J.-M. Blanquer et M. Milet, L’invention de l’État. Hauriou et Duguit et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015
J.-M. Blanquer & M. Milet, L’invention de l’État. Hauriou et Duguit et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015.
J.-M. Blanquer & M. Milet, L’invention de l’État. Hauriou et Duguit et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015.
Il semble qu’il y ait, depuis quelques années, un certain engouement dans le domaine de l’édition, pour les biographies. Parmi les plus récentes, on a pu se féliciter des excellents ouvrages concernant Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, ou encore Louis Aragon… C’est bien à ce genre que se rattache le travail à quatre mains de Jean-Michel Blanquer et de Marc Milet, L’invention de l’État : Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, étude qui propose une forme originale de biographie croisée de ces deux grands juristes de droit public. Et l’on peut d’emblée affirmer que sur la ligne souvent difficile et risquée de ce genre de recherche, les qualités de l’ouvrage de ces auteurs le situent au niveau le plus élevé.
La biographie, il est vrai, n’a pas toujours bonne réputation : elle ne serait pas vraiment une recherche « scientifique », toucherait à une sorte de vulgarisation anecdotique ou au mieux narrative, enfermée trop souvent dans le dualisme suranné de la juxtaposition de la vie et de l’œuvre. Si la philosophie peut échapper parfois à ces limites – on songe au si bel ouvrage consacré par Deleuze à Foucault, qui est bien plus d’ailleurs qu’une biographie – et si le domaine littéraire ou philosophique témoigne des réussites que nous venons d’évoquer, la situation est a priori plus épineuse dans le champ juridique. Même si l’on ne tombe pas dans l’intégrisme de certains kelséniens, l’attention portée à la vie des auteurs et aux divers aspects de leur environnement social ne semble pas être une voie appropriée à une recherche proprement juridique.
À ces difficultés générales s’ajoutaient celles s’attachant au choix de nos auteurs : une biographie de Duguit et Hauriou, deux personnalités complexes, parfois contradictoires, porteuses de doctrines aux multiples aspects souvent débattus et pas toujours éclaircis ; deux personnalités emportées par une opposition tenant plus d’une sorte de légende dorée que d’une analyse sérieuse ; deux personnalités engagées, par des voies différentes, dans l’histoire tourmentée et parfois tragique des débuts du vingtième siècle… Que d’obstacles dans cette aventure !
Or, on le sent dès les premières pages, l’ouvrage de Blanquer et Milet déjoue toutes ces critiques et surmonte tous ces obstacles. Il est, à coup sûr, un ouvrage de recherche « scientifique » (même si l’on connaît les équivoques de ce mot dans le droit et les sciences sociales…), qui éclaire avec rigueur certains problèmes juridiques et politiques essentiels. Il est le fruit d’une recherche documentaire exceptionnelle, souvent inédite, qui est remarquablement utilisée et mise en œuvre. En même temps, son caractère biographique donne à cette recherche une dimension de vie et d’ouverture sur le monde qui la rend tout à la fois plus profonde, plus heuristique, et ce qui ne gâte rien, plus attrayante.
Mais si l’on est heureux de louer ces qualités, la richesse même de cet ouvrage rend d’autant plus difficile le commentaire qui peut en être fait : l’exercice d’une démarche critique susceptible de faire mieux comprendre ou au moins mieux connaître ce qui est en jeu dans cette biographie croisée de Duguit et d’Hauriou doit cependant être tentée. Dans l’immense champ qu’elle constitue, nous ne pourrons nous en tenir qu’à quelques traits qui nous paraissent essentiels, et à quelques aspects, parmi bien d’autres, qui ont subjectivement retenu notre attention.
Il est, nous semble-t-il, une notion majeure qui pourrait bien être le fil rouge donnant tout son sens à cet ouvrage : celle de croisement. On a déjà évoqué cette qualification de bibliographie « croisée » ; que faut-il entendre par là ? La réponse se situe à plusieurs niveaux.
D’abord, on le sait, il s’agit d’un travail à quatre mains : deux auteurs, dont la complicité est telle que l’on serait bien en peine de dire quelle est, dans l’écriture, la part de chacun ; il s’agit, comme dans certaines œuvres musicales, de mains qui se croisent pour donner toute sa profondeur à l’interprétation.
