Le Parlement de la Réforme et la naissance de l’Église d’Angleterre
Comment expliquer que l’Angleterre du XVIe siècle, profondément marquée dans ses structures politiques, économiques et sociales par le catholicisme romain s’en soit soudain défaite au profit de l’établissement d’une Église nationale ? Plus schismatique qu’hérétique, provoquée par les amours contrariés d’un roi de la Renaissance et facilitée par les écarts et les excès du clergé traditionnel, la Réforme henricienne ne peut être comprise qu’au regard du rôle central joué par l’institution parlementaire. Henry VIII, conscient que la Chambre des Communes est prompt à exprimer la lassitude croissante qu’éprouvent les classes commerçantes et industrielles face au joug religieux, n’hésite pas en effet à encourager, pour mieux l’encadrer, la montée en puissance du Parlement. C’est avec l’appui de ce dernier que s’effectue le passage du particulier au général, d’une demande d’annulation de mariage à un assaut contre l’ensemble des prérogatives pontificales. Il apparaît alors progressivement comme un instrument utile susceptible de favoriser le maintien, voire le renforcement, de la prérogative royale. Dès lors, si la place centrale qu’occupe le Parlement au sein des institutions anglaises ne sera véritablement assurée qu’avec le Bill of Rights de 1689, le Parlement de la Réforme n’en constitue pas moins un premier pas, ambivalent mais précoce, dans cette direction.
In order to pressurise the pope in Rome into granting Henry VIII’s divorce from Catherine of Aragon, the King summoned what would be latter known as the Reformation Parliament. Sitting from 1529 to 1536, it fundamentally changed the nature of Parliament and of English government, Henry VIII becoming conscious that he could best effect his will through the assent of Parliament in statute. Under the direction and impetus of the King, it passed laws which transferred religious authority from the Pope to the English Crown, affecting not only religious practice and doctrine – in a more schismatic than protestant way – but also many aspects of national life. Framed by the monarch’s will, the Reformation Parliament can thus be considered as an ambiguous but early step toward the doctrine of sovereignty of King-in-Parliament.
Contrairement à une idée communément admise, la naissance de l’Église d’Angleterre s’avère bien plus schismatique qu’hérétique : la contagion de l’Angleterre du XVIe siècle par les doctrines de Luther et de Calvin ne joue en effet qu’un rôle tardif dans l’affaire. Ravivée par une série télévisée à succès et une belle exposition parisienne, la culture populaire a d’ailleurs gardé souvenir du rôle central tenu par la passion d’Henri VIII (1509-1547) pour Anne Boleyn. Initié par un principe égoïste, favorisé par les tergiversations du pape Clément VII face à la demande d’annulation du mariage d’Henri VIII avec Catherine d’Aragon, le schisme n’en aboutit pas moins à la genèse d’une Église nationale fondée par l’acte de Suprématie de 1534. L’Église d’Angleterre bénéficie depuis lors d’un statut officiel qui lui accorde des droits et des privilèges garantis par l’État en échange de certaines obligations à l’égard des pouvoirs publics. Ce statut, dont profite également l’Église presbytérienne d’Écosse, est resté quasi inchangé depuis le XVIe siècle.
Ce lien étroit entre réforme religieuse et projet politique explique largement la figure singulière qui a fini par être celle de la Réforme en Angleterre. Bossuet soulignait à cet égard combien « l’Église anglicane parle ambigument ». Ambiguë, l’Église anglicane l’est très certainement par ses structures et sa doctrine. Il s’agissait d’établir une Église nationale, tout en conservant pour l’essentiel les articles de la foi catholique exception faite, bien entendu, de la suprématie spirituelle du pape sur l’Église d’Angleterre. La suite de l’histoire, pendant laquelle se succèdent sur le trône les enfants nés des différents lits d’Henri VIII, est d’ailleurs, un temps, particulièrement chaotique. Sous le règne d’Edouard VI (1547-1553), la Réforme connaît une inflexion nettement calviniste, avant que Marie Ier (1553-1558) ne réintègre brièvement l’Angleterre dans le giron romain. C’est en définitive pendant le long règne d’Elisabeth Ier (1558-1603), fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn, que sont fixés, par l’acte d’uniformité de 1562, les traits caractéristiques des institutions anglicanes.
L’Église anglicane reconnaît pour chef, à la place du pape, le souverain temporel qui peut, de ce fait, faire élire par les chapitres les évêques de son choix. Le dogme, l’administration et la discipline du clergé demeurent cependant sous la direction des évêques et des archevêques, tandis que l’archevêque de Cantorbéry, primat du Royaume-Uni, couronne le souverain. Si l’Église anglicane a fait siens nombre des dogmes de Calvin, elle a en effet conservé, comme le catholicisme, une certaine pompe et une structure hiérarchique marquée. Sur le plan théologique, un mélange des genres similaire prévaut au sein des « Trente-neuf Articles de religion », adoptés en 1563 par l’Église d’Angleterre pour se définir à la fois par rapport au catholicisme et au puritanisme naissant. Ils reconnaissent la Trinité, l’incarnation, la résurrection du Christ et la divinité du Saint Esprit, mais n’admettent que deux sacrements d’institution divine et rejettent la présence réelle de Jésus dans l’eucharistie, le purgatoire, les indulgences ainsi que le culte rendu aux images et aux saints.
Aux yeux d’un observateur français, l’existence de cette Église nationale juridiquement « établie » paraît profondément atypique. Certes, elle n’a en rien empêché une sécularisation largement antérieure à la Révolution industrielle, ni l’installation, comme en France, d’un profond phénomène d’indifférence religieuse. Il n’en demeure pas moins que la Grande-Bretagne n’a jamais connu de phase d’anticléricalisme comparable à celle que la France a expérimenté sous la IIIe République, ni de réelle laïcisation de l’État. De plus, l’anglicanisme repose sur une structure interne profondément originale, dont il est difficile à un esprit familier du catholicisme romain de saisir les principes. Un tel effort s’avère pourtant fructueux, tant sont riches les observations que le juriste, plus particulièrement, est susceptible d’effectuer.
