Pour une théorie déontique-axiomatique de la décision en contexte fédéral, ou quelques jalons pour une philosophie politico-juridique du fédéralisme
Cet article propose une théorie déontique-axiomatique de la décision en contexte fédéral, qui pose en fait les jalons d’une philosophie politico-juridique du fédéralisme. Son auteur y plaide en faveur de l’intégration d’une telle approche dans la réflexion juridique, et plus particulièrement judiciaire, sur ce type de régime politique. Allant à l’encontre des courants de pensée dominants, il y soutient que le fédéralisme ne devrait pas être réduit à un rôle le cantonnant à servir d’instrument à la mise en œuvre de valeurs qui lui sont externes. Il affirme ainsi qu’il est possible d’identifier des valeurs inhérentes au fédéralisme qui peuvent être opérationnalisées, en tenant compte des variations de contextes, en tant que principes juridiques lorsqu’un décideur doit déterminer l’issue d’un différend lié au fédéralisme.
This paper argues in favour of a deontic-axiomatic approach to decision-making in federal contexts, which actually serves as the springboard for a politico-legal philosophy of federalism. It affirms the need to integrate such an approach in the legal theoretical reflection on this particular type of political regime and more specifically in the judicial adjudication of federalism-related disputes. It further argues, against dominant scholarly views in recent decades, that federalism should not be envisaged as being systematically subservient to external values, and therefore be reduced to a mere instrumental role. It accordingly defends the thesis that identifying core values as inherent to federalism is possible and that such values can be operationalized as foundational legal principles in the adjudication of federalism-related disputes, in a context-sensitive manner.
Neither in interpreting statutes nor precedents are judges confined to the alternatives of blind, arbitrary choice, or “mechanical” deduction from rules with predetermined meaning. […] Judicial decision, especially on matters of high constitutional import, often involves a choice between moral values, and not merely the application of some single outstanding moral principle; for it is folly to believe that where the meaning of the law is in doubt, morality always has a clear answer to offer. At this point judges may again make a choice which is neither arbitrary nor mechanical; and here often display characteristic judicial virtues, the special appropriateness of which to legal decision explains why some feel reluctance to call such activity “legislative”. These virtues are: impartiality and neutrality in surveying the alternatives; consideration for the interest of all those who will be affected; and a concern to deploy some acceptable general principle as a reasoned basis for decision. No doubt because a plurality of such principles is always possible it cannot be demonstrated that a decision is uniquely correct: but it may be made acceptable as the reasoned product of informed impartial choice. In all this we have the “weighing” and “balancing” characteristic of the effort to do justice between competing interests.
H.L.A. Hart, The Concept of Law, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 204-205.
Introduction
Ce texte propose une conception déontique-axiomatique du fédéralisme, qui pose en fait les jalons d’une philosophie politico-juridique de ce régime politique. Il affirme la nécessité d’inscrire cette conception dans le cadre d’une réflexion normative plus vaste sur ce type de régime à la lumière de certaines de ses caractéristiques primordiales. Il critique ainsi la théorisation juridique dominante du fédéralisme, qui le réduit indûment à un rôle instrumental, faisant l’impasse sur les valeurs et aspirations dont il est porteur, et soutient qu’il est important d’intégrer celles-ci à une théorie normative du fédéralisme qui soit passible de juridicisation.
En effet, dans plusieurs fédérations, et particulièrement celles ancrées en tout ou en partie dans la tradition de common law, la théorisation juridique du fédéralisme a généralement refusé de situer ce régime politique dans ce que l’on pourrait appeler un « intervalle principiel ». Très souvent, on y a associé, voire réduit, le fédéralisme à un partage formel des compétences constitutionnelles, interprété sous un angle primordialement technique. Une telle approche a pour unique point focal le design institutionnel de la fédération en cause et les normes explicites qui établissent sa structure fédérale. Les points de vue inspirés par cette approche seront qualifiés dans cet article d’« institutionnalistes ». Ce point focal institutionnel explique que peu d’efforts aient été déployés pour déterminer ce que pourrait vouloir dire, en droit, le principe fédéral – souvent évoqué de manière rituelle – au-delà des références à des doctrines interprétatives spécifiques. Ces doctrines font du reste elles-mêmes l’objet de diverses tentatives d’instrumentalisation visant à promouvoir des points de vue particuliers sur le fédéralisme, sa nature et les conséquences normatives qui devraient en découler. En fait, tout se passe comme si seuls les philosophes pouvaient utilement contribuer à la réflexion sur les principes sous-jacents au fédéralisme, alors que ce sont pourtant les juristes qui, la plupart du temps, doivent concrètement résoudre les dilemmes complexes qui ponctuent la vie des fédérations, sans pour autant qu’ils aient accès à la plus vaste gamme possible de ressources normatives leur permettant de mieux distinguer les raisons les plus fortes des plus faibles parmi celles mobilisées dans l’argumentation. En d’autres termes, la réflexion en droit relative à l’existence d’un système de raisons sous-tendant le principe fédéral reste largement à faire.
Un autre obstacle intellectuel a malheureusement ralenti ce processus réflexif. Depuis la montée en puissance du fonctionnalisme dans les sciences sociales après la Seconde Guerre mondiale, de très nombreux universitaires, dont plusieurs adhéraient déjà aux paradigmes institutionnalistes, ont adopté une conception du fédéralisme faisant de celui-ci une espèce de « boite à outils » dont on peut se servir pour régler certains types de problèmes dans des contextes politiques particuliers. Dans cette optique, le fédéralisme sert à atteindre diverses finalités politiques, sociales et économiques ; il est ainsi envisagé comme un moyen au service d’autres fins. Le politologue K.C. Wheare a bien résumé cette façon de voir lorsqu’il écrivait dans son très influent ouvrage Federal Government : « Federal government […] is only at the most a means to good government, a good in itself ». L’on trouve une illustration intéressante de cette conception dans les travaux de Barry Weingast, qui, attribuant au fédéralisme la fonction de préserver le bon fonctionnement des marchés, s’attache à identifier les conditions institutionnelles idéales lui permettant de remplir efficacement cette mission. On ne saurait toutefois reprocher à Weingast son absence d’honnêteté intellectuelle : sa perspective énonce clairement que le fédéralisme ne vaut que pour le soutien que ce régime peut apporter à la promotion de finalités qui lui sont a priori extrinsèques. La prémisse de son argumentaire tient dans l’indétermination relative du fédéralisme s’agissant de la promotion de telles finalités. De fait, comme l’observait Rufus Davis il y a plus de trente ans, le caractère fédéral d’un système ne peut systématiquement expliquer des effets socioéconomiques positifs ou négatifs particuliers, la production de tels effets étant aussi inévitablement affectée par d’autres variables. Cela dit, bien que des approches comme celle proposée par Weingast tendent à faire du fédéralisme un moyen en vue d’atteindre des fins qui lui sont autres, elles lui attribuent tout de même un rôle positif dans la mise en place du modèle socioéconomique qu’elles jugent prioritaires.
Tel n’est pas toujours le cas, cependant. En effet, déplorant la place que prennent les questions liées à l’identité politique dans les débats sur le fédéralisme, d’autres auteurs vont jusqu’à dépeindre ce régime comme un « grim expedient that is adopted in grim circumstances, an acknowledgment that choices must be made among undesirable alternatives ». Autrement dit, le fédéralisme ne serait qu’un pis-aller. Cette tiédeur révèle un agacement face aux obstacles que dresse ce régime lorsqu’il s’agit d’établir des mécanismes institutionnels susceptibles d’optimiser l’efficience des outils de gouvernance. L’on se pose ainsi la question de savoir si les ressources mobilisables dans le cadre fédéral permettent d’atteindre les résultats les plus optimaux en fonction d’objectifs extrinsèques au fédéralisme, ce qui révèle l’influence de la théorie des biens publics (« public goods theory »), si importante en économie politique à partir de la fin des années 1950. Mais si l’efficience n’est qu’un point de vue parmi d’autres à partir duquel l’on peut défendre ou évaluer le fédéralisme et même si son rapport au fédéralisme est au mieux contingent, la littérature scientifique sur le fédéralisme l’a considérablement surdéterminée à la faveur de l’adoption par un nombre important d’auteurs, notamment dans le monde anglo-américain et indépendamment de leur prisme disciplinaire, d’une grille fonctionnaliste (ou « réaliste ») pour saisir le fédéralisme et ses manifestations. Les juristes n’ont pas été en reste et ont de plus en plus recours à des arguments fondés sur l’efficience pour résoudre les dilemmes normatifs surgissant dans le cadre du contentieux constitutionnel provoqué par les conflits de compétences au sein des fédérations. En revanche, le problème qu’une telle approche soulève est que même si la valorisation de l’efficience peut dans certains cas favoriser la reconnaissance des compétences des entités fédérées, notamment par l’application, explicite ou implicite, d’une acception ou une autre du principe de subsidiarité, ce sont les gouvernements centraux qui, le plus souvent, profiteront de l’argument de l’efficience, tout particulièrement dans un contexte de mondialisation où les défis sociaux, économiques, environnementaux et autres ne connaissent plus de frontières et où ce sont fréquemment les niveaux décisionnels les plus « élevés » qui sont objectivement les plus aptes à les relever, en collaboration ou autrement. L’on comprend ainsi comment l’argument de l’efficience peut en venir à miner l’une des valeurs fondamentales du fédéralisme, en l’occurrence le respect de la diversité.
Mais ce qu’il importe avant tout de noter pour les fins qui nous intéressent est que d’un point de vue fonctionnaliste, le fédéralisme ne peut être ni compris ni représenté comme un régime qui recèle de manière intrinsèque des aspirations devant être promues et valorisées, pour elles-mêmes, à toutes les étapes de l’évolution d’une fédération, et ce, autant par les acteurs juridiques que politiques.
À l’encontre d’un point de vue rigoureusement fonctionnaliste, nous soutenons dans cet article que le fédéralisme est, du moins dans son rapport à certaines valeurs, autant une fin en soi qu’un moyen. Aussi, bien qu’il soit parfaitement vain de nier que le fédéralisme puisse offrir à certains égards ce que nous avons appelé une « boite à outils », nous pouvons aussi supposer que ce régime est porteur d’aspirations qui peuvent être formulées sous forme de principes auxquels il peut être conféré des effets juridiques concrets, quoique modulables. En raison de leur généralité intrinsèque, de tels principes peuvent en effet être adaptés à différents contextes et modèles fédéraux, tout en assurant la préservation du foedus commun à toutes les fédérations, soit les éléments essentiels à la perpétuation du pacte fédératif. Ces principes, se situant dans le noyau dur de l’idée fédérale, se veulent en quelque sorte « internes » au fédéralisme, ce qui exclut ainsi ceux qui se référeraient à des valeurs ne pouvant être jugées consubstantielles à ce régime politique. Pensons par exemple à l’efficience économique ou à la justice sociale, qui peuvent certes être plus ou moins bien promues dans le cadre d’un régime fédéral, mais qui peuvent aussi l’être dans un autre régime politique.
Dans la mesure où les idées évoquées dans ce texte mériteront de plus amples développements dans l’avenir, nous nous bornerons ici à brièvement énoncer et justifier les propositions principales qui sous-tendent notre thèse, après l’avoir esquissée et en avoir précisé certaines limites. Ces énoncés vont des plus prévisibles aux plus controversés et tous peuvent susciter le débat, à un niveau ou à un autre. À ce titre, la réflexion que nous mettons ici en avant s’inscrit dans un projet plus vaste ayant trait aux possibles d’une nouvelle théorisation normative du fédéralisme dans le champ du droit. Si, comme nous l’avons souligné, cette théorisation peut servir de tremplin à une philosophie politico-juridique du fédéralisme, nous avons fait le choix délibéré de mettre davantage en exergue sa dimension juridique et, partant, sa dimension résolument normative. Même nourri par les sciences sociales, le droit demeure une activité normative, que son producteur soit le législateur ou le juge.
Après avoir esquissé notre thèse (I), nous nous interrogerons sur la possibilité d’élaborer une théorie générique du fédéralisme (II). Nous évoquerons ensuite les ambitions et les limites d’une théorie déontique-axiomatique de la décision en contexte fédéral, comme celle que nous proposons (III). En conclusion, nous identifierons le faisceau de principes qui doivent selon nous inspirer la décision en contexte fédéral.
I. Esquisse de la thèse
La thèse principale de cet article peut être résumée par l’énoncé suivant : non seulement le fédéralisme peut-il être vu comme principe constitutionnel en lui-même, il peut en outre être représenté et conceptualisé comme comprenant une série de sous-principes fondateurs qui forment un intervalle déontique à l’intérieur duquel les compétences constitutionnelles des divers niveaux de gouvernement peuvent et doivent être exercées, autant dans la vie quotidienne des fédérations que dans les moments de crise. Ces principes peuvent être déduits ou extrapolés des caractéristiques structurelles communes à toutes les fédérations. Leur identification peut en outre être inspirée par les dynamiques politiques, juridiques, économiques et sociales que sont susceptibles d’induire ces caractéristiques. Ces principes renvoient au surplus aux objectifs initiaux sous-tendant la constitution d’une communauté politique en fédération. Dès lors, les acteurs responsables de leur individualisation dans des cas d’espèce assument une obligation de moyen d’agir d’une manière qui puisse raisonnablement être caractérisée comme promouvant ces objectifs. Subsidiairement, face à des dilemmes normatifs, ils sont tenus d’adopter des solutions qui empêchent le moins possible de les atteindre. Dans cette optique, la mise en œuvre de tels principes participe inévitablement d’une logique contextuelle du possible dans le cadre de laquelle ils servent avant tout de « préceptes d’optimisation ». Ces principes, que l’on pourrait qualifier de « substantiels », doivent cependant être distingués d’autres types de principes, qui ont quant à eux une vocation plus procédurale en ce qu’ils posent des règles de conflit et des règles supplétives. Nous reviendrons sur cette distinction en conclusion.
