Ce que la réforme des retraites nous enseigne sur le droit constitutionnel de la Ve République
L
a réforme des retraites, caractérisée par la disposition-phare du relèvement de l’âge légal de 62 à 64 ans adoptée finalement dans la loi no 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, a eu notamment pour effet de provoquer des débats d’ordre constitutionnel d’une ampleur presque inégalée sous la Ve République. Le blog de Jus Politicum s’est fait l’écho de certains de ces débats et il aurait été étonnant que la revue Jus Politicum elle-même ne prît pas le relais en proposant à ses lecteurs une sorte de bilan de cette séquence à haute intensité constitutionnelle.
Sans prétendre à une exhaustivité qui aurait été difficile à atteindre en raison des contraintes temporelles, les six articles ici réunis offrent des éclairages sur des objets différents, mais qui apparaissent notoirement convergents quant au diagnostic. Cette crise des retraites, c’est-à-dire cette crise issue de l’adoption aux forceps de la loi du 14 avril 2023 contenant ladite réforme a mis à jour toutes les difficultés de l’actuelle Ve République. De ce point de vue, le bilan est préoccupant, de quelque côté qu’on se tourne.
L’adoption de cette loi a en effet illustré la place qui reste prépondérante du président de la République dans l’édifice de la Ve République, ce qui est hautement paradoxal car depuis les élections du mois de juin 2022, celle-ci vit sous le régime d’un « présidentialisme minoritaire » (Bruno Daugeron) de sorte que l’on aurait pu l’espérer plus modeste. Ce ne fut pas le cas et la séquence constitutionnelle a confirmé l’importance de la « personnalisation du pouvoir » (Jean-Marie Denquin), un concept qu’il faut ici aussi prendre en considération. On pourrait alors penser que, dans cette affaire, la grande victime fut le Parlement, en quelque sorte « violenté » par l’Exécutif. Les choses sont cependant plus complexes car une partie du problème actuel est justement l’incapacité de celui-là non seulement à légiférer mais aussi à délibérer. L’attitude à l’Assemblée nationale de la France insoumise, si elle est politiquement compréhensible, est constitutionnellement problématique car le comportement de certains de ses députés a révélé une inquiétante « dés-affectio societatis au Palais Bourbon » (Jean-Félix de Bujadoux). Le spectateur impartial de ces joutes politiques et parlementaires est donc forcé de constater un double phénomène inquiétant : la « double brutalisation », provenant du pouvoir en place et de l’opposition radicale, et un « passage en force constitutionnel » (Julien Jeanneney) qui nous éloigne passablement d’une démocratie constitutionnelle.
Le tableau est encore noirci par l’analyse sans concession faite de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sévèrement, mais justement, épinglée comme étant une « jurisprudence opportuniste » (Samy Benzina). Il n’y a guère d’espoir que le juge de la rue de Montpensier fonctionne un jour comme un contre-pouvoir utile et légitime. La séquence des retraites permet de mesurer la fragilité de l’idée de la « politique saisie par le droit », agitée au milieu des années 1980 par certains constitutionnalistes. Quant à la société civile, elle s’est certes mobilisée contre la réforme, mais avec des arguments juridiques qui révèlent une « inculture constitutionnelle » (Olivier Beaud) tout aussi préoccupante. À l’instrumentalisation du droit par le pouvoir fait ainsi écho le manque de compréhension des règles constitutionnelles par les acteurs politiques.
Le panorama est donc bien sombre, mais les constitutionnalistes ne sont pas là pour enchanter le monde, et on doit seulement espérer que les articles ici réunis donneront matière à penser aux juristes et aux citoyens.
Denis Baranger et Olivier Beaud
Directeurs de la revue Jus Politicum.
Pour citer cet article :
Denis BarangerOlivier Beaud « Ce que la réforme des retraites nous enseigne sur le droit constitutionnel de la Ve République », Jus Politicum, n°30 [https://juspoliticum.com/articles/Ce-que-la-reforme-des-retraites-nous-enseigne-sur-le-droit-constitutionnel-de-la-Ve-Republique]