Loin de s’organiser de manière hiérarchique autour de l’autorité centrale du pape, l’anglicanisme rassemble en réseau, au sein de la Communion anglicane, différentes Églises locales, profondément autonomes. Une Église appartient à la communauté anglicane dès lors qu’elle se déclare unie au siège archiépiscopal de Canterbury. Cette union n’emporte cependant aucune soumission à une quelconque juridiction ou autorité doctrinale, puisque la primauté de l’archevêque de Canterbury reste purement honorifique, analogue à celle des patriarches orthodoxes. De la même manière, la Conférence de Lambeth qui, depuis 1867, réunit tous les dix ans les évêques anglicans, adopte certes des résolutions dotées d’une force persuasive mais qui ne s’imposent pas aux Églises locales. Avec 26 millions de fidèles, mais un million seulement de pratiquants réguliers, l’Église d’Angleterre reste la plus nombreuse d’une Communion anglicane qui a largement essaimé, au gré de la colonisation, dans le reste du monde. Pratiques et contenu de la foi divergent d’ailleurs largement d’une Église à une autre, allant de la revendication traditionnelle des Trente-Neuf Articles dans leur ensemble à l’adhésion à certains d’entre eux seulement. Il est possible que ce pluralisme théologique ait ouvert la voie à l’acceptation de la diversité religieuse qui est au cœur du compromis constitutionnel sur lequel reposent les institutions britanniques. En effet, les textes fondateurs du constitutionnalisme anglais, qu’il s’agisse du Bill des Droits de 1689, de la loi d’Établissement de 1701 ou de la loi d’Union de 1707 ont eu pour conséquence, en contenant les tentations absolutistes et leur fondement spirituel, de favoriser, à des degrés divers, la survie puis l’épanouissement des minorités religieuses. Ce principe du pluralisme confessionnel s’est ensuite étendu, au fil des siècles, aux non-chrétiens, au point de constituer un élément caractéristique de la société britannique contemporaine.
Outre l’acceptation de ce pluralisme théologique, l’anglicanisme semble se caractériser par un fort attachement à sa dimension historique. Plus encore sans doute que le catholicisme romain, il se vit comme un héritage. Il suffit pour s’en convaincre de voir combien sont fréquents, dans les débats sur le mariage homosexuel ou l’ordination des femmes qui agitent la Communion anglicane à l’heure actuelle, les allusions aux textes fondateurs. Les uns multiplient les références aux Trente-Neuf Articles, tandis que d’autres proclament leur attachement au Book of Common Prayer qui, élaboré sous Edouard VI, s’efforçait déjà de synthétiser le compromis anglican.
Ces caractéristiques de l’anglicanisme ne peuvent qu’intéresser le juriste familier du common law. D’une part, le parallèle entre ce pluralisme théologique de l’anglicanisme et le pluralisme juridique qui est au cœur du common law paraît frappant. Si ce dernier est en effet conçu comme un véritable droit commun qui, à partir du XIIe siècle, se substitue peu à peu aux règles locales ou particulières d’origine anglo-saxonne pour s’appliquer sur l’ensemble du royaume, il est dénué de dimension résolument uniformatrice. À l’image de l’anglicanisme qui accueille en son sein des doctrines concurrentes, le common law a toujours admis une sorte de pluralisme juridique, c’est-à-dire l’existence de droits particuliers, de règles spécifiques applicables ici ou là. D’autre part, la tendance des Anglicans à attacher une valeur particulière à l’écoulement du temps entre inévitablement en résonance avec l’approche traditionnelle des questions juridiques et politiques qui tend à légitimer ce qui possède un caractère ancien et coutumier. Toutefois, il n’y a sans doute pas matière à s’étonner outre mesure de ces points communs, droit et religion constituant deux des expressions les plus traditionnelles d’une culture nationale.
L’intérêt de l’anglicanisme pour le juriste ne se limite pas à cette seule dimension culturelle et identitaire. Il s’étend à sa genèse même. Comment en effet un pays, qui, au milieu du XVIe siècle, est profondément marqué dans ses structures politiques, économiques et sociales par le catholicisme romain est-il soudain parvenu à s’en défaire de manière aussi radicale ?
L’anglicanisme contemporain est en réalité le lointain résultat d’une construction incertaine, d’une rencontre improbable entre les amours contrariés d’un roi de la Renaissance, une institution parlementaire en plein devenir et des désirs de réformes de plus en plus pressants. Si le dogme ne joua pas, dans la Réforme anglicane, un rôle comparable à celui de la justification par la foi en Allemagne ou de la prédestination en Suisse, l’Angleterre du XVIe siècle n’en est pas moins lasse de la surpuissance du clergé. Dans ce contexte, la répudiation de Catherine d’Aragon apparaît moins comme la cause première du schisme que comme un facteur de dissension supplémentaire entre la monarchie anglaise et la papauté. En transformant en inimitié les liens initiaux entre le monarque anglais et l’institution papale, elle a fini par priver cette dernière du seul pouvoir capable de résister à des forces qui lui étaient depuis longtemps contraires (I).
Nombre de commentateurs ont souligné avant nous l’importance de la dimension matrimoniale dans l’histoire de la Réforme. Nous voudrions compléter cette analyse classique en insistant ici sur le rôle joué par l’institution parlementaire. Cette dernière, alors en pleine transformation, a permis l’expression d’une certaine forme de consentement à la politique d’Henri VIII, appui que ce dernier a régulièrement encouragé et dont il s’est largement prévalu. Le Parlement de la Réforme est alors, pour le monarque, l’instrument tout trouvé de la mise en place d’une Église nationale, le mode d’expression privilégié d’une politique séparatiste qui s’efforce, pour des raisons essentiellement opportunistes, de rompre avec Rome (II).
