Comprendre et analyser l'activité décisionnelle des cours et des tribunaux: l'intérêt de la distinction entre interprétation et concrétisation
L’application par les cours et les tribunaux de normes juridiques générales aux espèces particulières qui leur sont soumises est souvent décrite dans des termes imprécis qui ne permettent pas d’en différencier les aspects cognitifs et volitifs. La distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique vise précisément à corriger ce problème. Dans le présent article, la distinction est d’abord développée à un niveau théorique. Elle est ensuite appliquée, dans une perspective plus empirique, à l’analyse des notions au travers desquelles est perçue l’activité des juridictions : la séparation des pouvoirs, la justice constitutionnelle, l’État de droit et la démocratie. La distinction, est-il soutenu, permet de mieux cerner et de mieux comparer les différences et les ressemblances entre le pouvoir judiciaire et les autres branches du pouvoir politique. En outre, elle offre un fondement plus solide que les distinctions traditionnelles pour la construction de théories prescriptives de l’activité décisionnelle des organes juridictionnels.
Understanding and analysing the decisional activity of courts and tribunals : the interest of the distinction between interpretation and concretization Adjudication and the operations of judicial bodies in general are often described in vague and ambiguous terms which make it hard to differentiate their cognitive from their volitive aspects. The distinction between interpretation and concretization aims at solving this issue. After developing the distinction at a theoretical level, this article shows how it clarifies the notions and assumptions through which we apprehend judicial institutions : namely the separation of powers, democracy, constitutionalism and the rule of law. The distinction helps shed light on the commonalities as well as the differences between the judiciary and the other branches of government. It also provides a sounder basis than more traditional conceptual frameworks on which to build normative theories of adjudication.
Der Entscheidungsprozess der Richter. Zur Nützlichkeit der Unterscheidung zwischen Interpretation und Konkretisierung Die Anwendung von generellen Rechtsnormen auf einzelnen Fällen durch die Gerichte wird in der Rechtswissenschaft meistens nur sehr grob beschrieben, ohne dass nach kognitiven Elementen und Willenselementen differenziert wird. Die Unterscheidung zwischen strikter Interpretation und organischer Konkretisierung zielt gerade auf dieses Problem ab. Sie wird im folgenden Beitrag zunächst theoretisch dargestellt. In einer empirischen Perspektive wird sie dann auf Begriffe angewendet, die für die richterliche Tätigkeit wichtig sind: die Gewaltenteilung, die Verfassungsgerichtsbarkeit, der Rechtsstaat und die Demokratie. Hauptthese des Beitrags ist, dass diese Unterscheidung die Eigentümlichkeit der richterlichen Gewalt gegenüber den anderen Staatsgewalten besser zu verstehen gibt.
Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses…
Michel de Montaigne, Essais
Phénomène d’ampleur mondiale, l’accroissement du pouvoir des juges constitue sans aucun doute l’une des évolutions institutionnelles les plus marquantes de ces trente dernières années dans les sociétés démocratiques. Pourtant, en dépit de l’importance du phénomène, les médias, les politiques, mais aussi les universitaires continuent de décrire l’activité des juridictions de manière naïve en des termes à la fois vagues et essentialistes. La prégnance d’une conception de l’office du juge héritée des auteurs des Lumières en est largement responsable. Condorcet, Beccaria, Montesquieu, Kant et Hamilton voyaient dans le juge une « puissance nulle », une machine à subsumer procédant par raisonnement syllogistique qui n’est que la « bouche qui dit les paroles de la loi ». Conçue comme une inférence logique étanche à toute considération morale ou politique, l’opération par laquelle une juridiction applique une règle juridique générale à un cas particulier est, suivant cette vision, supposée correspondre à l’équation : règle + faits = décision.
