Le système de gouvernement le plus répandu dans le monde libre est depuis longtemps le type parlementaire. S’il peut incontestablement revêtir diverses variantes, il n’en procède pas moins d’une profonde logique institutionnelle cohérente, née pragmatiquement en Grande-Bretagne. En ce sens, tous les systèmes parlementaires sont des épigones du modèle de Westminster et font, comme lui, dans les faits, du gouvernement la partie dirigeante du Parlement. Pourtant, les constitutions écrites modernes qui ont prétendu institutionnaliser le principe du gouvernement parlementaire ont rarement adopté, sur le plan de la technique juridique, les implications du modèle anglais telles que les avait dégagées Walter Bagehot en 1867. Qu’il s’agisse de la première fonction du Parlement, qui est de désigner le cabinet ou au moins son chef (la « fonction élective »), de la définition même du Parlement, de la place reconnue par le droit écrit aux membres du gouvernement au sein des assemblées, ou des instruments de direction du travail parlementaire, on constate que rares sont, en Europe, les constitutions écrites qui transposent au plus près les traits du modèle de Westminster. Cette confrontation entre les formules du droit écrit et les principes du système parlementaire de gouvernement fait apparaître le fossé qui, bien souvent, sépare les représentations et l’écrit en matière constitutionnelle. Ce décalage provient de malentendus sur l’analyse théorique des gouvernements parlementaires et, en même temps, il contribue à  renforcer ces malentendus.

Cabinet as the leading Part of Parliament. Some Aspects of the hesitating Constitutional Reception of the Westminster Model in European CountriesParliamentary Government is the most widespread category of political regime in the free World at the present time. Even if it may offer different nuances, this government system has a coherent Logic, which was pragmaticlly founded in Great Britain. In this sense, all parliamentary systems are epigones of Westminster ; for all can be said that the Cabinet is in the constitutional reality the leading Part of Parliament. Despite of this fact, it is remarkable that the written constitutional Law which pretend to have institutionalized the Principle of parliamentary government rarely adopted the technical implications of the british Model as Walter Bagehot have characterized it. The “elective function” (that means the Power to elect the Cabinet or at least the Prime Minister) of Parliament is rarely established as a formal Procedure ; the Definition of Parliament is not recognized as like as in Great Britain ; the Role of the cabinet members in Parliament is not recognized in the same way as in the Westminster Model. This Confrontation between the written Law and the Principles of Parliamentary Government shows the gulfwhich separate the mental representations and the formulas of written Law. This gap is based on misunderstandings about parliamentary government and it contributes to reinforce them.

« How will the King's Government be carried on ? »

(Duc de Wellington, 1831)

« On ne saurait trop insister sur la nécessité de mettre l’initiative habituelle des opérations entre les mains du ministère. Ceux qui ne comprennent pas cette nécessité, n’entendent rien à  la véritable tactique d’une assemblée politique »

(Etienne Dumont)

Que tout le droit ne se résume pas à  l’écrit, en particulier aux textes « posés » par un législateur, voilà  certainement ce que tout juriste, au début du XXIe siècle, sera disposé à  reconnaître plus ou moins ouvertement. Toutefois, les démocraties libérales contemporaines restent toutes très largement marquées par ce « préjugé [en faveur] du droit écrit » naguère relevé par René Capitant, comme en témoigne notamment l’inflation législative et réglementaire que connaissent, à  des degrés divers, tous les pays développés aujourd’hui, plus particulièrement en Europe. S’il présente quelques particularités à  cet égard (et ce, non pas tant parce qu’il serait le « droit des droits », mais parce qu’il touche à  l’organisation du pouvoir politique, c’est-à -dire se situe au moins partiellement en surplomb de l’ordre juridique, qu’il joue le rôle d’interface entre l’ordre juridique et ce qui lui est extérieur), le droit constitutionnel ou droit politique n’échappe pas à  ce préjugé : il est banal de constater que le principe des constitutions écrites est depuis longtemps presque partout admis comme une nécessaire évidence. En outre, et même s’il est pensé de manière confuse, un idéal de complétude continue de sous-tendre ces textes constitutionnels formalisés. Qu’il s’agisse d’une gigantesque illusion, il n’empêche : le juriste ne peut échapper à  la tentation de prendre les textes constitutionnels au sérieux. On serait tenté d’ajouter : il doit, dans une certaine mesure, les prendre au sérieux même lorsqu’il veut montrer que l’écrit ne suffit pas à  rendre compte du droit positif, et a fortiori lorsque, au-delà  de la simple description, il en cherche l’explication profonde ou encore tente de le discuter.

Or, l’écrit qui sert de substrat au droit (ou à  une bonne partie du droit) repose inévitablement sur une pensée, même grossière et approximative, sur des schémas mentaux, des références conceptuelles - qu’il s’agisse de théories très élaborées ou bien plus simplement de principes d’importance inégale - sans lesquels l’agencement esquissé par les constitutions écrites serait non seulement incompréhensible mais encore ne pourrait pas fonctionner pratiquement. Cohérents ou non, perçus de manière consciente ou non, faisant ou non consensus au moment de l’adoption de l’énoncé écrit, ces schémas sont sinon extérieurs, du moins détachables du texte. Ils sont néanmoins indispensables, mieux : inévitables. C’est dire que comprendre le « droit positif » nécessite un important travail en amont sur les concepts qui n’existent pas à  l’état d’essences pures mais sont d’abord des construits intellectuels, éminemment évolutifs, dont il importe de rechercher la généalogie et les avatars. L’analyse du droit politique est ainsi en grande partie aussi une histoire des représentations, de la façon de parler des institutions et des concepts juridiques.

On ne saurait enfin sous-estimer l’importance du phénomène de ce que l’on pourrait appeler l’« objectivation » des formules du droit écrit : celles-ci, lorsqu’il s’agit d’organiser formellement un agencement d’institutions politiques, sont souvent répétées, copiées, transposées d’un pays à  l’autre, d’une époque à  l’autre, au point, parfois, de paraître avoir acquis une valeur intrinsèque. Au prix, parfois, de considérables malentendus voire de contresens.

Les pages qui suivent se proposent d’esquisser, à  travers un thème particulier, celui de l’institutionnalisation du gouvernement parlementaire en Europe, une illustration de la tension entre les représentations et l’écrit en matière constitutionnelle. Une manière de souligner certains aspects problématiques de l’écrit en droit politique.

I. Parlement et gouvernement : la piste de Bagehot

Les réflexions et études consacrées aux parlements modernes présentent quelque chose de paradoxal : alors que l’institution parlementaire est maintenant solidement assise dans le paysage juridique des démocraties contemporaines, dont elle constitue un élément tenu pour indispensable — mieux : l’institution sans laquelle on ne conçoit pas une démocratie constitutionnelle —, la plus grande incertitude règne dans la façon de l’appréhender du point de vue théorique. La compréhension des assemblées représentatives, de leurs fonctions et de leurs relations juridiques et politiques avec les autres organes constitutionnels, tout particulièrement le gouvernement (l’« exécutif », pour employer le vocabulaire courant mais réducteur) demeure aujourd’hui très curieusement affectée de graves lacunes, simplifications et contresens. Les parlements restent assimilés à  un corps mystérieusement fermé sur lui-même et réduit au « pouvoir législatif », selon une formule inlassablement répétée, par habitude, par les textes constitutionnels, les acteurs politiques ainsi que les doctrines juridique et politiste — sans parler de l’opinion publique. On continue très généralement à  les décrire dans des termes qui n’ont quasiment pas changé depuis les débuts du constitutionnalisme libéral moderne (XVIIIe ou le début du XIXe siècle, voire avant pour la Grande-Bretagne), comme si leur environnement constitutionnel n’avait pas considérablement changé depuis. Il est pour le moins étonnant que l’on ne parvienne pas, après presque deux siècles de pratique du régime représentatif moderne en Occident, à  disposer d’outils conceptuels et théoriques adéquats pour analyser convenablement le rôle des parlements. L’inadéquation de la théorie des parlements est d’autant plus frappante que l’on ne se lasse pas de diagnostiquer leur « déclin », la vacuité de leur contrôle de l’administration, la décadence de leur fonction législative... et de se désoler du fait que l’exécutif soit à  l’origine, en moyenne, de 80 à  90% des lois adoptées.

Ce jugement concerne plus spécifiquement le type de système de gouvernement aujourd’hui de très loin le plus répandu dans le monde, à  savoir le type parlementaire de gouvernement. Or, il nous semble à  cet égard que l’on ne peut que difficilement parler des parlements (ou des assemblées parlementaires) sans parler de l'exécutif ; il existe à  notre sens une différence de nature entre des assemblées qui, d’une manière ou d’une autre, font en leur sein une place à  l'exécutif et les autres. C’est pourquoi les comparaisons entre les assemblées parlementaires européennes et le Congrès des Etats-Unis paraissent toujours un peu faussées.

Voici un demi-siècle, Douglas Verney proposait d’opérer une distinction entre les « législatures » et les « parlements » :

« Parliamentary government implies a certain fusion of the executive and legislative functions, the body which has been merely an Assembly of representatives being transformed into a Parliament..(...) The first characteristic of parliamentarism may now be summarized. It is a political system where the Executive, once separate, has been challenged by the Assembly which is then transformed into a Parliament comprising both Government and Assembly ».