Il serait pourtant erroné de croire que la Réforme correspond à un plan préétabli. Elle paraît surtout provoquée par l’enchaînement des événements. Il en résulte néanmoins rapidement un véritable schisme qui se caractérise par la mise en place d’une religion d’État, un empiétement radical du pouvoir temporel sur le spirituel et une perte très nette des libertés ecclésiastiques (III).
I. Un contexte favorable
L’impossibilité d’obtenir du pape l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon incite Henri VIII à se passer de l’assentiment papal et donne le signal, à partir de 1529, des grandes mutations politico religieuses (A). Le discrédit dont souffrent alors l’autorité pontificale et l’Église romaine dans l’Angleterre du XVIème rend progressivement concevable l’idée d’une rupture (B).
A. L’affaire du divorce
Du règne d’Henri VIII, la culture populaire n’a guère retenu que la figure de ce « multirécidiviste matrimonial » qui n’hésita pas à faire exécuter deux de ses six épouses. Au-delà de ces hauts faits d’armes, c’est un homme cultivé, polyglotte, autoritaire et d’une redoutable intelligence. Contemporain de François Ier et de Charles Quint, il se vend habilement – et régulièrement – au plus offrant. Henri VIII se pique par ailleurs d’humanisme : il correspond avec Budé, Érasme et il est un temps très proche de Thomas More, l’auteur de l’Utopie, qu’il nomme Lord Chancelier en 1529. Enfin, il est à la fois roi et époux par défaut. Il ne succède en effet à son père Henri VII en 1509 qu’en raison du décès prématuré, sept ans auparavant, de son frère ainé Arthur Tudor. Souhaitant maintenir l’alliance espagnole, il épouse sa belle-sœur et veuve Catherine d’Aragon. Tante de Charles Quint et plus âgée que son royal époux, elle ne parvient à lui donner qu’une fille viable, la future Marie Tudor. Certes, l’Angleterre ne connaît pas la loi salique, mais jamais aucune femme n’est jusque-là montée sur le trône et la légitimité de la dynastie est encore trop fragile pour courir le risque, via un mariage princier, de reproduire la situation qui fut à l’origine de la guerre des Deux Roses entre les York et les Lancastre, ou de tomber sous un joug étranger. Par ailleurs, Charles Quint ayant rompu l’alliance entre l’Espagne et l’Angleterre, le mariage d’Henri VIII avec Catherine d’Aragon n’a plus de justification diplomatique.
Il y a donc bien au cœur de la volonté royale de convoler avec Anne Boleyn, non pas seulement une question d’inclinaison personnelle, mais une dimension éminemment étatique : la volonté d’assurer au trône d’Angleterre la stabilité qu’il requiert. Pour obtenir l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon, Henri VIII avance alors le tardif scrupule d’avoir épousé la veuve de son frère Arthur en invoquant l’Ancien Testament : « Si un homme prend la femme de son frère, c’est une impureté […] ; ils seront sans enfant ». Une décision favorable aurait peut-être pu être obtenue du pape, à qui Henri VIII dépêcha envoyés sur envoyés, si Clément VII, depuis le sac de Rome par les troupes de Charles Quint en 1527, n’avait pas été sous la coupe du souverain Habsbourg.
Henri VIII dispose néanmoins d’un entourage dévoué, avec en premier lieu Thomas Wolsey, son ancien chapelain, un homme épris de fastes et aux manières ostentatoires, mais fin diplomate, promu cardinal puis Chancelier du royaume et légat à vie du pape. Wolsey exerce sur le clergé anglais une autorité d’autant plus forte qu’il cumule les bénéfices de l’archevêché d’York, de l’évêché de Durham et de l’abbaye de Saint Albans. Bientôt, c’est essentiellement par son intermédiaire que l’Église d’Angleterre demeure liée à Rome. C’est donc lui qui est chargé d’obtenir du pape l’annulation du mariage d’Henri VIII avec Catherine d’Aragon, alors même que son autoritarisme et son faste commencent à nourrir le mécontentement en Angleterre. Face aux tergiversations pontificales, le tribunal des légats – composé de Wolsey et du cardinal Campeggio – est saisi de la question, tandis qu’est nommée une commission d’enquête, présidée par ce dernier. Mais la commission ne se résout pas à conclure et porte l’affaire devant le pape, provoquant en 1529 la disgrâce de Wolsey.
L’année 1529 est d’ailleurs considérée par les historiens comme faisant date dans la biographie d’Henri VIII. Avant 1529, Henri VIII est un continuateur plus qu’un innovateur. À l’heure des déchirements religieux sur le continent, alors que Luther a levé l’étendard de la révolte contre Rome, le roi soutient le catholicisme romain. Il combat très énergiquement le luthérianisme dont les thèses sont débattues dès 1518 au sein de l’Université de Cambridge et incite, ce faisant, les théologiens acquis à celles-ci à émigrer ou à se faire plus discrets. Il publie même un ouvrage qui lui vaut le titre de défenseur de la foi décerné par le pape. La chute de Wolsey en 1529 donne toutefois le signal des grandes mutations politico-religieuses. Ce dernier est d’abord remplacé par une sorte « triumvirat des trois Thomas » : Thomas More devient Chancelier, Thomas Cranmer fait office d’archevêque de Canterbury, tandis que Thomas Cromwell, futur titulaire de l’Échiquier, monte déjà en puissance. À partir de là, Henri VIII prend toute une série de mesures destinée à parvenir à ses fins, en se passant de l’assentiment papal. À l’instigation de Cranmer, les principales universités européennes sont ainsi consultées sur le bien-fondé de la demande d’annulation. Signe d’un certain rapprochement avec le grand rival François Ier, les théologiens de la Sorbonne et d’autres universités françaises sont sollicités. L’Université d’Orléans se prononce par exemple, à deux reprises, en faveur du roi. Une pétition des Grands va dans le même sens. L’indécision du Saint-Siège, qui oscille entre temporisation et stratégie d’intimidation, ne fait en définitive que durcir les positions. Certains conseillers d’Henri, dont Thomas Cromwell, en viennent ainsi à défendre un « anglicanisme » proche du gallicanisme français tandis que Cranmer, progressivement gagné au luthéranisme mais confirmé par Rome en tant qu’archevêque de Canterbury en mars 1533, incite à des évolutions doctrinales. Autant d’étapes vers une rupture qui est largement facilitée par une relative exacerbation des tensions entre Église et société politique.