Naïve et simpliste, cette conception de la fonction juridictionnelle continue cependant de structurer aussi bien le discours des juges et des champions de la cause juridictionnelle que celui des pourfendeurs du gouvernement des juges. Face aux critiques suscitées par leurs décisions, les juges se réfugient invariablement derrière l’argument qu’ils ne font pas de politique et qu’ils se bornent à appliquer le droit en vigueur. Pendant ce temps, les détracteurs de l’activisme juridictionnel ne reprochent pas aux juges de faire de la « mauvaise » politique mais, précisément, de s’être écartés de leur rôle normal de machine à subsumer.
Que ce soit dans les pays de Common Law ou de tradition civiliste, la littérature doctrinale et les écrits des théoriciens du droit sont loin de toujours apporter à ce débat tout l’éclairage que l’on pourrait souhaiter. Une partie de la doctrine constitutionnelle semble vouloir perpétuer le mythe du Subsumtionsautomat – du juge machine à subsumer le droit – en même temps que celui d’une dichotomie absolue entre le juridictionnel et le politique. En défendant l’idée qu’il existe toujours une seule et unique réponse correcte à toute question de droit, Ronald Dworkin a fourni une certaine caution théorique à ceux qui prétendent que les juges ne disposent d’aucun pouvoir discrétionnaire. À l’opposé, certains auteurs affirment que l’application des normes juridiques ne présente aucun aspect objectif. La loi ou la constitution ne serait rien d’autre que ce que les juges disent qu’elle est. Entre ces deux extrêmes, on trouve ceux, plus raisonnables, qui caractérisent l’acte de juger comme une opération comportant des aspects « créatifs » sans être entièrement « libre ». Hélas, au lieu de proposer et de développer les outils théoriques qui permettraient de faire le départ entre les aspects cognitifs et volitifs de l’application juridictionnelle des normes juridiques, ces mêmes auteurs soutiennent qu’une telle entreprise est impossible. De façon plus générale, on constate que les juristes décrivent l’activité des cours et des tribunaux dans des termes différents de ceux qu’ils utilisent pour décrire l’activité de l’administration et du législateur. Les juridictions « appliquent » et « interprètent » le droit, tandis que les pouvoirs exécutif et législatif « décident », « gouvernent », « amendent » et « exécutent ». En l’absence de définition précise, il reste cependant difficile de voir en quoi et dans quelle mesure ces termes dénotent des activités réellement distinctes.
Disposer d’une grille conceptuelle précise permettant à la fois d’analyser l’activité normative des juridictions et de comparer celle-ci avec celle des autres branches du pouvoir étatique est important pour au moins deux raisons. Premièrement, une telle grille est indispensable si l’on veut comprendre et expliquer le fonctionnement des institutions juridictionnelles et même, de manière plus globale, celui du régime politique dans lequel opèrent les juges. Deuxièmement, clarifier la terminologie utilisée pour décrire l’activité des juridictions est nécessaire dans une perspective normative si l’on prétend évaluer la réalité de l’action juridictionnelle et non une représentation idéalisée de celle-ci. Qu’il s’agisse de critiquer ou de justifier la pratique décisionnelle des juges, le discours prescriptif risque de verser dans l’utopie s’il ne s’appuie pas sur une vision réaliste de la manière dont cette pratique fonctionne ou pourrait être amenée à fonctionner.
Répondant à cette préoccupation, le présent article s’attache à montrer que la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique contribue de manière significative à éclairer l’activité des juges et l’application du droit par les juridictions. À un niveau théorique, tout d’abord, il montre comment la distinction permet de décomposer avec précision l’acte par lequel les juges appliquent les normes juridiques générales aux espèces qui leur sont déférées ; cela aussi bien dans l’hypothèse où ces normes sont parfaitement déterminées que dans l’hypothèse où elles sont indéterminées vis-à -vis des affaires en cause. Il montre, ensuite, que la distinction débouche sur une analyse très différente des notions à partir desquelles le pouvoir judiciaire est traditionnellement appréhendé ; qu’il s’agisse de la séparation des pouvoirs, de la démocratie, de l’État de droit ou de la justice constitutionnelle. Enfin, en redéfinissant ces concepts et faisant apparaître plus clairement les véritables enjeux des choix juridictionnels, la distinction offre également un fondement plus solide à ceux qui désirent développer des théories prescriptives de l’argumentation et de la décision juridictionnelles.
