La Constitution brutalisée. Derrière la crise des retraites, un passage en force
Comme d’autres événements politiques avant elle, la réforme des retraites a provoqué, lors du printemps 2023, la fougue, l’exaltation et les antagonismes. Contrairement à d’autres, elle laisse le goût amer d’un affaiblissement des institutions mêmes qui auraient pu prétendre en sortir victorieuses. L'article identifie une double brutalisation dans les comportements institutionnels, du côté du gouvernement et de ses soutiens parlementaires, qui ont fait un usage inédit des instruments du parlementarisme rationalisé, comme du côté de certains députés opposés au projet de réforme. Pour qualifier ces événements, l'article s'attache à examiner la pertinence de différents concepts – la crise de régime, la crise politique, la crise constitutionnelle –, en portant une attention particulière au concept de « passage en force constitutionnel », d'origine américaine, qui se révèle riche en enseignements.
Brutalizing the Constitution. The Pension Crisis Hardball
The pension reform of the spring of 2023, like previous political events, stirred up fervor, enthusiasm, and antagonism. However, unlike others, it left a bitter aftertaste, signaling a weakening of the very institutions that could have claimed victory. This article highlights a twofold brutality in institutional behavior, both by the government and its parliamentary supporters, who resorted to unprecedented utilization of the mechanisms of streamlined parliamentary procedures, and by certain deputies who opposed the reform. To characterize these events, the article scrutinizes the relevance of various concepts, such as regime crisis, political crisis, and constitutional crisis, with particular emphasis on the illuminating concept of "constitutional hardball”.
C
omme d’autres événements politiques avant elle, la réforme des retraites vient de provoquer la fougue, l’exaltation et les antagonismes. Contrairement à d’autres, elle laisse le goût amer d’un affaiblissement des institutions mêmes qui auraient pu prétendre en sortir victorieuses. À son propos, les points de vue divergent évidemment. Dépités, ses opposants prédisent qu’elle marquera au fer rouge le régime politique de la Ve République. Soulagés, ses défenseurs célèbrent la vigueur des institutions, l’intransigeance de la Première ministre, le succès d’un résultat. Alors que se dissipent les gaz lacrymogènes et l’odeur des poubelles brûlées, la neutralisation de la proposition de loi tendant à tuer dans l’œuf cette réforme semble mettre un terme à cette séquence. Il devient possible, dès lors, de s’interroger sur sa signification et sa portée du point de vue du droit constitutionnel.
En commençant par un constat : il y a longtemps que des passions politiques ne s’étaient muées de la sorte, en France, en querelles d’ordre constitutionnel. Très vite, les débats ont évolué du fond de la réforme – l’allongement de la durée des cotisations – vers les voies procédurales choisies pour la concrétiser. « 47-1 », « 49.3 », « RIP », article 40 et vote bloqué : rarement références à la Constitution s’étaient autant affichées sur les murs et les banderoles des manifestants. Les professeurs de droit ont remplacé les économistes au cœur de l’attention collective : pédagogues ou oracles, pusillanimes ou téméraires, ils ont eu, pour un temps, l’oreille des Français. Quant au Conseil constitutionnel, que les opposants à la réforme percevaient comme un rocher dans la tempête, ses décisions ont suscité une attente sans pareille avant d’être rendues – chose inédite – sous la protection de plusieurs escadrons de gendarmes mobiles.
En regard de ce dont il était question, une telle fièvre, pourtant, ne manque pas d’étonner. De révision de la Constitution, il n’était point question. Chaque institution semble, de prime abord, être restée dans son rôle. Bricoleurs habiles comme à leur habitude, le gouvernement et les parlementaires opposés à la réforme ont utilisé des armes procédurales et médiatiques qui se trouvaient apparemment dans leur panoplie. Ingénieur formaliste comme à l’accoutumée, le Conseil constitutionnel s’est montré peu enclin à endosser le rôle contre-majoritaire que beaucoup escomptaient : il s’en est remis aux choix gouvernementaux, au terme d’une motivation fruste, d’une manière qui n’a pas décontenancé les spécialistes du contentieux constitutionnel – certains y voyant une marque de « retenue juridictionnelle », d’autres, une forme indirecte d’« activisme juridictionnel ».
Comment expliquer, dès lors, le mystère de ces ardeurs fébriles, apparemment paradoxales ? À s’en tenir à cette banalité de l’événement, sous le seul prisme de la technique juridique, on manquerait ce qui en fait l’originalité : la rencontre de deux brutalités institutionnelles vouées à provoquer des émotions constitutionnelles singulières, par-delà les avis des uns et des autres sur le fond de la réforme.
Chronologiquement, cette brutalisation est d’abord gouvernementale. Elle se manifeste par l’usage systématique, dans des proportions inédites, d’une diversité de mécanismes mis au service, depuis 1958, d’une « rationalisation du Parlement », classiquement conçus comme des moyens de juguler le possible dévergondage d’initiatives parlementaires. Le contexte joue alors un rôle déterminant. En rupture avec le « fait majoritaire » devenu la norme au gré de six décennies – à l’exception notable de la législature 1988-1993 –, les élections législatives de 2022 ne conduisent pas à l’émergence, à l’Assemblée nationale, d’une majorité absolue au bénéfice d’un ensemble politique structuré. Bien plus qu’en 1988, les oppositions se trouvent fragmentées, cependant que se devinent des fractures au sein même de deux groupes minoritaires importants – la « Nouvelle Union populaire écologique et sociale » (NUPES) et « Les Républicains » (LR).
Pour envisager les relations futures entre le gouvernement et les députés d’opposition, trois voies se dessinent alors : le compromis, l’instabilité gouvernementale et le durcissement des postures. Les plus optimistes regardent vers la première : pour forger des alliances ponctuelles avec leurs collègues, les députés du groupe présidentiel contribueront peut-être à raviver, pour le bien de nos institutions, des pratiques parlementaires que le fait majoritaire a trop longtemps exclues : la délibération, la négociation et la conciliation. Les réflexes ayant la vie dure, la culture politique restant marquée par l’habitude du fait majoritaire même en son absence, leur déception est immédiate. La deuxième voie se révèle d’emblée obstruée : aussi longtemps que les trois principaux pôles de l’opposition – la NUPES, LR et le Rassemblement national (RN) – continuent de marquer leur incompatibilité, l’instabilité gouvernementale n’est pas sérieusement crainte, même s’il s’en est fallu, en l’occurrence, de peu. En dépit de leur majorité arithmétique, les députés d’opposition, parce qu’ils sont trop divisés pour former une majorité de rechange, demeurent politiquement minoritaires.