B. La complexité des liens entre Église et société
Au XVIe siècle, le système religieux est fondé en Angleterre sur le monopole d’une Église catholique particulièrement bien dotée. Elle est riche d’un tiers des terres du royaume réparties entre ordres monastiques et clergé séculier et protégée des hérésies par la reconnaissance d’un pouvoir juridictionnel étendu et l’existence de lois pénales particulièrement répressives.
Toutefois, depuis le grand schisme d’Occident, l’autorité pontificale souffre d’une éclipse graduelle, encore renforcée par les désordres en Italie. À l’idéal d’unité du moyen âge qui tendait à regrouper les diverses parties de la chrétienté en un corps unique a succédé un esprit plus national qui est par essence séparatiste. Depuis longtemps déjà, le roi d’Angleterre défend efficacement son clergé à l’encontre des prétentions papales, en subordonnant par exemple dès le XIVe siècle toute levée de taxe à l’obtention d’une autorisation royale. Au XVe siècle, les nominations aux évêchés sont déjà en pratique quasiment à la discrétion du roi. La position même de Wolsey, à la fois Chancelier du royaume et légat à vie du pape ainsi que l’autorité qu’il pouvait exercer, du temps de sa splendeur, sur le clergé étaient déjà le signe, bien avant la reconnaissance officielle de la suprématie royale, de l’existence d’une Église nationale.
Par ailleurs, dans cette Angleterre de la Renaissance, l’intégration de l’Église au sein de la société politique ne se réduit pas à ses seules relations avec le roi, seule susceptible de la protéger, d’abord de l’hérésie Lollardo-Wycliffienne, puis des tentations luthériennes. Elle résulte également de la profonde interpénétration des élites religieuses et laïques. Les premières, souvent immensément riches jouent un rôle important au sein de la classe seigneuriale, tandis que les secondes, à travers les fondations pieuses d’hospices et de collèges, sont essentielles à l’Église. Dans ce contexte, ni l’État, ni les classes dominantes n’entendent se laisser dicter leur conduite par une autorité étrangère fût-elle pontificale. Elles s’attachent bien davantage à veiller au respect du Praemunire et du Statut des Proviseurs, en vertu desquels, depuis le XIVe siècle, quiconque portait à des cours ecclésiastiques ou en cour de Rome des causes dont la connaissance appartenait aux tribunaux royaux, devait être puni.
Enfin, lorsque sonne l’heure du schisme, les sentiments hostiles à l’Église romaine et à la papauté ont déjà des racines très anciennes. En témoigne notamment la survie, malgré une sévère répression, du mouvement Lollard, plus de cent ans après la perte de toute autorité universitaire. Pour nier la supériorité du souverain pontife, Henri VIII fait d’ailleurs rechercher les textes condamnés du XIVe siècle : ceux de Wycliff bien entendu, mais aussi de Guillaume d’Ockham. Plus généralement, le clergé, trop fastueux ou indifférent, souvent mal formé, n’est guère apprécié. L’évêque n’est, dans la majorité des cas, qu’une sorte de haut fonctionnaire que le diocèse voit rarement. Les humanistes dénoncent avec force les abus de l’époque et c’est d’ailleurs au domicile de Thomas More qu’Érasme rédige en 1511 son Éloge de la folie. Le culte excessif des reliques, des images, des indulgences ou encore l’injustice des tribunaux ecclésiastiques font le lit de cet anticléricalisme.
Ces sentiments se reflètent au sein du Parlement, en particulier au sein de la Chambre des Communes élue par les classes commerçantes et industrielles lasses du joug religieux. Wolsey dissout d’ailleurs le Parlement en 1515 précisément pour cette raison. Lorsqu’au lendemain de la chute du Chancelier-légat, le Parlement est à nouveau convoqué, il reprend les récriminations de 1515 et multiplie les projets de lois qui visent à assujettir le clergé. Dès lors, le Parlement apparaît comme l’instrument par excellence du passage du particulier au général, d’une demande d’annulation de mariage à un assaut contre l’ensemble des prérogatives pontificales.
II. Un instrument tout trouvé
Au XVIe siècle, la tradition parlementaire, bien ne s’étant pas ancrée de manière linéaire, est déjà forte en Angleterre (A). Henri VIII, conscient de la manière dont il pourrait utiliser le Parlement dans son conflit avec Rome, n’hésite pas à accompagner sa montée en puissance pour mieux l’instrumentaliser (B).
A. La tradition parlementaire
Au XVIe siècle, l’Angleterre est un petit royaume d’environ quatre millions de sujets, dont près de la moitié a moins de 18 ans. Sa population a été décimée par la peste, les villes sont rares et l’aristocratie, sortie très affaiblie de la guerre des Deux-Roses, a été soumise d’une main de fer par Henri VII, père d’Henri VIII. Le Parlement est déjà un lieu de dialogue institutionnalisé. La cour féodale s’est en effet transformée, dès la fin du XIIIe siècle, en une assemblée regroupant prélats, barons, chevaliers arrivant des comtés et délégués des bourgs privilégiés. Assez vite, on en arrive à une institution de près de 300 personnes, quantitativement plus importante et socialement plus homogène que les Cortes castillans ou autres assemblées du tiers. Dès le règne d’Edouard II (1307-1327), les représentants sont enjoints de se rendre au Parlement en disposant des « pleins pouvoirs de faire et de consentir à ce qu’il sera ordonné par le commun conseil ». Cette formulation traditionnelle des ordres de convocations à Westminster est destinée, pour l’essentiel, à garantir que les représentés se sentiront tenus par le consentement à l’impôt de leurs représentants. Toutefois, elle interdit également au souverain de lever l’impôt sans le consentement de ses sujets, sauf à se heurter à une hostilité renforcée. De plus, le rôle du Parlement ne se réduit pas à la fiscalité, le droit de pétition lui permettant progressivement de conquérir un pouvoir d’initiative des lois. Le roi prend donc l’habitude de convoquer régulièrement des Parlements, conçus sur le modèle de 1295. À la fin du Moyen Age, l’écart se creuse entre l’Angleterre et le continent : il est établi que le roi anglais est soumis au droit et qu’il gouverne entouré d’un Parlement. Dès 1469, Fortescue peut ainsi opposer la monarchie royale française, à la monarchie « politique et royale » anglaise.