Malgré l’accent mis sur le contenu principiel du fédéralisme et les critiques que nous avons formulées à propos des effets délétères de la quasi-hégémonie fonctionnaliste sur la théorisation de ce régime politique, notre thèse ne saurait pour autant être assimilée à un manifeste antifonctionnaliste, puisque nous n’entendons nullement nier l’importance des considérations fonctionnelles dans la saisie du fédéralisme. Ces considérations ont leur place, faisant notamment contrepoids à d’autres tendances lourdes qui s’expriment dans certaines fédérations, comme par exemple le « narcissisme des petites différences » qui conduit à exalter systématiquement la diversité au détriment de toute idée de citoyenneté fédérale et à transformer en enjeu identitaire tout différend ayant trait au partage des compétences, si technique fût-il, ce qui participe de ce que nous avons qualifié ailleurs de « fétichisme constitutionnel ». C’est ainsi plutôt à un modèle dominant favorisant l’hégémonie du fonctionnalisme dans la saisie du fédéralisme que nous nous en prenons. La légalité fédérale ne saurait être réduite à la légalité fonctionnelle. En fait, cette légalité ne devrait être prisonnière d’aucune valeur particulière que l’on chercherait à surdéterminer au dépens des autres. Elle ne saurait non plus être réduite à ses dimensions normatives explicites et institutionnelles. Aussi insisterons-nous souvent dans ce texte sur l’importance de développer et de maintenir une culture fédérale. Le sociologue Guy Rocher définit le concept de culture comme « un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d’une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte ». Dans cette optique, une culture fédérale se distinguerait par des manières de penser et d’agir qui prendraient systématiquement en considération la condition fédérale d’une communauté politique et qui confronteraient les raisons invoquées par les acteurs politiques et juridiques au soutien d’une décision quelconque à l’impératif de perpétuation de cette culture fédérale, à moins bien sûr qu’un débat explicite ait lieu à propos de l’opportunité ou non de conserver le caractère fédéral de cette communauté. Au strict minimum, l’idée de culture fédérale présuppose l’adhésion à ce que Friedrich appelait l’« esprit fédéral », qui désigne la propension d’un acteur fédératif à adopter une attitude pragmatique de compromis et d’accommodement à l’égard des souhaits de ses partenaires, pour peu évidemment que ces souhaits ne battent pas eux-mêmes en brèche cet esprit.
Les principes fondateurs que la théorie mettra en avant ne sont autre chose que des paramètres normatifs dont la prise en compte systématique devrait favoriser l’éclosion et le maintien d’un substrat culturel fédéral auquel les acteurs juridiques et politiques viendraient constamment puiser, même inconsciemment. Idéalement, ces principes participeraient à la construction et au maintien d’un « savoir tacite » fédéraliste.
L’affirmation d’un lien consubstantiel entre droit du fédéralisme et culture fédérale attire l’attention sur l’un des postulats méthodologiques et épistémologiques principaux de l’approche que nous proposons, selon lequel l’on ne saurait confiner les sources du droit du fédéralisme aux seules normes et institutions formelles consacrées dans une fédération donnée.
Une métaphore urbaine illustre bien cette idée. Lorsque l’on examine la représentation que les cartes géographiques officielles donnent de nos villes, on y voit généralement, en raison de l’échelle qui y est adoptée, des autoroutes, des avenues, des boulevards et des rues. Parfois, des flèches indiquent les rues à sens unique. D’une certaine façon, le message qu’envoient ces cartes est que ce sont les artères que les résidents de la ville ainsi cartographiée emploient qui y sont répertoriées. Cela n’est pas faux, mais les habitudes de circulation des résidents sont souvent beaucoup plus diversifiées et complexes que ne le laissent croire les cartes officielles. Selon leurs modes de transport, peut-être n’empruntent-ils même pas certaines des artères indiquées sur ces cartes. Nous savons tous que dans la plupart des villes, il existe des rues sans trottoir, parce qu’elles ont été conçues en pensant aux automobilistes plutôt qu’aux piétons ou aux cyclistes. Si les modes qu’adoptent ceux-ci pour circuler en ville peuvent être contraints par le réseau routier formel, rien n’exclut qu’ils puissent en même temps contourner ces restrictions par d’autres moyens. Ainsi, ils peuvent emprunter des voies de service, des ruelles ou complètement ignorer les artères formellement municipalisées. En fait, la manière dont se meuvent les résidents d’une ville peut ne pas correspondre à l’image idéalisée que projettent les plans officiels. Pour peu que l’on s’intéresse aux pratiques concrètes, cette image risque tôt ou tard de laisser place à une représentation plus complexe où s’entremêlent des voies de passage officielles et non officielles.
Le droit du fédéralisme n’est pas si différent : il peut être représenté comme se référant à un réseau normatif ancré dans l’histoire et la culture particulières d’une fédération, avec ses normes constitutionnelles ou législatives formelles, ses précédents judiciaires, ses principes et conventions constitutionnels, ses pratiques politiques plus ou moins juridicisées, etc. Toutes ces sources mettent en lumière la complexité de ce champ du droit et aiguillent l’attention vers la porosité de la distinction entre droit et politique. Mais même si l’on associe le droit du fédéralisme à une forme de droit politique, il demeure tout de même du droit. C’est à ce volet juridique de l’identité du fédéralisme que nous souhaitons nous attarder dans cet article, ce qui ne signifie pas que nous nions les autres caractéristiques de cette identité. Il s’agit en fait là d’un choix heuristique préalable.
Ce difficile choix heuristique n’est pas le seul que nous ayons été contraint de faire. Ainsi, certaines questions, quasi inhérentes à toute réflexion sur le fédéralisme, ne font pas l’objet de tous les développements qu’elles mériteraient.
La première de ces questions a trait au rapport entre fédéralisme et libéralisme. Même si ce rapport est à bien des égards contingent, il reste que le fédéralisme est l’héritier du libéralisme en tant qu’il favorise une certaine liberté identitaire découlant de l’auto-détermination des individus et des communautés politiques. En outre, dans la mesure où le libéralisme admet que ceux-ci puissent souhaiter s’autogérer en fonction de normes qu’ils ont eux-mêmes adoptées, il préfigure ou accompagne le fédéralisme en tant que régime reconnaissant d’emblée la légitimité d’une pluralité de sources normatives. Dans cette optique, le libéralisme ouvre un espace à la mise en question des monismes identitaires et juridiques, laquelle est consubstantielle au fédéralisme. Ces considérations renvoient en somme au principe d’autonomie des ordres juridiques fédéral et fédérés et à la protection constitutionnelle de la marge d’autonomie dont chacun dispose.
La seconde question concerne le rapport entre la fédération et l’État. D’importantes études ont mis en lumière les problèmes liés à l’association, voire à la confusion, entre la fédération et l’État, notamment par l’usage de la notion d’« État fédéral ». La question n’est pas que sémantique, car l’emploi de la notion d’État est susceptible de favoriser l’importation de tout un bagage conceptuel – la souveraineté par exemple – qui peut faire achopper une saisie complexe des phénomènes fédératifs. Nous ne souhaitons pas entrer dans ce débat, mais l’on notera que nulle part dans ce texte nous ne parlons d’État fédéral. Tout au plus nous référons-nous à l’État dans une perspective fonctionnelle le représentant comme puissance publique.
Une troisième question découle de la variété des organisations politiques étatisées où une certaine dynamique fédérale est observable. Certains ont défini le fédéralisme, du point de vue de la science politique, comme se référant à un processus de fédéralisation. Dans une telle perspective, le fédéralisme peut caractériser autant une fédération se reconnaissant expressément comme telle qu’un État engagé dans un parcours de fédéralisation, par agrégation ou désagrégation, ou toute autre entité politique où plusieurs communautés politiques interagissent dans le cadre d’institutions communes chargées de régler des problèmes qu’elles ont en partage. Ces communautés politiques conservent néanmoins une certaine marge d’autonomie en ce qui a trait à l’administration de leurs propres affaires. La théorie que nous proposons ne nie pas l’intérêt d’une telle approche. En revanche, elle ne s’intéresse vraiment qu’aux entités politiques où un processus de fédéralisation est suffisamment avancé pour que les constituants aient choisi de cristalliser juridiquement leur organisation fédérale, que ce soit dans une constitution formelle ou par des lois organiques qui non seulement garantissent concrètement aux deux niveaux de gouvernement une marge tangible d’autonomie mais qui sont difficiles à modifier, en droit ou en fait, sans leur consentement. L’on pense bien sûr ici à des fédérations au sens strict, comme les États-Unis, le Canada, l’Allemagne ou la Belgique, mais l’on peut aussi évoquer, à titre d’entités politiques non formellement fédérales, l’« État des autonomies » espagnol, l’« État régional » italien ou même le Royaume-Uni post-dévolution. Autrement dit, notre théorie présuppose une institutionnalisation et une juridicisation minimales de la relation fédérale.
La dernière question interpelle le fédéralisme dans le rapport qu’il entretient, ou qu’on lui fait entretenir, à l’État. Dans la littérature contemporaine, le fédéralisme est généralement représenté comme un régime politique caractérisant certaines formes d’organisations de type étatique, voire supra-étatique. On a en effet rarement eu recours au fédéralisme pour donner sens à une structure ou une dynamique qui n’est pas liée à de telles organisations, bien que la dissociation du fédéralisme et des formes étatiques ou quasi-étatiques ne soit nullement impensable. Il faut toutefois se prémunir contre la tentation de voir du fédéralisme dans tout ce qui ressemble vaguement à une association quelconque. Cela dit, il convient d’observer que la théorie que nous proposons, qui se déploie autour de valeurs identifiées non seulement comme raisonnablement consubstantielles au fédéralisme mais aussi comme susceptibles de juridicisation, n’est pas inextricablement liée à une expression étatique du fédéralisme. Il faut également noter que cette théorie pourrait peut-être aider à préciser les modalités d’application du fédéralisme en tant que concept permettant de saisir, d’un point de vue juridique, des organisations complexes qui, envisagées globalement, n’ont pas de véritable existence juridique, comme par exemple les entreprises transnationales. Nous n’explorerons toutefois pas davantage cette hypothèse dans cet article.
II. De la possibilité d’une théorie générique du fédéralisme
A. Croire que ce que l’on ne voit pas n’existe pas pourrait s’avérer erroné
Dans sa préface à la traduction française du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell, Vladimir Volkoff, faisant écho à Shakespeare, écrit que « [l]e monde est fait de bien autre chose que de ses apparences ».
De même en est-il du fédéralisme, pour les raisons qui seront exposées dans la suite de ce texte. Pourtant, la saisie juridique qui en est traditionnellement faite, particulièrement dans les États de common law, s’est avant tout arrêtée à l’apparence du fédéralisme, c’est-à-dire aux normes formelles, explicites, notamment celles établissant le partage des compétences, ou à l’interprétation que les organes juridictionnels autorisés en ont faite. Les textes sont certes importants, jouant parfois un rôle déterminant dans l’identification d’une solution au cas d’espèce, mais peuvent-ils pour autant aspirer de manière réaliste à encadrer complètement le geste interprétatif ? Bien peu d’auteurs soutiendraient aujourd’hui qu’ils le peuvent, à l’exception peut-être des partisans des doctrines « originalistes » d’interprétation, selon nous indûment et naïvement historicistes.
Invariablement institutionnelles, les définitions juridiques du fédéralisme ont aussi été considérablement influencées par le formalisme. Selon ces définitions, le fédéralisme, en tant qu’idéologie et régime politique, renvoie pour l’essentiel à une union durable entre différentes communautés politiques constituées en ordres juridiques autonomes mais formant ensemble un ordre juridique englobant et distinct d’elles, qui partage les compétences étatiques entre au moins deux niveaux de gouvernement dont l’existence et les pouvoirs sont garantis par la Constitution, et dont l’exercice peut être contrôlé, sur le plan constitutionnel, par un arbitre indépendant et en principe impartial. Cette union est la fédération. Sans être incorrecte, une telle définition ne nous paraît pas moins incomplète en tant qu’elle ignore les paramètres déontiques qui visent à protéger l’essence de l’idée fédérale. Ceux-ci devraient y être incorporés afin de saisir la nature non seulement institutionnelle mais aussi relationnelle du fédéralisme, et d’en cerner et réguler les manifestations au sein des fédérations. Ne s’en tenir qu’aux institutions étatiques et aux normes constitutionnelles formelles pour saisir le fédéralisme ne peut que mener à une représentation étriquée de celui-ci, qu’il faut impérieusement compléter par une prise en compte de la dynamique complexe des relations qui se tissent entre acteurs fédératifs, autant celles orchestrées par le droit officiel que celles qui s’expriment dans ses interstices. La question revêt une importance singulière s’agissant de réfléchir au rôle que jouent les tribunaux dans la plupart des fédérations. À cet égard, s’il est vain de croire que des organes juridictionnels dont la mission est circonscrite par le droit officiel soient parfaitement en mesure d’appréhender la totalité de ces relations, il l’est moins de penser qu’ils peuvent plus modestement canaliser ces relations, par des interventions ponctuelles bien ciblées, de manière à encourager des comportements davantage susceptibles de promouvoir les finalités sous-jacentes au fédéralisme.