Reste alors une troisième voie, vers où se porte immédiatement la préférence gouvernementale : la recherche de majorités artificielles, un texte après l’autre, par la seule contrainte, qui conduit à un durcissement des postures. Elle est factice, certes, mais demande moins d’efforts. Ce sera le fait majoritaire sans la majorité. Le sentier est escarpé. L’emprunter a un coût : la brutalisation, par le gouvernement, de son usage de la Constitution.
Le recours à deux dispositions constitutionnelles incarne singulièrement, dans l’imaginaire collectif, une telle rudesse. Le plus connu est l’article 49, al. 3 – que soudain toute la France connaît. Qu’il soit au cœur des stratégies gouvernementales depuis un an n’étonne guère. On le sait depuis le gouvernement de Michel Rocard, qui y recourut 28 fois entre 1988 et 1991 : habituellement conçu comme un moyen de sceller ponctuellement des majorités parlementaires, de tempérer leurs tendances centrifuges, la disposition se mue, lorsque le gouvernement est minoritaire, en moyen de gouverner contre les oppositions, parce qu’elles sont plus nombreuses. Élisabeth Borne l’a utilisé notamment au terme de la procédure, le 16 mars, alors même que le débat parlementaire avait déjà été largement contraint et que l’Assemblée nationale n’avait pas encore eu l’occasion de se prononcer sur le projet de loi. En refusant ainsi de prendre le risque d’une expression de volonté parlementaire qui ne se conformerait pas à son projet, la Première ministre a marqué d’un jalon nouveau l’histoire du déclin relatif du Parlement au sein de nos institutions. Pour être constitutionnel, son choix n’en a pas moins été propre à aviver cette impression de brutalité, qui constitue un fait pertinent pour le juriste.
Moins clairement identifié, dans un premier temps au moins, par les non-juristes, le recours à l’article 47-1 de la Constitution – relatif à l’adoption des lois de financement de la Sécurité sociale – pour adopter une telle réforme joue un rôle encore plus marquant. Par le choix de cette procédure, le gouvernement entend bénéficier de plusieurs contraintes exorbitantes imposées au Parlement : saisine du Sénat par le gouvernement si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée sous vingt jours en première lecture ; obligation pour le Sénat de se prononcer sous quinze jours ; portée restreinte des travaux devant la commission des Affaires sociales ; faculté pour le gouvernement de mettre en œuvre le projet par ordonnance si le Parlement ne s’est pas prononcé sous 50 jours – ce qui aurait probablement été fait si le recours à l’article 49, al. 3 n’avait pas été privilégié.
Qu’il s’agisse-là de détourner une procédure prévue à d’autres fins, quoique le Conseil constitutionnel ait jugé la manœuvre conforme à la Constitution, ne soulève aucun doute. Garde des Sceaux en 1996, lors de l’adoption de cette disposition constitutionnelle, Jacques Toubon résume l’esprit de ces contraintes. Dans le souvenir honni du « douzième provisoire » trop souvent utilisé sous la IIIe République, pratique qui obligeait à « arrêter la pendule », il s’agit de garantir, comme on le prévoit déjà pour les lois de finances, que les lois de financement de la Sécurité sociale, vouées à s’appliquer l’année suivante, seront promulguées avant la fin de décembre : « la durée retenue est […] conditionnée par la date d’entrée en vigueur de la loi. Il paraît nécessaire d’envisager l’adoption de la loi […] et sa traduction effective avant que ne commence l’exercice social, c’est-à-dire avant le début de l’année civile. » Sans doute la possibilité de recourir à des lois « rectificatives », en cours d’année civile, n’est-elle pas prohibée alors. Elle n’y est cependant envisagée que sur un mode mineur. Puisque cela existe pour les lois de finances, on ne saurait l’exclure par principe, même si l’occasion ne devrait que rarement se présenter : le projet de loi de financement de la Sécurité sociale initiale comprenant des dispositions rectificatives pour l’année en cours, le recours à des projets de loi de financement rectificative est voué à rester exceptionnel. Ainsi s’explique que ces contraintes n’aient pas été allégées pour les lois rectificatives. Nul n’envisage, surtout, que l’article 47-1 de la Constitution serve de moyen de contrainte supplémentaire, de façon générale, au bénéfice du gouvernement et au détriment du Parlement.
En termes purement tactiques, ce choix du pouvoir exécutif est ingénieux. Le débat parlementaire se trouve verrouillé par avance. Les arguments et les votes, à l’Assemblée nationale comme au Sénat – où une majorité soutient le gouvernement –, n’ont qu’une influence limitée sur ce texte dont l’adoption à peu près tel quel semble presque garantie. En première lecture, le texte n’est pas voté par l’Assemblée nationale avant d’être envoyé au Sénat où d’autres mécanismes sont utilisés. L’article 38 du règlement du Sénat permet de limiter à deux les explications de vote sur un amendement. L’article 7 du projet de loi – tendant à relever l’âge légal d’ouverture des droits à la retraite à 64 ans – est réécrit par un amendement de rédaction globale. À des milliers de sous-amendements déposés sur ce dernier par des sénateurs de gauche, la commission oppose l’irrecevabilité en seulement trois quarts d’heure – de nombreux outils procéduraux étant utilisés par la droite sénatoriale en soutien au gouvernement. S’y ajoutent le recours à l’article 44, al. 2 de la Constitution, qui habilite le gouvernement à s’opposer en séance à l’examen de tout amendement qui n’a pas été antérieurement soumis à la commission, ainsi que l’usage, par le gouvernement, du « vote bloqué » de l’article 44, al. 3. Quant à la commission mixte paritaire, sous le contrôle d’une majorité hétéroclite de parlementaires Renaissance et de la droite sénatoriale, elle est sous la maîtrise du gouvernement : même si les deux assemblées avaient refusé de voter le texte, ce dernier aurait pu, aux termes de cette disposition constitutionnelle, adopter la réforme par ordonnances. Ce détournement de l’esprit de l’article 47-1 ne présente, au demeurant, guère de risques. Bon nombre de dispositions constitutionnelles ont trouvé à s’appliquer à des configurations imprévues par leurs auteurs : le Conseil constitutionnel n’y trouve généralement rien à redire, en particulier lorsque ces configurations sont de nature à favoriser l’efficacité de l’action des organes exécutifs. Ce dernier se conforme, à cet égard, aux attentes. Pour refuser de contrôler le choix gouvernemental de recourir à cette procédure législative, il se contente de rappeler son refus traditionnel de substituer son appréciation à celle du législateur. Ainsi se trouve ratifiée – événement politiquement essentiel – l’idée que le législateur véritable est le gouvernement.