Toutefois, contrairement à ce que l’historiographie britannique a souvent prétendu, l’évolution du Parlement henricien est loin d’être linéaire. Pendant les vingt premières années de son règne, Henri VIII, à l’instar de son père, légifère essentiellement en conseil et se passe allégrement du Parlement, au prix d’ailleurs de quelques exactions fiscales. Wolsey avait ainsi l’habitude d’envoyer des commissions en provinces chargées d’obtenir, « à l’amiable », les emprunts destinés à remplacer les subsides extraordinaires du Parlement. Toutefois, même malmenée, la tradition parlementaire était déjà bien ancrée. Dès lors, la décision d’Henri VIII de convoquer le Parlement face à l’enlisement des négociations avec le pape, ne relève pas tant du coup de génie politique que de la volonté de s’inscrire dans une procédure coutumière et de se servir des instruments dont il dispose pour parvenir à ses fins. Nombre de courriers échangés entre Henri VIII et ses ambassadeurs témoignent ainsi de la volonté du roi, à partir des années 1530 d’user de la menace de passer par le Parlement pour obtenir du pape qu’il accède à sa demande. Toutefois, jusqu’à l’arrivée de Cromwell au pouvoir en 1533, le Parlement n’est en pratique que de peu d’utilité à Henri VIII. Tout au plus peut-il dispenser un certain soutien à ses démarches, mais, au grand désarroi du monarque, il s’avère incapable de le libérer de son union avec Catherine d’Aragon. Cromwell, parlementaire de formation et d’inclinaison va inciter Henri VIII à aller beaucoup plus loin : il s’agit non seulement d’affirmer, à l’encontre des prétentions pontificales, la suprématie du roi en son royaume, mais de la rendre effective en ne se contentant plus du respect de la règle médiévale du Praemunire, mais en faisant adopter, par le Parlement, de nouveaux textes sanctionnant ceux qui y contreviendraient. La place institutionnelle du Parlement s’en trouve largement confortée et son mode de fonctionnement modernisé.
B. La montée en puissance et la modernisation du Parlement
La place centrale qu’occupe le Parlement au sein des institutions anglaises ne sera véritablement assurée qu’à la fin du XVIIe siècle avec la Glorieuse Révolution et le bill of Rights de 1689. Le Parlement de la Réforme peut néanmoins être conçu comme un premier pas dans cette direction. La montée en puissance est tout d’abord quantitative. Réuni de 1529 à 1536, il siège beaucoup plus souvent que pendant les 20 premières années du règne d’Henri VIII. Les parlementaires s’habituent à travailler ensemble au sein d’une institution qui n’est plus épisodique mais permanente et de ce fait plus à même, à terme, d’incarner la souveraineté. Les deux chambres connaissent une relative croissance du nombre de leurs membres. À partir de la fin des années 1530, le conseil du roi qui, dans sa configuration médiévale, était traditionnellement large se réduit peu à peu et donne naissance au conseil privé. Les conseillers progressivement exclus se rabattent sur la chambre des Lords, ce qui a mécaniquement pour effet d’accroître l’importance de la fonction consultative du Parlement. La Chambre des Communes augmente d’une trentaine de membres, la création de nouveaux sièges permettant parfois la constitution de clientèles, notamment sous la férule de Cromwell voire, avant lui, de Thomas More. Après la chute de Cromwell, les élections deviennent toutefois relativement libres, les électeurs – petite noblesse ou riches commerçants – étant le plus ferme appui des Tudors. Toutefois, outre les interventions directes dans les élections par des pratiques de présentation ou de recommandation, les moyens à disposition de la couronne pour influencer la composition du Parlement restent encore nombreux. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, l’envoi d’un représentant au Parlement procède davantage de l’obligation d’obtempérer à l’ordre du souverain en participant, parfois de mauvaise grâce, au travail de conseil du roi, que de la jouissance d’un privilège. L’indemnisation des représentants par leurs électeurs facilite alors l’influence de la couronne sur la composition du Parlement, cette dernière étant prête à prendre en charge les frais des représentants. L’obligation de participer aux travaux, rappelée par une loi du début du règne d’Henri VIII, permet également à ce dernier d’accorder de commodes autorisations d’absence à ceux qui montreraient des velléités d’opposition.
L’usage de ces différents procédés témoigne évidemment de la volonté d’instrumentaliser l’institution parlementaire, mais est aussi le signe de son indéniable montée en puissance. De plus, ces mécanismes de contrôle de la Chambre des Communes ne garantissent pas nécessairement à la Couronne un Parlement qui lui soit parfaitement soumis. Tout au plus peut-elle espérer la constitution d’un groupe de parlementaires prêt à soutenir le gouvernement. La plupart des lois nécessaires à la mise en place de la Réforme henricienne font d’ailleurs l’objet d’une opposition qui, si elle est vouée à l’échec, n’en est pas moins vive.
De manière générale, la couronne henricienne parvient cependant à assurer un contrôle assez étroit de la Chambre des Communes. Thomas Cromwell, conscient de l’usage qu’il pouvait faire de l’institution, fut sans doute l’un des premiers hommes d’État anglais à prendre le Parlement au sérieux : il s’assure non seulement que les textes bénéficient d’une préparation de qualité et d’un débat bien mené, mais aussi, via le contrôle qu’exerce régulièrement le Conseil privé sur le Speaker, que ces textes soient bel et bien débattus et dans un sens favorable au gouvernement. Le roi peut également envoyer de proches conseillers diriger les débats et convaincre les parlementaires du bien-fondé des projets gouvernementaux. Il lui arrive également, lorsque cela s’avère nécessaire, de se rendre lui-même au Parlement afin de mieux le contrôler.