Le moins que l’on puisse dire est que cette distinction ne retient pas, aujourd’hui, l’attention de la grande majorité des analystes, qu’ils soient politistes, historiens et surtout juristes. Pourtant, cette distinction conceptuelle n’est pas dépourvue de pertinence et d’intérêt. Elle touche à  un point fondamental du constitutionnalisme libéral. Et nous semble de nature à  permettre une meilleure intelligence des questions spécifiquement posées aux parlements des Etats d’Europe aujourd’hui.

Le droit s’articule autour de concepts et de notions dont la définition, le sens, se situent le plus souvent en amont de lui, qui renvoient à  ses présupposés intellectuels, des théories, des représentations, que la science du droit — qui en est également tributaire —— doit s’efforcer d’expliciter un tant soit peu, voire, le cas échéant, de discuter. Le juriste ne peut se contenter de les tenir pour acquis sans examen préalable, sous le prétexte qu’ils seraient une donnée du droit « positif », sauf à  se condamner à  une démarche pour le moins étriquée. Les études consacrées aux parlements modernes souffrent, nous semble-t-il, d’un déficit de ce genre.

Un deuxième grand paradoxe, d’ailleurs lié au premier, marque en outre l’espace constitutionnel européen : autant la transposition des principes essentiels gouvernant le régime britannique est l’un des phénomènes les plus éclatants de l’histoire constitutionnelle commune de la majorité des pays libres, autant il existe une distorsion importante entre l’adoption de cette logique particulière de gouvernement et sa réception par le droit écrit. Tous les Etats européens (à  l’exception de la Suisse et de Chypre) ont peu à  peu transposé le principe du gouvernement responsable au XIXe et au XXe siècle ; ils sont tous, en ce sens, des épigones de Westminster. Pourtant, il est rare de retrouver chez eux les implications théoriques et techniques majeures de ce choix. On remarque rarement les grandes différences entre la codification du gouvernement parlementaire par les constitutions écrites et le modèle-fondateur britannique. Nous ne visons pas, ici, les multiples nuances tenant au rôle différencié du chef de l’Etat, au caractère mono- ou bicaméral du Parlement, à  la présence — aujourd’hui fréquente — d’une cour constitutionnelle, ou de procédures référendaires, non plus qu’au rôle des partis politiques. Sur tous ces points, la transposition a, par la force des choses, pu s’éloigner plus ou moins du système anglais, sans que, d’ailleurs, cela ne remette en cause la grande convergence observée en pratique entre ceux-ci et celui-là . Pour être diverse, la « famille » du parlementarisme en est bien une : elle rassemble des gouvernements émanant d’une majorité parlementaire démocratiquement élue et qui ne peuvent conduire leur action qu’en accord avec celle-ci. Les dissemblances ici envisagées concernent le droit, presque partout assez éloigné du modèle d’outre-Manche.

Pour expliciter une affirmation si péremptoire, il convient de préciser ce que nous entendons, sachant qu’en raison du caractère historique et si original des institutions britanniques, celles-ci sont délicates à  appréhender, surtout pour un continental. L’intuition d’un décalage résulte des thèses avancées naguère par un auteur britannique dont la renommée fut longtemps grande sur le continent européen ; le nom de Walter Bagehot s’impose ici immédiatement à  l’esprit. Même s’il a été (et reste) contesté, il demeure — à  juste titre, selon nous — particulièrement éminent pour la clé théorique qu’il a apportée à  l’intelligence du gouvernement parlementaire en général.

Bagehot a principalement livré (ou popularisé) trois grandes idées concernant ce qu’il appelait le « gouvernement de cabinet », trois points sur lesquels les systèmes parlementaires se distinguent du modèle américain, non-parlementaire :

« The efficient secret of the English Constitution may be described as the close union, the nearly complete fusion, of the executive and legislative powers. (...) The connecting link is the Cabinet. By that new word, we mean a committee of the legislative body selected to be the executive body (...). As a rule, the nominal Prime Minister is chosen by the legislature, and the real Prime Ministrer for most purposes — the Leader of the House of Commons — almost without exception is so. (...) The Legislature chosen, in name, to make laws, in fact finds its principal business in making and in keeping an executive. (...) A Cabinet is a combining committee — a hyphen which joins, a buckle which fastens, the legislative part of the State to the executive part of the State. In its origin it belongs to the one, in its functions it belongs to the other ».

Le gouvernement de cabinet se caractérise par la « fusion des pouvoirs » ; le chef du cabinet est désigné par le Parlement (ou sa chambre prédominante, la chambre basse) – la fonction de désigner et de maintenir un gouvernement est la principale fonction de ce dernier ; le cabinet joint l’exercice de fonctions exécutive et législative.

A vrai dire, il y avait une certaine malice dans cette façon de caractériser le gouvernement de cabinet, et notamment l’idée de « comité du Parlement » — scandale pour les monarchistes, folie pour les légistes ! L’essayiste — non juriste — victorien n’en était d’ailleurs pas lui-même l’inventeur. Bien avant Bagehot, le Français Guizot, même s’il avait une autre idée de l’équilibre interne de la Constitution anglaise (il écrivait à  une époque antérieure), avait déjà  employé l’expression de « fusion des pouvoirs ». Dans un sens comparable, Necker puis Madame de Staël avaient, plus tôt encore, évoqué l’idée d’« entrelacement des pouvoirs ». Quant à  la formule du cabinet, « comité » du Parlement, Thomas Macaulay puis John Austin, de même que l’Allemand Eduard Fischel l’avaient employée les années précédentes. Mieux, on la trouvait déjà , à  propos de l’Angleterre, sous la plume de deux autres libéraux allemands, Friedrich Murhard en 1837 et surtout le juriste Robert von Mohl, en 1846. Elle a souvent été reprise par la suite dans la littérature constitutionnelle européenne, au prix, parfois, de malentendus.

Depuis le dernier tiers du XIXe siècle, cette célèbre formule, reste, en dépit des évolutions ultérieures, adéquate, à  condition de ne pas se méprendre sur son sens exact. Certes, elle a été (et demeure) controversée, évidemment surtout chez les juristes. La thèse du gouvernement « comité » de la Chambre est souvent dénigrée, en raison d’une sorte de contresens se référant, au moins implicitement, au modèle de la Convention nationale française de 1792-95. On a voulu comprendre la thèse de Bagehot avec des lunettes « jacobines », et transformé sa formule en celle d’un gouvernement « comité d’exécution » des volontés de la chambre, formule aussi simpliste que celle qui, à  l’époque des Lumières, voulait voir dans le juge la simple « bouche de la loi », un « automate » de la subsomption. Pourtant, l’idée de subordination n’était pas dans la pensée de Bagehot, qui a, au contraire, expliqué que le cabinet n’était pas une simple « créature », un instrument servile dans les mains de l’assemblée dont il émanait. René Capitant fut, en 1933, un des rares constitutionnalistes français à  le comprendre.

Le propos du rédacteur en chef de The Economist visait à  montrer le nouvel équilibre trouvé par le parlementarisme anglais de son temps, et à  insister sur la liaison structurelle entre « exécutif » et « législatif », tant au plan organique qu’au plan fonctionnel. Cette thèse provocatrice montrait l’erreur de prétendre déchiffrer la Constitution anglaise avec les lunettes de la doctrine dominante, sur le continent, à  savoir la « séparation des pouvoirs » telle qu’on la définissait alors. Elle permettait en particulier, de reconsidérer les vues théoriques habituelles pour analyser les fonctions respectives du cabinet et de la Chambre basse, ainsi que leur articulation organique.

L’idée de « fusion », en particulier, suggérait l’inadéquation des raisonnements courants consistant à  se focaliser sur l’antagonisme, souvent perçu implicitement comme structurellement ou naturellement irréductible, entre les ministres et la Chambre. En l’occurrence, elle débouchait sur ce principe fondamental auquel menait la dynamique du gouvernement parlementaire, à  savoir qu’initialement considérées principalement comme un corps d’opposition et de limitation de l’exécutif monarchique, les chambres parlementaires devenaient, à  mesure qu’elles avaient « conquis » le gouvernement, de plus en plus une institution de soutien à  ce gouvernement. Sans doute, ces deux dimensions ont toujours été présentes simultanément en Angleterre, mais à  l’époque moderne, la seconde tend à  primer la première. En Europe continentale, en raison d’une histoire discontinue, et des conditions d’instauration du constitutionnalisme libéral, la logique d’antagonisme entre exécutif et assemblées a, le plus souvent, dominé les représentations de l’organisation des pouvoirs.