Par-delà un succès factuel du gouvernement, une telle manœuvre appelle, quant à l’image des institutions devant la nation, un jugement sévère. En obtenant ainsi l’adoption de cette réforme contestée sans que l’Assemblée nationale l’ait votée, après que le débat a été, pour l’essentiel, éludé au Sénat – avec l’assentiment, certes, de la majorité sénatoriale –, la Première ministre ne se contente pas de faire l’usage banal d’un instrument constitutionnel : sous le regard de tous, elle confère une portée institutionnelle à l’idée que la loi est chose trop sérieuse pour être laissée aux parlementaires. Quel que soit le jugement porté sur la constitutionnalité de ces choix, la Constitution s’en trouve pour le moins bousculée.
La seconde brutalisation, en miroir de la première, est celle de plusieurs députés de « La France insoumise » et d’« Europe Écologie Les Verts », histrions peu enclins à en rester aux stratégies habituelles d’obstruction parlementaire : chez eux, la recherche du happening susceptible de marquer sur les réseaux sociaux, selon un découpage dérisoire de leurs propos ou de leurs cris, l’emporte régulièrement, pendant le printemps 2023, sur le sérieux des arguments, la participation aux délibérations et la recherche du consensus. Le contre-feu ainsi conçu ne doit pas être intellectuel, ni même principalement procédural. Il ne s’agit pas de convaincre sur le fond du sujet, mais de se montrer spectaculaires, au sein ou en-dehors de l’hémicycle, pour marquer les esprits. La stratégie est assumée : en réponse au dédain de l’exécutif, ces députés mêlent des formes classiques d’obstruction parlementaire – l’utilisation des règles de procédure à des fins de blocage, à l’image du dépôt massif d’amendements ou de sous-amendements, de rappels au règlement plus ou moins farfelus – à des modes de communication jugés plus efficaces devant l’opinion publique que le débat substantiel : chants, organisation d’un « live » sur un réseau social ou campagnes d’affichage éphémère dans l’hémicycle. Le vacarme n’est certes pas nouveau au Palais Bourbon, pas plus que l’obstruction : on y fustigeait le « beuglant » sous la IIIe République. Mais le phénomène, cette fois, change de dimension : en bloquant toute discussion, ces députés affectent sévèrement la qualité du travail parlementaire, l’image de l’institution et – sans doute – celle de leurs partis. Ainsi renversent-ils l’ordre des priorités : sous la Ve République, les députés ne recourent traditionnellement à l’obstruction que dans les interstices de l’exercice classique de la fonction parlementaire ; ici, il s’agit d’exercer ponctuellement ces fonctions dans les interstices d’un effort régulier d’accroître leur visibilité par la promotion du chaos. Ces députés offrent indirectement, en outre, un argument au Conseil constitutionnel : la saisine déposée par les députés du Rassemblement national accuse la stratégie de leurs collègues de la NUPES d’avoir porté atteinte à la clarté et à la sincérité du débat parlementaire ; dans sa décision, le Conseil constitutionnel paraît expliquer sa tolérance à l’égard de l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre par le gouvernement, dont il concède le caractère inhabituel, notamment par le fait qu’elles l’auraient été « en réponse aux conditions des débats » – alors même que le recours à la procédure la plus contraignante pour les parlementaires, celle de l’article 47-1, a été antérieur à ces derniers.
Tout ne tient pas à des choix individuels ou partisans. La configuration politique et institutionnelle contribue à les expliquer. Structurellement affecté depuis 1958, le pouvoir des parlementaires se trouve gravement diminué, depuis 2017, par le non-cumul des mandats, qui fait disparaître de l’enceinte du Palais-Bourbon, pour l’essentiel, les « barons » qui pouvaient se prévaloir, jusqu’alors, d’un poids politique local – corrélativement à l’arrivée massive de nouveaux députés dont l’ancrage territorial ni l’expérience politique ne sont encore consolidés. À quoi s’ajoute l’inclination du président de la République et des gouvernements à susciter, dans les derniers temps, des délibérations en dehors des assemblées parlementaires, dans divers organes ad hoc – grand débat national, Conseil national de la refondation, « conventions citoyennes » – présentés comme représentatifs quoiqu’ils ne soient pas habilités à produire des normes juridiques. Beaucoup, notamment chez les députés et les sénateurs, peuvent y voir, non sans motifs, la marque d’une volonté, chez l’exécutif, de marginalisation accrue du Parlement.
Ainsi confronté à cette double brutalisation, le constitutionnaliste se trouve placé face à une alternative. Sa première branche peut le conduire à en rester à la perspective technique privilégiée par le Conseil constitutionnel en avril 2023. Tel un entomologiste examinant chaque insecte dans sa boîte, il se limite alors à une analyse des dispositions constitutionnelles pertinentes, avant de se satisfaire d’une conviction reposante : le cumul de procédures prévues par la Constitution ne saurait conduire à une procédure inconstitutionnelle. Cela revient à traiter la Constitution comme n’importe quel autre texte normatif, à la réduire à la somme de ses dispositions.
La seconde branche de l’alternative, ici privilégiée, consiste à adopter une vision plus large, en postulant que le droit constitutionnel s’étend au-delà des dispositions écrites de la Constitution et de ce qu’a pu en dire le Conseil constitutionnel par le passé. Il s’agit alors de prendre en compte les pratiques institutionnelles, leur effet immédiat et leurs conséquences plus diffuses, les représentations collectives de la Constitution qui en résultent, les arguments déployés par les acteurs. Sous ce rapport, la quasi-neutralisation du pouvoir de décision des parlementaires à laquelle conduisent certains choix du gouvernement, de même que la paralysie, par certains députés, de fonctions traditionnellement attachées aux organes parlementaires, sont des données à prendre délibérément en compte. Car elles éclairent le constitutionnaliste sur ce qui se joue pendant ces événements et sur la manière dont elles sont susceptibles de peser sur les représentations futures de la Constitution – partant, sur le droit constitutionnel lui-même.
En empruntant à plusieurs modèles d’interprétation proposés en France et aux États-Unis, il s’agit de s’interroger ici sur la signification et la portée constitutionnelles de cette brutalisation, à partir de deux concepts : la crise et le passage en force.