La démonstration de ces assertions obéit au découpage suivant. La première partie présente le contexte théorique de la distinction et en introduit les définitions opératoires (I). La deuxième en examine les implications pour l’analyse de l’activité normative des juges ainsi que pour les concepts qui constituent le prisme au travers duquel est perçue cette activité. Nous verrons notamment que la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique conduit à relativiser la distinction traditionnelle entre fonction législative, exécutive et judiciaire (II). Enfin, en conclusion, nous examinerons brièvement les implications de la distinction et de l’analyse qui en découle pour le débat prescriptif et l’évaluation de l’activité des institutions juridictionnelles (III).
I.- DÉFINITIONS: DISTINGUER LES ASPECTS VOLITIFS DES ASPECTS COGNITIFS DE L'APPLICATION DU DROIT PAR LES JURIDICTIONS
Les incertitudes dont souffre le débat sur l’application du droit par les juridictions et le pouvoir discrétionnaire des juges résultent largement des ambiguïtés de l’expression « interprétation juridique ». La littérature sur le sujet est immense. Mais les théoriciens du droit, les auteurs de la doctrine et les juges divergent tant dans ce qu’ils entendent par « interprétation » que dans ce qu’ils entendent par « juridique ».
Si l’on désire parvenir à une définition précise de ces termes, il convient de commencer par en distinguer les différents sens possibles et leurs contextes d’utilisation. Il n’y a guère que de cette manière que l’on peut élucider la signification des termes « interprétation », « concrétisation organique », etc., dans le contexte de l’application des normes juridiques par les juridictions.
Les définitions techniques que nous introduisons dans cette partie correspondent à un objectif de connaissance bien précis. Il s’agit de clarifier quatre dimensions de l’application du droit par les juridictions :
(1) sa dimension institutionnelle : l’acte par lequel une juridiction applique une norme juridique est toujours lui-même un acte produisant une (ou plusieurs) norme(s) juridique(s) ;
(2) sa dimension volitive : la norme juridique ainsi produite traduit (a) la volonté de la juridiction de respecter la norme juridique à appliquer et (b), dans l’hypothèse où cette norme est indéterminée, le choix entre ses différentes lectures ou spécifications possibles;
(3) sa dimension cognitive : l’application correcte d’une norme juridique présuppose toujours l’établissement préalable de la (ou des) signification(s) de l’énoncé qui en constitue le support ;
(4) et sa dimension sémantique : la signification d’une disposition normative est fonction des conventions linguistiques gouvernant son contexte d’énonciation.
Tel que nous le définissons, le concept d’« interprétation au sens strict » renvoie aux points (3) et (4). Celui de « spécification » renvoie au point (2b). Quant au concept de « concrétisation organique », il correspond à l’ensemble des points (1) à (4). Autrement dit, il décrit l’ensemble des étapes allant de l’énoncé de la norme à appliquer, à la norme juridictionnelle – l’arrêt ou le jugement – qui en achève l’application.