Ce fut tout particulièrement le cas au moment de la Révolution française, qui a exercé une si forte influence sur les esprits dans tout le continent européen. Mably affirmait déjà  que « tout législateur doit partir de ce principe que la puissance exécutoire a été et sera éternellement l’ennemie de la puissance législative ». Cette idéologie de la méfiance sera véhiculée par les courants dominants en 1789, puis reprise et reformulée par la tradition la plus « avancée » du républicanisme français, tandis que l’école (plus ou moins) « anglaise », soucieuse d’harmonie entre l’exécutif et les assemblées restera presque toujours minoritaire. Guizot, en 1816, su parfaitement résumer la question : « Il faudrait, à  notre avis, s’abuser bien étrangement sur l’état de la France pour ne pas reconnaître qu’il n’en est pas ainsi, que la fusion des pouvoirs ne s’est pas encore opérée,... ce que le temps a fait en Angleterre par le travail des siècles et des générations. (...) [En France] avant la révolution, (...) les parlements, complètement étrangers aux affaires, uniquement appelés à  vérifier et à  enregistrer, se regardaient comme des adversaires-nés de l’autorité (...). Dès 1789, les assemblées politiques, loin de s’unir et de faire corps avec le gouvernement, se déclarèrent ennemies : toute influence exercée par lui sur la représentation nationale fut traitée d’atteinte à  la liberté ; l’indépendance et l’opposition étaient, aux yeux des députés, non-seulement un honneur, mais leur unique et véritable fonction ; les ministres du Roi furent exclus de l’assemblée (...). On eût dit qu’il s’agissait, non de faire en sorte que le gouvernement gouvernât bien, mais de le mettre hors d’état de gouverner. En vain, quelques hommes plus clairvoyants comme Mirabeau et M. de Clermont-Tonnerre, essayèrent de faire sentir les dangers de cette absurde conduite .... On persista à  voir, dans les assemblées, non un instrument destiné à  contenir et à  régler le pouvoir même qui s’en sert, mais une puissance indépendante, appelée à  contrarier et à  enchaîner le gouvernement. Ce principe seul devait conduire à  l’anéantissement de l’autorité royale : elle périt en effet ; et, comme il fallait bien que quelqu’un gouvernât, les assemblées s’emparèrent du pouvoir exécutif. (...) ».

On trouve des lignes de clivage très voisines, même si elles furent rarement aussi exacerbées qu’en France, dans la plupart des Etats européens au XIXe et au début du XXe siècle. En conséquence de cette tendance lourde des représentations de la logique de relation entre le cabinet et le parlement, la réception juridique des principes de gouvernement anglais demeurera toujours marquée du sceau de l’ambiguïté. On put, sans doute, « poser » dans les constitutions écrites, la règle de la responsabilité politique des ministres devant le Parlement (avec des implications procédurales de plus en plus précises), mais sans y ajouter une part de compréhension fine de sa dynamique subtile.

L’intégration des membres du gouvernement au Parlement, en particulier, n’a pas toujours été comprise comme l’une des implications fondamentales du mode anglais de gouvernement parlementaire. L’observateur minutieux des procédures parlementaires de Westminster qu’était Josef Redlich ne se lassait pas d’insister sur ce point : « il ne faut jamais oublier que le gouvernement dans l'Angleterre moderne n'est jamais rien d'autre qu'une partie inséparable et vivante du Parlement lui-même ».

Le politiste néerlandais Hans Daalder a bien formulé, à  notre sens, les implications naturelles du système parlementaire : « the concept of 'Cabinet government' means merely that the Cabinet is the activating and leading part of Parliament ». Sans doute, objectera-t-on, cette formule ne résume intégralement pas le cabinet, parce qu’elle laisse de côté une autre dimension de son travail, l’exercice du « pouvoir immédiat », la direction directe de l’administration et de son pouvoir de contrainte matérielle. Mais non seulement ces angles de vue ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, et l’idée de « activating and leading part » nous renseigne sur le Parlement en tant qu’institution, et c’est à  ce titre que l’on voudrait la reprendre ici. Il ne s’agit pas de prétendre que le modèle britannique est universel en soi et dans tous ses éléments juridiques et politiques. Mais simplement qu’il montre une logique institutionnelle à  l’oeuvre — quoique sous des formes différentes dans le détail — dans tous les systèmes parlementaires de gouvernement.

Cette formule de Daalder nous montre (car elle permet d’expliquer une grande partie de ce qui se passe en pratique dans les systèmes parlementaires, à  des degrés divers mais globalement convergents) que le parlement n’est pas une instance qui se meut fondamentalement de lui-même, mais qu’il est essentiellement animé par l’ « exécutif ». (Et ce n‘est qu’à  cette condition, en admettant cette logique profonde, que l’on peut réfléchir utilement à  des réformes du travail parlementaire).

On se propose, dans ce qui suit, de parcourir le droit positif des Etats européens et de s’interroger sur les conditions de la réception, par les constitutions écrites, du modèle de Westminster.

II. Le cabinet, « comité » choisi par le Parlement. La reconnaissance inégale de la « fonction élective » par les textes constitutionnels

Pour Bagehot, le cabinet est avant tout un comité de la Chambre parce qu’il n’est plus constitué véritablement par un libre choix de la Couronne mais réellement — quoique indirectement — désigné par la Chambre des Communes. Il a particulièrement insisté sur ce qu’il appelait l’« elective function » de celle-ci, « though our common constitutional speech does not recognize it. (...) The elective is now the most important function of the House of Commons. It is most desirable to insist, and be tedious, on this, because our tradition ignores it ». Or, sur ce point élémentaire et fondamental, le droit constitutionnel des démocraties parlementaires contemporaines n’a pas beaucoup suivi le publiciste anglais. Les Etats dont les constitutions codifient très clairement la « fonction élective » représentent une minorité ; des variantes édulcorées s’en rapprochent toutefois.

Il s’agit, avec des nuances, de l’Irlande (dès 1922, confirmé en 1937), du Japon (1946), de la R.F.A. (1949), qui ont été imités ensuite par la Suède (1974). En Hongrie, cette procédure datant de 1949 (elle était d’ailleurs répandue dans les constitutions des Etats sous influence soviétique) a été conservée après la réforme libérale de 1989 (art. 33-3). Plusieurs Etats d’Europe centrale et orientale ont également repris le principe, notamment la Pologne (Const. de 1997, art. 154-3). Tout récemment, la Finlande qui, depuis 1919, constituait l’un des rares systèmes parlementaires républicains effectivement dualiste, a adopté ce système, dans le but explicite de fonder le gouvernement entièrement sur la volonté du Parlement. Leur point commun est de permettre à  la chambre basse du Parlement d’élire le chef du gouvernement, même si la première proposition d’un candidat est parfois laissée au chef de l’Etat.

Le système de l’élection directe du chef du gouvernement (ou du cabinet tout entier) était apparu la première fois dans de nombreuses constitutions européennes d’entre-deux-guerres, notamment celles des Länder allemands, Etats fédérés membres d’une Fédération, et qui, de ce fait, avaient choisi de ne pas instituer de chef d’Etat. La première (chronologiquement) Constitution, celle de Mecklembourg-Strelitz du 29 janvier 1919, confiait encore au Président de la Diète la compétence de désignation des ministres, lesquels devaient solliciter la confiance parlementaire (§ 24). Mais la plupart des Länder optèrent pour une solution plus directe encore : ainsi la Constitution du Land de Bade (21 mars 1919) : « Les ministres sont élus par la Diète en séance publique (..). Chaque année, la Diète nomme, parmi les ministres, le Président qui porte le titre de ‘’Président de l’Etat’’ et son suppléant » (§ 52). Avec quelques nuances (élection de l’ensemble du cabinet ou bien seulement du chef de gouvernement), ce système sera adopté par tous les Länder de la République de Weimar, y compris le plus grand des Länder de l’époque, la Prusse (Const. du 30 novembre 1920, art. 45). Mais une telle procédure fut également instituée par un Etat souverain, la République d’Autriche, dotée d’un chef d’Etat distinct du gouvernement, mais qui était formellement exclu de la formation du cabinet (Constitution du 1er octobre 1920, art. 70-I), ou encore la Ville-libre de Dantzig (const. du 11 mai 1922, art. 25-II).

Comme l’avait fait observer René Capitant en 1933, seule une profonde méconnaissance des mutations du parlementarisme classique a pu conduire de nombreux auteurs, en particulier français, à  douter du caractère pleinement parlementaire de ces constitutions. Les hésitations de la doctrine ainsi que de la classe politique françaises à  cet égard sont illustrées par la façon de concevoir la formation du gouvernement après la guerre. Après qu’elle eut été instituée dans le projet de constitutionnel du 19 avril 1946, la voie de l’élection directe du chef de gouvernement par le Parlement fut remplacée, dans la Constitution de la IVe République, par le procédé de l’investiture parlementaire (c’est-à -dire de vote obligatoire et juridiquement nécessaire pour l’entrée en fonctions), qui réintroduisait la compétence de proposition du Président de la République. Ce changement de façade fut justifié par une argumentation classique : le rapporteur du projet de Constitution, Paul Coste-Floret, affirma :

« Le projet de la Commission attribue au président de la République les pouvoirs qui sont traditionnellement les siens en régime parlementaire. (...) Pour assurer l’indépendance du pouvoir exécutif, le Président de la République choisit le président du Conseil des ministres. (...) Le projet adopté par la Commission ménage les avantages du système de désignation du président du conseil par le président de la République et ceux de son élection par l’Assemblée nationale en évitant les inconvénients de l’un et de l’autre. La commission a pensé que le choix du président du Conseil par le Président de la république assure son indépendance totale (sic !) vis-à -vis des partis et de l'Assemblée nationale, tandis que son investiture par le vote de confiance empêche les choix arbitraires du président de la République ».

On sait à  quel point cette nuance de procédure a finalement été de peu de poids dans la stabilité des gouvernements de la IVe République — elle a seulement ménagé au chef de l’Etat une certaine influence sur le processus de formation de ceux-ci.