I. Une crise ?
Parmi les concepts utilisés pour appréhender ces événements, le terme de « crise » a trouvé, sous la plume des journalistes et dans les propos de nombreux responsables politiques, une place de choix. De prime abord, le terme suscite la méfiance : son usage inconsidéré, dans diverses disciplines, risque de faire oublier que bon nombre des phénomènes auxquels il renvoie n’ont rien en commun, comme si la généralisation de la notion l’avait vidée de l’intérieur. En droit, en particulier, on a pu constater l’inexistence d’une définition juridique robuste de la « crise ».
À l’aune de l’invocation régulière de ce terme pendant le printemps 2023, il convient néanmoins de le prendre au sérieux, même si c’est avec prudence. De ses origines médicales résulte l’idée d’un moment crucial où se joue soit la guérison, soit la mort. Dans le champ politique, le terme est souvent utilisé pour transmettre l’idée d’une rupture d’équilibre, d’une perturbation intervenue dans la tension. Ceux qui emploient ce terme renvoient donc à un état pathologique du système politique – en rupture avec un état normal de ce dernier –, où se joue une décision, ce qui explique que le phénomène soit nécessairement transitoire. Pour les institutions, il peut se révéler bénéfique lorsqu’on leur reconnaît la force de n’avoir pas rompu pendant les événements. Pendant ce moment crucial, le système politique risque d’entrer en contradiction avec lui-même, de menacer l’objectif dont il tire sa légitimation. Parmi les étalons de mesure de ces crises, les manifestations de rue tiennent, en France, une place à part, soit qu’elles contribuent à les aiguiser, comme c’est le plus souvent le cas, soit qu’elles s’attachent à les résoudre – à l’image du rassemblement en soutient à de Gaulle, le 30 mai 1968.
Ainsi comprise, la crise surgit à la rencontre d’un phénomène – ces pratiques politiques et sociales – et du regard collectivement porté sur lui : comme d’autres représentations abstraites, elle se nourrit de croyances, elle devient un fait pertinent par le simple fait d’être collectivement perçue. S’y ajoute une difficulté diachronique : l’impression de crise suscitée dans l’instant ne garantit pas son identification rétrospective, avec le recul. Il convient, à cet égard, de ne pas prendre au pied de la lettre ce qu’en disent les responsables politiques. La tendance à identifier une crise constitutionnelle est d’autant plus habituelle en France que le réformisme constitutionnel y semble, chez les observateurs et les commentateurs, une pratique courante. Ce que disent les responsables politiques de l’existence d’une crise n’est pertinent, dès lors, qu’au second degré – comme donnée offerte à l’analyse, en tant qu’elle nous renseigne sur des représentations du monde et sur des stratégies argumentatives. Cependant et en dépit des limites du concept de « crise », il convient de s’interroger sur sa pertinence pour qualifier les événements ici considérés, en distinguant certains des concepts qui peuvent lui être rattachés.
A. Moins qu’une crise de régime
D’un point de vue constitutionnel, un premier concept mérite d’être pris au sérieux, dans la mesure où il conduit à appliquer cette métaphore médicale aux systèmes politiques eux-mêmes : la crise de régime. Cette dernière met en cause les équilibres centraux des institutions à un point tel qu’elle en vient à constituer un défi pour la survie même du régime politique – ainsi que pour le maintien au pouvoir des élites politiques du moment. La définition proposée par l’historien Michel Winock de ce qu’il nomme « crises politiques » restitue les principales propriétés couramment attachées au concept de « crise de régime » : de « grandes perturbations qui ont mis en danger le système de gouvernement républicain », qui ont « exercé une véritable menace sur l’organisation des pouvoirs », qui sont « en rapport direct avec la forme gouvernementale du pays remise par elles en question ». Ainsi conçue, la crise serait « toujours issue d’un aveu de carence de l’autorité publique, privée de force ou d’imagination pour donner, dans la continuité, une solution au problème posé », elle marquerait « une rupture dans le temps, un dérèglement des mécanismes en place, un déséquilibre momentané entre les différentes composantes du système politique et, comme il se doit, un conflit entre un certain nombre de protagonistes ».
Les crises de ce type les moins contestables sont certainement celles qui emportent la fin d’un régime politique et constitutionnel. Outre les révolutions et coups d’État qui ont émaillé l’histoire française depuis la fin du xviiie siècle, le 10 juillet 1940 et le 13 mai 1958 en constituent de bonnes illustrations. S’interrogeant, le 2 juin 1958, sur la « crise française », Emmanuel Berl note ainsi, à propos de la « réforme de la Constitution », que « chacun sait qu’en France, tout finit par là ». On rattache également à ce concept des crises qui, sans emporter la chute du régime, ont rendu cette perspective assez crédible pour mettre ce dernier en branle et modifier certains équilibres essentiels dans l’exercice du pouvoir – à l’instar du 16 mai 1877 ou du 6 février 1934.
On le perçoit d’emblée : en invoquant une crise de régime, on exagérerait la portée de ce qui se joue lors du printemps 2023. Sans doute ne doit-on pas minimiser la violence de certaines manifestations et les comportements de plusieurs parlementaires. Sans doute faut-il rappeler les craintes de certains après l’ultime recours à l’article 49, al. 3, le 16 mars, puis l’échec, trois jours plus tard, à neuf voix près, de la motion de censure déposée par le groupe « Libertés, Indépendants, Outre-mer et Territoires » (LIOT) : on frôle alors le renversement du gouvernement. Néanmoins, nul ne peut alors sérieusement penser que, même si cette issue avait été inverse, la Ve République elle-même aurait vécu ses derniers instants. Il n’y a pas eu non plus alors de crise de l’État – au sens où le fonctionnement régulier des services publics se trouverait substantiellement entravé, ou interrompu.
B. Plus qu’une crise politique
S’il ne s’agit pas d’une crise de régime, faut-il n’y voir qu’une crise politique ? La formule renvoie généralement à une forme particulièrement aiguë de conflit politique, à la rencontre de jeux de pouvoir entre acteurs institutionnels et d’une éventuelle mobilisation sociale. Ainsi conçue, elle est classiquement présentée non comme une pathologie du système politique, mais comme l’exaspération de rapports politiques habituels, comme un mode parmi d’autres de manifestation de phénomènes politiques, à l’occasion duquel ses protagonistes agissent de façon stratégique. Le terme « crise » perd ici sa dimension ponctuelle, décisive, « critique », ce qui ouvre la voie à d’apparents oxymores : « institutionnalisation de la crise », « crise endémique du régime ». Est susceptible de lui être rattachée toute contestation politique sortant de l’ordinaire à propos de laquelle se pose plus ou moins directement la question du maintien du gouvernement en place ou d’un changement de cap politique pour le pays. Le concept se dilue alors quelque peu.