Cela dit, la mise en exergue formaliste des textes et des institutions a, de manière prévisible, provoqué l’émergence d’approches alternatives, notamment fonctionnalistes. En revanche, ces réactions ont pour la plupart ignoré l’hypothèse selon laquelle il existerait un deon-telos inhérent au fédéralisme et susceptible d’opérationnalisation dans le logos fédératif. Les approches fonctionnalistes se sont ainsi principalement intéressées à l’identification du palier décisionnel le plus optimal pour effectuer une tâche particulière liée à la promotion et à la mise en œuvre de telle ou telle politique publique. Les préoccupations relatives à l’efficience sont ainsi devenues prédominantes, étant du reste souvent justifiées par les besoins, réels ou présumés, des citoyens. Ces derniers ont en quelque sorte été ajoutés à l’équation fédérale, du moins dans son expression politique, alors que cette équation avait traditionnellement été conceptualisée comme ne comprenant que deux variables : la fédération dans sa globalité et les entités fédérées. Cette appréhension du fédéralisme au nom des besoins ou des intérêts concrets des citoyens, qui a parfois incité à opposer ceux-ci et des institutions abstraites présentées comme déconnectées de la réalité, voire à une remise en question de l’utilité même du fédéralisme, constituait à n’en pas douter une habile stratégie discursive afin d’en assurer la réduction au rang de simple « outil » au service d’autres valeurs posées comme plus importantes.
Dans cette foulée, les approches fonctionnalistes ont tendu à minimiser l’importance des textes, des conceptions historiques (souvent débattues) des finalités de telle ou telle fédération et des valeurs pouvant raisonnablement être perçues comme sous-tendant le fédéralisme lui-même. Par le truchement d’une adhésion à ce que l’on pourrait appeler une logique présentiste, c’est-à-dire une logique visant à répondre à des besoins perçus comme plus urgents dans le court terme, ces approches ont pavé la voie à une instrumentalisation des normes et du raisonnement constitutionnels, auxquels on a attribué la vocation de faciliter la mise en œuvre de politiques sociales, économiques ou culturelles jugées prioritaires, souvent du point de vue des intérêts majoritaires, à une époque quelconque de l’évolution d’une fédération. Or, bien que les préoccupations fonctionnalistes relatives à l’identification du palier gouvernemental le mieux placé pour livrer aux citoyens tel ou tel faisceau de services dans un domaine ou un autre soient légitimes et qu’elles doivent certes être entendues, l’instrumentalisation du fédéralisme au nom de valeurs qui, en tant que telles, lui sont extérieures ou simplement incidentes, comme l’efficience économique, menace ce régime politique par le processus de délégitimation qu’elle est susceptible de provoquer. Au terme de ce processus, le fédéralisme risquera en effet d’être perçu comme produisant une quantité disproportionnée d’inefficiences systémiques ou comme étant inadapté aux réalités contemporaines.
De fait, la valorisation fonctionnaliste de l’efficience peut mener à considérer le fédéralisme comme une nuisance d’origine constitutionnelle qu’il convient, en quelque sorte, de dépasser ou, minimalement, de contourner, d’où l’enclenchement possible d’une dynamique d’évitement constitutionnel. Et étant donné la difficulté, souvent rencontrée, de modifier les constitutions fédérales formelles, l’organe de l’État vers lequel se tourneront plusieurs afin d’atteindre cet objectif de dépassement ou d’évitement du fédéralisme est le pouvoir judiciaire, ce qui soulève des questions quant à l’intervalle normatif à l’intérieur duquel les tribunaux des fédérations décident des espèces mettant en cause le fédéralisme. L’on ne saurait, à cet égard, présumer que ceux-ci vont toujours utiliser avec prudence les arguments fonctionnalistes, notamment compte tenu du fait que plusieurs définitions peuvent être données au concept d’efficience.
Le conséquentialisme associé au fonctionnalisme pose lui aussi problème, en tant qu’il repose sur une conception étriquée des variables influant sur les processus décisionnels des individus. Dans une critique vigoureuse autant des théories du choix rationnel que des théories irrationalistes, le sociologue Raymond Boudon a en effet montré qu’en plus de la rationalité instrumentale, les individus se réfèrent également à des valeurs et à des principes lorsqu’ils prennent des décisions et que leur adhésion à ces valeurs ou principes peut même les inciter à accepter les conséquences négatives découlant de leurs choix. Autrement dit, une forme de rationalité axiomatique doit également être prise en considération dans le cadre d’une réflexion sur les processus menant à des choix ou décisions.
Les débats juridiques relatifs au fédéralisme ont donc souvent oscillé, pour la plus grande part du siècle dernier, entre le formalisme et le fonctionnalisme. Bien que les tenants de ces deux approches aient pu à l’occasion invoquer (et instrumentaliser) le « principe fédéral » afin d’étoffer un argument particulier, ils ont constamment refusé de saisir le fédéralisme sous l’angle d’une éthique de la vertu, ce qui les aurait forcés à porter leur regard au-delà des « boites à outils » ne contenant que des normes explicites d’une part, et des présupposés normatifs qui se cachent sous le couvert d’arguments fondés sur l’efficience et souvent étayés par des recherches empiriques, d’autre part.
Toute simple, notre thèse est que le fédéralisme ne saurait être réduit aux différentes expressions normatives explicites ou aux structures que donnent à voir les diverses fédérations du monde. Aussi importantes qu’elles puissent être, ces expressions normatives ou structures relèvent de l’apparence, de la surface, rien de plus, rien de moins. Surtout, le fédéralisme ne saurait non plus être réduit à une fonction de soutien ou de promotion de valeurs qui lui sont extérieures.
Un certain scepticisme est certes légitime lorsqu’il est affirmé qu’une chose apparemment invisible n’en existe pas moins. Aussi devons-nous préciser quelque peu notre argument, dont l’acceptation, cela dit, n’emporte tout de même pas qu’il faille croire en l’existence d’une quelconque entité métaphysique. Il ne s’agit au contraire que de donner une signification plus précise à une construction intellectuelle, en l’occurrence le fédéralisme, mais qui est susceptible de produire des effets concrets. Dire, comme le font certains, que le fédéralisme est réductible aux expressions normatives explicites ou aux structures qui lui donnent une matérialité – expressions ou structures souvent présentées comme incommensurables car ancrées dans des cultures politico-juridiques particulières – ne constitue pas autre chose qu’exprimer une idée, une proposition. Il en va de même de notre argument qui, en soutenant que le fédéralisme est irréductible à ces expressions ou structures, rejette du coup la thèse de sa réductibilité à ses manifestations extérieures particulières. Nous sommes dans le domaine du discours argumentatif, de la construction ou de la saisie conceptuelle, et non de la preuve empirique. Dans ce champ davantage que dans d’autres, il est loisible d’appliquer la maxime de Bachelard, selon qui « rien n’est donné, tout est construit ».
B. Le fédéralisme n’a pas à être subordonné à des valeurs extérieures présumées plus fondamentales
Il y a quelques années, nous participâmes à un intéressant échange avec un collègue politologue, maintenant décédé, qui était un éminent expert du fédéralisme. Pendant cet échange, nous exprimâmes notre insatisfaction à l’égard de la théorisation juridique contemporaine du fédéralisme : nous y regrettions l’absence de toute véritable réflexion substantielle sur ce qui peut raisonnablement découler, sur le plan normatif, du « principe fédéral » si souvent invoqué. Bien que le collègue politologue ait reconnu la difficulté d’établir un équilibre entre les différents points de vue à partir desquels l’on peut saisir le fédéralisme, il affirmait en revanche être incapable de concevoir en quoi un appel aux « principes du fédéralisme » ou, alternativement, à un texte constitutionnel originel posant de tels principes, permettrait de résoudre les dilemmes auxquels font face les fédérations contemporaines. Il disait plutôt tenir le fédéralisme pour un outil servant à promouvoir d’autres valeurs plus fondamentales et que le succès de ce régime politique dans une fédération donnée devait être évalué à l’aune de sa capacité à effectuer cette tâche. Vu sous cet angle, le fédéralisme devait donc être traité comme un mécanisme institutionnel parmi d’autres et être envisagé comme un moyen d’atteindre d’autres fins plutôt que comme consacrant certaines valeurs méritant en soi d’être protégées.
N’adhérant, comme nous l’avons souligné, à aucune conception « originaliste » de l’interprétation constitutionnelle, nous devions souscrire à l’idée que le recours au texte constitutionnel ou à sa « signification originelle » présumée n’est guère susceptible d’aider à régler des tensions souvent profondes qui émergent au sein des fédérations, si tant est que de telles tensions puissent vraiment être résolues ou dissipées. Nous ne pouvions pas non plus sérieusement rétorquer que le seul recours aux principes du fédéralisme les règlerait à lui seul. Pensons par exemple aux tensions découlant presque inévitablement de la collision de revendications fondées sur l’autonomie, d’une part, et sur la solidarité, d’autre part, qu’un recours aux « principes du fédéralisme » ne dissiperait certainement pas toutes, du moins dans la sphère politique. Mais bien que le droit, et le droit constitutionnel en particulier, soit intrinsèquement lié au politique, en ce qu’il consacre souvent des valeurs ou intérêts dont la nature ou l’origine sont avant tout politiques, il n’est pas pour autant réductible au politique, et la tâche de ses interprètes demeure qualitativement différente de celle d’autres agents publics chargés d’élaborer et de mettre en œuvre des politiques publiques. L’on peut en effet arguer que les interprètes du droit assument un fardeau plus lourd de justification que les acteurs politiques au sens strict lorsqu’il s’agit de prendre des décisions susceptibles d’influer sur l’évolution d’une fédération. Cette assertion se vérifie de manière particulière à l’égard des juges qui, investis explicitement ou implicitement d’une fonction de gardiens de la Constitution, ont l’obligation de fournir, de manière impartiale, des raisons fortes reconnaissables sur le plan constitutionnel au soutien de leurs choix normatifs. Les raisons dites « fortes » se distinguent d’autres types de raisons, que l’on peut qualifier de bonnes ou faibles. Comme le souligne Raymond Boudon,
La notion de bonnes raisons caractérise les situations où un sujet accepte une conclusion parce qu’il ne parvient pas à trouver un système de raisons supérieur à celui qui conduit à la conclusion en question et où il éprouve en même temps un sentiment intuitif de doute sur la validité de ce système. Dans certains cas, cela peut provoquer chez lui une attitude de recherche de raisons meilleures.
Une bonne raison est avant tout celle à laquelle se réfère un sujet pour justifier une conclusion vis-à-vis de lui-même ; elle n’est pas d’abord destinée à persuader des tiers. Il est cependant possible d’en étendre la portée à un travail de justification publique, ce qui force à identifier le cadre dans lequel ce travail doit être effectué. Dans le contexte d’une fédération, ce cadre est, pour le juge, celui de la constitution fédérale, laquelle fournit d’emblée, que ce soit explicitement ou implicitement, ce que Boudon appelle un « système de raisons supérieur ». Dans cette optique, la raison forte en contexte fédératif est celle qui fait écho aux exigences internes du régime constitutionnel en vigueur, d’où l’importance que les raisons invoquées par l’interprète soient reconnaissables en fonction de ces exigences, c’est-à-dire raisonnablement discernables dans la structure et les institutions, les normes ou la tradition interprétative de la fédération. En outre, l’interprète doit répondre, au sens propre du terme, à ces exigences alors même qu’il est tenu d’inscrire sa réponse dans un cadre où les normes constitutionnelles et les précédents sont parfois contradictoires et où les silences ou ambiguïtés abondent. En pareil contexte, l’intérêt d’avoir recours aux principes est que ceux-ci peuvent aider à définir un intervalle d’acceptabilité des arguments liés au fédéralisme lorsqu’il s’agit, d’une part, de donner sens aux dispositions régissant le partage fédératif des compétences, dispositions dont la signification est souvent marquée par une indétermination relative, et, d’autre part, de justifier les choix effectués parmi de multiples interprétations possibles qui se réclament toutes du fédéralisme tel que ce régime politique est compris dans une fédération particulière.
Certaines raisons sont, du point de vue du fédéralisme, davantage acceptables que d’autres. C’est là que réside le fardeau de démonstration des acteurs qui les invoquent. Comme l’observait Herbert L.A. Hart, « [n]o doubt because a plurality of […] principles is always possible it cannot be demonstrated that a decision is uniquely correct: but it may be made acceptable as the reasoned product of informed impartial choice. In all this we have the “weighing” and “balancing” characteristic of the effort to do justice between competing interests ». L’intervalle principiel dont il est question dans cet article vise précisément à mieux circonscrire le spectre dans lequel ce que Hart appelle un « choix impartial informé » doit se dérouler afin que les intérêts concurrents invoqués dans le cadre du processus décisionnel n’occultent pas les préoccupations relatives au fédéralisme.
