Sur le banc. La mise en scène du gouvernement dans l’espace parlementaire
L'article présente le livre de l'auteur, écrit en allemand : Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, C.H.Beck, 2022. La démocratie a besoin de lieux. L’étude de l’arrangement spatial des salles parlementaires constitue une clé pour la compréhension des systèmes constitutionnels et cultures politiques en question. Cette "constitution des choses" se montre particulièrement dans l'emplacement du banc des ministres dans l'enceinte parlementaire. La comparaison franco-allemande se révèle particulièrement fructueuse en la matière.
The article introduces the author's book, written in german: Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, C.H.Beck, 2022. Democracy needs places. Studying the spatial arrangement of parliamentary chambers is a key to understanding the constitutional systems and political cultures in question. This "constitution of things" is particularly evident in the location of the cabinet in the parliamentary chamber. The Franco-German comparison is particularly instructive in this respect.
Introduction*
L
a démocratie a besoin de lieux. Les citoyens ou leurs représentants doivent se réunir pour délibérer et décider des choses communes. Les salles plénières parlementaires sont les lieux principaux de la démocratie. Certes, ces salles constituent tout d’abord une tâche pratique pour l’administration des bâtiments et les architectes qui doivent s’occuper des problèmes d’aération, de chauffage, de l’éclairage et de l’acoustique.
Mais les salles plénières dépassent ces problèmes pratiques. Leur topographie a toujours aussi une dimension symbolique. Les arrangements spatiaux interprètent le système constitutionnel sans mots, et cette interprétation influence la perception de l’agencement constitutionnel par les acteurs politiques et le public général. Ces arrangements font partie d’une « constitution des choses » qui complémente la constitution écrite. On pourrait invoquer, comme support théorique de ce type d’analyse, la théorie de l’acteur-réseau telle qu’elle fut développée en France par des auteurs comme Bruno Latour et qui souligne à quel point l’action des acteurs humains est façonnée par les objets qui les environnent comme actants non humains. C’est cette perspective qui fut exprimée par Winston Churchill, à sa manière, dans un puissant discours à la Chambre des Communes de 1943 : « We shape our buildings and afterwards our buildings shape us » (« nous façonnons nos édifices puis nos édifices nous façonnent »).
I. La disposition des places comme arrangement symbolique
Cette dimension symbolique des salles plénières ne se montre pas seulement dans la pompe et l’apparat qui caractérisent un grand nombre de ces salles. Elle est surtout présente dans la disposition des places des acteurs politiques. Leur co-
présence physique rend nécessaire leur co-positionnement dans l’espace parlementaire. Si l’on dispose les sièges dans des rangées de chaises comme au concert ou dans une salle avec des gradins, si le sol de la salle est plat ou ascendant, si certains sièges sont surélevés par rapport à d’autres, de tels éléments spatiaux influencent l’interaction politique et expriment des idées générales sur l’assemblée en question et le rang respectif des personnes présentes.
À cet accent mis sur l’espace des salles de séance, on objectera peut-être que ces salles ne sont qu’un lieu de théâtre, la surface publique d’autres pratiques gouvernementales plus déterminantes derrière les coulisses. Or, de tels arguments méconnaissent que toute interaction humaine comporte un élément théâtral inévitable, et que cette dimension théâtrale est particulièrement forte dans toute action politique. La scène du théâtre politique est un élément intégral de l’ordre constitutionnel.
Quant à la disposition des sièges, l’approche classique passe par l’opposition entre la forme rectangulaire de la Chambre des Communes, héritée des assemblées d’Ancien Régime, et l’hémicycle inventé par la Révolution française en reprenant l’architecture du théâtre anatomique des facultés de médecine. Sans négliger cette opposition classique, je voudrais insister ici, comme je le fais dans mon livre, sur un élément central des salles plénières qui est souvent négligé : la place du gouvernement et des gouvernants dans les salles de séance. Il me semble qu’en étudiant ces salles à partir de l’emplacement des représentants du gouvernement, on gagne un angle de vue particulièrement instructif.