Dans le même esprit, en conservant formellement des traces du dualisme, d’autres constitutions contemporaines maintiennent la compétence de nomination par le chef de l’Etat, tout en liant celle-ci à  un vote de confiance parlementaire préalable obligatoire. Ainsi de l’Italie (art. 94-3), de la Grèce (Const. de 1975, avec une procédure particulièrement alambiquée) et de l’Espagne (Const. de 1978, art. 99). C’est cette solution qu’ont adopté nombre de constitutions récentes d’Europe centrale et orientale : la République tchèque (1992, a. 68), la Slovaquie (1992, art. 110 et 113), la Croatie (depuis 2000, art. 97 et 109), la Roumanie (1991, art. 85 et 102), la Lituanie (1992, art. 84-4).

En revanche, une autre catégorie de pays ont conservé la technique issue du parlementarisme classique, celle de la nomination par le chef de l’Etat sans investiture parlementaire. C’est le cas de certaines monarchies : outre le Royaume-Uni et ses anciens Dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), la Norvège, la Belgique (art. 96), le Danemark (art. 14), les Pays-Bas (en dépit d’une Constitution nouvelle, en 1983, art. 43), le Luxembourg (art. 77). Mais c’est également le cas de plusieurs républiques : l’Autriche depuis 1929 (art. 70), la France depuis 1958 (art. 8 et 49-1), Malte, le Portugal (Const. de 1976, art. 187), la Lettonie (Const. de 1922 remise en vigueur en 1991, art. 56).

Ces différences formelles ne font pas obstacle à  ce que, dans la très grande majorité des Etats, le gouvernement y soit effectivement désigné par la majorité parlementaire (même s’il s’agit parfois de cabinets minoritaires). L’état du système de partis, le comportement des acteurs politiques sont ici, bien sûr, déterminants dans la pratique. Néanmoins, dans les situations critiques, lorsque ne se dégage pas clairement de majorité, la procédure de constitution du cabinet peut revêtir une grande importance concrète.

A l’ère du suffrage universel, les controverses autour du pouvoir de nomination du chef de l’Etat sont plus vives dans les républiques que dans les régimes en forme monarchique, car il ne pèse pas (ou beaucoup moins) sur un Président de la République (même s’il n’est pas élu directement par le peuple) une sorte de présomption d’illégitimité en face du suffrage universel, soupçon qui tend à  neutraliser le caractère discrétionnaire de sa compétence de nomination.

Certes, même codifiée, la désignation directe du Premier ministre par le Parlement n’est qu’une procédure, qui ne dit rien de la façon dont se déroule effectivement (dans les « coulisses ») le processus de constitution du cabinet, ni des personnes que les députés portent au pouvoir. Néanmoins, elle constitue non seulement une garantie que le Parlement ne sera pas dépossédé de l’initiative de cette opération par un autre organe constitutionnel, mais revêt encore une dimension « pédagogique », celle d’inciter (sinon de contraindre) les parlementaires à  assumer cette fonction.

Le seul Etat qui a fait durablement de cette procédure dualiste un axiome de fond est la France de la Cinquième République. Le Général de Gaulle voulait que le « gouvernement ne procède pas du Parlement » mais d’un chef de l’Etat lui-même désormais pleinement autonome dans son origine. En conséquence, la compétence de nomination du Premier ministre n’était pas conçue comme essentiellement formelle mais, au contraire, comme devant être pleinement effective. S’est donc développée une idéologie constitutionnelle qu’il faut bien qualifier de type anti-parlementaire, laquelle perdure de nos jours, alors même que le gouvernement est toujours, selon une pratique constante, politiquement aligné sur la majorité parlementaire. Pourtant, on ne reconnaît pas, en France (que ce soit dans la classe politique comme dans la doctrine constitutionnelle), le principe formulé par Bagehot : on ne considère pas (à  tort) que le Parlement français détienne lui aussi, en réalité, une « fonction élective », qui existe pourtant bien lors même qu’elle n’est qu’indirecte.

Les implications constitutionnelles de la « conquête » de l’exécutif par les assemblées représentatives sont extrêmement importantes. Alors que le gouvernement était, aux débuts du constitutionnalisme moderne, une institution procédant organiquement (et effectivement) du chef de l’Etat, et à  ce titre entièrement distincte des assemblées parlementaires, le principe du gouvernement parlementaire parvenu à  sa maturité fait dériver politiquement, « procéder » (directement ou indirectement) l’organe gouvernemental du Parlement. Sans doute, ce principe d’unité reste complexe : la spécificité des fonctions dévolues en propre au cabinet —— qui demeurent son apanage, même si un contrôle parlementaire s’exerce sur elles — réintroduit un élément de différenciation vis-à -vis du Parlement. Mais l’attribution de compétences propres au cabinet, si elles impliquent sans conteste pour lui un certain degré d’autonomie à  l’égard des chambres, n’empêchent que la dualité ainsi créée ne présente pas la même profondeur qu’à  l’époque des monarchies (limitées ou dualistes) pré-parlementaires. Au lieu d’ériger deux pouvoirs sinon complètement autonomes, du moins essentiellement distincts, les constitutions parlementaires établissent, par delà  cette dualité « technique », une solidarité juridique ab initio entre l’exécutif et le Parlement.

Quelque difficile qu’elle soit à  traduire précisément en termes juridiques, cette solidarité organique initiale — et aussi fonctionnelle — entre le cabinet et le Parlement modifie radicalement la façon d’envisager le statut et les fonctions de ces deux institutions. Pour le Parlement en particulier, la reconnaissance de sa fonction de constituer le gouvernement, sa « fonction élective », est essentielle. Le juriste autrichien Leo Wittmayer affirmait ainsi avec justesse : « La grande tâche du Parlement, celle à  laquelle toute la problématique du parlementarisme démocratique peut être mesurée, est la formation du gouvernement ». Elle permet d’établir théoriquement la hiérarchie entre les différentes fonctions du Parlement en tant qu’organe, et d’expliquer logiquement la réalité dominante du travail parlementaire, notamment le fait que le rôle de moteur de l’exercice de la fonction législative revienne au cabinet et non à  l’assemblée conçue comme un corps autonome.

III. Les contours du Parlement

Si l’on compare le cadre juridique d’ensemble du modèle de Westminster avec ceux des pays continentaux, une première différence frappe immédiatement l’observateur. Elle porte sur la définition du Parlement. Seule une sorte de paresse intellectuelle bien étrange semble expliquer que la doctrine juridique ne s’interroge guère de façon précise sur cet aspect et ne s’efforce pas d’en proposer une explication à  peu près satisfaisante, en relation avec la distribution des pouvoirs, si bien que les textes constitutionnels portent la trace de cette incertitude, de ce flou conceptuel. La question comporte des aspects (doublement) organiques et des aspects fonctionnels.

A. La définition organique du Parlement

Dans le droit britannique, le Parlement est défini strictement comme la réunion de la Couronne et des deux chambres, Lords et Communes. Cette définition « triadique » a été reprise et confirmée par les textes constitutionnels de tous les principaux Dominions depuis le XIXe siècle, notamment l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, autrement dit des pays qui ont adopté une constitution écrite, formelle et souvent rigide. Il est plus remarquable encore que tel est également le cas d’anciens Dominions qui, devenus indépendants de Londres, ont adopté la forme républicaine d’Etat, tels que l’Irlande (1937), l’Inde (1950) et Malte (1964 puis 1974). La Constitution de la République de l’Afrique du Sud de 1996 a, en revanche, abandonné cette formule qui se trouvait dans sa devancière de 1909.

Cette définition n’a jamais été reprise telle quelle dans les constitutions écrites du continent ; lorsqu’elles emploient le mot de « Parlement », elle définissent toutes celui-ci comme la réunion des deux chambres (ou bien d’une chambre unique). Déjà , au XIXe siècle, les premières constitutions écrites des monarchies continentales, très proches pourtant, dans leur organisation juridique, de la monarchie anglaise, n’avaient pas repris la définition organique complexe.

Pour les Européens continentaux, il semble s’agir d’une excentricité britannique, mais ce point, qui n’est jamais discuté par la doctrine juridique, est pourtant porteur de sens. Duguit l’avait pressenti, qui soulignait :

« En Angleterre, le régime parlementaire a pu s’établir parce que le parlement et la couronne ne sont considérés que comme les deux parties égales d’un seul organe politique. (...) Les pouvoirs sont les différents éléments de la souveraineté démembrée entre différents organes de représentation, et qu’ici la souveraineté n’est point démembrée. Elle reste intacte dans son unité et son indivisibilité, et elle est exercée en représentation par les deux organes de l’Etat agissant de concert. La vieille règle du droit anglais, que le parlement est un et comprend dans son unité la couronne, la chambre des lords et la chambre des communes correspond très exactement à  cet élément essentiel du régime parlementaire ».

Mais on ne saurait dire que ces considérations aient influencé en quelque façon le reste de la doctrine française.