Pour Henri VIII, ces procédés de contrôle sont d’autant plus cruciaux que la reconnaissance de l’utilité politique des Chambre des Communes s’accompagne d’une modernisation de son mode de fonctionnement. Sur le plan de la procédure parlementaire, la mutation du système de la pétition en Bill en est l’illustration la plus connue. La pétition, simple doléance, ne présentait qu’un danger mineur pour la prérogative. Lorsque, dans le meilleur des cas, elle donnait naissance à un statute, le sens et la portée de ce dernier étaient essentiellement déterminés par la volonté qu’exprimait le monarque, à travers la réponse à la pétition qui lui avait été soumise. Peu à peu, pétition ou bill deviennent de véritables textes de loi susceptibles d’être sanctionnés devant les juridictions. Si le monarque dispose encore d’un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’en écarter l’application, une pétition qui violerait l’étendue de la prérogative n’est plus sans risque pour la Couronne. Il convient donc, pour le monarque, soit de résoudre, à son profit, le problème dorénavant crucial de l’initiative législative, soit de mettre en place un mécanisme de collaboration entre le roi et les Communes. Bien entendu, sous Henri VIII, la majeure partie des textes émane du gouvernement, mais ils sont déjà soigneusement revus et parfois profondément remaniés par les Communes.
Cette situation paradoxale du réformateur qui consiste à accorder davantage de droits et de pouvoirs à une entité donnée, tout en continuant à contrôler l’usage qui en est fait, est également celle d’Henri VIII face à l’affirmation des privilèges du Parlement. Pour la première fois en 1523, il est expressément fait mention de la liberté de débat au sein de la pétition par laquelle le Speaker supplie le roi d’accorder à la chambre, pour la session à venir, ses droits et privilèges traditionnels. Thomas More, alors Speaker, rompt avec ainsi avec la logique traditionnelle de protection pour s’inscrire dans une logique de revendication. L’absence de réaction du monarque, a priori surprenante, s’explique sans doute par la prise de conscience de l’utilisation politique qui peut être faite de la liberté de parole au sein du Parlement. D’une part, l’octroi d’une participation plus grande des représentants des villes et des comtés à la fonction gouvernementale offre au monarque la possibilité d’adosser sa politique à une forme d’appui populaire. De l’autre, face aux doléances de Clément VII, ce privilège permet au monarque de s’abriter derrière les droits traditionnels du Parlement pour opposer une fin de non-recevoir au pape, tout en lui réclamant des égards particuliers en échange d’une lutte contre l’anticléricalisme, réel ou supposé, des Communes. Par ailleurs, l’irresponsabilité ainsi reconnue reste soumise au respect d’un périmètre strictement limité par l’exercice de la prérogative royale. En d’autres termes, si les représentants jouissent d’une réelle liberté de parole tant qu’ils se prononcent sur des questions que la Couronne leur a expressément soumises, les opinions émises sur les sujets dont ils s’autosaisissent demeurent subordonnées à un contrôle royal qu’il n’est pour l’heure aucunement question d’assouplir. De la même manière l’inviolabilité s’affirme, notamment avec la libération, sur ordre de la chambre des Communes, de G. Ferrers, parlementaire incarcéré alors qu’il se rendait au Parlement, mais son exercice reste subordonné au bon vouloir du souverain.
En s’attachant à adapter les institutions médiévales aux besoins d’un État moderne, Henri VIII, loin de toute idée de contre-pouvoir, conçoit la reconnaissance de la place institutionnelle du Parlement comme une condition nécessaire au maintien, voire au renforcement, de sa prérogative. L’autorité de la Couronne reste donc le moteur d’un Parlement qui est partie intégrante du système monarchique. Les progrès n’en demeurent pas moins indéniables. Passées les turpitudes fiscales de Wolsey, le droit de consentir à l’impôt, qui revient essentiellement aux Communes, est respecté sous le règne d’Henri VIII, ce qui, étant donné le caractère autoritaire du souverain et ses besoins financiers, mérite d’être noté. Enfin et surtout, les lois adoptées par le Parlement de la Réforme témoignent d’un élargissement sans précédent de son champ de compétence : le Parlement transfère l’autorité du pape sur le plan tant religieux que patrimonial à la couronne, participe à l’établissement de la doctrine officielle et altère les règles de succession monarchique. Le schisme n’en est que plus rapidement consommé.
III. Un schisme consommé
Peu à peu, Henri VIII se rend maître de l’Église (A). La complaisance des prélats réunis en Convocation et les tendances anticléricales du Parlement permettent l’adoption de toute une série de mesures qui, loin de rendre l’Église d’Angleterre autonome, la font passer de la dépendance de Rome à celle de la Couronne (B).
A. La séparation d’avec Rome
Furieux de ne pas parvenir à ses fins à Rome, Henri VIII s’engage résolument dans la voie du schisme en remettant l’affaire à la seule décision du clergé anglais. Afin de mettre ce dernier en condition, la Convocation du clergé de Canterbury est réunie sous le prétexte d’obtenir le pardon royal pour les multiples abus du clergé et pour avoir violé le statut de Praemunire en se soumettant à l’autorité de Wolsey, ancien Chancelier certes, mais aussi légat à vie du Pape. En février 1531, le clergé s’incline, implore le pardon royal, accepte le paiement d’une amende et proclame solennellement : « Nous reconnaissons Sa Majesté comme le seul protecteur, l’unique et suprême seigneur et, autant que la loi du Christ le permet, chef suprême de l’Église et du clergé d’Angleterre ». La restriction jésuitique (« autant que la loi du Christ le permet ») voulue par l’évêque Fisher – curialiste tenant de l’autorité du pape – ne change pas grand-chose sur le fond. L’empiètement du pouvoir temporel sur le spirituel est patent et Henri VIII ne peut que se satisfaire de ce césaro-papisme, propre à inquiéter Rome.