Dans toutes les démocraties parlementaires, le gouvernement est le facteur de puissance politique le plus important à côté du parlement. L’interaction dans les salles plénières s’y caractérise principalement par les échanges entre les parlementaires et les représentants du gouvernement. C’est notamment le cas dans un système de gouvernement parlementaire où le gouvernement repose sur la confiance de la majorité parlementaire tel qu’il prévaut, avec des différences nationales, dans les pays européens. La manière dont les salles sont agencées physiquement façonne non seulement cette interaction, mais également la perception de celle-ci par le public.
Dans une typologie comparatiste simplifiée, les deux extrémités du spectre sont marquées par les salles de type autoritaire et celles de type discursif :
Les salles autoritaires se trouvent classiquement dans les pays communistes. Les représentants de l’exécutif y sont placés dans des travées surélevées derrière le bureau de l’assemblée en face du plénum placé dans des rangées d’une salle de classe traditionnelle. La salle est orientée vers les organes de puissance.
Les salles discursives sont caractérisées par un face-à-face à pied d’égalité entre les députés et les membres du gouvernement. Ce type d’interaction directe s’illustre de manière distincte, que ce soit à travers les bancs opposés de Westminster, la disposition du banc du gouvernement au centre de l’arène en Italie (où les députés s’expriment exclusivement depuis leur siège) ou encore à travers les bancs des deux premiers rangs des travées centrales du plénum où siègent les ministres français en face de la tribune.
Les salles allemandes et autrichiennes sont situées entre ces deux extrêmes avec, en Autriche, deux bancs qui entourent la tribune en face du plénum et en Allemagne, quatre rangées à la droite du président de l’assemblée derrière la tribune.
II. Le contraste franco-allemand
Laissez-moi insister ici un peu plus sur le contraste franco-allemand en la matière qui me semble particulièrement instructif. Dans les deux pays, les arrangements spatiaux en question sont nés au xixe siècle, en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet, en Allemagne, État national tardif, après la fondation de l’Empire allemand en 1871. En France, il y a une grande continuité du lieu et de l’arrangement spatial depuis 1832. En Allemagne, dû aux vicissitudes du xxe siècle – incendie du Reichstag au début du régime nazi en février 1933, établissement du gouvernement de la RFA à Bonn en 1949, déménagement du Bundestag à Berlin après la réunification –, il n’y a pas de continuité matérielle. Il est d’autant plus remarquable que l’essentiel de l’arrangement spatial créé en 1871 a été préservé dans la salle de séances du Bundestag telle qu’elle a été réaménagée derrière les murs épais du bâtiment du Reichstag wilhelminien lors de son « retour » à Berlin en 1999.
III. L’arrangement spatial en France
En France, l’aménagement actuel du banc des ministres est le résultat d’un processus sinueux dans les décennies après la Révolution française que j’étudie de près dans mon livre. En simplifiant, on peut dire que les salles des assemblées révolutionnaires écartent les ministres du Roi de leurs salles de séance pour les recevoir seulement à la barre de l’assemblée comme des étrangers qui devaient leur rendre compte. Cela ne change que sous Napoléon, quand les orateurs du Conseil d’État qui présentent les projets législatifs aux députés à la tribune sont introduits solennellement par les huissiers et prennent place dans la première travée de l’hémicycle. À l’époque, cet arrangement ne dénote aucune responsabilité devant l’assemblée mais, au contraire, rabaisse symboliquement les députés en leur imposant au premier rang des fonctionnaires irresponsables. Cela change sous la Restauration quand l’arrangement bonapartiste est repris avec une autre signification. On garde d’abord l’habitude que les commissaires du Roi se placent au premier rang ; progressivement, les ministres du Roi, responsables devant l’assemblée, prennent l’habitude d’y prendre place. Sous la monarchie de Juillet, cet arrangement s’incruste, pour s’établir définitivement avec la Troisième République. Avec toutefois une interruption significative sous Napoléon III. À l’époque, on enleva la tribune pour y placer les commissaires du gouvernement. L’historien Ernest Lavisse, sous la Troisième République, décrivit ainsi le contraste entre l’intervalle bonapartiste et l’arrangement spatial rétabli avec le banc du gouvernement dans les premiers rangs des travées centrales :
Dans la salle de notre Corps législatif, au début du Second Empire, un large banc était placé au-dessous du fauteuil présidentiel : là s’asseyaient les commissaires du gouvernement. Le pouvoir exécutif regardait en face et de haut le pouvoir législatif : c’était le style de 1852. Aujourd’hui, dans cette même salle, les ministres descendus dans l’arène occupent les premiers bancs d’une travée. Des députés siègent à côté d’eux et au-dessus d’eux ; la tribune les domine : quand un orateur dressé sur le piédestal s’adresse aux représentants du pouvoir exécutif, son geste de haut en bas est d’un supérieur. Le pouvoir législatif a pris sa revanche : c’est ainsi qu’en France les deux rivaux tour à tour donnent leurs ordres à l’architecte.