Deux auteurs pour nous livrer le mystère, obscurci par la légende, des relations complexes entre deux grands maîtres du droit public ayant vécu les mêmes années, et qui ont disparu à quelques mois de distance. Enfin se trouvent dissipées ces idées reçues d’une opposition (déjà mise en doute par Jean Rivero puis par Delphine Espagno) entre le prétendu doctrinaire du service public et celui de la puissance publique : le sens de ces deux notions-clés du droit administratif étant éclairci par un retour aux textes de chacun, apparaissent alors les racines communes, même si les rameaux semblent ensuite diverger. Mais bien au-delà, ce sont, tout au long de leur existence, ce qui a lié et ce qui a séparé Duguit et Hauriou : à partir des données objectives de leurs écrits, comme des événements qu’ils ont chacun traversés et qui ont tissé leur vie, mais aussi à partir de leurs échanges épistolaires où l’on sent la pulsation de deux vies jaillissantes. Ici, loin de toute géométrie, les parallèles se rencontrent, s’éloignent puis se rapprochent, se croisent justement…
Mais le plus important est sans doute que l’ouvrage de Blanquer et Milet se trouve au croisement, là encore, des trois types d’histoires, de trois traditions trop souvent séparées. Une histoire d’abord des idées, ou plutôt des idéologies, dont le souffle, parfois violent, a traversé cette période charnière entre deux siècles qui a été celle de la vie de Duguit et Hauriou : leur position vis-à-vis de questions brûlantes – l’affaire Dreyfus, mais aussi la séparation de l’Église et de l’État, plus tard l’émergence du communisme et du fascisme, et d’autres encore – est analysée par nos auteurs avec une minutie et une rigueur qui bouscule bien des idées reçues et éloigne de toute vaine polémique. Une histoire politique, ensuite, avec laquelle on peut suivre les engagements des deux grands publicistes dans la vie politique de leur époque ; on voit ici d’ailleurs une vraie différence entre Duguit qui participe directement à cette vie politique, en sollicitant notamment des mandats électifs, et Hauriou dont la position à cet égard est nettement plus distante ou réservée (alors même, on le verra, que leurs positions sur ce plan « politicien » ne sont pas vraiment très opposées). Une histoire doctrinale, enfin, qui nous ramène vers les grandes questions du droit public de l’époque, et nous éclaire sur la complexe genèse de ce droit qui s’ouvre et se confronte à toutes les contradictions de la modernité.
Telle est la structure de l’ouvrage qui fait sens pour l’ensemble des questions abordées. Elles sont, on l’a dit, multiples, complexes, situées dans des champs très divers.
Il est cependant un premier constat que mettent fort bien en lumière Blanquer et Milet : l’originalité essentielle de Duguit et Hauriou se situe sur le plan de la méthode, de l’interrogation qu’ils formulent sur les conditions (aux deux sens du terme) épistémologiques de leur recherche. Tandis que la doctrine juridique est alors enfermée dans un positivisme platement descriptif dont le contentieux est la seule ouverture, Duguit et Hauriou ont ce geste, essentiel pour toute entreprise de connaissance, d’« interrogations sur la scientificité de leur matière » (p. 47), c’est-à-dire sur les conditions de possibilité d’une démarche de rigueur et de vérité dans le domaine du droit public : c’est, selon nous, l’attitude fondatrice de ce que Blanquer et Milet ont souligné dans le titre de leur ouvrage, « la naissance du droit public moderne ».
C’est ce geste initial et générique qui a fait que les deux maîtres de ce droit ont, dès leurs premières recherches, ouvert leurs investigations vers les sciences humaines, l’histoire notamment, et aussi, ce qui est bien connu et largement débattu, la sociologie. Mais, chez l’un comme chez l’autre, cette attitude de pluridisciplinarité les conduit, au-delà même de ce champ, vers la biologie et toutes les implications complexes et souvent douteuses de l’organicisme, et aussi vers les sciences dures : l’audace d’Hauriou (par méfiance justement vis-à-vis de l’organicisme) qui dans ses Leçons sur le mouvement social (1899) utilise les théories de la thermodynamique, a soulevé bien des polémiques (les critiques ravageuses du physicien Bouasse sont très bien rappelées dans l’ouvrage de nos auteurs), mais apparaît aujourd’hui comme une intéressante ouverture heuristique. Il y là d’ailleurs une question ouverte sur les possibilités et les limites de ce nomadisme des concepts : s’il ne peut le plus souvent avoir une force probatoire, il peut constituer justement cette ouverture heuristique que l’on trouve chez Duguit et Hauriou. Quant à Duguit, son intérêt pour la sociologie dans le sillage de Durkheim est bien connue ; mais Blanquer et Milet montrent que les recherches du maître de Bordeaux avaient un champ bien plus large, ouvert sur l’ensemble des sciences humaines, et la philosophie : il construit notamment son objectivisme en réaction à des systèmes philosophiques, notamment ceux de Kant, de Hegel et de Rousseau, dont il fait dans la Revue du droit publique une intéressante critique. C’est Duguit aussi qui, le premier, ouvre et poursuit le dialogue avec Kelsen ; le doyen Hauriou, quant à lui, se réfère, dans ses derniers écrits, au positivisme kelsénien, mais comme le notent sans doute justement nos biographes, c’est à travers la doctrine de Kelsen, le système de Duguit qui est de fait en cause.