A.- Interprétation au sens strict et spécification
1.- Interprétation largo et stricto sensu
Le terme « interprétation » est utilisé dans les contextes les plus variés. On parle indifféremment de « l’interprétation des Écritures », de « l’interprétation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen par le Conseil constitutionnel », de « l’interprétation des Partitas de Bach par Glenn Gould», de « l’interprétation du personnage d’Horatio par l’acteur X dans l'adaptation Y de Hamlet », de « l’interprétation des Feuilles mortes de Prévert et Kosma par Montand » ou encore de « l’interprétation de données statistiques ». Un trait commun unit ces différents usages du mot « interprétation ». Dans ces divers contextes, le mot sert en effet à mettre en relation deux ensembles. Un ensemble de départ : l’interpretandum (ce qui doit être interprété). Et un ensemble d’arrivée, l’interpretans, constitué d’actions ou de signes qui se rapportent à l’ensemble de départ. Au sens le plus large, le mot « interprétation » décrit donc l’action elle-même ainsi que le résultat de l’action consistant à mettre en relation un interpretandum et un interpretans. La nature de la mise en relation des deux ensembles est indifférente, tout comme le contenu de l’interpretans. La mise en relation peut consister en une simple mention de l’interpretandum aussi bien qu’en une reproduction stricte de celui-ci. Et l’interpretans peut consister dans n’importe quelle action. Il peut s’agir d’un texte ou de la production de signes, mais aussi d’un jeu ou, encore, d’une suite plus ou moins coordonnée d‘actions (gestes, production de sons...). L’ensemble des décisions d’un metteur en scène relatives aux gestes et paroles des acteurs de l’adaptation d’une pièce de Shakespeare ou la performance vocale d’une cantatrice dans le cadre d’une représentation de la Traviata de Verdi sont ainsi des exemples d’interprétation largo sensu. Pareillement, une décision juridictionnelle constitue une interprétation largo sensu d’une disposition législative même si elle ne fait rien de plus que d’en indiquer la référence dans un visum. De même, la définition du lexème « interprétation » proposée par un dictionnaire constitue une interprétation au sens large de la forme linguistique « interprétation ».
Toute interprétation au sens strict est en même temps une interprétation au sens large. Mais l’inverse n’est pas vrai, car le domaine de l’interprétation au sens strict est plus restreint. Au sens technique retenu ici, l’interpretandum dans l’interprétation au sens strict est toujours un ensemble de signes linguistiques. En outre, l’interprétation sensu stricto revêt un caractère purement cognitif. Il s’agit uniquement de connaître une signification sans préjuger des conséquences pratiques qu’il conviendra de tirer de cette signification une fois celle-ci établie. Nous arrivons ainsi à la définition suivante :
DEFINITION interprétation stricto sensu : l’interprétation au sens strict désigne (1) l’opération intellectuelle, purement cognitive, visant à établir la signification d’un énoncé, c’est-à -dire d’un ensemble de signes linguistiques, et (2) le résultat de cette opération.
Suivant cette définition, on ne saurait parler d’interprétation au sens strict pour décrire l’analyse de faits sociologiques ou de données historiques dans la mesure où ces faits et ces données ne sont rattachés à aucune sémantique précise. La performance d’un acteur, le jeu d’un pianiste, ou encore l’arrêt d’une cour ne saurait non plus être qualifié d’interprétation en ce sens. En effet, même si ces actes sont précédés ou incluent une interprétation au sens strict, ils dépassent, en tout état de cause, le cadre de la pure cognition.
Pour autant que l’on reste dans une démarche visant exclusivement la connaissance de la signification de signes linguistiques, l’interprétation au sens strict peut avoir pour objet les énoncés les plus divers – le mode d’emploi d’un médicament, l’opinion d’une cour suprême, un texte littéraire ou religieux, les paroles d’un discours politique….