Les événements de ce type, depuis 1958, ne manquent pas. Sans souci d’exhaustivité, on observe que l’expression est employée pour désigner une diversité de phénomènes : (a) un mouvement populaire en réaction à une réforme – projets de loi « Savary » en 1984, « Fillon » en 2003, « CPE » en 2006, « Woerth » en 2010, « Taubira » en 2013, crises des « bonnets rouges » en 2013 puis des « gilets jaunes » en 2018 – ; (b) les conséquences politiques de difficultés d’un autre ordre – la guerre d’Algérie – ; (c) une rupture inattendue dans l’exercice du pouvoir – démission du général de Gaulle, mort de Georges Pompidou, dissolution de 1997 – ; (d) la désintégration d’alliances politiques – motion de censure de 1962, démissions des Premiers ministres Jacques Chaban-Delmas en 1972, Jacques Chirac en 1976 – ; (e) des résultats électoraux dont la portée est jugée déterminante – alternance de 1981, cohabitation de 1986, présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, échec du référendum de 2005.
La réforme des retraites de 2023 suscite un large mouvement populaire d’opposition. À cette aune, il serait juste, mais banal, de la qualifier de crise politique. On ne saurait s’en satisfaire : dans sa généralité même, le concept échouerait à rendre compte des singularités de l’événement du point de vue du droit constitutionnel.
C. Pas exactement une crise constitutionnelle
Est-il plus fructueux d’utiliser le concept de crise constitutionnelle ? Une clarification de ce dernier est proposée par les professeurs de droit américains Keith Whittington, de l’Université de Princeton, Sanford Levinson, de l’Université du Texas, et Jack Balkin, de l’Université de Yale. Ils s’accordent pour exclure de son périmètre les crises politiques à l’occasion desquelles sont simplement employés des mécanismes constitutionnels. Ils limitent son spectre aux ruptures dans les équilibres constitutionnels.
Ils distinguent d’abord deux types de crises constitutionnelles – inspirés par Machiavel selon qui, lorsqu’une dictature à la romaine, incarnée par Cincinnatus, fait défaut dans une république, il faut soit qu’elle « s’écroule en observant les institutions », soit « qu’elle les viole pour ne pas s’écrouler ». Le premier type de crise – la crise « de la fidélité à la Constitution », que ce soit « par déclaration d’un état d’exception » ou « par désobéissance à la Constitution » – procède de la méconnaissance temporaire de dispositions constitutionnelles. Pour faire face aux défis du moment, les acteurs politiques se reconnaissent la faculté de suspendre certaines obligations constitutionnelles – souvent en se prévalant de la Constitution elle-même. L’événement est rare. L’objectif, en agissant ainsi, est d’échapper à un autre type de crise. Ce deuxième type de crise constitutionnelle – « opérationnelle », « par fidélité excessive à une Constitution défaillante » – procède du respect acharné de dispositions constitutionnelles dans des conditions qui sont vouées à causer la perte de l’État : les acteurs respectent la Constitution tout en étant conscients qu’elle ne leur permettra pas de répondre aux défis du moment. Les événements français du printemps 2023 ne relèvent pas du premier type de crise : les difficultés alors constatées ont bien procédé de l’application de plusieurs dispositions de la Constitution – si l’on admet, à la suite du Conseil constitutionnel, que cette dernière n’a pas été méconnue. Ils ne relèvent pas non plus du second type de crise : il n’y avait pas alors de risque de perte de l’État.
Plus proche peut apparaître, en l’occurrence, le troisième type de crise constitutionnelle. Il est qualifié par Levinson et Balkin de « luttes pour le pouvoir au-delà des frontières de la politique ordinaire ». Il renvoie à des situations dans lesquelles des désaccords exprimés publiquement à propos de la Constitution conduisent les acteurs politiques à s’engager dans des formes extraordinaires de protestations. Il ne s’agit plus pour les citoyens de confiner leurs désaccords dans le cadre traditionnel des votes au Parlement, des tribunes et expressions de mécontentement sur les réseaux sociaux, ou des manifestations. Les citoyens descendent dans la rue, agissent de façon violente. Les forces armées sont mobilisées et la force brute est utilisée ou menacée afin de faire prévaloir une interprétation de la Constitution. Le caractère constitutionnel de la crise procède alors de l’incapacité collective à maintenir les divergences politiques dans le cadre institutionnel établi par la Constitution. Dans cette configuration, tous les acteurs politiques affirment rester fidèles à la Constitution, mais ils divergent sur la signification de ses prescriptions et sur la juste répartition des pouvoirs qui doit en procéder. Chaque partie accuse l’autre de méconnaître la Constitution, donc de contribuer à une crise constitutionnelle du premier type. Cette crise se termine lorsque les deux parties atteignent un compromis ou que l’une des parties bat en retraite, en acceptant la constitutionnalité de la nouvelle répartition du pouvoir : ainsi s’imposerait la « Constitution du vainqueur », l’interprétation qu’il a défendue. L’un des signes d’une telle crise tient à l’organisation de manifestations pléthoriques, à l’organisation d’actes de désobéissance civile à une large échelle et à l’envoi, en réponse, de forces de l’ordre destinées à rétablir l’ordre social.
Plusieurs caractéristiques des événements du printemps 2023 pourraient inviter à les rapprocher de ce concept : l’usage inédit, par le gouvernement, d’un mécanisme constitutionnel dans un sens apparemment éloigné de l’objectif dans la perspective duquel il a été créé ; l’accumulation inédite de ces instruments du « parlementarisme rationalisé » ; l’organisation par un groupe de députés de formes extraordinaires de contestations ; les violences des manifestations et des forces de l’ordre ; les accusations de violations de la Constitution, du côté du gouvernement comme du côté de ces députés. Enfin, quoiqu’elle n’ait pas théorisé, pour l’instant, la faculté pour le gouvernement d’utiliser régulièrement l’article 47-1, Élisabeth Borne, en affirmant simplement son souhait, après sa victoire, de ne plus utiliser l’article 49, al. 3 pour des textes autres que financiers, a laissé ouverte la faculté d’utiliser à l’avenir la « Constitution du vainqueur » qui a résulté de ses choix.
La résolution pacifique du conflit dans le cadre des institutions – votes parlementaires, décision du Conseil constitutionnel – invite néanmoins à considérer que, quoiqu’on ait collectivement pu paraître évoluer dans cette direction, une telle crise constitutionnelle ne s’est pas concrétisée. Dès lors que les institutions de la République n’ont jamais paru sérieusement en danger, il serait malvenu, en définitive, d’utiliser ce concept.