Reconnaissons-le d’emblée, les principes n’offrent aucune panacée, étant donné leur formulation généralement assez vague. En revanche, l’identification d’un noyau dur de principes posés comme inhérents au fédéralisme et la détermination des exigences minimales qu’ils sous-tendent sur le plan normatif peuvent aider les décideurs – les juges au premier plan – à affiner leur raisonnement de telle manière qu’il contribue à préserver une dynamique fédérative authentique, autant dans le champ juridique que dans l’arène politique. De tels principes sont notamment susceptibles de les guider dans le processus d’évaluation du fardeau de justification qui leur incombe lorsqu’ils ont à statuer sur un cas où le fédéralisme est mis en cause. Puisqu’il s’agit de principes à texture ouverte, leur individuation serait inévitablement inspirée par des considérations structurelles, l’histoire ou la tradition, de même que le climat politique de chaque fédération au moment où le jugement doit être prononcé. Toutefois, un cadre analytique serait en place, lequel pourrait possiblement baliser la discrétion des décideurs tenus de gérer les tensions inhérentes à la vie d’une fédération et de donner sens aux ambiguïtés ou aux silences des textes constitutionnels. Ainsi, analysant les caractéristiques particulières de la fédération au sein de laquelle ils évoluent, ces décideurs pourraient conclure que le principe x, tout inhérent au fédéralisme puisse-t-il être dans l’abstrait, n’a cependant qu’une importance minime du point de vue du fédéralisme tel que compris dans cette fédération – pensons par exemple à un éventuel principe de solidarité fédérale en contexte américain. Cela étant, ils ne seraient toutefois pas dispensés de fournir des raisons fortes afin d’expliquer non seulement pourquoi la tradition interprétative de leur fédération rejette empiriquement ce principe, mais aussi pourquoi il devrait l’être, au-delà du simple poids de cette tradition dans l’interprétation du fédéralisme dans leur pays. Autrement dit, à un constat empirique s’ajouterait une réévaluation normative continue.
Revenant à la question de savoir si des institutions (fédérales ou non) peuvent constituer des fins en elles-mêmes, force est de reconnaître qu’aucune ne peut ontologiquement se qualifier ainsi, du moins dans l’abstrait, de la même façon que l’on ne peut abstraitement soutenir que le fédéralisme est un régime politique « supérieur » ou « inférieur » à d’autres types de régimes politiques. L’on peut en revanche affirmer qu’en certains contextes, des institutions peuvent bel et bien devenir des fins en elles-mêmes, notamment lorsqu’elles témoignent de choix politiques fondamentaux, car structurants, effectués par une communauté politique se reconnaissant comme telle à un moment-charnière de son histoire. Des fédérations pourraient présenter de telles caractéristiques, considérant les valeurs (susceptibles de se muter en principes) qui inspirent leur création et que leur structure même cherche à protéger ou à promouvoir. Cela dit, toutes les fédérations (ou leurs équivalents fonctionnels) ne sont peut-être pas également aptes à atteindre ce statut de fins en elles-mêmes. Une distinction utile peut être faite, sur ce plan, entre les fédérations superposées à des « sociétés fédérales » – désignant, selon Livingston, des sociétés où coexistent des communautés politiques consacrant la territorialisation de groupes ethnoculturels distincts, souvent minoritaires (comme le Canada, la Belgique, la Suisse ou l’Espagne) – et celles où se donne à voir une diversité sociale et régionale certes signifiante, mais néanmoins insuffisante pour que s’épanouisse une « société fédérale » dans l’acception qui vient d’être donnée à ce terme (pensons aux États-Unis). L’on peut plus aisément concevoir qu’une structure de type fédéral soit, au sein des premières, perçue comme une fin en soi puisqu’elle est davantage susceptible d’être considérée à la fois comme un véhicule de médiation entre les identités politiques multiples (en tout cas, minimalement duales) des citoyens en contexte fédératif et comme gardienne de la possibilité de maintenir concurremment ces identités politiques multiples au sein d’un ensemble plus vaste. Cela renvoie à la dynamique prévalant au sein de la fédération qui, tel que nous l’avons mentionné, doit demeurer authentiquement fédérale, ce qui signifie qu’elle doit rester inscrite dans un dialogue, critique certes, mais un dialogue néanmoins avec les valeurs ayant inspiré la structuration de la communauté politique en fédération et qui met en lumière la nature relationnelle du fédéralisme, que le droit ignorerait à ses risques et périls.
Tenir pour une fin en soi le caractère fédéral d’une communauté politique risque donc d’être une attitude plus fréquemment adoptée dans les sociétés que nous avons qualifiées de « fédérales ». Le Canada, pays où des différences régionales très marquées sont constitutives de rapports asymétriques à la fédération, en offre une illustration assez parlante. Ainsi le phénomène de « sacralisation » du fédéralisme y prend-il des proportions plus grandes dans la seule province majoritairement francophone de la fédération, le Québec, où le maintien de ce régime politique, préférablement dans une expression très décentralisée, devient une condition sine qua non de l’identification de plusieurs citoyens à la communauté politique canadienne et, par conséquent, de l’unité même de la fédération. En fait, tout se passe comme si, au Québec, le Canada devait être fédéral… ou rien. Cela met en lumière la résilience (et la surdétermination possible) des points de vue dits « communautaristes » au sein des minorités territorialisées, cela au détriment des approches plus fonctionnalistes davantage prisées par les groupes majoritaires. En présence de visions différentes quant à l’importance intrinsèque du fédéralisme dans un contexte donné, le maintien d’un certain équilibre revêt une importance évidente. Mais quelle que soit la conception que l’on peut avoir du fédéralisme « idéal » convenant à une communauté politique, la préservation d’un fédéralisme authentique exige qu’une vision particulière ne triomphe pas systématiquement. Ni les considérations fonctionnalistes ni les préoccupations communautaristes ni aucune autre approche, du reste, ne devraient occuper tout l’espace mental des acteurs fédératifs ou des décideurs en contexte fédéral.
Dans cette perspective, force est de reconnaître que l’approche que nous préconisons est teintée d’un certain conservatisme, quoiqu’il ne s’agisse certainement pas d’un conservatisme pur et dur. En effet, l’idée de saisir les litiges fédératifs à partir d’un faisceau de principes ne vise nullement à déterminer l’évolution entière d’une fédération en fonction d’un quelconque « dessein originel » qu’auraient hypothétiquement partagé les créateurs de cette fédération. Elle cherche plutôt à assurer que cette évolution demeure à l’intérieur des paramètres fondamentaux caractérisant une véritable alliance fédérale, ce qui, de fait, rend inévitable la prise en considération des thèses prônant l’existence d’un tel « dessein original », sans pour autant que ces thèses ne déterminent systématiquement l’issue des débats. Elles sont d’autant moins susceptibles d’y parvenir qu’il est extrêmement difficile de déceler un dessein originel dont le sens s’imposerait d’emblée, des rationalités nombreuses et parfois contradictoires pouvant avoir animé la création d’une fédération. Ainsi la théorie proposée ne s’oppose-t-elle pas à l’idée d’une « constitution vivante » (« living constitution »), telle que celle-ci fut exposée par le juge O.W. Holmes dans l’espèce américaine Missouri v. Holland, mais elle n’en rappelle pas moins que bien qu’un « living tree [is] capable of growth and expansion, it must remain within its natural limits », comme l’écrivait Lord Sankey dans l’affaire Edwards v. Canada. Elle ne nie donc pas le caractère dynamique et évolutif des expressions du fédéralisme dans telle ou telle fédération, qui rend inévitable l’élaboration de structures et de mécanismes devant assurer une agilité institutionnelle minimale permettant de relever de manière pragmatique les défis du fédéralisme processuel. En revanche, cet objectif ne doit pas être atteint aux dépens du maintien d’une structure et d’une dynamique authentiquement fédératives.
C’est précisément en raison de cette mission modérément conservatrice que notre théorie attribue un important rôle fiduciaire aux tribunaux judiciaires en contexte fédératif. Cette approche postule également que les transformations radicales d’une structure et d’une dynamique fédérales devraient être laissées aux acteurs politiques, bien que les tribunaux seraient tenus de s’assurer, lorsqu’ils sont appelés à intervenir, que les processus politiques au sein d’une fédération ne soient pas distordus au point où les questions liées à l’existence d’un fédéralisme authentique sont ignorées ou occultées sous prétexte de promouvoir d’autres valeurs. Nous cherchons donc à offrir au pouvoir judiciaire des fédérations des outils conceptuels balisant le contrôle de tels processus ainsi que les interventions destinées à recadrer des débats politiques de telle manière que les enjeux fédératifs les plus cruciaux fassent l’objet d’une discussion sérieuse.
L’objectif d’un tel contrôle est d’imposer aux acteurs politiques et juridiques le devoir d’offrir non seulement une justification spécifique pour leurs actions mais aussi une justification valide d’un point de vue fédératif, cette justification devant être examinée sous l’angle des exigences ou principes fondamentaux identifiés dans notre théorie. Ayant une double vocation normative et interprétative, ces exigences pourraient jouer un rôle important lorsqu’un tribunal est tenu de donner sens à une disposition constitutionnelle ambiguë, une autre qui confère à un acteur fédératif un pouvoir discrétionnaire, ou même un silence constitutionnel. Le contrôle judiciaire envisagé ici devrait s’appliquer autant à l’examen de la validité des lois ou autres actions gouvernementales, en incitant les tribunaux à choisir l’interprétation concordant le mieux avec les principes du fédéralisme, qu’à celui de la manière dont une compétence est exercée, étant entendu que l’acte posé sous l’empire de cette compétence est jugé valide en fonction d’elle. En d’autres termes, cette théorie principielle du fédéralisme s’intéresse avant tout au deontos du fédéralisme, alors que d’autres, comme la remarquable Théorie de la fédération d’Olivier Beaud, se penchent plutôt sur l’ontologie du fédéralisme.
Réitérons ici que cette conception déontique-axiomatique envisage le fédéralisme non pas seulement comme se référant à une structure institutionnelle particulière et aux normes fournissant une assise juridique à cette structure, mais aussi comme favorisant la création d’une toile de relations. En fait, le fédéralisme y est avant tout conceptualisé comme permettant l’éclosion d’une relation ancrée dans une structure de type particulier, laquelle se caractérise par l’interaction d’un réseau de normes émanant de plus d’un niveau de gouvernement. La persistance de cette relation présuppose le maintien d’une culture fédérale que les normes juridiques, autant celles écrites que vécues ou celles explicites qu’implicites, doivent nourrir. La théorie ici mise en avant attribue donc au pouvoir judiciaire d’une fédération la tâche de promouvoir et de faire prospérer, à l’intérieur de certaines limites bien sûr, une telle culture fédérale, notamment en érigeant des garde-fous normatifs susceptibles de favoriser le maintien d’un capital minimal de confiance entre les acteurs fédératifs. Elle soutient somme toute qu’il faut prendre le fédéralisme au sérieux et que, s’il est modifiable, le choix initial réalisé lors de la constitution d’une alliance fédérale emporte des conséquences juridiques tangibles que l’on ne peut ignorer simplement parce qu’elles nous déplaisent. L’évitement constitutionnel ne cesse pas d’être de l’évitement parce que son objet est le fédéralisme… Les structures constitutionnelles donnant consistance à l’idée fédérale ne font que renforcer cette conviction, puisque leur nature est constitutionnelle et que leur respect peut faire l’objet de contrôles judiciaires. Dans cette mesure, la théorie vise à étayer l’idée de ce nous avons appelé ailleurs un « principe de légalité fédérale » ou ce que Jean Leclair a qualifié de « constitutionnalisme fédéral ».
C. Une théorie juridique du fédéralisme est concevable
La littérature en droit et en philosophie politique, ainsi que la jurisprudence constitutionnelle de plusieurs fédérations, évoquent souvent le « principe fédéral » ou le « principe du fédéralisme ». D’un point de vue conceptuel, toutefois, les conséquences que ce principe emporte demeurent peu théorisées au-delà de certaines propositions, certes importantes mais indûment vagues d’un point de vue juridique, comme celles selon lesquelles le fédéralisme représente un moyen de concilier l’unité (et la solidarité en découlant) et la diversité ou, si l’on préfère, l’autonomie gouvernementale (« self-rule ») et la gouvernance conjointe (« shared rule »). Au surplus, dans la plupart des cas, l’on tend à n’examiner le principe fédéral que sous l’angle des conséquences techniques qui sont présumées découler de lui en ce qui a trait à l’organisation institutionnelle d’une communauté politique particulière. La discussion sur le contenu et les implications normatives de ce principe sera alors généralement occultée au profit d’une analyse technique des conséquences juridiques que l’on tire de l’enchevêtrement des dispositions régissant le partage formel des compétences.
Le manque d’empressement des philosophes politiques à dissiper le flou entourant le principe fédéral faisait dire à Wayne Norman que « it is not an overstatement to suggest that there does not exist in any detail an adequate political philosophy of federalism itself ». Martin Papillon abondait dans le même sens dans le champ de la science politique, en incitant à davantage d’explorations de la signification et des conséquences normatives du fédéralisme. Ces observations paraissent plus exactes encore s’agissant d’une théorie juridique du fédéralisme. Force est en revanche de constater que les tentatives de théorisation du fédéralisme, avec l’effort d’abstraction qui les sous-tend, soulèvent des problèmes particuliers dans le champ du droit.
La principale difficulté provient de la diversité des systèmes fédéraux à travers le monde et de la pluralité des expressions constitutionnelles de l’idée fédérale. Certains estiment d’ailleurs qu’il est tout simplement impossible d’imaginer une théorie juridique du fédéralisme qui rendrait justice à cette diversité. D’autres encore expriment leur scepticisme à l’égard de la viabilité des métathéories du fédéralisme, soutenant que chaque fédération reflète un compromis politique atteint dans un environnement socio-historique particulier et que, par conséquent, de telles théories sont, en raison de leur trop grande généralité, périlleuses à élaborer ou condamnées à être rapidement invalidées. Par exemple, Vicky Jackson insiste sur le fait que chaque régime fédéral, en tant que produit d’un contexte politique particulier mettant au jour son historicité, présente une forme d’unité systémique qui force les observateurs à examiner chaque dimension de ce régime à la lumière du rôle qu’elle y joue et des contraintes que le régime lui-même lui impose. Ses observations ont toutefois principalement trait à la méthodologie et à l’épistémologie de la comparaison, plutôt qu’à la viabilité des métathéories du fédéralisme comme telles, bien qu’elles incitent à la prudence, fort justement d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’affirmer la viabilité de telles théories. De fait, toute métathéorie du fédéralisme doit prendre en considération, d’une manière ou d’une autre, les variables contextuelles de toutes sortes qui influent sur la forme que prend le fédéralisme dans une fédération donnée et sur la dynamique du fédéralisme dans cette fédération.