L’année 1532 se passe à restreindre l’autorité du Saint Siège par l’intermédiaire du Parlement. Il est d’abord atteint financièrement : la loi de suppression des annates le prive d’une importante source de revenus. L’application de la loi est laissée au bon plaisir du roi, habile moyen de pression sur le pape même si Henri VIII soutenait au nonce qu’il s’agissait là de l’œuvre exclusive des Communes. Parallèlement, sous l’impulsion de Cromwell, le Parlement continue d’exiger plus encore du clergé. En mars 1532, la pétition des Communes dite Supplique contre les ordinaires, vise à lui ravir l’un de ses privilèges les plus anciens : le droit de légiférer librement en assemblée, notamment en matière de mariage. En mai, en dépit de résistances, c’est chose faite : le clergé accepte de soumettre tous ses canons au veto royal. Le roi est dorénavant armé de deux glaives.
1533 est une année décisive. En janvier, Henri VIII et Anne Boleyn convolent secrètement en injustes noces. En mars-avril, la loi de restriction des appels interdit toute ingérence romaine dans les affaires religieuses anglaises et affirme en son préambule le caractère exclusif de l’autorité royale. Entre-temps, le pape s’est résigné à faire un pas en direction d’Henri VIII en confirmant la nomination de Cranmer comme archevêque. Bien mal lui en prend : en mai, ce dernier reconnaît immédiatement la nullité du mariage avec Catherine, la validité de celui avec Anne et procède au couronnement de cette dernière. Le pape réagit en excommuniant les trois principaux intéressés.
La rupture complète avec Rome ne se fait pas attendre. Signe de la volonté de la couronne de se prévaloir d’une certaine forme d’appui populaire, elle prend pour l’essentiel la forme de pétitions de la Chambre des Communes au roi. En janvier 1534, la seconde loi sur les annates entérine leur disparition. Une loi de succession tire également les conséquences, sur la dévolution de la couronne, de la nouvelle situation matrimoniale du roi: Marie, fille d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon est écartée du trône au profit de l’enfant à naitre du roi et d’Anne Boleyn. En novembre 1534, l’Acte de suprématie établit Henri et ses successeurs comme « chef unique et suprême sur terre de l’Église anglicane ». Il détient, à la place du pape, le droit de nommer les évêques, d’excommunier et de réprimer l’hérésie « nonobstant tout usage, autorité ou loi étrangère », mais ne reçoit bien évidemment aucun pouvoir de la part du Parlement. Ce texte essentiel, qui institutionnalise la remise au souverain non plus les seules affaires religieuses, mais de l’Église d’Angleterre elle-même, est soigneusement rédigé sur le mode du constat et non de l’octroi : ce dernier aurait en effet pour inconvénient d’être par nature révocable et de remettre en cause la hiérarchie des organes. La loi est complétée par un deuxième texte qui exige un serment à la personne royale, tandis qu’un troisième assimile toute résistance à un acte de trahison. Épouvantés par l’exécution, en 1535, de l’évêque Fisher et de Thomas More qui refusaient de prêter serment, les protestataires se taisent rapidement. Ite missa est : en face de la vieille Église romaine se dresse dorénavant une Église nouvelle qui ne dépend plus que du roi.
B. Un monarque absolu dans l’Église, quasi-constitutionnel dans l’État
Jusque-là l’Église avait deux maîtres : le pape comme chef spirituel, le monarque comme chef temporel. Dorénavant, elle n’en a plus qu’un : le roi. Or, en dépit du rôle joué par la Chambre des Communes, la prérogative ecclésiastique lui est personnelle et non parlementaire, et Henri VIII entend bien s’en servir, tant sur le plan ecclésiologique que théologique.
De l’autorité ravie à Rome, l’Église d’Angleterre de l’époque ne reçoit rien : elle n’est pas plus autonome qu’avant. Elle devient un corps politique nationalisé et cesse d’être un rameau de l’Église catholique en Angleterre pour devenir l’Église d’Angleterre. Ainsi, l’Acte de suprématie ne reste pas lettre morte, puisque, dès 1536, Henri VIII procède à la suppression des monastères. La mesure se situe certes dans la lignée des critiques humanistes faites à une vie monacale pervertie, mais elle a surtout pour but de regarnir le trésor et de se gagner des alliés. Les biens considérables des monastères sont en effet pour partie versés au domaine royal, mais la plupart sont distribués ou vendus à bas prix afin de favoriser la constitution d’une nouvelle aristocratie désormais portée par ses intérêts financiers à être fidèle aux Tudors et hostile au papisme. Cromwell est nommé vicaire général pour les affaires ecclésiastiques, ce qui lui permet, au nom du roi, de s’ingérer très fortement dans les affaires de l’Église : de fréquentes inspections sont effectuées au sein des paroisses, tandis que les prêtres sont instruits des sujets sur lesquels il convient de prêcher, voire des personnes susceptibles d’être admises à la communion.
Sur le plan théologique, il revient là encore à Henri VIII et/ou à ses conseillers de fixer la doctrine de la nouvelle Église. Cette dernière oscille entre le traditionalisme qu’exige la paix sociale et les avancées doctrinales favorables aux alliances diplomatiques. De manière générale, bien qu’ayant rompu avec le pape, Henri VIII reste un catholique convaincu. Il ne se départ de cette attitude que pour des raisons politiques afin de s’attirer les bonnes grâces d’éventuels alliés protestants, face au risque de coalition entre Charles Quint et François Ier, voulue par le Pape. Après l’envoi d’une mission diplomatique à Wittenberg, Henri VIII fait adopter par la Convocation de Canterbury, en 1536, une profession de foi en dix articles d’une habile ambiguïté, qui mêle les penchants luthériens de Cromwell et l’insistance sur la dévotion sacramentelle propre à satisfaire la sensibilité du roi. Les injonctions royales, délivrées en août, réitérées en 1538 et destinées à donner force de loi aux Dix Articles ont un accent nettement plus protestant, puisqu’elles insistent sur l’importance de l’enseignement des Écritures en anglais et réprouvent image, reliques et pèlerinage.