Cela ne veut pas dire que cette interrogation ait été inutile : le simple mouvement dans cette direction invite à s’interroger sur l’opportunité de rattacher ces événements à un autre concept, dont le périmètre croise partiellement celui de la crise constitutionnelle du troisième type : le passage en force constitutionnel.
II. Un passage en force
Il y a de cela deux décennies, Mark Tushnet, professeur à l’Université de Harvard, proposait le concept de « passage en force constitutionnel » (constitutional hardball). La formule était tirée de l’expression sportive to play hardball, qui renvoie littéralement à l’utilisation, au baseball, de la petite balle dure, que l’on oppose à la balle légèrement plus grosse et plus souple qui caractérise le jeu moins rapide du softball. Devenue courante aux États-Unis, l’expression désigne le fait d’employer les grands moyens, de jouer « les gros bras », de se montrer intransigeant, impitoyable, brutal, « dur à cuire ».
A. Les contours d’un phénomène
En utilisant ce terme dans le champ constitutionnel, l’auteur américain entend embrasser (a) des revendications et des pratiques politiques portant sur des enjeux majeurs, (b) qui s’attachent à modifier l’équilibre des pouvoirs, à faire évoluer l’ordre constitutionnel – d’une façon qui pourrait conduire au basculement dans un nouvel ordre constitutionnel. S’ils gagnent la bataille, (c) les partis à l’origine de ces revendications et pratiques peuvent espérer exercer le pouvoir sur le temps long ; à l’inverse, ils doivent craindre, s’ils la perdent, de se trouver considérablement affaiblis, sur la longue durée. Ainsi s’explique (d) la brutalité caractéristique de ce passage en force. Elle vient de ce que
les acteurs se perçoivent comme jouant le tout pour le tout […] : ils estiment que les enjeux de la controverse politique que leurs actions provoquent sont extrêmement élevés et que leur défaite – la victoire de leurs opposants – constituerait, pour les positions politiques qu’ils occupent, un revers sérieux, voire permanent.
Dans le cadre de ce « passage en force constitutionnel », (e) au moins l’une des parties au conflit formule des revendications ou adopte des pratiques qui, quoiqu’elles s’inscrivent dans les limites des doctrines et pratiques constitutionnelles établies, sont perçues par l’autre partie comme méconnaissant les « conceptions pré-constitutionnelles établies » – par quoi il désigne l’arrière-plan des normes constitutionnelles, les « postulats “allant de soi” qui sous-tendent les systèmes de gouvernement constitutionnel en vigueur ». Ce qui allait de soi se trouve alors au cœur d’une controverse politique. Le passage en force prend place, dès lors, à l’articulation des normes constitutionnelles, qu’il respecte formellement, et des usages et traditions non écrites quant à la manière dont les responsables politiques devraient se comporter, qu’ils transgressent. Les acteurs politiques abandonnent les normes de courtoisie et de tolérance pour exploiter les moyens constitutionnels d’accroître leur pouvoir. Ils détournent ou défient les conventions politiques qui étaient auparavant considérées comme des règles tacites de fair-play en politique, quoiqu’elles n’aient pas été exigées par des normes juridiques explicites. Ainsi (f) mettent-ils leurs adversaires au défi de s’opposer à leurs prétentions – en sachant que le coût politique d’une telle opposition est élevé. Derrière l’objectif de court terme, en somme, il s’agit, par cette agressivité, de faire évoluer les interprétations établies de la Constitution.
D’un côté, on se prévaut de la seule lettre de la Constitution. De l’autre, on invoque son esprit. Ce concept embrasse une diversité de comportements politiques constitutionnellement pertinents : des actes formalisés, bien sûr, mais également des arguments, les uns et les autres contribuant à révéler des stratégies. L’adoption de ces dernières procède de la perception, par ces responsables politiques, de potentialités – qu’elles suscitent l’espoir ou la crainte d’un changement constitutionnel. Ils jugent les enjeux si importants que tous les coups leur semblent permis, dans les limites du droit écrit. Ces stratégies sont « offensives » lorsque les élus d’un parti minoritaire perçoivent la possibilité que se trouve changé leur statut en profondeur ; elles sont « défensives » lorsque les élus du parti majoritaire, face au risque de leur départ du pouvoir, s’attachent à préserver leur statut. Ainsi conçu, le « passage en force » peut prendre la forme de pratiques qui n’impliquent pas de changer les règles formelles. Révélateur est, à cet égard, le moratoire sur l’examen de la candidature, à la Cour suprême, de Merrick Garland en 2016, par quoi les sénateurs républicains, alors majoritaires, ont obtenu qu’un candidat choisi par Donald Trump, Neil Gorsuch, remplace le juge conservateur Antonin Scalia – quatre ans avant que ces mêmes sénateurs défendent la thèse inverse après la mort de Ruth Bader Ginsburg.
Aussi le phénomène identifié par Mark Tushnet émerge-t-il souvent au point de rencontre d’une double brutalisation, fruit de deux prétentions antagonistes. Le combat est violent. Les enjeux sont grands. Ceux qui bénéficient des arrangements institutionnels du moment craignent de perdre leur pouvoir politique si de nouveaux arrangements, privilégiés par leurs opposants, se substituent aux précédents. Il s’agit de défaire de façon durable ses rivaux politiques, sans considération pour les conditions du débat démocratique. Au terme du processus, les gagnants espèrent qu’ils auront tout gagné et que les perdants auront tout perdu. Comme on l’imagine, (g) les représailles sont possibles : en réponse aux comportements offensifs de l’une des parties, l’autre partie peut adopter une posture défensive. Cette dernière se présente comme l’équivalent de « contre-mesures » en droit international – des mesures qui seraient illicites si elles ne répondaient pas à un fait illicite préalable. Cette brutalité contribue à son tour à accroître la défiance mutuelle. Elle pousse à utiliser des mesures plus extrêmes encore.