De telles observations, qui incitent avec beaucoup d’à-propos à la prudence, ne doivent pas être prises à la légère. Elles aiguillent la réflexion vers les obstacles épistémologiques et méthodologiques qui devraient être évités lors de l’élaboration d’une théorie juridique du fédéralisme.
Cependant, c’est une chose de reconnaître la présence d’obstacles pouvant affecter l’élaboration d’une telle théorie, c’en est une autre d’affirmer que ces obstacles rendent absolument impossible ou non viable toute théorie du fédéralisme à vocation générique que l’on souhaiterait élaborer d’un point de vue juridique. Mais leur existence nous force à préciser la portée et les objectifs d’un tel projet théorique. Cela dit, toutes choses étant égales, une théorie ne cesse pas d’en être une si sa portée et ses objectifs sont relativement modestes ou circonscrits de manière très précise. De la même façon, une théorie peut avoir des vertus explicatives et une force normative même si sa portée reste limitée. En outre, elle peut toujours se qualifier à titre de théorie générale si, une fois les obstacles susmentionnés pris en considération, elle privilégie explicitement une approche particulière du phénomène théorisé et, cela fait, admet ses limites. Dans cette optique, une théorie peut être normative tout en demeurant ouverte à d’éventuelles variations dans sa mise en application, le point focal de l’analyse devenant alors le type de normes autour desquelles cette théorie aux prétentions normatives se constitue plutôt que la plausibilité in abstracto de celle-ci. La validité d’une telle théorie générale et normative ne dépend donc pas de sa capacité à éviter de se colleter aux « faits désagréables ». Ainsi, bien qu’un projet visant à élaborer une théorie générale explicative de la totalité des systèmes fédéraux ou un autre cherchant à proposer une théorie normative « dure » de tous les aspects ou dimensions de tels systèmes seraient vraisemblablement voués à l’échec, il pourrait en aller autrement d’une tentative de rethéorisation du principe fédéral d’un point de vue juridique, qu’il conviendrait de distinguer ici d’une entreprise, plus hasardeuse, de théorisation à vocation hégémonique des systèmes fédéraux.
Cette référence aux « systèmes » fédéraux n’est pas innocente. En effet, les objections soulevées en droit et en science politique contre la possibilité de théories « générales » du fédéralisme proviennent à peu près invariablement d’auteurs dont les travaux mettent en exergue les expressions institutionnelles ou structurelles du fédéralisme ainsi que les cultures politiques entourant ces expressions. Dans la mesure où ce refus de généralisation est fondé sur une conception empirique de ce qu’emporte une théorie (en droit ou dans la « science juridique »), il est défendable sur le plan épistémologique. En revanche, s’il est fondé sur la croyance que la diversité des expressions du fédéralisme rend impossible tout type de théorie générale, l’argument embrasse trop large, en plus de refléter une adhésion plus ou moins explicite à une idéologie relativiste que l’on doit distinguer d’une méthodologie empirique qui inciterait l’observateur à prendre acte de la diversité des expressions du fédéralisme et, par voie de conséquence, de la relativité du fédéralisme lui-même.
Aussi, si elles reconnaissent leurs limites et ne sont pas aveugles aux faits désagréables, ce qui les ferait buter sur l’obstacle épistémologique que constitue l’universalisme idéologique, les théories constitutionnelles normatives, qu’elles s’intéressent ou non au fédéralisme, peuvent être légitimes et, d’une certaine façon, « valides » : leur nature et leur fonction sont simplement différentes de celles qui sont plus descriptives ou qui reposent sur une méthodologie empirique. Ces théories intègrent des dimensions morales ou éthiques qui leur confèrent une portée évaluative rendant aisément transformables les préceptes qui en sont tirés en propositions normatives à vocation juridique, bien que cette mutation ne soit pas inévitable. En ce sens, de telles théories peuvent inspirer, voire encadrer, les processus décisionnels auxquels participent les acteurs du droit, qu’ils soient législateurs, juges ou avocats. C’est là où les théories normatives juridiques se démarquent d’autres théories normatives qui n’ont pas de vocation juridique.
L’on doit garder à l’esprit les observations faites plus haut, ainsi que les précautions méthodologiques et épistémologiques qu’elles sous-tendent, au moment d’élaborer une théorie normative juridique du fédéralisme qui tient d’une certaine façon pour acquise ce qu’Élizabeth Zoller appelle « l’unité profonde des processus fédéraux », unité qui demeure discernable malgré la multiplicité des expressions juridiques du fédéralisme.
Cet article s’inscrit dans cette optique, puisqu’il propose une exploration théorique du principe fédéral et l’identification corollaire de valeurs qui lui sont inhérentes et qui, une fois juridicisées, se qualifieraient comme « principes » au sens de la théorie des normes. La diversité des expressions juridiques du fédéralisme rend inévitable cet accent sur les principes. L’on ne peut rendre compte de cette diversité, dans le cadre d’un projet théorique à vocation juridique comme celui que nous mettons en avant, qu’en saisissant le phénomène fédératif sous l’angle des principes, dans l’acception que l’on donne à cette source normative en philosophie du droit. Ronald Dworkin a justement rappelé à cet égard que les processus d’individuation des principes ne peuvent utilement être saisis à partir de la notion de validité, qui repose dans une large mesure sur une logique binaire fondée sur le couple légal/illégal. Si, en effet, l’on examine ces processus sous l’angle des relations d’imputation pouvant être établies « between a set of facts and legal consequences by the norm-creating act of the legislator or of a court of justice », l’on constate que les principes se distinguent des règles par la faible relation d’imputation qui caractérise le rapport entre faits et norme lorsqu’ils sont mis en application. En fait, la valeur opératoire d’un principe et, partant, son utilité, sont fonction de l’indétermination relative de ses modalités d’application. Ainsi, un principe ne saurait entièrement prédéterminer la manière dont il sera individué, sa mise en application exigeant une évaluation de son poids relatif au regard des faits de l’espèce et des autres normes concurrentes potentiellement applicables. Bref, une théorie normative du fédéralisme mobilisant des principes permet de penser l’unité du fédéralisme dans sa diversité.
Bien que l’action de tels principes soit repérable sous une forme ou une autre dans le fonctionnement de plusieurs fédérations, ceux qui sont identifiés dans le cadre de la théorie que nous proposons ne dépendent pas d’une reconnaissance préalable concrète, formelle ou informelle, dans le droit d’une fédération ou d’un groupe de fédérations. Au contraire, leur identification procède avant tout d’un exercice de conceptualisation de nature prioritairement normative, même s’il est possible de le rattacher à des assises empiriques. Nous soutenons donc qu’il est plausible d’affirmer que si l’on se place derrière un voile d’ignorance (au sens rawlsien), un faisceau de principes normatifs inhérents au fédéralisme peut être identifié par la seule réflexion sur ce qu’implique minimalement une forme associative fédérale. Cet argument est autonome par rapport à un autre, selon lequel la levée de ce voile d’ignorance, afin de saisir la réalité empirique des fédérations, mènerait également à l’identification de principes semblables.
Il s’ensuit que notre projet théorique ne saurait être perçu comme une analyse relevant du droit comparé même s’il peut utiliser à l’occasion des données comparatives pour explorer, sous un angle juridique, les significations et la portée potentielles des valeurs centrales du fédéralisme qui y sont identifiées. En aucun cas les significations et la portée attribuées, à l’échelle empirique, à ces valeurs dans une fédération quelconque ne déterminent-elles le sens et la portée qui leur sont conférées dans notre théorie. Il doit donc être clair ici que nous ne proposons aucune greffe juridique d’une fédération x à une fédération y.
Il serait en revanche éminemment problématique d’ignorer complètement les données comparatives, puisque celles-ci peuvent offrir des informations très utiles à propos des contraintes susceptibles d’affecter l’application du faisceau normatif dont est porteuse la théorie. En outre, la conceptualisation doctrinale et, le cas échéant, judiciaire d’une valeur jugée inhérente au principe fédéral dans une fédération donnée peut nourrir, sans la déterminer, une théorisation générique de cette valeur dans le cadre d’une théorisation plus abstraite du fédéralisme. Parfois même, le simple fait que, dans une fédération particulière, une valeur soit identifiée comme inhérente au fédéralisme peut inspirer la théorisation du fédéralisme dans une autre fédération, une fois que l’on a saisi l’impact des spécificités normatives et institutionnelles de la fédération d’origine sur la conceptualisation de la valeur en question mais que, cela fait, l’on ait réussi à se dégager de ce contexte d’origine en changeant en quelque sorte l’échelle de la théorisation. Pareille affirmation présuppose évidemment qu’il soit possible de s’extirper ainsi du contexte originel, ce qui suppose un double exercice d’abstraction et d’objectivation de la valeur étudiée. Si une telle démarche s’avère impossible, c’est peut-être que cette valeur ne se situe pas suffisamment près du noyau dur du fédéralisme pour mériter d’être retenue dans le cadre de la théorie proposée. Dans cette optique, se pencher sur des données comparatives, lorsque cela est approprié, peut jouer une fonction révélatrice s’agissant d’élaborer une théorie normative plus large du fédéralisme, mais cette fonction demeure instrumentale et limitée dans la mesure où la fréquence des références à de telles données variera d’un sous-principe jugé inhérent au fédéralisme à un autre. Enfin, une théorie normative du fédéralisme qui prétend être pertinente d’un point de vue juridique ne saurait pourtant se fonder que sur des sources juridiques, le fédéralisme « vivant » mêlant droit, politique et économie, et désignant autant un régime constitutionnel présentant certaines récurrences institutionnelles qu’une idéologie politique. Dans cette optique, un cadre théorique macroscopique comme celui de la philosophie semble incontournable. Ainsi, lorsque cela s’avérera nécessaire, la théorie se référera à la philosophie du droit et à la philosophie politique, mais aussi, au besoin, à la science politique et à l’économie. La théorie se qualifie donc comme proposition normative au sens kelsénien, encore que, comme il doit déjà être clair, notre cadre théorique n’a que bien peu d’affinités avec le modèle positiviste kelsénien.
III. Ambitions et limites d’une théorie déontique-axiomatique de la décision en contexte fédéral
Le présupposé heuristique sur lequel notre projet d’une théorie déontique-axiomatique de la décision en contexte fédéral se fonde est qu’il existe non seulement un espace, mais aussi un besoin pour une telle théorie, élaborée d’un point de vue juridique, c’est-à-dire qui puisse faire l’objet d’une appropriation et d’une mise en œuvre par différents acteurs du droit, et particulièrement les juges. Cela met en lumière la nécessité de mieux circonscrire les aspirations et les présupposés d’une théorie normative qui prétende être pertinente sous l’angle du droit.
A. Une théorie modestement ambitieuse
Proposer une théorie déontique-axiomatique du fédéralisme élaborée d’un point de vue juridique ne manque pas d’ambition compte tenu du relativisme dans lequel baigne la réflexion sur le phénomène fédéral. Mais les ambitions d’une telle théorie doivent inévitablement se confronter aux contextes au regard desquels elle est censée se déployer, ce qui impose une certaine modestie.
Tenue de prendre acte de la diversité empirique des expressions fédératives et de la difficulté de réduire l’idée fédérale à un noyau dur, cette théorie ne peut raisonnablement viser qu’à identifier un nombre limité de sous-principes se rattachant à un « principe fédéral » plus vaste. Elle doit en ce sens être modeste. Trois conséquences en découlent. D’une part, la prise en compte de cette diversité d’expressions fédératives exige d’adopter une approche herméneutique par définition sensible aux contextes variables dans lesquels l’interprétation des sous-principes identifiés a lieu. D’autre part, il est impérieux de reconnaître la part de la contingence dans l’évolution des fédérations. Cela incite, enfin, à mettre l’accent sur les principes plutôt que sur les règles comme outils d’intervention normative.
En revanche, du fait de sa seule prétention à affirmer, à l’encontre des approches réduisant le fédéralisme au rang de simple « boite à outils », l’existence d’un faisceau de sous-principes s’inscrivant dans le noyau dur du principe fédéral, un tel projet théorique est en soi ambitieux. À cet égard, bien qu’il soit exact d’affirmer, sur le plan empirique, que la mise en œuvre de ces sous-principes variera selon les fédérations, l’objectif de notre projet est de démontrer qu’en dépit de ces variations, il existe des récurrences qui se rattachent toutes à une forme ou une dynamique fédérative que partagent les communautés politiques où elles se manifestent. Ces récurrences ne se révèlent pas tant par des décisions semblables dans des circonstances équivalentes, mais par un recoupement des interrogations et des modes de raisonnement. En d’autres termes, quelle que soit la culture politique d’une fédération et quelle forme particulière que prenne sa constitution, les sous-principes conférant une consistance normative au principe fédéral seront toujours interpellés, explicitement ou implicitement, lorsqu’il s’agira d’interpréter cette constitution. Cette observation vaut pour tout acteur constitutionnel, et non seulement pour le pouvoir judiciaire, mais dans la mesure où ce dernier joue dans la plupart des fédérations un rôle crucial dans l’arbitrage des différends, c’est à cet organe que s’intéresse avant tout la théorie.