Certes, sous la Ve République, on n’affirmera plus comme Lavisse dans les débuts de la Troisième que le pouvoir législatif y aurait pris sa revanche. Néanmoins, la France a gardé un gouvernement parlementaire responsable devant l’Assemblée nationale et les députés continuent à parler aux ministres du haut de la tribune ou du haut des gradins lors des questions au gouvernement.
IV. L’arrangement spatial en Allemagne
Contrastons cela avec le banc du gouvernement au Bundestag. Cet arrangement, lui aussi, fut inventé au xixe siècle, en été 1871, pour le Reichstag de l’Empire nouveau-né. En face de l’hémicycle, presque au niveau du fauteuil présidentiel et derrière la tribune, l’architecte avait construit un balcon surélevé des deux côtés avec une cinquantaine de places. Techniquement, il s’agissait non pas des sièges du gouvernement qui n’existait pas officiellement, mais du Conseil Fédéral, la représentation des gouvernements des Länder allemands dont, bien sûr, la Prusse. Je n’entrerai pas ici dans la structure constitutionnelle particulièrement compliquée de l’Empire allemand. Qu’il suffise de dire qu’on cachait ainsi l’exécutif impérial derrière une façade fédéraliste, et que Bismarck voulait ainsi empêcher toute tendance vers une parlementarisation du régime. Il s’agissait du reflet spatial d’un exécutif caché et irresponsable. Je donne encore une fois la parole à Ernest Lavisse qui visita le Reichstag dans la période bismarckienne :
Mandataires des princes et mandataires du peuple se regardent, et les premiers ont de meilleurs et plus hauts sièges, comme il convient à leur dignité. Au-
dessous de ce balcon seigneurial, la tribune fait triste mine… L’orateur qui s’y aventure a derrière lui le conseil fédéral et le chancelier. Il faut de l’héroïsme pour critiquer la politique de M. de Bismarck en lui tendant l’échine… L’architecture de la salle de Reichstag est une première leçon de droit constitutionnel.
Cet arrangement spatial resta intact aussi sous la courte période de la République de Weimar. Celle-ci continuait à utiliser la salle plénière du Reichstag héritée de l’Empire allemand bien qu’il existât, depuis 1919, un gouvernement parlementaire responsable. Si l’arrangement spatial resta inchangé, il y avait pourtant une modification au niveau de l’utilisation de l’espace gouvernemental des deux côtés de la présidence. Comme on avait maintenant établi un vrai gouvernement national séparé de son lien constitutionnel antérieur avec la structure fédérale, le côté droit et le côté gauche de l’ancien banc du Conseil Fédéral se séparèrent : le gouvernement national utilisait maintenant les places sur la droite du président – Bismarck déjà avait siégé sur la droite du président, au fauteuil du premier rang le plus proche de la présidence, qui est resté la place du chancelier à ce jour – et le côté gauche était réservé aux représentants des gouvernements des Länder allemands. Cette disposition des places prévaut encore aujourd’hui, cent ans après la fin de la monarchie en Allemagne, au Bundestag réaménagé dans les années 1990.
Le rapport spatial entre les parlementaires et les membres du gouvernement au Bundestag peut toujours être décrit dans les termes utilisés jadis par Ernest Lavisse pour le Reichstag bismarckien : l’orateur qui parle à la tribune a toujours derrière lui le chancelier. Certes, il n’est plus nécessaire de faire preuve d’héroïsme pour critiquer le chancelier à la tribune, mais l’interaction critique avec le gouvernement reste toujours encombrée et difficile dans cet arrangement spatial.