Un tel passage en force n’est pas toujours un succès. Deux types de revers sont identifiés par Mark Tushnet. Les premiers ne sont qu’apparents. Ils cachent un succès à plus long terme. Singulières sont, à cet égard, les stratégies d’intimidation qu’il qualifie de « brushbacks » – terme qui renvoie à une façon de lancer la balle, au baseball, pour intimider le frappeur. Ainsi l’auteur désigne-t-il l’échec apparent de la réforme, sollicitée par Franklin D. Roosevelt, tendant à accroître le nombre de membres de la Cour suprême au printemps 1937, dont le succès indirect se mesure à l’aune de sa capacité à intimider ses opposants, la majorité alors conservatrice à la Cour suprême – ainsi que la mise en accusation de Clinton, en 1998, qui, quoiqu’elle soit restée sans conséquence apparente, aurait conduit à un affaiblissement du camp démocrate dans la perspective des élections présidentielles de 2000. Les seconds revers sont de véritables échecs. Les acteurs politiques adoptent une telle stratégie de brutalisation sans réussir à atteindre leurs objectifs. Ainsi Richard Nixon essaie-t-il de confisquer de l’argent affecté par le Congrès à des dépenses précises, en arguant qu’il aurait l’obligation constitutionnelle de contrôler les dépenses afin de contribuer à la maîtrise de l’inflation – dans l’espoir de faire basculer le pouvoir du Congrès, alors démocrate, vers l’exécutif. Ainsi Edwin Meese, ministre de la Justice de Ronald Reagan, défend-il sans succès la thèse selon laquelle le président dispose de la compétence constitutionnelle de formuler ses propres interprétations du texte fondamental, alors même qu’elles s’opposeraient à celles de la Cour suprême fédérale.
B. La pertinence du concept
Ce concept mérite-t-il d’être importé en France pour rendre compte des événements ici considérés ? Plusieurs remarques s’imposent à titre liminaire.
Premièrement, un autre concept disponible dans la culture constitutionnelle française ne permet pas de rendre compte, de façon satisfaisante, de ce qui s’est joué. La « fraude à la Constitution » théorisée par Georges Liet-Veaux au début des années 1940 – qui désigne, notamment à propos du 10 juillet 1940, l’hypothèse d’un procédé « par lequel la lettre des textes est respectée, tandis que l’esprit de l’institution est renié » – s’attache avant tout au résultat d’un processus ; le « passage en force constitutionnel », lui, se réfère avant tout à un mouvement, à un processus, à des arguments.
Deuxièmement, il est difficile de distinguer, quelques semaines après les événements considérés, les tendances vouées à rester conjoncturelles des modifications structurelles de l’ordre juridique français. Sous ce rapport, le concept de « passage en force constitutionnel », parce qu’il renvoie avant tout à des arguments et à des stratégies qui peuvent être saisis dans l’instant, sans se prononcer d’abord sur l’existence ou non d’une rupture dans la compréhension collective de la Constitution, est aujourd’hui d’usage plus aisé.
Troisièmement, il est toujours périlleux d’emprunter un concept proposé ailleurs pour renvoyer à des phénomènes qui n’ont que certains points communs avec ceux que l’on observe ici. Le risque, à la manière d’un chausse-pied, est de forcer les événements pour les faire entrer dans le concept ainsi délimité. En dépit des nombreuses différences entre le contexte français et le contexte américain, où le concept a trouvé naissance, ce dernier semble de nature à éclairer certaines stratégies déployées en France et à offrir des pistes de réflexion à propos du droit constitutionnel français.
Sous ce rapport, il ne s’agit pas ici de se demander si les événements français du printemps 2023 sont équivalents à tous les phénomènes qualifiés de « passages en force constitutionnels » aux États-Unis – ce qu’on qualifierait, en théorie du langage, d’extension de ce concept. Il convient plutôt d’examiner si les pratiques ici étudiées méritent d’être rattachées aux principales propriétés qui lui ont été reconnues – à l’intension de ce concept. En l’occurrence, plusieurs tendances constatées lors de la crise française paraissent y inviter.
Les enjeux, pendant cette crise, sont-ils majeurs (a) ? Le terme est évidemment vague. Dès lors que se joue, par-delà le fond de la réforme, la capacité d’un gouvernement à conserver la main sur l’adoption des lois alors même qu’une majorité arithmétique de députés s’oppose à son projet, il semble néanmoins que cela soit le cas.
Les revendications et pratiques politiques – en l’occurrence, les choix gouvernementaux – tendent-elles alors à modifier l’équilibre des pouvoirs, à faire évoluer l’ordre constitutionnel (b) ? Il n’est évidemment pas nouveau, ni pour les députés disposant d’une majorité – même relative –, ni pour le gouvernement, de se montrer implacables à l’encontre des minorités parlementaires. Le passage en force procéderait ici du pas supplémentaire opéré en direction de l’écrasement des députés et sénateurs d’opposition, fruit de l’impression de contournement provoquée par l’usage de l’article 47-1 et par le recours cumulé à la diversité d’instruments du « parlementarisme rationalisé ». L’utilisation de l’article 47-1, en particulier, tend à pérenniser l’emprise gouvernementale sur la procédure parlementaire, certes habituelle lorsque le gouvernement dispose d’une majorité confortable à l’Assemblée nationale, en dehors de cette configuration. En cherchant ainsi, lors du printemps 2023, à neutraliser certaines des contraintes que la Constitution lui impose dans une telle configuration, par le détournement de la procédure prévue à l’article 47-1, le gouvernement s’attache à repousser les limites de la Constitution pour atteindre ses objectifs politiques. L’affirmation de la constitutionnalité de cette pratique par le Conseil constitutionnel conduit bien, à cet égard, à une évolution de l’ordre constitutionnel qui contribue à modifier l’équilibre des pouvoirs : il sera désormais loisible à un gouvernement soutenu par une minorité seulement des députés, dans une situation comparable, d’utiliser l’article 47-1 pour faire adopter ainsi toute réforme qui est susceptible d’être rattachée aux comptes de la Sécurité sociale.
Le parti à l’origine de ces revendications et pratiques peut-il espérer exercer, s’il gagne, le pouvoir sur le temps long ; lui faut-il craindre à l’inverse, s’il perd, un affaiblissement considérable (c) ? En limitant, par le recours aux articles 47-1 et 49, al. 3, la faculté des parlementaires de s’exprimer, par leur vote, en faveur ou en opposition à la réforme, le gouvernement d’Élisabeth Borne mène une bataille décisive. Il s’inscrit dans cette perspective : s’y joue, pour l’avenir, la capacité d’un gouvernement à imposer sa volonté au Parlement alors même que les parlementaires qui lui sont rattachés ne sont majoritaires dans aucune des deux chambres. Si ce gouvernement gagne ce combat, il bénéficiera de nouveau, à l’avenir, des nombreux avantages garantis par le recours à l’article 47-1. S’il perd, il lui sera difficile de mener à bien des réformes dans cette configuration parlementaire.