Enfin, une théorie déontique-axiomatique du fédéralisme élaborée dans une perspective juridique est ambitieuse du simple fait que chercher à identifier un faisceau de principes normatifs liés au fédéralisme et susceptibles de juridicisation, même si celle-ci a lieu principalement au stade interprétatif, demeure inhabituelle dans l’environnement intellectuel contemporain, où la plupart des auteurs semblent partager le postulat implicite que les diverses expressions du fédéralisme sont incommensurables en raison de leurs origines ancrées dans des contextes politiques, économiques et sociaux éminemment différents. Tout se passe comme si les origines particulières de chaque fédération conféraient en quelque sorte un vernis « exceptionnaliste » à toutes les manifestations et évolutions du fédéralisme dans cette fédération, en prédéterminant de A à Z leur interprétation et en vouant à l’échec toute tentative de saisie générique et systémique, a fortiori lorsqu’elle a des velléités normatives, de ces manifestations ou évolutions. Vue sous cet angle, l’ambition de la théorie proposée tient au fait qu’elle prétend, à l’encontre de cette thèse de l’incommensurabilité radicale des expressions fédératives, que certains impératifs normatifs sont présents dans toute structure fédérale, même s’ils sont susceptibles de modalisations différentes selon les contextes.
B. La théorie doit chercher à valoriser le potentiel constitutionnel de chaque acteur fédératif
L’identification d’un noyau dur de principes normatifs inhérents au fédéralisme vise à faciliter l’atteinte de l’objectif fondamental selon lequel chaque acteur fédératif doit être en mesure de pleinement actualiser son potentiel constitutionnel. Dans une réflexion sur l’accès des individus au statut de sujets de droit, le philosophe Paul Ricœur soutient que chacun devrait idéalement se réaliser de telle manière qu’on puisse le qualifier de « sujet capable ». Par ce concept, Ricœur cherche à saisir un individu à la fois libre, contraint et situé, capable de se désigner en tant qu’auteur de sa vie et digne du « respect moral et de la reconnaissance de l’homme comme sujet de droit ».
Un tel concept peut être adapté dans l’optique d’élaborer une théorie juridique du fédéralisme, dans la mesure où ce régime tient pour acquis que les gouvernements qui se partagent l’exercice de la souveraineté interne sont autonomes et égaux, mais également qu’ils sont, en tant qu’acteurs hétéronomes et situés, responsables de leurs actions devant leur électorat, entre eux et notoirement, devant le principe fédéral. On observe ici un glissement de l’autonomie à l’hétéronomie, qu’une telle approche favorise compte tenu de l’inévitable interaction entre l’autonomie et la loyauté en contexte fédératif.
Les réflexions visant à déterminer par quels moyens juridiques l’idéal d’un authentique « sujet fédéral capable » peut être atteint constituent des préoccupations fondamentales dans toutes les fédérations puisqu’elles réaffirment l’importance pour tous les acteurs fédératifs de jouir concrètement de l’autonomie relative qui leur est censément garantie par la constitution fédérale les régissant. Il faut insister ici sur le fait que cet impératif s’applique à tous les acteurs fédératifs. Aussi, bien que le principe d’autonomie soit fréquemment invoqué en lien avec des revendications émanant d’entités fédérées, l’ordre juridique fédéral doit aussi être concrètement en mesure de jouir de son autonomie normative. Ainsi, même dans une fédération créée à la suite d’un processus d’agrégation, l’ordre juridique fédéral, une fois créé, n’est pas la « créature » des entités fédérées.
C. La théorie tient pour acquis le rôle crucial du pouvoir judiciaire dans une fédération
Si chaque acteur constitutionnel a la responsabilité d’agir d’une manière qui soutienne les valeurs fondamentales d’une fédération, le pouvoir judiciaire a néanmoins un rôle particulier à jouer à cet égard puisqu’il s’agit de l’organe décisionnel qui est le moins susceptible d’être placé en conflit d’intérêts ou de compétences. Si l’on souscrit à la thèse défendue dans ce texte selon laquelle le fédéralisme, étant irréductible à sa dimension technique découlant du partage des compétences, exprime un idéal d’équilibre entre plusieurs valeurs, l’un des principaux rôles du pouvoir judiciaire dans une fédération est de favoriser l’épanouissement d’une culture fédérale authentique et de maintenir un niveau acceptable de civilité entre acteurs fédératifs.
Il ne faut certes pas réduire le droit du fédéralisme au droit prétorien. En effet, tout le droit ne tient pas dans le droit écrit, qu’il émane du texte constitutionnel ou de la jurisprudence interprétant celui-ci. Il tient autant, sinon plus, dans la manière dont ses normes font l’objet d’appropriations et d’applications, souvent inusitées, par les acteurs impliqués. Cela étant, il reste que les acteurs fédératifs doivent pouvoir se fier à certains paramètres afin de savoir ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire. Ils ont au surplus intérêt à ce que ces paramètres ne s’articulent pas qu’aux dispositions constitutionnelles régissant le partage des compétences, qui n’offrent souvent aux juges que des pistes de solutions bien ambiguës, contradictoires, voire lacunaires. Ils ont ainsi avantage à ce que la méthode de règlement des différends fédératifs soit aussi fondée sur des principes régulateurs dont le contenu normatif transcende la dimension technique de ces différends. Des jugements présentant de telles caractéristiques comportent en outre un avantage supplémentaire, en quelque sorte lié à la pédagogie du fédéralisme que favorise l’usage des principes. À cet égard, il est assez banal d’observer que les jugements de nature essentiellement technique intéressant le partage des compétences sont fréquemment perçus comme d’ennuyeux fatras normatifs, autant par les étudiants en droit que par les politiciens qui sont responsables des grandes orientations constitutionnelles que prendront les acteurs fédératifs qu’ils dirigent. Dans ce contexte, l’on ne retient souvent de ces jugements que l’identité du « gagnant » et du « perdant ». En revanche, les décisions mobilisant des principes tendent à révéler plus clairement les rationalités, logiques et aspirations qui se trouvent derrière la technique et qui lui sont irréductibles. Elles peuvent ainsi plus aisément rejoindre différents auditoires dans l’espace socio-politique – politiques, administrateurs publics, médias, etc. – et favoriser l’éclosion ou le respect d’une véritable culture fédérale par une multiplicité d’acteurs sociaux. Autrement dit, le recours à un discours judiciaire axé sur des principes est plus susceptible d’emporter l’adhésion de différents auditoires qu’un autre purement technique et porteur d’un assèchement non seulement de la richesse normative inhérente au fédéralisme mais aussi d’une banalisation de celui-ci comme pilier de l’identité constitutionnelle d’une communauté politique donnée, le rendant dès lors trop aisément contournable. Autant que les droits humains, le fédéralisme est porteur d’aspirations qu’il convient de rappeler à la mémoire des acteurs sociaux, même dans la vie quotidienne d’une fédération où la tâche de relever des défis pragmatiques ponctuels pourrait inciter à voir ce régime constitutionnel comme source de complications plutôt que comme tremplin pour relever ces défis. Il faut prendre le fédéralisme au sérieux et, pour ce faire, il ne faut pas sous-estimer la vocation pédagogique du droit.
Il n’y a en fait aucune raison persuasive pour nier au pouvoir judiciaire un rôle central, quoique bien tempéré et non exclusif, dans le règlement des différends fédératifs, comme certains ont pu le prôner notamment en invoquant des considérations fonctionnalistes, et à le faire en usant de toute la gamme des ressources normatives possibles pour s’assurer que le fédéralisme évolue, certes, mais qu’il demeure en même temps fidèle aux aspirations dont il est porteur, celles-là mêmes qui font en sorte qu’il se qualifie encore comme fédéralisme. Qu’il soit formalisé ou non, le retrait du pouvoir judiciaire du champ du règlement des différends fédératifs ouvrirait au contraire toute grande la porte aux dérives caractérisant les processus politiques non balisés : surdétermination d’une variable au détriment d’une autre, par exemple l’efficience plutôt que la diversité ou l’inverse ; affirmation systématique du primat d’une volonté nationale fédéralisée sur les volontés fédérées ; blocages de l’évolution institutionnelle de la fédération découlant de la volonté coalisée des entités fédérées ; absence de sanction des comportements opportunistes des acteurs politiques, etc.
Une fois cela dit, il faut tout de même reconnaître que la nature et la portée des interventions judiciaires n’ont pas à prendre une forme monolithique. Elles peuvent au contraire varier considérablement, et ne devraient surtout pas se réduire à des déclarations exécutoires d’invalidité constitutionnelle de telle ou telle action parce que celle-ci enfreint le partage des compétences. L’on peut ainsi penser à des jugements déclaratoires qui, sans prononcer une sanction exécutoire d’inconstitutionnalité, se borneraient à confirmer que l’action x de l’acteur fédéral y est contraire au principe z, renvoyant ainsi la balle dans l’arène politique, mais forçant du coup l’acteur y à étoffer les raisons la justifiant dans le cadre d’un débat où l’impact de cette action sur le fédéralisme serait pris au sérieux et non systématiquement occulté au profit d’autres considérations, fussent-elles importantes par ailleurs. La théorie mise en avant ici repose en ce sens sur une conception clairement politique du droit constitutionnel, où sont vus comme inévitables et positifs l’établissement et le maintien d’un rapport dialectique entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs.
L’on pourrait toutefois objecter que des jugements non formellement exécutoires, fondés notamment sur des principes, n’auraient aucune effectivité et, partant, aucune utilité et qu’il ne convient pas d’encourager les pratiques de bavardage judiciaire, en contexte fédératif ou ailleurs. Une telle objection serait toutefois révélatrice d’une conception étriquée de l’effectivité en droit. En effet, les opinions judiciaires n’ont pas à être formellement exécutoires pour être dotées d’une certaine effectivité. L’effectivité se décline de plusieurs manières : directe ou indirecte; concrète ou symbolique. De même, elles n’ont pas nécessairement à ordonner aux acteurs fédératifs, sous la menace de sanctions, de faire ou de ne pas faire quelque chose. Force normative et force exécutoire ne sont pas synonymes, et la première peut être d’intensité variable. Dans une fédération où la primauté du droit est respectée – et ce sont les fédérations de ce type et elles seules qui sont visées par cette théorie –, les opinions des tribunaux suprêmes en matière constitutionnelle, même lorsqu’elles ne sont pas formellement exécutoires stricto sensu, peuvent et sont souvent respectées par les acteurs fédératifs concernés par elles. Il n’y a qu’à penser aux opinions judiciaires fondées sur les conventions de la constitution dans les fédérations dont le droit constitutionnel est d’inspiration britannique : elles peuvent être reconnues par les tribunaux, mais la déclaration les reconnaissant ne revêt aucun caractère exécutoire et opposable. Malgré cela, elles sont toujours respectées, tout comme le sont les jugements qui en reconnaissent l’existence. Si ce fort degré d’observance peut s’expliquer par l’existence, dans ces fédérations, d’une culture juridique et politique caractérisée par une véritable intériorisation du principe de la primauté du droit, le droit fût-il ici plus informel que formel et plus mou que dur, il aiguille aussi l’attention vers l’hypothèse que le fédéralisme puisse aussi être saisi comme phénomène coutumier. Il pourrait être intéressant d’explorer, dans un autre contexte, cette hypothèse. Mais indépendamment de sa validation, l’on peut penser que la forte observance des conventions constitutionnelles dans ces fédérations est aussi liée à la présence d’une culture fédérale, tel que nous avons défini cette notion précédemment. Cela dit, pour les fins qui nous intéressent, le caractère non exécutoire d’une opinion ne saurait faire présumer de son absence d’effectivité et de performativité, surtout si cette opinion se penche sur les aspirations profondes d’un régime constitutionnel.
D. La théorie s’appuie sur une conception dynamique de l’interprétation constitutionnelle
Tel que mentionné, la théorie déontique-axiomatique envisagée rejette les approches purement légalistes ou formalistes de l’interprétation constitutionnelle. Elle s’appuie en outre sur certains présupposés à propos de la « clarté » d’une norme et de l’entreprise de théorisation du fédéralisme.
En ce qui a trait à la clarté, l’on observe que ce n’est que bien rarement qu’une constitution, fédérale ou non, offre une solution incontestablement « claire » à un dilemme normatif, quelle qu’en soit la nature. Cela tient en grande partie à l’indétermination relative des normes qui y sont enchâssées. La détermination de ce qui est « clair » repose sur une construction intellectuelle préalable et participe d’une stratégie rhétorique visant à écarter, voire à discréditer d’autres constructions aussi raisonnables. En ce sens, l’argument de la clarté, quoique plausible dans certains cas, se qualifie avant tout comme argument d’autorité cherchant à empêcher les acteurs juridiques, contemporains et futurs, d’intégrer au « texte » leur propre compréhension de la constitution, selon les contextes et les époques. D’une certaine manière, cet argument présuppose une absence de discussion : le texte n’est pas discuté car indiscutable. Il fait en quelque sorte de la clarté une qualité objective du texte. L’argument de la « non-clarté » ou de l’obscurité d’un texte est lui aussi un construit, mais ce construit n’a pas, comme son opposé, la vocation de clore les débats. Cette approche constructiviste est intimement liée à une théorie de l’interprétation fortement inspirée de l’herméneutique, sur laquelle nous reviendrons plus loin.