Cette ouverture épistémologique vers la pluridisciplinarité ne pouvait que conduire à une attention portée aux réalités du monde tourmenté au sein duquel, au tournant de deux siècles, ont vécu Duguit et Hauriou : leur bibliographie et leur biographie se trouvent étroitement mêlées, non point sous l’aspect toujours un peu dérisoire de l’anecdotique, mais comme témoignage d’un enracinement de leur pensée dans la vie du siècle au sein duquel leur oeuvre jaillit, lui donnant sa profondeur et sa vigueur. Blanquer et Milet rendent très bien compte de l’importance de ces sources historiques qui irriguent la pensée des deux maîtres. Et, bien que ce ne soit pas expressément indiqué, ils montrent bien aussi que leurs attitudes et leurs réactions devant les « leçons » de l’histoire sont différentes.
Sans entrer dans les détails, on peut sans doute dire que Duguit, alors même qu’il construit une œuvre théorique essentielle, n’hésite pas, comme on l’a dit, à s’engager dans les affaires de la cité, à prendre ouvertement parti pour des questions politiques ou sociétales, à participer au mouvement associatif, à solliciter même un mandat électif, sans que d’ailleurs ces activités soient toujours en accord avec ses engagements théoriques : sa relation à la sociologie n’est pas que spéculative, elle se réalise aussi dans l’action sous de nombreux aspects dont certains sont parfois assez éloignés de ses idées. Duguit est un bourgeois intellectuel et éclairé, mais il reste un bourgeois.
La position d’Hauriou est bien différente, comme cela ressort de toutes les investigations de nos auteurs. Sa personnalité est complexe, plurielle, traversée de contradictions et d’évolutions parfois surprenantes, ce qui permet sans doute de comprendre les interprétations diverses et parfois divergentes de son œuvre. Mais surtout son rapport au monde reste essentiellement intellectuel : non pas qu’il soit aveugle à la vie si souvent tourmentée de la société qui l’entoure, mais il voit sa mission comme une démarche de compréhension et d’élucidation plus que d’intervention. Dans un texte concernant Michel Foucault, Michel Senellart exprime fort bien cette attitude qui peut, selon nous, s’appliquer à Hauriou : « Le rôle de l’intellectuel n’est pas de proposer des réformes, mais de contribuer, par son travail, à la transformation de la société. Il n’est pas de changer les choses, mais de changer les manières de penser qui empêchent de concevoir les transformations comme possibles ».
Si l’on lit avec attention les analyses de Blanquer et Milet, il faut cependant nuancer sur l’affirmation d’une opposition qui, ici encore, ne doit pas être systématique. La position qui a été la leur à propos de la Première Guerre mondiale est significative à cet égard. Les deux maîtres ont une position commune : c’est, notent nos auteurs, « sur le front du droit que Duguit comme Hauriou, va mener sa guerre », une guerre pour défendre le droit contre la force.