On en arrive alors au cœur de la question, avec cette expression qui résume diverses pratiques institutionnelles au cours du printemps 2023 : la brutalisation. Peut-on considérer qu’au moins l’une des parties au conflit formule des revendications ou adopte des pratiques qui, tout en respectant apparemment la lettre de la Constitution, méconnaissent des conventions qui forment l’arrière-plan de cette dernière, des règles tacites de fair-play en politique (d) ? L’impression de passage en force surgit à la rencontre d’un contexte plus général et de stratégies rhétoriques du côté du pouvoir exécutif. Après avoir bénéficié, par deux fois, des voix destinées à faire obstacle à l’extrême droite au second tour de l’élection présidentielle, alors même qu’il avait très peu fait campagne avant les élections de 2022, Emmanuel Macron s’est prévalu d’un mandat populaire introuvable pour opérer cette réforme, alors même que l’opposition à cette dernière semblait large au sein du pays. Certaines stratégies argumentatives du gouvernement nourrissent, en outre, cette impression de brutalisation. Ministre des Comptes publics, Gabriel Attal affirme par exemple, le 13 mars, sur France Inter, que le gouvernement « ne veut pas utiliser le 49.3 » dès lors que, « si chacun est cohérent avec ses engagements et ses déclarations faites devant les Français […], il y aura une majorité pour voter ce texte ». Trois jours plus tard, en utilisant le mécanisme en question, la Première ministre donne l’impression que la volonté des parlementaires ne pèse pas. En somme, en recourant à tous les mécanismes du parlementarisme rationalisé, en détournant l’usage de l’article 47-1, en annonçant ne pas souhaiter utiliser un article 49.3 avant de le faire, le gouvernement a méconnu de telles conventions, de telles règles tacites de fair-play. Alors même que les enjeux étaient sans doute moindres ici que dans plusieurs situations qualifiées comme telles aux États-Unis, le gouvernement semble bien s’être placé dans cette catégorie.
Y a-t-il eu, enfin, (g) une tentative de passage en force en représailles, idée que Mark Tushnet place également au cœur de son concept ? En réponse à la brutalisation gouvernementale, certains députés d’opposition se sont attachés, à leur tour, dans un second temps, à brutaliser leur stratégie. Par leur comportement burlesque, en s’attachant à désigner leurs opposants comme des ennemis – non pas seulement comme des adversaires politiques –, ils ont paru méconnaître, au-delà des techniques classiques d’obstruction qui n’en relèvent pas, certaines des règles tacites du fair play parlementaire.
À la rencontre de ces différents indices, il existe de bonnes raisons de qualifier les événements du printemps de « passage en force constitutionnel ».
C. La portée du concept
Quels enseignements peut-on en tirer ? L’identification de ces configurations est placée par Mark Tushnet au service d’une réflexion sur les mutations constitutionnelles. Il s’inscrit en rupture avec l’idée défendue par le professeur à l’Université de Yale, Bruce Ackerman, selon laquelle l’Histoire serait une succession de « moments constitutionnels » où se cristalliserait une mutation constitutionnelle, et de moments de « politique ordinaire », où la Constitution ne changerait pas. Mark Tushnet perçoit les mutations constitutionnelles comme un processus progressif, plus régulier. Une évolution des conditions politiques et sociales dans lesquelles est interprétée la Constitution provoque, au bout d’un certain temps, des changements plus fondamentaux dans « l’ordre constitutionnel » – formule par laquelle il entend « un ensemble assez stable d’institutions par le truchement desquelles les décisions fondamentales d’une nation sont prises sur le long cours, ainsi que les principes qui guident ces décisions ». Ces « passages en force » sont caractéristiques, selon lui, des périodes de transformations constitutionnelles, dont ils sont les moteurs.
Aux États-Unis comme en France, l’appréhension de la portée constitutionnelle de ces « passages en force » n’est pas aisée. Tout d’abord, leurs auteurs ne sont jamais assurés de la pérennisation du nouvel équilibre, qui peut dépendre de leur capacité à conserver le pouvoir sur le temps long. Ensuite, si l’échec d’une telle stratégie institutionnelle peut être constaté sans délai, la mutation constitutionnelle susceptible de résulter de son succès ne peut être constatée qu’avec un certain recul. En outre, depuis sa formulation première, le concept a été précisé à divers égards, au gré d’études consacrées aux « passages en force contre-majoritaires » – qui conduisent à modifier les règles électorales afin de se garantir une majorité législative en l’absence de majorité électorale –, aux passages en force « fondamentalement antidémocratiques ».
Certains auteurs voient dans ces pratiques le moteur de la polarisation croissante, depuis une décennie, de la vie politique américaine – en sachant que le parti républicain les privilégierait davantage que le parti démocrate, si bien que certains appellent ce dernier à agir de même ou à inventer des mécanismes tendant à les raréfier. D’autres y décèlent la marque d’un « pourrissement » constitutionnel, d’une érosion des normes : l’usage de ces stratégies risquant toujours, à l’avenir, de favoriser un parti politique extrémiste.
Quoiqu’il soit trop tôt pour tirer des événements du printemps 2023 l’assurance de mutations de l’ordre constitutionnel français, un phénomène fait écho à ces dernières réflexions : l’impression collectivement ressentie que les députés du Rassemblement national, quoiqu’ils aient choisi de rester en retrait pendant cette période, étaient les grands vainqueurs de ce moment, précisément parce qu’ils ont abandonné au gouvernement et à d’autres députés de l’opposition la posture brutale. Il est assez probable que cette double brutalisation ait nourri, en France, ce parti politique extrémiste.
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En définitive, la double brutalisation des pratiques institutionnelles constatée pendant le printemps 2023 mérite d’être appréhendée pour elle-même, sans qu’on en reste à l’idée selon laquelle seule compterait la constitutionnalité, selon le Conseil constitutionnel, de la loi qui en a résulté. Le concept de « passage en force constitutionnel » s’est révélé pertinent pour restituer la singularité de ce moment. La théorie constitutionnelle française gagnerait, dès lors, à se l’approprier. Son utilisation invite, enfin, à enrichir les réflexions en droit constitutionnel au-delà de la seule dichotomie entre conformité d’une loi à la Constitution, ou méconnaissance de cette dernière. À s’y limiter, on risquerait de négliger une diversité de situations et de comportements dont l’analyse est également utile pour la compréhension du droit constitutionnel, qu’on l’appréhende du point de vue des normes ou des pratiques.
Julien Jeanneney
Professeur de droit public à l’université de Strasbourg.
Pour citer cet article :
Julien Jeanneney « La Constitution brutalisée. Derrière la crise des retraites, un passage en force », Jus Politicum, n°30 [https://juspoliticum.com/articles/La-Constitution-brutalisee-Derriere-la-crise-des-retraites-un-passage-en-force]