S’agissant des présupposés de notre théorie déontique-axiomatique à l’égard de l’entreprise de théorisation comme telle, il convient tout d’abord de rappeler que l’idée même d’élaborer, d’un point de vue juridique, une théorie du fédéralisme ayant une dimension normative est vue par plusieurs comme menant à un cul-de-sac en raison de la diversité des expressions du phénomène fédéral. Tel que nous l’avons observé précédemment, cet argument relativiste nie qu’il soit possible d’identifier un faisceau de sous-principes se situant dans le noyau dur du principe fédéral et ayant une vocation universelle. Un argument plus faible, mais menant à la même conclusion, veut qu’en supposant qu’il soit possible d’identifier un tel faisceau, les sous-principes le composant n’auraient qu’une dimension politique et, dans le meilleur des cas, une normativité équivoque.
Si l’on assimile une théorie normative juridique à une théorie qui produit toujours des résultats spécifiques prédéterminés indépendamment du contexte constitutionnel et politique d’une fédération donnée, ce genre d’objection est probablement valide. En revanche, elle échoue si l’on adopte une vision plus complexe de l’interprétation ainsi qu’une conception plus faible des implications possibles d’une théorie normative, puisque l’identification d’un faisceau de principes inhérents au fédéralisme et susceptibles de mise en œuvre judiciaire n’emporte pas nécessairement une interprétation ou une mise en œuvre uniforme de ces principes.
L’approche interprétative permettant autant l’identification de tels principes que la reconnaissance de l’impact des cultures constitutionnelles « locales » et d’autres limites formelles et informelles à l’interprétation juridique est tirée de l’herméneutique. Certes, compte tenu de la difficulté à cerner l’essence du fédéralisme en raison de la multiplicité des expressions du phénomène, il existe bien sûr un risque à chercher à en cerner le noyau dur. Reste qu’étant donné le rôle que nous attribuons au principe fédéral et aux sous-principes en découlant, et vu la flexibilité relative caractérisant la théorie proposée étant donné son ancrage herméneutique, le problème potentiel que pourrait constituer son essentialisme se trouve atténué, de sorte que si essentialisme il y a, il s’agit au pire d’une forme « stratégique » d’essentialisme.
Plus précisément, l’herméneutique gadamérienne rend inévitable la prise en considération de telles limites dans le cadre de l’interprétation judiciaire de principes que l’on estime être situés dans le noyau dur du fédéralisme. Ces limites agiraient comme « pré-jugés » auxquels les interprètes devraient se confronter autant à la lumière desdits principes que des faits propres à l’espèce dont ils sont saisis. Mais plutôt que de présumer qu’un contexte particulier exclut l’application d’un de ces principes, ils seraient tenus de fournir des raisons fortes justifiant la non-application du principe en ce contexte ou la prédominance d’un principe sur un autre.
En revanche, si ces particularités empiriques peuvent très bien nourrir la réflexion judiciaire sur la mise en œuvre concrète de ces principes dans une fédération donnée, elles ne devraient pas jouer de rôle déterminant s’agissant d’identifier ces principes, du moins ceux censés se situer dans le noyau dur de l’idée fédérale. Toutefois, une fois ceux-ci identifiés, les juges et acteurs politiques les saisiraient à travers le prisme de leurs propres préconceptions, celles-ci étant modelées par les cultures politiques et juridiques au sein desquelles les acteurs concernés ont évolué ainsi que par les circonstances particulières de leur fédération. Le recours à ces principes les aiderait cependant à prendre de la distance par rapport aux diktats de leurs préconceptions et à dégager de nouvelles significations que l’on souhaiterait davantage en synchronie avec les valeurs les plus centrales du fédéralisme. Tenant pour acquis que l’interprétation est un processus où les valeurs sont omniprésentes et que les choix ayant trait à la qualification juridique des questions soulevées dans les différends fédératifs sont tout autant imprégnés des valeurs des décideurs, inspirés qu’ils sont par des préconceptions à propos de la nature et des objectifs du régime fédéral de référence et de la manière dont il devrait être administré, s’appuyer sur des principes normatifs susceptibles de reconnaissance, voire de sanction juridique, pourrait peut-être réduire l’incidence de l’arbitraire et des logiques indûment présentistes dans le processus menant à ces choix.
Conclusion
Près de la ville de Hamilton en Nouvelle-Zélande, on trouve une grotte que l’on peut visiter afin d’y voir des vers luisants. Une barque sur laquelle les visiteurs ont pris place avance lentement, dans le noir absolu, sur une rivière souterraine, jusqu’au moment où ils peuvent apercevoir une constellation de points lumineux au plafond et sur les parois de la grotte. Ces points lumineux sont les vers luisants. Les visiteurs ne voient toutefois jamais vraiment le plafond et les parois de la grotte. Tout se passe en fait comme s’ils n’existaient pas : la représentation qu’ils peuvent se faire de cette partie de la grotte est entièrement réductible aux vers luisants.
Les textes constitutionnels ne sont souvent guère différents de ces vers luisants, en ce que le point focal qu’ils donnent à voir aux observateurs tend à obnubiler ces derniers en les induisant à ne pas aller regarder au-delà des dispositions explicites de ces textes. De la sorte, les textes constitutionnels offrent une illusion de complétude. Mais voilà, il ne s’agit précisément que d’une illusion. Il y a en effet des parois et des plafonds derrière eux ; il y a toujours un sous-texte soutenant ou inspirant le texte ; toute langue repose sur une structure cachée. Le texte est certes contrainte, mais il n’est pas vampire : il n’aspire pas, et ne peut aspirer, la vie du droit constitutionnel. La théorie déontique-axiomatique proposée ici cherche précisément à prendre acte de l’incomplétude des textes constitutionnels et de l’irréductibilité du fédéralisme aux dispositions formelles consacrant un partage des compétences législatives. L’accent que met la théorie sur l’idée que certains sous-principes sont inhérents à celui, aussi vaste que souvent invoqué, du fédéralisme, reflète ces prémisses.
Elle repose plus précisément sur l’hypothèse que les arrêts judiciaires qui tiennent compte de tous les principes fondamentaux pertinents à une espèce dans le cadre de laquelle est soulevée une question liée au partage des compétences ou, plus largement, au fédéralisme, peuvent baliser les décisions des acteurs politiques en leur fournissant des paramètres raisonnablement intelligibles susceptibles de régir leurs comportements et de fixer des seuils au-delà desquels ils ne peuvent aller sans mettre en cause l’équilibre de la fédération. À l’inverse, le défaut de prendre en considération ces principes accroît le risque que soient légitimés, en quelque sorte par omission, des comportements visant à imposer une conception particulière de ce qui constitue le « bien » d’une fédération, au détriment du « juste » au sein de celle-ci, en plus de favoriser une plus faible imputabilité des acteurs politiques au sujet de leurs comportements affectant l’évolution de la fédération. Au final, cela contribue à miner le principe de la primauté du droit, qui enjoint les acteurs politiques à agir en évitant les actions disproportionnées génératrices d’externalités négatives. De fait, en contexte fédératif, l’examen de la validité d’une loi prend grossièrement la forme d’un contrôle de la proportionnalité entre les objectifs légitimes inspirant le palier de gouvernement qui a édicté cette loi d’une part, et les effets de celle-ci sur l’autorité constitutionnelle de l’autre palier de gouvernement d’autre part. Mais indépendamment de la question de la validité d’une loi, une action gouvernementale a priori valide peut aussi troubler l’équilibre du fédéralisme si elle affecte de manière disproportionnée les intérêts des autres acteurs fédératifs. Une théorie juridique du fédéralisme qui se limiterait aux seules questions de compétence en délaissant celles liées aux intérêts se cantonnerait dans un formalisme outrageusement réducteur car refusant de tenir le droit du fédéralisme pour un droit vivant.
Ainsi, en exigeant de tous les acteurs fédératifs qu’ils se préoccupent des conséquences de leurs actions sur les autres parties et que, partant, ils fassent preuve d’une certaine modération, cet impératif de proportionnalité rend possible la légitimation d’actions qui, tout en affectant les compétences ou intérêts d’autres acteurs, sont moins susceptibles d’être perçues comme les affectant de manières indue. Un processus de légitimation intersubjective peut bien sûr découler de la volonté librement exprimée des acteurs politiques impliqués, mais il peut aussi être déclenché par l’action d’un tribunal qui examine en profondeur les ramifications théoriques des espèces dont il est saisi et qui s’efforce de tenir compte des valeurs dont est intrinsèquement porteuse la structure juridique dans le cadre de laquelle s’inscrit son activité juridictionnelle. Ces considérations valent pour le principe général de la primauté du droit, mais elles sont particulièrement pertinentes lorsqu’il s’agit de donner sens au principe de légalité fédérale que nous venons d’évoquer.
Une question se pose, toutefois : n’est-il pas exagéré et naïf d’attribuer à de simples principes, fussent-ils énoncés et réitérés par les plus hautes juridictions, le « pouvoir » de réguler les comportements des acteurs politiques et de favoriser la création d’une culture véritablement fédérale autant chez ces derniers que chez les citoyens ?
S’agissant de l’impact des normes formelles sur l’engagement des citoyens envers un régime-valeur comme le fédéralisme (ou la démocratie) et le respect des principes sous-tendant ce régime-valeur, on a pu faire l’hypothèse que ce sont plutôt les normes informelles qui posent les attentes et en viennent à régir les comportements souhaités des acteurs politiques et le rapport que les citoyens ont à ces acteurs et à leur comportement. Est-ce donc à dire que l’affirmation formelle de normes, dans un texte constitutionnel ou dans des jugements l’interprétant, n’est qu’un coup d’épée dans l’eau ? Certains, comme Barry Weingast, ont évoqué l’idée que des contraintes inhérentes au fédéralisme puissent être auto-exécutoires (« self-enforcing »), en ce sens que les acteurs politiques les plus puissants s’abstiendront de les violer s’ils sentent qu’une majorité de la population s’opposerait à un tel comportement et le sanctionnerait d’une manière ou d’une autre, notamment via les canaux politiques habituels en démocratie. Cela présuppose que ces contraintes fassent consensus auprès des citoyens et que ceux-ci aient la cohésion minimale leur permettant de se mobiliser et de se coaliser afin de rendre plausible la menace de sanction.
Cette vision, qui reflète un préjugé favorable à l’abstention judiciaire (« hands off approach ») au regard des questions intéressant le fédéralisme, pose à première vue deux problèmes. Les acteurs politiques jugeant qu’aucun consensus fort ne peut être dégagé ou que les citoyens sont à la fois difficiles à intéresser aux questions liées au fédéralisme et trop divisés pour en arriver à se coaliser et à sanctionner leur comportement délinquant ou opportuniste n’y verront-ils pas un incitatif à bafouer l’un ou l’autre des principes inhérents au fédéralisme ? Inversement, en supposant qu’un consensus puisse être identifié, est-il suffisamment intersubjectif au sens où il émargerait de plusieurs segments de la société dont les intérêts quant à l’évolution de la fédération, quoique a priori différents, pourraient se recouper à la faveur d’une forme de « convergence des intérêts » ? À défaut, n’y aurait-il pas là une incitation à la marginalisation de certains de ces segments, qui peuvent être superposés à une ou plusieurs entités fédérées particulières ? Pareille dynamique risquerait d’avoir un effet délétère particulièrement disproportionné dans les fédérations multinationales. Il en découle que le consensus souhaité devrait émaner de plusieurs segments de la société, ce qui renvoie à l’importance de rechercher la plus grande légitimation intersubjective possible des décisions prises en contexte fédéral.
Cela dit, même un auteur qui, comme Weingast, se montre plutôt sceptique quant à l’influence des normes formelles sur le comportement des acteurs politiques, reconnaît que de telles normes sont susceptibles de jouer un rôle structurant, même lorsqu’elles ne font pas l’objet d’une exécution formelle, dans les processus d’élaboration et de production de consensus. Comme il le souligne, « an appropriate chosen set of public rules embodied in a constitution can serve as a coordination device because it provides each citizen with a similar way of judging and reacting to state action ». Autrement dit, des normes formelles ou formalisées avec l’imprimatur d’un organe de production du droit pourraient être constitutives d’un horizon de raisons communes où l’on pourrait puiser au moment d’évaluer les actions des acteurs fédératifs. Le droit est en ce sens susceptible de nourrir le politique.
Deux idées fondamentales ressortent ici. D’une part, laisser aux acteurs politiques le champ absolument libre s’agissant d’administrer leurs relations en contexte fédéral fait courir le risque que des valeurs se situant dans le noyau dur du fédéralisme soient occultées à plus ou moins long terme à la faveur d’intérêts ponctuels dominants à un moment donné et que, ce faisant, des acteurs fédératifs hors du courant dominant se retrouvent marginalisés, parfois de manière irrémédiable. D’autre part, même si la reconnaissance formelle, constitutionnelle ou prétorienne, de principes normatifs inhérents au fédéralisme ne servira jamais de panacée, elle peut néanmoins participer, sans la déterminer entièrement, à modeler la culture des acteurs politiques et des citoyens, ces principes pouvant être effectifs dans l’ordre symbolique bien que leur effectivité concrète demeure limitée.
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Nous avons soutenu dans des travaux précédents que des valeurs peuvent, et doivent, être identifiées dans le cadre d’une réflexion portant sur les exigences essentielles pour qu’existe une alliance qui puisse être qualifiée de fédérale. Il n’est d’ailleurs pas indifférent de rappeler à cet égard que la racine du mot « fédéralisme », soit le latin foedus, connote l’idée d’une alliance.