Cet arrangement fut souvent contesté pendant les premières décennies de la RFA par l’opposition parlementaire, les journalistes ou la jeune science politique. On objecta qu’il s’agissait d’un arrangement pour une séparation stricte des pouvoirs ente l’exécutif et le Parlement tel qu’elle avait prévalu en Allemagne avant 1918, sous la monarchie constitutionnelle. On fit remarquer que cette disposition spatiale était en tension avec le gouvernement parlementaire établi par la Loi fondamentale et le rapport de confiance étroit entre le gouvernement et la majorité parlementaire. On souligna que la Loi Fondamentale permettait la compatibilité entre le mandat parlementaire et la fonction de membre du gouvernement et que le Chancelier et les ministres étaient même typiquement membres du Bundestag, ce qui est toujours le cas. On rêva, autour de 1960, de suivre l’exemple britannique, sans pourtant jamais passer à l’acte. On s’attaqua au moins, en 1969, au problème posé par la surélévation traditionnelle du banc des ministres par rapport aux sièges des députés et rabaissa celui-ci pour éviter toute impression de supériorité hiérarchique. Enfin, dans les années 1980, sans deviner la réunification imminente du pays, on fit construire à Bonn une nouvelle salle des séances en forme de cercle, vision de l’unité et du consensus égalitaires et post-hiérarchiques. Quand le Bundestag y emménagea en 1992, cette salle était déjà dépassée par la réunification qui entraîna le retour du Parlement à Berlin et l’abandon du cercle au profit d’une version elliptique de la configuration spatiale traditionnelle, avec l’opposition marquée entre les députés et les représentants du gouvernement. Décidément, l’Allemagne a beaucoup expérimenté depuis 1949 pour enfin revenir aux traits principaux établis depuis 1871, tandis qu’en France, Guizot ou Tocqueville pourraient facilement retrouver leur siège dans la salle des séances du Palais Bourbon.
Conclusion
Vous m’objecterez peut-être que nos salles plénières sont le produit d’une pure inertie, qu’elles restent figées dans leurs formes du xixe siècle malgré les changements des régimes constitutionnels. Il y a du vrai dans cette observation, bien sûr, et certains observateurs contemporains pensent qu’il faudrait réinventer complètement les salles plénières pour les adapter aux besoins du xxie siècle. Néanmoins, il me semble que le fait que les pays restent largement fidèles aux enceintes parlementaires inventées au xixe siècle exprime aussi le fait que leur disposition des sièges respective correspond toujours à certains traits caractéristiques des systèmes constitutionnels contemporains.
C’est particulièrement le cas de nos deux pays. En Allemagne, l’arrangement spatial du Bundestag est toujours révélateur de certaines tendances lourdes du constitutionnalisme allemand qui persistent malgré la parlementarisation du régime : le rôle politique central du gouvernement, l’image toujours répandue d’un exécutif neutre et consensuel au-dessus des disputes partisanes, le manque d’une culture politique qui soumettrait le chancelier et ses ministres à un questionnement hebdomadaire au Bundestag. En France, en revanche, la persistance du banc des ministres au milieu de l’hémicycle montre que la Ve République reste, malgré tout, un gouvernement parlementaire avec un gouvernement responsable qui ne peut se maintenir contre la méfiance de l’Assemblée nationale. L’évolution du système politique français depuis la réélection d’Emmanuel Macron comme président de la République en avril 2022 ne semble pas démentir mon propos.
En tout cas, profitons de la « lecture » approfondie de nos salles plénières pour mieux comprendre nos systèmes constitutionnels, nos cultures politiques et, pourquoi pas, nous-mêmes.
Christoph Schönberger
Christoph Schönberger est professeur de droit constitutionnel, de philosophie du droit et de droit politique à l’Université de Cologne. Le texte présente son livre : Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, C. H. Beck, 2022.
Pour citer cet article :
Christoph Schönberger « Sur le banc. La mise en scène du gouvernement dans l’espace parlementaire », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/sur-le-banc.-la-mise-en-scene-du-gouvernement-dans-l'espace-parlementaire-1924]