Il nous semble que le principe revêt une portée assez profonde, même s’il conserve quelque chose de mystérieux, comme en témoigne la Masse d’armes (the Mace), symbole des privilèges, franchises et de l’autorité de la Chambre, mais conférés par la Couronne. Il faut s’interroger sur une telle différence. Si l’on avance que la formule anglaise est simplement le résultat de l’histoire, essentiellement parce le Parlement anglais fut une création de la Couronne, on peut en dire autant de nombreux autres pays, dans lesquels c’est également la monarchie qui a institué les conseils dont sont sorties les assemblées modernes. Ainsi les Etats-Généraux (Generalstaaten) des Pays-Bas, institués par la Constitution de 1814, se rattachent-ils incontestablement de l’instance du même nom apparue au XVe siècle. De même en Hongrie, dont les institutions représentatives sont aussi anciennes que celles de l‘Angleterre, en particulier l’Assemblée des Grands, dont l’existence fut confirmée par la Bulla aurea (Arany bulla) du roi André II de 1222. Dans ce pays, se développa au Moyen-âge la théorie de la « Sainte-Couronne » (Sacra Corona Regni Hungariae), figure d’incarnation de la nation hongroise, qui semble évoquer un principe voisin du Parlement triadique britannique. La Sainte-couronne réunit le roi et la Nation, représentée par la Diète, qui devient bicamérale au XVIe siècle. A partir de la fin du XIIIe siècle s’impose le principe que la loi ne peut être faite que « par le corps entier de la Sainte Couronne » (formule confirmée au XVe siècle). On ne saurait toutefois s’étonner que la Constitution actuelle de Hongrie, rédigée dans sa forme initiale à  l’époque de la domination soviétique, en 1949, ne conserve pas de trace majeure de cette tradition (sinon très faiblement pour admettre la compatibilité des fonctions de ministre et de député).

De même si la France, par son histoire discontinue, est l’exemple de choix de rupture (à  partir de 1789), il est surprenant que la Restauration elle-même n’ait pas poussé sa propre logique jusqu’au bout, quoique Louis XVIII eût affirmé sa volonté de « renouer la chaîne des temps ». Sans doute, le Préambule de la Charte évoquait-il « ces anciennes assemblées des champs de Mars et de Mai » et présentait les deux chambres instituées en 1814 comme les avatars de cette histoire. Mais la formule d’un « Parlement » défini à  l’anglaise ne se trouva point affirmée. Benjamin Constant l’avait alors remarqué :

« En voyant les deux branches délibérantes de la législature, désignées par le nom de Chambres, en comparant l’élévation de leur rôle avec leur nom, on ne peut s’empêcher de ressentir une disproportion pénible. L’Angleterre ne l’a pas adopté sèchement comme nous ; de plus, le mot qui en anglais correspond à  notre appellation des Chambres, a une acception plus étendue et présente une image plus noble ; il y a même dans l’usage anglais une idée d’ordre et d’ensemble ; car il rappelle un édifice total, au lieu qu’en France on s’est arrêté à  la désignation de sa fraction ».

Il y avait là  en effet un manque de logique interne, au regard des principes tirés du droit constitutionnel. Pour l’Angleterre, Blackstone précisait à  ce sujet : Parliament is « the body politic of the Kingdom, of which the King is faid to be caput, principium et finis. For upon their coming together the King meets them, either in person or by representation ; without which there can be no beginning of a parliament ; and he also has alone the power of dissolving them ». Or, dans toutes les monarchies limitées du XIXe siècle ayant emprunté une charpente dualiste classique comparable au Royaume-Uni, le Roi détenait, comme outre-Manche, le pouvoir de convoquer les chambres, d’ouvrir personnellement les sessions, de les proroger et généralement de dissoudre la chambre basse.

Au XIXe siècle, Bluntschli fut l’un des rares juristes ayant remarqué ces nuances :

« Le corps législatif représente la nation organisée (...). Le Prince doit-il en faire partie ? L'antiquité et le moyen-âge répondaient que oui, sans hésiter. Le doute ne date que du jour où méconnaissant l'union intime et vivante de l'organisme politique, l'on a opposé le législatif à  l'exécutif comme deux pouvoirs égaux et séparés, l'un construit d'en bas, l'autre d'en haut. Si le corps législatif représente la nation entière, le chef de l'Etat, le prince, doit y avoir la place qui dans le corps appartient à  la tête, c'est-à -dire la place suprême et déterminante. Le droit public anglais est pénétré de ce principe. Nous lisons déjà  dans l'ancien modus tenendi parliamentum : "Rex est caput, principium et finis parliamenti. (...) La plupart des monarchies modernes attribuent aussi le pouvoir législatif au roi et aux chambres. Il en est autrement dans la république moderne ; le gouvernement, au moins dans la forme, n'y concourt pas à  la législation, principe né d'une fausse intelligence de la distinction des pouvoirs, du goût de la démocratie pour les assemblées et de ses méfiances pour tout gouvernement fort ».

On voit qu’il mêle à  des considérations organiques, la dimension fonctionnelle.

B. L’ersatz de la définition fonctionnelle

L’aspect fonctionnel vient compléter le premier point de vue. Blackstone apportait, au sujet de la définition du Parlement d’Angleterre, la précision suivante :

« It is highly necessary for preserving the ballance of the constitution, that the executive power should be a branch, though not the whole, of the legislature. The total union of them, we have seen, would be productive of tyranny ; the total disjunction of them for the present, would in the end produce, the same effects, by causing that union, against which it seems to provide. The legislature would soon become tyrannical, by making continual encroachments, and gradually assuming of itself the rights of the executive power. (...) To hinder therefore any such encroachments, the king is himself a part of parliament ».

A côté de considérations organiques citées plus haut, le Vinerian Professor met donc en avant un argument de type fonctionnel pour expliquer l’appartenance du Roi au Parlement.

Il en était de même chez Benjamin Constant, qui (comme plus tard Bluntschli) poursuivait ainsi son propos précité :

« De plus encore, l’Angleterre a adopté un nom collectif pour désigner la réunion des branches de la législature, ainsi que l’acte qui résulte de l’accord de leurs trois volontés. Parlement d’Angleterre, acte du Parlement ; dans cela on voit le corps législatif anglais réuni et agissant. La mention des auteurs de l’acte survit à  l’acte même, et ne laisse pas désunie l’idée des trois volontés qui ont concouru à  le former ; en France, au contraire, le mot, le substantif propre à  exprimer la réunion des trois pouvoirs, manque entièrement ».

De fait, l’absence de définition triadique du Parlement dans les constitutions écrites des monarchies européennes au XIXe siècle était en quelque sorte compensée par une définition fonctionnelle, reportant l’idée de triade sur le « pouvoir législatif ». Ainsi, par exemple, l’article 15 de la Charte française de 1814 disposait : « La puissance législative s’exerce collectivement par le roi, la Chambre des Pairs et la Chambre des députés ». On trouve une formule presque identique dans la plupart des textes voisins de l’époque, notamment en Belgique (1831, art. 26) ; Espagne (1812, art. 15 et 1845, art. 12) et Italie-Piémont Sardaigne (1848, art. 3). Dans la mesure où le Parlement britannique lui-même a souvent été réduit à  un « corps législatif » (on le voit chez Blackstone, mais aussi dans certains textes constitutionnels des Dominions), on pourrait voir dans ces définitions continentales — sous une formule déguisée — la même idée que celle présidant en Angleterre.

Mais la fragilité de cette formulation s’est révélée, significativement, soit lors de l’adoption par certains pays, de la forme républicaine, soit, dans certaines monarchies, lorsque les textes constitutionnels ont été « modernisés » ou mis dans une certaine adéquation avec ce que l’on considérait comme le corollaire de la reconnaissance de la primauté du suffrage universel et, partant, des assemblées au détriment du monarque.

Dans le premier cas, celui des républiques, la compétence de sanctionner les lois (qui incluait la faculté de veto) n’a pas été conservée et a simplement subsisté la compétence de promulgation au profit (le plus souvent) des présidents de la République ; le cas échéant, elle fut assortie d’un droit de demander une deuxième délibération. En conséquence, on a supprimé la formule ancienne au profit d’une définition réductrice en ce qu’elle faisait disparaître le rôle des organes « exécutifs ». Ainsi, par exemple, pour la IIe République française : « Le peuple français délègue le pouvoir législatif à  une Assemblée unique » (art. 20 de la Constitution du 4 novembre 1848). De même pour la IIIe République française, bien qu’elle eût été essentiellement conçue et écrite par les héritiers de la Monarchie de Juillet : « Le pouvoir législatif s’exerce par deux Assemblées, la Chambre des députés et le Sénat » (art. 1er, de la Loi constitutionnelle du 25 février 1875). Dans l’Autriche républicaine de 1920, la formule devient : « La législation (Gesetzgebung) fédérale est exercée conjointement par le Conseil national et le Conseil fédéral » (art. 24). Sans doute, ces constitutions assortissaient la compétence de promulgation de précisions sur son caractère de compétence liée, la plus explicite étant celle de la IIe République française : « A défaut de promulgation par le Président de la République, dans les délais déterminés par les articles précédents, il y serait pourvu par le Président de l’Assemblée nationale » (art. 59). Mais tel n’est pas toujours le cas et on voit même, dans un système très nettement moniste comme l’Allemagne fédérale, le Président exercer un refus discrétionnaire de promulgation. Quoi qu’il en soit, en toute rigueur, il y a avait une véritable inconséquence dans ces formules puisque le pouvoir « exécutif », dans ces trois cas, détenait lui aussi l’initiative législative - le Président sous les deux républiques françaises (1848, art. 49 ; 1875, art. 3), le gouvernement fédéral dans le cas autrichien (art. 41-I).