Il nous semble pourtant, toujours en portant attention à la lecture de nos biographes, que sur ce fond commun, l’incidence de la guerre sur leur œuvre doctrinale est assez différente. Le phénomène de la guerre, qui a frappé sa famille très cruellement, ne paraît pas avoir véritablement transformé les analyses de Duguit : sa théorie objectiviste de la règle de droit, déjà bien établie, est réaffirmée face aux doctrines allemandes. La réaction d’Hauriou n’est pas de même nature, et l’on peut dire que la guerre a eu un profond écho dans l’évolution de ses réflexions théoriques. D’abord, son opposition à la doctrine allemande de la personnalité juridique – mise en cause dans les causes même du conflit – le conduit, dans cette perspective, à faire évoluer et à approfondir sa théorie de l’institution. Mais ce qui est frappant, c’est que le phénomène de la guerre pénètre dans l’ensemble de ses analyses, celles notamment qui sont a priori de nature juridique. Moins connues que sa trop célèbre note sous l’arrêt « Dames Dol et Laurent », ses réflexions sous le non moins célèbre arrêt « Regnault-Desroziers » sont significatives du fait que la pensée d’Hauriou n’est pas scindée entre ses analyses proprement juridiques et celles qui, portées par la gravité des évènements, le conduisent aux fondements sociaux et moraux du droit : Hauriou, dans cette note, pourfend « l’expérience allemande, ce spectacle d’un peuple que l’on était arrivé à persuader de cette admirable nouveauté qu’il n’y a point de différence de nature entre la force et le droit, et qui, en conséquence, a mis le monde à feu et à sang ». Plus significative et bien moins connue encore, est l’influence manifeste de la guerre sur l’évolution de la pensée d’Hauriou entre la première édition (1910) et la seconde (1916) de ses Principes de Droit public : comme le relèvent justement Blanquer et Milet, dans les deux éditions sont recherchés « les éléments d’une théorie de l’État » ; mais, alors qu’en 1910, Hauriou, dans une perspective pluraliste, tente de cerner les divers éléments qui constituent ce qu’il appelle le « régime d’État », l’État étant en quelque sorte le résultat du jeu complexe de ces éléments, en 1916, il ouvre son ouvrage sur une définition de l’État, présenté d’emblée comme « puissance publique », comme instance de domination et d’organisation de la société civile, dont il soulignera ensuite le caractère nécessairement centralisé. Les exigences de l’état de guerre, et l’esprit de Clémenceau, sont passés par là…
Cette présence de l’histoire au cœur de la vie et de l’œuvre de Duguit et Hauriou témoigne cependant d’un trait fort bien dégagé par nos biographes : le contraste existant, chez l’un et l’autre, entre ce que l’on pourrait appeler un fond traditionaliste et conservateur, et des positions ponctuelles, originales et inattendues, qui relèvent parfois de l’avant-garde.
Pour ce qui est de Duguit, il est très justement rappelé (p. 136) que « la dimension révolutionnaire portée par la réfutation du droit positif non conforme à la réalité sociale est largement compensée en réalité par les présupposés conservateurs de la théorie duguiste ». Duguit, considéré par Hauriou comme « anarchiste » en raison de sa conception critique du principe du préalable, est en réalité un anarchiste bien conservateur, violemment opposé au droit de grève des agents publics, défenseur de la propriété privée, nostalgique du système hiérarchisé du Moyen-Âge, critique acerbe du suffrage universel…
Ce contraste peut être constaté, sans doute plus encore, mais d’une autre manière, chez Hauriou dont, on l’a dit, la pensée est souvent imprévisible, et parfois contradictoire, ce qui fait du reste de manière inattendue, la richesse et la diversité de son héritage, de ses héritages. De multiples exemples sont relevés à cet égard par Blanquer et Milet, on en retiendra seulement certains : d’abord cette appréciation étrange concernant le droit administratif que Hauriou, dans une lettre à son ami Tarde, qualifie à la fois de « sérieux et bouffon » (p. 138) ; son attitude sur un droit de grève qu’il n’approuve pas, mais qui est surtout pour lui l’occasion, à propos de la position du Conseil d’État dans l’arrêt Winkell (1909), de se placer « à la pointe du combat mené par les partisans du contrôle de constitutionnalité […] et de se prononcer en faveur de l’exception d’inconstitutionnalité devant les tribunaux » (p. 200) ; sa position vis-à-vis du « collectivisme » qui est, comme le rappellent les auteurs, « sa bête noire », alors que, dans un esprit proche du socialisme, il construit et défend une conception du collectif, « reconnaissant un bienfait au socialisme qui est d’avoir montré la voie de l’organisation de la société en groupe collectifs en dehors de l’État » (p. 93) – ce qui est, on le sait, la base même de sa théorie majeure de l’institution...