L’attachement populaire aux modes traditionnels d’expression de la foi, le choc résultant de la suppression des monastères et, sur un tout autre plan, les inquiétudes liées aux améliorations du système de perception des impôts finissent par cristalliser les mécontentements. En octobre et novembre 1536 éclate une révolte de grande ampleur : le « pèlerinage de la Grâce » rassemble, contre les « mauvais conseillers du roi », entre 20 000 et 40 000 participants. Les dissensions entre les principaux meneurs et la répression par les troupes royales ont rapidement raison du mouvement. La révolte convainc néanmoins Henri de réduire au minimum les atteintes à la foi. Dès 1537, le roi fait rédiger le Livre de l’Évêque qui, tout en affirmant le maintien de certaines réformes protestantes, rétablit les sept sacrements et le culte marial. Dans l’entourage du roi, le « sacramentarisme » de Cromwell fait alors l’objet de dénonciations virulentes, plus politiquement orientées que théologiquement fondées, et entraîne un raidissement théologique dirigé contre les excès de zèle réformateur dont témoigne l’adoption de la loi des six articles. Ce « fouet à six cordes » réaffirme les points essentiels du dogme catholique traditionnel, abolit la diversité des opinions et prescrit la répression de l’hérésie. L’instauration de ce catholicisme sans pape est confirmé quelques années plus tard par la publication d’un ouvrage intitulé The Necessary Doctrine and Erudition of a Christian Man, opuscule clairement anti-luthérien et personnellement approuvé par le souverain. Entre-temps, Cromwell a été exécuté. Signe que la Réforme henricienne s’est faite pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec les doctrines de Luther et de Calvin, lorsque meurt Henri VIII, la réforme protestante est encore à venir.
En définitive, la Réforme henricienne paraît plus institutionnelle que religieuse. Parce qu’il a su favoriser la montée en puissance de l’institution parlementaire, parce qu’il a su trouver un compromis, fragile mais viable, entre une autorité indiscutable et le respect, au moins apparent, des libertés et du Parlement, Henri VIII peut-il pour autant être qualifié de monarque quasi-constitutionnel ?
La question est évidemment complexe et il convient avant tout d’insister ici sur l’adverbe, tant il peut être délicat, voire erroné de penser la période prémoderne à l’aide de concepts tirés du constitutionnalisme et de la défiance envers le pouvoir qu’il suppose. De plus, Henri VIII, suivi en cela de sa fille Elisabeth Ière, précisément en modernisant les institutions, s’approche aussi des évolutions qui emportèrent les royaumes européens vers l’absolutisme. Il fait du conseil privé restreint un instrument efficace de gouvernement. Sur le plan constitutionnel, la Chambre étoilée, sorte de cour de sureté de l’État à la procédure expéditive, gagne en initiative. Le Statute of Proclamation autorise Henri VIII à prendre des actes législatifs souverains, sans le consentement du Parlement, l’équivalent des ordonnances appelées à prospérer en France et en Allemagne à peu près à la même époque. En outre, si la manière autoritaire de gouverner des Tudors connaît des limites, ces dernières sont sans doute plus subies que réellement voulues. Loin d’être pensées comme un principe cohérent nécessaire à l’établissement – ou à la survie – d’un pouvoir politique, elles émanent pour l’essentiel de la tradition, de la coutume ou encore de la structuration sociale, avec notamment le rôle essentiel joué par les notables locaux. Par ailleurs, sous les Tudors, l’État et sa mise en œuvre administrative n’est encore qu’à ses débuts. Les relations entre le roi et ses sujets se passent de la médiatisation du droit : elles demeurent directes et interpersonnelles.
Néanmoins, deux raisons au moins incitent à ne pas exagérer ces tendances absolutistes. D’une part, droit insulaire, le droit anglais n’a jamais reçu les maximes du droit romain tardif qui, en Europe continentale, ont facilité l’émergence de l’absolutisme. La portée des ordonnances est limitée par la section 2 du texte législatif lui-même, qui est de surcroît abrogé dix ans plus tard. D’autre part, le rôle essentiel reconnu au Parlement sous Henri VIII l’amène à reconnaître, en 1543, qu’« à aucun moment nous ne nous tenons si haut dans notre estat royal qu’en temps de Parlement ; là où nous, comme tête et vous, comme corps, sommes conjoints et tissés ensemble dans un seul corps politique ». Au-delà du caractère éminemment composite du langage employé et de l’usage, classique au Moyen Âge, de la distinction entre les deux corps du roi, cette expression archaïque de la doctrine du King in Parliament est d’une remarquable force. Comment en effet mieux marquer des esprits nourris de théologie qu’en transposant de la sorte, à la sphère politique, la métaphore paulienne du corps mystique du Christ ? En donnant par ailleurs au Parlement le pouvoir d’établir avec le roi la question religieuse, Henri VIII aboutit à un double résultat. À une époque où l’idée de souveraineté est intimement mêlée à celle de Dieu, il fait naître dans l’esprit anglais l’idée de souveraineté d’un Parlement dont le roi fait en quelque sorte partie intégrante. Enfin, il montre que, dorénavant, la question religieuse est devenue politique. Sans-doute est-ce là le signe le plus éclatant de sa surprenante modernité.
Cécile Guérin-Bargues est Professeur à l’Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense rattachée au Centre de Théorie et d’Analyse du Droit) et membre de l’Institut Michel Villey.
Pour citer cet article :
Cécile Guérin-Bargues « Le Parlement de la Réforme et la naissance de l’Église d’Angleterre », Jus Politicum, n°16 [https://juspoliticum.com/articles/Le-Parlement-de-la-Reforme-et-la-naissance-de-l-Eglise-d-Angleterre]