L’interprétation au sens strict prend une dimension proprement juridique lorsqu’elle a pour objet un énoncé exprimant une norme juridique. La définition de ce qui constitue ou non une norme juridique – question qui détermine à son tour celle de la délimitation du domaine de l’interprétation juridique – fait l’objet d’importantes divergences entre les tenants du positivisme juridique et les avocats de positions jusnaturalistes. Dans le camp positiviste, Hart et Kelsen définissent la norme juridique à partir de critères structurels et sociologiques : rattachement à un système hiérarchisé et sanctionné, efficacité globale, etc.. Dans le camp jusnaturaliste, en revanche, ces critères sont considérés comme insuffisants ou inappropriés. Robert Alexy et Ronald Dworkin, notamment, soutiennent que l’identification du droit en vigueur passe nécessairement par la prise en compte de considérations morales. La controverse prend quelquefois un tour essentialiste, les tenants du jusnaturalisme affirmant que leur définition est la « vraie » définition du droit. Posée en ces termes, la querelle ontologique est toutefois insoluble et condamnée à demeurer stérile. D’un point de vue scientifique, les mérites d’un concept ou d’une définition – qu’il s’agisse de celle du droit, de la norme juridique ou de n’importe quoi d’autre – ne s’apprécient pas a priori et dans l’abstrait mais à l’épreuve de leur application empirique. C’est justement là la principale faiblesse de la position jusnaturaliste : les critères de juridicité des théories jusnaturalistes sont empiriquement insaisissables et paraissent même incompatibles avec une épistémologie empiriste. Sans prétendre que les positivistes possèdent la vraie « définition » du droit ni que leur définition de la norme juridique soit nécessairement la plus intuitive, on doit néanmoins reconnaître que l’approche positiviste présente l’immense avantage de définir ces concepts dans les limites de ce qui est empiriquement falsifiable. Dans la mesure où l’objet de notre propos est d’abord et avant tout de permettre une meilleure compréhension de la réalité de l’activité des juridictions, l’approche positiviste paraît offrir un contexte théorique et une ontologie de la norme juridique appropriés.
Sur la dimension cognitive de l’interprétation au sens strict, il convient d’ajouter que saisir la signification d’un énoncé – qu’il s’agisse de textes législatifs, littéraires ou de paroles et discours oraux – ne requiert pas nécessairement un effort conscient de cogitation. Dans la vie de tous les jours, nous saisissons de façon spontanée la signification de la plupart des énoncés que nous rencontrons. Nous comprenons généralement sans effort les propos de nos proches, l’éditorial de notre quotidien favori ou les ordres de notre supérieur hiérarchique. Grâce à notre compétence de locuteur natif, nous sommes capables d’interpréter ces énoncés, à partir des conventions linguistiques pertinentes, sans même y penser. Bien qu’ils utilisent parfois un langage vieilli ou technique dont les conventions ne sont bien maîtrisées que par un petit nombre, cela est aussi largement vrai pour les énoncés formulant des normes juridiques. Les destinataires des normes juridiques en saisissent généralement le sens de manière immédiate. Ceci étant dit, d’un point de vue scientifique et pour ceux qui veulent seulement comprendre l’application du droit par les juridictions, le fait que la compréhension d’un énoncé se fasse de manière spontanée ou au terme d’un effort intellectuel conscient n’a guère d’importance. En effet, si l’on veut reconstruire l’application d’une norme par une juridiction, il faudra, dans tous les cas, analyser les déterminants syntaxiques, lexicaux et contextuels de l’énoncé qui en constitue le support – que la signification de l’énoncé en question paraisse ou non spontanément claire. De la perspective de l’analyste, l’interprétation au sens strict est ainsi conçue comme un exercice de linguistique appliquée.
2.- Le choix entre plusieurs lectures d’un énoncé : la spécification
Formées par l’usage, les conventions linguistiques qui constituent un langage naturel – que ce soit le français, l’anglais, le chinois ou le pashtoun – présentent toujours un certain degré d’indétermination. Cette indétermination résulte du caractère vague et/ou polysémique des mots qui entrent dans la composition des énoncés. En français, par exemple, la forme « rouge » possède plusieurs sens et peut dénoter la couleur d’un objet, un type de vin, l’appartenance politique d’une personne, la colère, etc. « Chauve » n’est pas un terme polysémique, mais il est en partie vague. Il y a des personnes qui n’ont aucun cheveu sur la tête et qui sont donc clairement « chauves ». Tout comme il y a des personnes avec une chevelure bien fournie qui ne sont clairement « pas chauves ». Mais, entre les cas clairs d’application et de non application du prédicat « est chauve », il y a tous les cas de personnes dont le nombre de cheveux est insuffisant pour que l’on puisse dire avec certitude qu’elles ne sont clairement pas chauves mais trop important pour que l’on puisse dire avec certitude qu’elles sont clairement chauves. L’ambiguïté qui résulterait autrement de l’emploi de termes polysémiques est souvent résolue par le contexte d’énonciation. Mais il n’en est pas de même pour le vague.