Nous avons envie de dire aussi que ce livre de Blanquer et Milet justifie vraiment la qualification de « bio-graphie » qu’on peut lui donner : il s’agit d’un regard attentif et chaleureux sur la vie et dans la vie des deux maîtres du droit public, qui sont saisis sur le « vif », dans la quotidienneté de leur vie familiale, personnelle et professionnelle. Sur ce dernier aspect, si Duguit et Hauriou ont été sans doute des doyens exceptionnels, on nous pardonnera de souligner, à partir des remarques de nos biographes, la modernité des attitudes d’Hauriou dans ses fonctions de doyen, parlant avec les étudiants des questions brûlantes du moment, organisant pour eux des salles de travail, refusant, contre la hiérarchie, le pouvoir d’appréciation sur ses collègues... Et puis, présente en filigrane entre les lignes de l’ouvrage, il y a ce lien si important qu’est l’amitié : celle, centrale, fidèle, mais aussi parfois tourmentée, entre ces deux maîtres ; celle qui les a liés aussi à d’autres personnalités, à d’autres penseurs du droit et surtout des sciences humaines et de la philosophie, Durkheim, Jaurès, Tarde, Jacques Chevalier, et bien d’autres…
On pourrait, longtemps encore, se laisser porter par l’envie de commenter cet ouvrage si attachant ; et s’il reste beaucoup à dire sur ses qualités, il faut aussi laisser le lecteur avoir le plaisir de les découvrir lui-même, en fonction de ses propres attentes. On aurait pu aussi, au nom d’une attitude critique qui devrait peut-être être celle de cet exercice, souligner ce qui est discutable, ce qui est lacunaire dans cette œuvre aventureuse, impliquant et expliquant deux pensées complexes dans un monde qui ne l’est pas moins. Cette attitude, pourtant, nous a parue vaine, tant nous avons conscience justement des inéluctables limites d’une telle entreprise qui ne peut, et même ne doit, à notre sens, rechercher la fermeture ni de la totalité ni de la vérité. Notre seul regret serait que l’ouvrage ne prenne pas suffisamment en compte un trait essentiel qui se retrouve chez Duguit et chez Hauriou, et qui a été trop souvent oublié ou occulté : celui de l’importance, au-delà ou en-deçà de l’État, du « collectif » que Duguit saisit dans sa conception des actes juridiques, et Hauriou dans sa théorie de l’institution.
Au terme de ce périple, nous ne pouvons qu’être très reconnaissant à Jean-Michel Blanquer et à Marc Milet de nous avoir fait vivre, tout au long de leur ouvrage, avec deux esprits dont la « liberté extrême » (pour reprendre une expression récente de Patrick Boucheron dans sa leçon inaugurale au Collège de France) nous est aujourd’hui particulièrement nécessaire. Face à la linéarité d’une conception contemporaine du droit devenue trop souvent servile face aux dictats de l’efficacité, on se réjouit de cette liberté que Gilles Deleuze relèvera plus tard dans l’œuvre de Michel Foucault : « La logique d’une pensée, écrit-il, ce n’est pas un système rationnel en équilibre[.] La logique d’une pensée est comme un vent qui nous pousse dans le dos, une série de rafales et de secousses. On se croyait au port, et l’on se retrouve rejeté en pleine mer, selon une formule de Leibniz ».
Et il est vrai qu’en rendant la vie au parcours aventureux de Duguit et Hauriou, Blanquer et Milet nous ont bien fait respirer l’air du grand large…
Jean-Arnaud Mazères est Professeur émérite à l’Université de Toulouse 1 Capitole (Institut Maurice Hauriou). Il a dirigé et préfacé de nombreuses thèses, concernant notamment la doctrine du doyen Hauriou. Parmi ses publications, plusieurs concernent cette doctrine, notamment : « La théorie de l’institution chez Maurice Hauriou, ou l’oscillation entre l’instituant et l’institué », in Mélanges J. Mourgeon, Pouvoir et liberté, Bruxelles, Bruylant, 1998 ; « Hauriou ou le regard oblique », in A. Gras & P. Musso (dir.), Mélanges L. Sfez, Politique, communication et technologies, Paris, PUF, 2006 ; « Duguit et Hauriou ou la clé cachée », in F. Melleray (dir.), Autour de Léon Duguit, Bruxelles, Bruylant, 2011 ; « Le vitalisme social de Maurice Hauriou ou le sous-titre oublié », in Ch. Alonso, A. Duranthon & J. Schmitz (dir.), La pensée du doyen Hauriou à l’épreuve du temps : quel(s) héritage(s) ?, Aix-en-Provence, PUAM, 2015.
Pour citer cet article :
Jean-Arnaud Mazères « J.-M. Blanquer et M. Milet, L’invention de l’État. Hauriou et Duguit et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015 », Jus Politicum, n°16 [https://juspoliticum.com/articles/J-M-Blanquer-et-M-Milet-L-invention-de-l-Etat-Hauriou-et-Duguit-et-la-naissance-du-droit-public-moderne-Paris-Odile-Jacob-2015]