à lui-même pour connaître de ce contentieux, tout en définissant, de sa propre initiative, le régime applicable, mais aussi, en miroir, l’office du Conseil constitutionnel.

De ce résultat, il est possible de tirer deux leçons.

Tout d’abord, la Constitution n’est pas une chose abstraite qui surplomberait, « en position transcendantale », notre système juridique. Ainsi que l’a démontré Olivier Jouanjan, la Constitution peut se lire comme un système normatif concret de « possibilités d’action ». Elle n’est pas un objet déjà donné, un contenu ou une substance statique, mais un ensemble de relations mouvantes, sans cesse travaillées et remodelées par différents acteurs. Ensuite ‒ et pour cette raison précisément ‒ ce résultat démontre que le Conseil d’État n’hésite pas à s’affirmer, à son niveau, comme un acteur constitutionnel de premier plan.

Mais pourrait-il en aller autrement dans un système juridique ‒ comme celui de la France ‒ dépourvu d’authentique juridiction constitutionnelle, privé d’une véritable Cour constitutionnelle ayant plénitude de juridiction et qui doit encore se contenter d’un simple Conseil, lequel reste marqué, quoi que l’on en pense, par le contexte de sa naissance, ce qui donne à l’autre Conseil ‒ celui de 1799, fort d’une longue et riche tradition enracinée au cœur du phénomène étatique ‒ un formidable pouvoir par contraste ?

Que l’on y songe. Pourquoi donc décider que juger de la constitutionnalité de la loi est une question constitutionnelle qui doit revenir à un organe spécialisé, mais que décider de la responsabilité du Législateur, à raison de la même loi inconstitutionnelle, est une question administrative, laquelle doit être réglée par le juge administratif, de surcroît sous l’empire du droit commun de la responsabilité administrative ? Pour le dire autrement : quelle cohérence peut-on déceler entre Arrighi et Société Paris Eiffel Suffren ?

À moins d’admettre, précisément, que c’est bien une question constitutionnelle et que le Conseil d’État agit tel un authentique juge constitutionnel, égal en son domaine au Conseil constitutionnel ‒ et peu importe la lettre ou l’esprit de l’article 62 de la Constitution.

Assurément, ce résultat procède de la faiblesse congénitale du Conseil constitutionnel, uniquement et pauvrement doté de compétences d’attribution. La nature ayant horreur du vide, les lacunes du droit sont encore pleines de droit. Des failles ‒ béantes ‒ que le Conseil d’État parvient à combler ‒ sans trop de peine ‒ pour asseoir, quand il l’estime nécessaire, son pouvoir d’interprétation et de mise en œuvre de la Constitution ‒ y compris dans les conséquences à tirer de son application ‒ lequel renforce incontestablement son office juridictionnel et consolide sa position institutionnelle au cœur de l’État et au sommet du système juridique français.

Est-ce nouveau ? Cette façon d’agir est-elle en contradiction avec notre histoire constitutionnelle ? Certes, non.

Pour s’en convaincre, il suffit peut-être de rappeler ces paroles de Bonaparte prononcées devant les membres du Conseil d’État voici plus de deux siècles :

Il faut qu’une Constitution soit courte et obscure. La Constitution ne devrait déterminer que le mode selon lequel se fait la loi ; si elle dit plus, c’est mauvais ; si elle dit trop et qu’on ne puisse faire autrement, on la casse.

Une Constitution doit être faite de manière à ne pas gêner l’action du gouvernement et à ne pas le forcer à la violer. Aucune Constitution n’est restée telle qu’elle a été faite. Sa marche est toujours subordonnée aux hommes et aux circonstances. Si un gouvernement trop fort a des inconvénients, un gouvernement faible en a bien davantage. Chaque jour on est obligé de violer les lois positives ; on ne peut pas faire autrement ; sans cela, il serait impossible d’aller.

Les Constitutions sont l’ouvrage du temps : on ne saurait laisser une trop large place aux améliorations.

Je ne peux pas mieux comparer une Constitution qu’à un vaisseau. Si vous abandonnez votre vaisseau au vent avec toutes ses voiles, vous ne savez où vous allez ; vous changez au gré du vent qui vous pousse ; mais au contraire, si vous vous servez de votre gouvernail, vous allez à la Martinique malgré le vent qui vous mène à Saint-Domingue.

Aujourd’hui, comme hier, le Conseil d’État est un excellent navigateur.

Nicolas Chifflot

Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, Nicolas Chifflot est directeur adjoint de l’Institut de Recherches Carré de Malberg (IRCM), vice-doyen de la Faculté de droit de Strasbourg et membre du Conseil académique de l’Université de Strasbourg.  

Il codirige, depuis 2016, la chronique mensuelle de procédure administrative au sein de la revue Procédures (LexisNexis). Il est l’auteur de plusieurs contributions, notamment sur la justice administrative, et a participé à la rédaction d’ouvrages collectifs comme, par exemple, Le renouvellement de l’office du juge administratif (coll. « Au fil du débat », éd. Berger Levrault, 2017), Défendre les libertés publiques - Mélanges en l’honneur de Patrick Wachsmann (éd. Dalloz, 2021). Il est également le coauteur, avec le professeur Maxime Tourbe de l’ouvrage Droit administratif (Dalloz, coll. « Sirey Université », 19e éd., 2024, à paraître). 

Pour citer cet article :

Nicolas Chifflot « Le Conseil d’État, juge constitutionnel de la responsabilité du législateur », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/le-conseil-d'etat-juge-constitutionnel-de-la-responsabilite-du-legislateur-1934]