Une fois juridicisées, ces valeurs peuvent être qualifiées de principes substantiels génériques dont l’empreinte peut être retracée, quoique parfois à divers degrés, dans toutes les fédérations. Dans la mesure où ces principes sont consubstantiels au fédéralisme, ils ont une force normative considérable et peuvent raisonnablement être considérés comme génériquement applicables. Renvoyant de la sorte à la fois au deontos et au telos du fédéralisme, ils peuvent être appelés « déontiques-axiomatiques ».
Un second faisceau de principes, pouvant plus difficilement être présentés comme inhérents à tout régime fédéral, du moins dans leur dimension normative, peuvent quant à eux être qualifiés de « supplétifs ». Cela signifie que dans la mesure où ces principes se réfèrent à des idées ou des pratiques que l’on peut souhaiter valoriser en contexte fédératif, ils peuvent supplémenter un système de raisons sans pour autant y jouer un rôle systématique. Dans le concret, les principes supplétifs pourraient être susceptibles d’application en l’absence de dispositions explicites au contraire.
Enfin, le troisième type de principes a pour mission d’assurer une sécurité systémique minimale dans les processus de règlement des différends fédératifs; il s’agit des principes « agonistiques ». Ces derniers peuvent prendre la forme de règles de conflits ou justifier l’existence et le maintien d’institutions fiables ayant vocation à régler ces différends de manière ordonnée et définitive.
Cela étant posé, quels pourraient être les principes déontiques-axiomatiques ? Selon nous, une alliance fédérale exige, en premier lieu, un niveau minimal de confiance entre les parties. Cela suppose qu’elles agissent dans un esprit de loyauté non seulement les unes envers les autres mais aussi envers le principe fédéral lui-même, ce qui leur impose minimalement un devoir de retenue. Elle implique en second lieu, une égalité de statut entre elles, ce qui rend problématique la subordination de jure ou de facto d’une partie à l’égard d’une autre et présuppose l’autonomie relative des parties à l’alliance fédérale. Même s’ils méritent un traitement distinct, il faut bien voir ici que les principes d’égalité et d’autonomie sont à certains égards liés. En effet, le principe d’égalité suppose que chaque acteur fédératif soit concrètement en mesure d’exercer l’autonomie relative dont il dispose sous l’empire de la constitution fédérale sans être indûment troublé dans cet exercice, notamment par une concurrence illégitime d’autres acteurs fédératifs. De ces principes d’égalité et d’autonomie découlent donc ceux de non-hégémonie et de non-subordination : aucune partie à l’alliance ne saurait prétendre incarner à elle seule la fédération et exprimer, à tous égards, la volonté politique de cette dernière, pas plus qu’une telle partie ne saurait chercher à subordonner les autres en employant des moyens directs ou indirects. Une alliance fédérale exige enfin de ses membres une solidarité minimale entre eux, puisque tout en conservant une autonomie relative, ces membres sont intégrés à un ordre juridique qui les transcende et qui est lui aussi relativement autonome. Ce principe de solidarité soulève la question de la place réservée à la justice distributive au sein d’une fédération, que ce type de justice se manifeste entre acteurs gouvernementaux ou entre citoyens de la fédération, par-delà leur appartenance à une entité fédérée particulière. Autrement dit, ce principe force à réfléchir à l’idée d’une citoyenneté fédérale authentique.
Pour leur part, les principes supplétifs sont ceux de parité et de coopération. Le principe de parité présuppose l’autonomie relative de chaque ordre gouvernement constitutionnellement reconnu (ce qui comprend l’autonomie de l’ordre juridique que constitue la fédération envisagée globalement vis-à-vis les niveaux gouvernementaux fédéral et fédérés) et, en corollaire, la co-dépendance des ordres juridiques au sein de la fédération. Il s’ensuit logiquement que toute tentative d’instrumentalisation de la fédération afin de satisfaire les intérêts égoïstes du gouvernement fédéral ou d’un ou de plusieurs gouvernements fédérés devrait être vue avec suspicion. Dans cette optique, dès lors qu’une décision est susceptible d’affecter de manière plus que triviale l’existence ou l’évolution structurelle d’une fédération, les deux niveaux de gouvernement devraient en principe avoir un égal droit de cité dans le processus y menant, ce qui participe de l’essence du principe de parité. Vu sous cet angle, ce principe peut être raisonnablement envisagé comme une émanation du principe d’égalité lorsqu’on le conçoit dans une perspective substantielle plutôt que simplement formelle. Toutefois, diverses dispositions constitutionnelles, notamment celles ayant trait au processus de modification de la constitution au sein d’une fédération, peuvent mettre en question cette égalité, à un point tel où l’on peut difficilement caractériser le principe de parité comme étant inhérent au fédéralisme. En revanche, en l’absence de telles dispositions, il est loisible de faire l’hypothèse que ce principe devrait être traité comme un principe opératoire du fédéralisme, mais à titre supplétif seulement.
L’on devrait attribuer le même statut au principe de coopération. La coopération des ordres de gouvernement représente d’abord et avant tout, quoiqu’à divers degrés, un fait dans la vie quotidienne de toutes les fédérations, de sorte que cette idée est rarement conceptualisée comme donnant naissance à des obligations juridiques. Le principe de loyauté présuppose certes la mise en œuvre de certaines obligations sous-tendant la coopération entre divers acteurs fédératifs, mais cette coopération demeure pour l’essentiel passive (ou négative) en ce qu’elle impose généralement des devoirs de ne pas poser des gestes qui auraient pour effet de nuire aux actions par ailleurs légales et légitimes d’un acteur fédératif donné. Qu’en est-il, alors, de la coopération active ? Là encore, et bien que la prééminence d’une dynamique fédérale coopérative ou compétitive ne devrait pas déterminer l’identification de principes déontiques-axiomatiques, il est difficile de ne pas constater qu’autant la force normative conférée à l’autonomie en contexte fédératif que la trajectoire évolutive particulière de chaque fédération font obstacle à la reconnaissance d’un principe déontique-axiomatique de coopération active. Une simple présomption réfutable de coopération active devrait être appliquée en l’absence de disposition constitutionnelle explicite au contraire.
Enfin, toute fédération présuppose l’existence de principes agonistiques du simple fait que sa structure minimalement duale rend les conflits intergouvernementaux inévitables. À cet égard, si l’on accepte la prémisse de la théorie proposée, qui veut que ces conflits, même lorsqu’ils sont formulés dans une langue juridique technique, interpellent souvent les valeurs inhérentes à une fédération, ou que leur issue est susceptible d’influer considérablement sur son fonctionnement, la manière dont ces conflits sont réglés constitue une variable de la plus haute importance pour tous les acteurs fédératifs concernés et, plus largement, pour la destinée de la fédération elle-même. Une première question est alors de savoir qui est compétent pour les résoudre. Nous avons soutenu précédemment qu’une autorité qui n’est pas contrôlée par un acteur fédératif particulier devrait en principe avoir le dernier mot en la matière. Ce qui exige de reconnaître l’existence d’un principe d’arbitrage fédératif.
Un tel principe devrait être compris comme imposant que tous les différends intergouvernementaux affectant concrètement le partage fédératif des compétences de même que toute action menaçant potentiellement l’équilibre interne de la fédération puissent être soumis à l’arbitrage d’un tiers indépendant et impartial, qui sera souvent un organe juridictionnel. Une autre variable qui doit être prise en considération dans ce contexte est que cette tierce partie indépendante et impartiale est tenue de décider et de régler ces conflits.
Banale, cette observation aiguille l’attention vers les raisons sur lesquelles une telle décision peut être fondée. Tenons ici pour acquis, pour les fins de la discussion, que ni les dispositions explicites d’une constitution ni les principes substantiels que cette théorie met en avant n’offrent une raison forte permettant de régler un cas dans un sens plutôt que dans d’autres, et qu’aucune clause de prépondérance fédérale ne trouve application dans ce cas. Postulons également que des arguments valables peuvent raisonnablement appuyer n’importe quelle position dans le débat. En outre, faisons l’hypothèse – difficile à invalider – qu’une alliance de type fédéral tend à profiter d’un certain niveau de transparence, de flexibilité et d’efficience dans son fonctionnement. Enfin, posons la prémisse que le règlement des différends dans une telle alliance doit être fait dans un contexte assurant une certaine sécurité systémique. La sécurité systémique est entendue ici comme posant deux exigences distinctes, mais inter-reliées. La première est qu’une règle de conflit raisonnablement claire et d’application prévisible soit reconnue dans toute fédération, alors que la seconde promeut l’idée que les conflits ne doivent pas être réglés par une règle de conflit dont une application mécanique mènerait à l’oblitération des principes substantiels constituant le substrat de la théorie proposée. Autrement dit, une telle règle de conflit ne devrait jamais miner l’intégrité du système de raisons devant inspirer le règlement des différends fédératifs. Ces considérations mettent selon nous en lumière l’importance de reconnaître le concept de subsidiarité en tant que principe agonistique. Des nombreuses acceptions que reçoit le principe de subsidiarité, la plus avisée nous paraît être celle qui le tient pour une règle de conflit dont l’application doit être contextualisée et sensible aux faits.
À ce stade, que l’on accepte ou non les principes particuliers dont la théorie propose la reconnaissance importe finalement assez peu. Son essence est ailleurs et tient dans la thèse selon laquelle le fédéralisme est irréductible au partage technique des compétences que l’on peut trouver dans telle ou telle constitution. Dans cette optique, le fédéralisme est aussi, et peut-être avant tout, un mode de saisie constitutionnelle d’une dynamique politique qu’ont en partage des États présentant tous des caractéristiques structurelles fondamentales caractérisant une fédération. De cette dynamique découle un mode particulier de justification constitutionnelle conditionné par les principes normatifs formant le deontos du fédéralisme et interpellant son telos. Ensemble, ces principes sont constitutifs d’un intervalle discursif et déontique balisant la gamme des justifications possibles. Parce qu’il est possible d’en tirer des conséquences juridiques, leur reconnaissance est susceptible d’assurer la stabilité de la fédération et, dans la mesure où les tribunaux s’en inspirent explicitement ou implicitement, ils peuvent contribuer à donner sens au principe constitutionnel du fédéralisme. Tels qu’évoqués, ils jettent en quelque sorte les bases d’un principe de légalité fédérale qui devrait informer autant l’interprétation des dispositions constitutionnelles explicites que celle des silences, ambiguïtés ou pouvoirs discrétionnaires qui se retrouvent dans la plupart des constitutions fédérales. Dans cette optique, cette idée de « légalité fédérale » met en lumière des schèmes récurrents de justification constitutionnelle qui, quoique mis en œuvre différemment selon les fédérations, transcendent ces différences.
En fait, la lecture du fédéralisme que véhicule la théorie proposée traite ce type particulier de régime constitutionnel comme un bien constitutionnel. Bien évidemment, le fédéralisme peut aussi légitimement être envisagé comme un outil permettant l’atteinte d’objectifs politiques, sociaux ou économiques. En revanche, de tels objectifs doivent être considérés pour ce qu’ils sont, en l’occurrence des objectifs fondamentalement extrinsèques au fédéralisme qui ne devraient être intégrés à l’analyse juridique qu’une fois que la matrice factuelle d’une espèce a été saisie d’abord sous l’angle du fédéralisme lui-même, soit après que le texte constitutionnel et les précédents ont été examinés à la lumière des principes normatifs, souvent implicites, sous-tendant le fédéralisme. C’est dire, d’un point de vue juridique, que le seul fait que ce type de régime politique soit enchâssé dans un instrument constitutionnel plutôt que dans une simple loi, devrait inciter les interprètes à lui reconnaître une force normative prééminente et à en tirer des conséquences concrètes. D’où, en pareil contexte, l’importance d’appréhender le fédéralisme comme un bien constitutionnel, comme on le fait par exemple pour un appareil constitutionnel de protection des droits fondamentaux. Il est en outre soutenable, dans une optique instrumentale, qu’un équilibrage adéquat entre plusieurs objectifs externes au fédéralisme soit plus aisément réalisable si les arguments invoquant ces objectifs sont sciemment dissociés de ceux, normatifs, liés au principe fédéral. Ainsi, plutôt que de masquer ces objectifs externes derrière un argumentaire juridique technique, l’approche mise en avant vise à les rendre davantage visibles afin d’accroître la transparence des débats ayant trait à leur pertinence dans les différends fédératifs où on les invoque. Dans cette optique, les arguments fondés sur de tels objectifs ou les promouvant doivent être arrimés au fédéralisme, c’est-à-dire justifiés en fonction des principes sous-jacents à celui-ci, et non le fédéralisme forcé, lui, de s’arrimer aux canevas de raisonnement instrumentaux sous-jacents à ces objectifs externes. Pour ce faire, toutefois, il faut cesser de ne voir dans le fédéralisme qu’une simple « boite à outils ».
Jean-François Gaudreault-DesBiens est doyen et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées, Faculté de droit, Université de Montréal.
Pour citer cet article :
Jean-François Gaudreault-DesBiens « Pour une théorie déontique-axiomatique de la décision en contexte fédéral, ou quelques jalons pour une philosophie politico-juridique du fédéralisme », Jus Politicum, n°16 [https://juspoliticum.com/articles/Pour-une-theorie-deontique-axiomatique-de-la-decision-en-contexte-federal-ou-quelques-jalons-pour-une-philosophie-politico-juridique-du-federalisme]