Un autre exemple frappant de cette conception continentale est illustré par la République de Finlande. Initialement, la Constitution de 1919, l’une des constitutions ayant transposé au plus près, pour la forme républicaine, le modèle dualiste (il faut dire qu’elle avait été initialement conçue pour la forme monarchique), disposait que « le pouvoir législatif est exercé par le Parlement, conjointement avec le Président de la République » (art. 2). Ce dernier détenait en effet l’initiative législative (art. 18) et la compétence de sanctionner (en plus de la simple promulgation), le veto étant suspensif (art. 19). La très large révision de 1999 a transféré explicitement le droit d’initiative législative au gouvernement (art. 70), le veto suspensif du chef de l’Etat étant maintenu (mais il requiert la proposition et le contreseing ministériels, art. 58-1 et art. 77-78). Croyant tirer des conséquences de ces modifications, la Constitution (nouvel article 3) dispose désormais que « Le pouvoir législatif est exercé par le Parlement ».

Dans le cas des monarchies, le Danemark (Constitution de 1953, art. 3), les Pays-Bas (Constitution de 1983, art. 81) et la Belgique (Constitution de 1994, art. 36) ont, en dépit de constitutions nouvellement adoptées après 1945, conservé les formules du XIXe siècle sur l’exercice conjoint de la fonction législative ente le Roi et les chambres. En revanche, les constitutions suédoise et espagnole, d’esprit plus ouvertement « démocratique », ont adopté des formules de type républicain. C’est particulièrement le cas en Suède, puisque l’élément monarchique y a été exclu de la sphère du gouvernement (le cabinet partage pourtant l’initiative législative avec les députés et détient la compétence — liée — de promulgation). Si le roi, en Espagne, conserve un certain nombre de compétences (dont la promulgation — l’initiative étant explicitement attribuée au cabinet), le formule constitutionnelle y est, comme en Suède, que « Les Cortès generales exercent le pouvoir législatif de l’Etat (...) » (art. 66-2).

Finalement, la seule constitution républicaine du continent européen admettant explicitement la formule de partage de l’exercice de la fonction législative est celle de la Grèce (art. 26, al. 1) : « La fonction législative est exercée par la Chambre des députés et le Président de la République». En cette occurrence, elle est aujourd’hui un peu paradoxale mais cette formule s’accordait avec la dimension assez ouvertement dualiste de la version initiale de la Constitution grecque (1975), qui fut révisée dans un sens explicitement moniste en 1986.

Au total, force est constater que les formules réductrices de la plupart des textes constitutionnels relativement à  l’exercice de la fonction législative se fondent implicitement sur l’idée — excessivement abstraite — que les assemblées maîtrisent juridiquement l’essentiel de la confection de la loi : l’initiative (qui était souvent refusée aux députés dans les premières constitutions du XIXe siècle), la discussion et enfin le vote final. Mais ces formules demeurent juridiquement fausses ne serait-ce que, d’une part, en raison du droit d’initiative toujours reconnu au gouvernement ou au chef de l’Etat, et d’autre part dans la mesure où la promulgation — fût-elle considérée comme une compétence liée — demeure un acte nécessaire pour parfaire la loi. Reste que le modèle britannique suggère un autre aspect de la question, qui nous ramène à  la dimension organique.

C. Une implication organique : la présence des ministres au sein du Parlement

1. Le cabinet, « comité » de membres du Parlement

Un deuxième élément à  l’appui de la thèse du « comité » du Parlement résulte du fait que les membres du gouvernement sont pris au sein des chambres. Il fut historiquement capital en Europe au moment de la lutte en faveur du gouvernement parlementaire (l’appel, par le monarque, des chefs d’une majorité parlementaire traduisait plus complètement la victoire politique de celle-ci que si le roi avait désigné des personnes extérieures agréées par les députés) et il revêt de grandes implications théoriques et pratiques sur les relations entre les ministres et les parlementaires. Il est significatif qu’un juriste aussi scrupuleux que Georg Jellinek ait souligné son importance pour expliquer l’esquisse de codification, par le droit écrit, du principe du gouvernement parlementaire.

Certes, Bagehot lui-même avait relativisé ce point. Mais il omettait de préciser qu’en Grande-Bretagne, les chambres n’admettent point que s’expriment en leur sein des personnes étrangères. Les ministres de la Couronne ne jouissent juridiquement en cette qualité d’aucun privilège : ce n’est qu’en tant que Commoners (devant les Communes) ou de Lord (dans la Chambre haute) qu’ils s’expriment, peuvent déposer des motions (en particulier des propositions de loi) et participer aux votes. Cette règle s’est maintenue jusqu’à  nos jours. Dès lors, on comprend que se soit progressivement imposée la règle, reconnue aujourd’hui comme une « convention de la Constitution », selon laquelle les ministres doivent détenir (ou acquérir dans un bref délai) un siège au Parlement, car, à  défaut, le cabinet ne pourrait ni exercer une quelconque initiative budgétaire et législative, ni défendre lui-même sa politique devant le Parlement. En raison de la primauté progressivement acquise par la Chambre des Communes, la règle s’est même précisée en ce qu’il ne paraît plus possible que le Premier ministre et le Chancelier de l’Echiquier notamment ne soient pas des Commoners, ainsi que l’a montré le cas de Douglas-Home renonçant à  la pairie en 1963 afin de pouvoir accéder au poste de Premier.

On voit ainsi l’agencement — complexe et subtil mais finalement logique — de la conception britannique : les chambres jouissent d’une autonomie formelle en tant que partie propre de l’autorité législative — la participation distincte de la Couronne ne s’exerçant juridiquement que par la faculté d’empêcher, à  travers le refus (aujourd’hui purement théorique) de donner le Royal Assent, et non par l’initiative formelle. Mais les serviteurs de la Couronne ont (re)trouvé le moyen d’agir directement au sein des chambres en tant que membres de celles-ci, ce qui leur permet, de fait, de jouer le rôle de « moteur » du Parlement.

La convention britannique imposant aux ministres d’être membres du Parlement (un délai pouvant, le cas échéant, leur être reconnu pour s’y faire élire) a ainsi été significativement reprise au Canada et surtout codifiée par les constitutions écrites des anciens Dominions et (pour tout ou partie des ministres) par quelques autres pays, notamment l’Inde, l’Afrique du Sud, Israël, et le Japon.

En Europe, seules les constitutions de l’Irlande et de Malte l’ont codifiée. Sur le continent, aucune constitution ne fait de cette règle une obligation juridique (et il semble qu’il n’y ait jamais eu d’obligation de ce genre dans le passé). Une exception concerne les Parlamentarische Staatssekretäre allemand, institués en 1967, qui assistent les ministres fédéraux, mais ils ne font pas partie, stricto sensu, du Cabinet fédéral.

Certes, en pratique, les ministres des pays européens sont en grande majorité pris dans le personnel parlementaire (le pourcentage peut varier selon les pays, mais il est constamment très élevé dans certains pays). On peut simplement relever que pour n’avoir pas repris la convention britannique, certains pays ont pu parfois développer une pratique de ministres issus de la société civile (notamment dans la France de la Cinquième République), ou bien de ministres « techniciens », à  l’extrême, de « cabinets de fonctionnaires », avec des résultats qui ne furent point toujours heureux et qui témoignait de réticences vis-à -vis de l’ « esprit » du gouvernement parlementaire, ou en tout cas tendaient à  compliquer l’harmonie entre le cabinet et le Parlement que la pratique anglaise, au contraire, favorise naturellement.

2. La compatibilité des fonctions de ministre et de parlementaire

Si, en dehors de celles du Royaume-Uni, de l’Irlande et de Malte, les constitutions européennes n’imposent pas que soient nommés des parlementaires au gouvernement, il reste que la compatibilité entre les fonctions est une possibilité pour la majorité des pays (16), tandis qu’une importante minorité (11) instituent une incompatibilité. Dans le premier cas, il n’est pas rare qu’elle soit implicite, dans le silence du texte constitutionnel (par exemple en Italie) ; pour la plupart de ces pays, elle découle d’une mention a contrario. Certaines de ces constitutions interdisent toutefois au parlementaire-ministre d’être membre d’une commission ordinaire ou d’une commission d’enquête.

Dans le second cas, l’incompatibilité est partout, sauf en France, limitée dans le temps ; il s’agit de ce que les Allemands appellent le « mandat au repos » (ruhendes Mandat) : le ministre est remplacé comme député par un suppléant qui doit lui abandonner son siège lorsqu’il quitte le gouvernement. Curieusement, elle a parfois été introduite tardivement (ainsi aux Pays-Bas et surtout en Belgique), dans des pays qui pratiquaient déjà  le gouvernement parlementaire depuis longtemps. La solution française instaurée en 1958 est d’une radicalité révélatrice de l’esprit sinon anti-parlementaire des fondateurs de la Ve République, du moins du caractère « négatif » de ce parlementarisme, qui cherchait initialement à  rompre le plus possible le lien entre le gouvernement et le Parlement.

3. Le droit d’entrée et de parole des ministres

Quoi qu’il en soit, les pays européens ont trouvé une autre façon d’intégrer les ministres au sein du Parlement. L’absence de règle imposant au ministres d’être membres des chambres, et dans certains cas, l’incompatibilité, sont compensées par une autre règle : le droit pour les membres du gouvernement d’assister aux séances des chambres et d’y faire des interventions orales, en séance publique ou dans les commissions. Même si elle a parfois pu jadis n’être reconnue qu’avec réticence, cette prérogative existe aujourd’hui sans restriction dans tous les Etats européens. Significativement, elle n’existe pas aux Etats-Unis, où l’on a voulu préserver l’autonomie réciproque des pouvoirs. Il est intéressant de constater qu’en Norvège, dont la Constitution (1814) était initialement fondée sur une stricte indépendance des organes, le droit d’entrée et de parole des ministres dans les chambres, de façon révélatrice, ne fut introduit qu’en 1884, après un long conflit mené contre le Roi par la gauche parlementaire, résolue à  permettre par là  au Storting d’exercer un contrôle politique plus poussé sur les ministres. Le succès fut concomitant de la reconnaissance de la parlementarisation de l’exécutif.

Ainsi, par-delà  la différence entre la conception britannique et la conception « européenne-continentale » du Parlement, il n’en demeure pas moins que tous les systèmes constitutionnels se reconnaissant implicitement ou explicitement comme pratiquant le gouvernement parlementaire ont trouvé une formule par laquelle le gouvernement participe bien aux travaux du Parlement. Quoique alors « invités » d’un corps dont ils ne sont pas formellement membres, les agents de l’exécutif sont tout de même, sous ce rapport, une partie de ce Parlement.

IV. La direction du travail parlementaire

La seconde dimension de l’idée du gouvernement comme « partie agissante et dirigeante du Parlement », qui relève en grande partie du droit parlementaire, est un aspect essentiel de la puissance effective de l’exécutif britannique contemporain. Cela avait frappé nombre d’observateurs étrangers dès la fin du XIXe siècle. Le Suédois Pontus Fahlbeck notait : « Si considérable que soit [l’] autorité gouvernementale immédiate, ce n'est cependant pas elle qui donne au cabinet [anglais] sa puissance inouïe ; celle-ci lui vient indirectement de ses rapports avec le Parlement, dont il dirige complètement les travaux ». A la fin du XVIIIe siècle déjà , à  une époque où le rôle législatif du Cabinet britannique n’était pas encore considérable, les plus fins observateurs continentaux avaient pourtant perçu une tendance qui se développerait. Necker jugeait ainsi que « la véritable participation du gouvernement à  la législation ne consiste point dans la nécessité constitutionnelle de l’adhésion du monarque aux bills du parlement, mais dans l’association des ministres aux délibérations qui précèdent ces lois ».

On a vu qu’aucune constitution écrite (à  l’exception du cas, un peu spécifique, de celle des Pays-Bas) n’admet ouvertement que la fonction législative est exercée en commun par le gouvernement et les chambres. Par-delà  la question des formules déclaratoires des textes constitutionnels, l’analyse fonctionnelle du droit positif révèle ou confirme ce point élémentaire, à  savoir que tel est bien le cas de tous les systèmes de gouvernement parlementaire. Mais les textes (constitutions ou règlements intérieurs des assemblées) n’accordent que très rarement au gouvernement un rôle directeur dans les travaux parlementaires.

A. L’initiative législative et budgétaire

On sait depuis longtemps que l’exécutif est en pratique à  l’origine directe de la grande majorité des lois finalement adoptées. Pareil constat cela ne cadre évidemment pas avec le lieu commun qui voudrait que les assemblées parlementaires légifèrent « seules ». La reconnaissance de l’initiative législative, c’est-à -dire la faculté de proposer des textes de loi, est un élément essentiel pour reconnaître que le gouvernement est une partie décisive de l’activité du Parlement.

On a vu que, dans la conception britannique, les ministres exercent cette initiative en leur qualité de membres de la Chambre, non point exactement en qualité de membres du Gouvernement de Sa Majesté.

Comme pour le droit d’entrée et de parole, l’attribution en propre, par le texte de la constitution, du droit d’initiative législative est reconnu à  l’« Exécutif » dans tous les pays qui n’imposent pas que les ministres soient membres des chambres. Dans la très grande majorité des cas, cette compétence est attribuée directement au gouvernement ; seules quelques constitutions, généralement issue des monarchies du XIXe siècle, l’attribuent au chef de l’Etat lui-même ou, plus rarement, à  chacun des deux instances exécutives.

La situation moins nette en ce qui concerne le droit d’amendement, en cours de procédure parlementaire : même lorsque lui est reconnu explicitement l’initiative législative, il n’est pas rare que le gouvernement ne détienne pas formellement le droit d'amendement. Tel était le cas sous la IVe République française, ou encore aujourd’hui en Allemagne. Cette absence ne semble pas avoir procédé d'une intention délibérée de la part des constituants et est concrètement surmontée aisément dans les pays où certains ministres sont simultanément parlementaires, ou bien à  la condition que des députés politiquement proches reprennent à  leur compte les modifications suggérées. Une telle lacune montre toutefois qu'il serait difficile à  un cabinet non-parlementaire de gouverner dans des conditions satisfaisantes d'un point de vue procédural.

La législation budgétaire pose des problèmes spécifiques, que l’on ne fera qu’effleurer ici. Là  plus qu’ailleurs, le rôle d’initiateur du gouvernement est fondamental. Son monopole pour proposer les dépenses a été reconnu an Angleterre dès le tout début du XVIIIe siècle : une résolution de la Chambre des Communes du 11 juillet 1713, transcrite dans un Standing Order en 1853 puis 1866 :

« This House will receive no petition for any sum relating to public service, or proceed upon any motion for a grant or charge upon the public revenue, whether payable out of the consolidated fund or out of money to be provided by parliament, unless recommanted by the Crown ».

Aussi est-il révélateur que le monopole du Gouvernement en matière de dépenses ait toujours fait l’objet d’une disposition dans les constitutions écrites des Dominions. Ainsi, par exemple, pour le Canada (Constitution de 1867, art. 54) :

« Il ne sera pas loisible à  la Chambre des Communes d’adopter aucune résolution, adresse ou bill pour l’appropriation d’une partie quelconque du revenu public, ou d’aucune taxe ou impôt, à  un objet qui n’aura pas, au préalable, été recommandé à  la chambre par un message du gouverneur-général durant la session pendant laquelle telle résolution, adresse ou bill est proposé ».

En Europe, l’initiative de la loi budgétaire annuelle est toujours réservée au gouvernement, même si cela n’a pas toujours explicitement dit par les textes constitutionnels.

La liberté laissée aux députés de formuler des propositions aux conséquences financières a pu conduire à  une certaine démagogie, dénoncée par exemple, sous la IIIe République française (aussi, à  la suite notamment d’André Tardieu, le « mouvement pour la Réforme de l’Etat » des années 1930 inscrivait-il un contrôle du cabinet à  cet égard parmi ses principales propositions). Certaines assemblées ont maintenu juridiquement leur liberté (Danemark), tandis que dans d’autres pays, l’accord du gouvernement est requis pour toute proposition de loi qui augmente les dépenses ou diminue les recettes : ainsi en Allemagne (art. 113 LF), Espagne (art. 134-VI), France (art. 40).

B. La détermination de l’ordre du jour des travaux parlementaires

Autant les constitutions monarchiques du XIXe siècle avaient tenté de limiter autant que possible la capacité d’initiative des députés (très souvent privés d’un véritable droit d’initiative législative avant 1830), notamment en accordant au gouvernement une priorité d’inscription des textes à  l’ordre du jour, autant la recherche de leur autonomie interne (y compris la détermination de leur ordre du jour) fut une revendication majeure des assemblées afin de secouer le joug de l’exécutif perçu par elles comme illégitime.

De cette relation antagoniste avivée par le sentiment des parlementaires d’une tutelle inacceptable pour eux, a résulté dans la quasi-totalité des cas, sur le continent européen, la liberté juridique pour les chambres de fixer elles-mêmes leur programme de travail. Qu’une certaine contradiction découlât de cette liberté au moment où s’imposait dans ces pays le principe du gouvernement responsable fut rarement perçu. Sans doute n’y avait-il pas d’inconvénient majeur à  cela lorsque le gouvernement, issu des rangs de l’assemblée, y était assuré d’une majorité bienveillante. Mais la culture parlementaire continentale exaltant la liberté de l’assemblée voire l’indiscipline de ses membres, a pu mener à  de sérieux conflits avec des gouvernements fragiles. La France illustre très nettement cette difficulté. On sait que les cabinets, en particulier sous la IVe République, durent régulièrement batailler pour obtenir l’inscription à  l’ordre du jour des textes qu’ils souhaitaient voir venir en discussion.

L’idée qu’il entre dans la vocation naturelle d’un cabinet d’être l’initiateur d’un programme politique (en particulier législatif) échappait à  la pensée continentale imbue de conceptions séparatistes et méfiantes envers l’exécutif. Qu’une priorité des initiatives gouvernementales fût reconnue depuis longtemps à  la Chambre des Communes britannique semble avoir été ignoré ou du moins occulté. Aussi a-t-il paru exagérément choquant de codifier la priorité des projets gouvernementaux (ou des propositions acceptées par lui) dans la Constitution française de 1958 (art. 48-I). En dehors de l’Irlande, de Malte (fidèles ici encore à  la conception britannique) et — mais dans cette perspective instrumentale et implicitement anti-parlementaire — la France de la Ve République, bien peu de pays européens ont reconnu juridiquement la priorité du gouvernement dans l’ordre du jour des travaux du Parlement.

La Constitution espagnole de 1978 est encore relativement avancée, en précisant (art. 89-I) que « La procédure que doivent suivre les propositions de loi sera établie par les règlements des deux chambres, sans que la priorité due aux projets de loi empêche l’exercice de l’initiative législative dans les termes définis à  l’art. 87 ». Ainsi, en dehors de ces quelques exceptions, le système dominant est que l’assemblée (donc ordinairement la majorité parlementaire) détermine elle-même l’ordre du jour des travaux parlementaires, soit sur la proposition de son président, soit d’une instance représentative des groupes politiques.

Le contrôle (l’accélération) de la procédure connus à  Westminster (par des procédés tels que la « Guillotine » ou la « Clôture ») n’ont pas davantage trouvé de place dans les constitutions européennes.

Il reste à  signaler que, au-delà  de la législation ordinaire, d’autres décisions relevant de la compétence parlementaire peuvent être initiées par le gouvernement. Cela peut concerner en particulier ce qui touche à  ce que Locke appelait la prérogative : l’autorisation de ratifier des traités internationaux (il s’agit d’un monopole du gouvernement en France, mais non point, formellement, en Allemagne), ou bien la décision d’engager les forces armées.

La pleine légitimité de ces moyens juridiques d’influence directe du gouvernement au sein du Parlement réside dans l’origine strictement parlementaire de cet exécutif. C’est très précisément pour cette raison qu’il « procède » du Parlement, parce qu’il est une partie de celui-ci, la « chair de sa chair » (comme le formulait Hugo Preuss, le « père » de la Constitution de Weimar) que le cabinet est fondé à  voir reconnu son rôle directeur sur les travaux des assemblées.

Aussi, et compte tenu des difficultés intellectuelles des Européens continentaux à  adopter une vision pragmatique et cohérente de la distribution des pouvoirs, il n’est pas réellement paradoxal que ce soit le pays qui, sur le plan du droit parlementaire, est le plus proche du modèle de Westminster, à  savoir la France, qui est aussi le système parlementaire le plus « négatif » (le gouvernement dépend également fortement du Président). L’attribution au gouvernement de quantités de moyens juridiques pour diriger le travail des assemblées était une compensation destinée à  parer au risque de défaut d’autorité naturelle du cabinet au sein du Parlement. Ainsi, la constitution parlementaire qui reconnaît le moins volontiers la fonction élective du Parlement est simultanément celle qui a le mieux institutionnalisé les prérogatives du gouvernement au sein du Parlement. Mais elle le fit dans une perspective substantiellement dualiste, faiblement parlementaire sur le fond, plus proche de l’esprit du début du XIXe siècle que de l’Angleterre « moniste » de Bagehot.

L’ironie de l’histoire est que la France ait très rapidement (à  partir de 1962) connu le « fait majoritaire », qui créait une situation politique globalement très stable pour le gouvernement. Dès lors, la conjonction des prérogatives du cabinet dans la procédure parlementaire et de la discipline politique habituelle qu’il exige de ses soutiens pèse évidemment lourd sur le quotidien des assemblées françaises, spécialement pour les députés de la majorité. Néanmoins, l’institutionnalisation du leadership gouvernemental au Parlement constitue un garde-fou, car le fait majoritaire n’est, par nature, pas nécessairement acquis.

C’est évidemment une autre question que celle de savoir si de trop grandes facilités procédurales accordées au gouvernement dans la procédure parlementaire ne risquent pas de fausser à  l’excès ne serait-ce que la relation entre le cabinet et sa majorité. L’exemple d’autres pays (notamment l’Allemagne) montre la capacité des assemblées à  jouer un rôle effectivement important, tout en admettant le leadership politique mais non institutionnalisé du gouvernement.

« Parliament has maintained ME, and that as its greatest duty ; Parliament has carried on what (...) we call the Queen’s Government (le Parlement m’a maintenu au pouvoir et c’était sa plus grande tâche ; il a fait marcher ce que [...] nous appelons le Gouvernement de la Reine) ».

Le caractère faussement provocateur de cette formule que Bagehot imaginait pouvoir mettre dans la bouche de tout Premier ministre anglais en fin de session parlementaire est propre à  rappeler à  l’observateur continental que la logique dominante du parlementarisme britannique est depuis longtemps la priorité accordée, par la Chambre des Communes, à  sa fonction de soutenir le cabinet, sur ses autres tâches. Cette fonction implicite de soutien, même si elle ne fait pas disparaître les autres missions du Parlement, tend à  dominer les comportements et, accessoirement, les procédures parlementaires outre-Manche. Cette inversion a priori surprenante des fonctions (le libéralisme politique a initialement voulu l’institution d’assemblées représentatives avant tout pour limiter et surveiller la Prérogative du gouvernement) découle, en réalité, avec une certaine conséquence, de cette « révolution copernicienne » (même si elle fut progressive) qu’a constitué la « conquête » politique du cabinet par la majorité parlementaire. Une fois maîtresses de l’orientation générale de l’exécutif, les chambres pouvaient d’autant mieux accepter de se soumettre au leadership gouvernemental que celui-ci était exercé par ceux qu’elles avaient portés à  la tête de l’administration. C’est pour avoir en partie méconnu les termes nouveaux que suscitait cette évolution, que les constituants continentaux sont restés principalement attachés à  une logique (relativement dépassée) de l’époque pré-parlementaire, celle qui privilégiait l’antagonisme entre les chambres et l’exécutif, et faisait primer la fonction de représentation des chambres sur la fonction d’assurer la marche du gouvernement du pays. La logique politique du gouvernement parlementaire était néanmoins trop forte dans l’ensemble pour que ce « contresens » dans les choix de technique institutionnelle fasse obstacle à  une pratique qui retrouve, peu ou prou, des résultats comparables à  ceux obtenus à  Westminster. Le génie subtil du système de gouvernement parlementaire est de faire des ministres à  la fois « maîtres des chambres par le fond, et leurs serviteurs par la forme », comme l’a si finement formulé Chateaubriand jadis. Mais les modalités juridiques et politiques de cet agencement délicat diffèrent d’un pays à  l’autre, particulièrement entre le modèle de Westminster et le modèle dominant sur le continent européen. Et, en tout état de cause, les fonctions des assemblées parlementaires ne sauraient se comprendre d’une manière complètement indépendantes par rapport au gouvernement qui, dans les systèmes parlementaires, a une vocation naturelle à  les animer. Plus précisément, il est dans la logique propre de ce système que l’exercice des compétences juridiques par les assemblées soit fondamentalement conditionné par leur fonction de soutien, qui est une mission politique mais mieux encore, véritablement constitutionnelle, en ce qu’elle ne résulte pas du hasard mais d’une contrainte structurelle profonde reposant sur le principe (qu’il soit codifié ou non) du gouvernement parlementaire.

C’est donc par une étrange méconnaissance de cette donnée fondamentale que la littérature spécialisée, si elle fait certes état de l’activité du Gouvernement au sein du Parlement, conserve néanmoins, sur le continent (voire même, à  l’occasion, en Angleterre) le schéma mental que gouvernement et parlement sont des entités distinctes voire autonomes. Cela est à  imputer à  des conceptions dogmatiques de la « séparation des pouvoirs », dont le schème de pensée très radical a profondément influencé non seulement toute la doctrine juridique mais aussi les constituants des pays européens. C’est par le filtre de cette doctrine que les Européens, suivant l’exemple français, ont transposé juridiquement le principe du gouvernement parlementaire.

Il ne s’agit pas ici de prétendre, sur un mode prescriptif, que les constitutions devraient adopter telle ou telle solution, mais de noter qu’elles présentent (et la doctrine constitutionnelle qui les sous-tend) une importante inconséquence avec la logique institutionnelle profonde à  laquelle elles prétendent se conformer. Sans doute, on peut, pour de bonnes raisons de « politique constitutionnelle », juger préférable de conserver une certaine distance entre le gouvernement et les assemblées, afin de préserver l’autonomie relative de celles-ci, notamment aux fins de la surveillance et du contrôle de l’administration. Toutefois, il faut se demander si une telle entreprise n’a pas vocation à  être vaine, pour cette raison qu’un cabinet parlementaire aura une tendance naturelle à  exiger des troupes qui l’ont porté au pouvoir davantage le soutien qu’à  admettre la contestation.

Demeure donc ce curieux paradoxe dans les gouvernements parlementaires contemporains, que cet écart flagrant entre une réalité à  peu près irrésistible (le cabinet est toujours, même si cela joue à  des degrés divers, une partie active du Parlement, et l’un des principaux « moteurs » de son activité, notamment législative) et le discours théorique ou officiel qui privilégie toujours la délimitation plus ou moins tranchée, voire l’antagonisme entre les organes. Comme si la pensée ne parvenait toujours pas à  rejoindre l’objet qu’elle a sous les yeux.

Armel Le Divellec est Professeur de droit public à  l’Université du Maine (Le Mans)

Pour citer cet article :

Armel Le Divellec « Le gouvernement, portion dirigeante du Parlement. Quelques aspects de la réception juridique hésitante du modèle de Westminster dans les Etats européens », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/le-gouvernement-portion-dirigeante-du-parlement.-quelques-aspects-de-la-reception-juridique-hesitante-du-modele-de-westminster-dans-les-etats-europeens-30]