L’indétermination du langage apparaît avec une acuité particulière lorsqu’il s’agit de formuler des normes générales, c’est-à -dire des commandements ou des instructions potentiellement applicables à une infinité d’instances. Dans le domaine du droit, il est fréquent que de nouveaux cas apparaissent auxquels le législateur ou les pères constituants n’avaient pas songés. Souvent, les règles juridiques sont même délibérément rédigées en termes vagues de façon à laisser une marge d’appréciation une fois venu le moment de les appliquer. En tout état de cause, chaque fois que l’énoncé d’une norme générale présente un certain degré d’indétermination, l’interprétation au sens strict débouchera sur l’identification de trois types de cas :
(1) les cas auxquels la norme énoncée s’applique clairement ;
(2) ceux auxquels elle ne s’applique clairement pas ; et
(3) ceux vis-à -vis desquels elle est indéterminée.
Si l’on se pose la question non de la signification générale de l’énoncé d’une règle mais celle de sa signification par rapport à une espèce particulière, l’interprétation au sens strict déterminera auquel de ces trois types de cas appartient l’espèce. Elle précisera si la règle : (a) s’applique clairement au cas d’espèce, ou (b) ne s’applique clairement pas à ce cas d’espèce, ou (c) est indéterminée vis-à -vis de ce cas d’espèce.
Lorsque la signification de l’énoncé d’une norme générale est indéterminé vis-à -vis d’un cas ou d’un ensemble de cas, il est par définition impossible de déterminer si l’énoncé vise ou ne vise pas le ou les cas considérés à partir de la seule connaissance de sa signification. Dans cette hypothèse, l’application ou la non application de la norme dépend donc nécessairement de considérations extra-sémantiques. Un théoricien du droit ou un linguiste peut bien sûr refuser de se prononcer sur le choix qu’il convient de faire dans une telle hypothèse, au motif que cela ne relève pas de son expertise et qu’il s’agit là d’une question subjective. Mais, pour ceux qui veulent ou doivent faire un choix, nous appelons ce choix « spécification ». Nous arrivons ainsi à la définition suivante :
DEFINITION – spécification : la spécification est le choix opéré entre différentes solutions ou lectures sémantiquement admissibles d’un énoncé dont la signification présente un certain degré d’indétermination.
On peut spécifier la signification d’un énoncé indéterminé à un niveau général ou particulier. Imaginons une règle (peut importe qu’elle soit juridique ou pas) qui obligerait toutes les personnes chauves à porter un chapeau. Supposons ensuite que le cas se présente de savoir si la règle s’applique à une personne avec 1150 cheveux sur la tête. On peut spécifier la règle pour ce cas particulier en disant, par exemple, qu’une personne qui a 1150 cheveux sur la tête est chauve et qu’elle a donc l’obligation de porter un couvre-chef. En disant cela, on ne préjuge pas de l’application de la règle à une personne qui a 1151 ou 1226 cheveux sur la tête. Cependant, au lieu de spécifier la règle pour chaque cas particulier, on peut aussi donner à la spécification un caractère général, en disant, par exemple, que toute personne ayant un nombre de cheveux sur la tête inférieur ou égal à 1225 sera considérée comme « chauve » dans le cadre de l’application de la règle. Pour employer une terminologie plus courante, on peut dire qu’une spécification générale consiste à choisir une « lecture » parmi les différentes lectures linguistiquement admissibles d’un énoncé.
B.- La concrétisation organique et la production du droit par le juge
Jusqu’à présent nous avons situé notre analyse à un niveau plus général que celui de l’application des normes juridiques par les juridictions. Ce que nous avons dit sur l’interprétation au sens strict et la spécification est largement valable pour tout type d’énoncés et non uniquement pour les énoncés formulant des normes juridiques. Maintenant nous allons justement voir comment ces distinctions prennent sens dans le contexte particulier de l’application du droit par les organes juridictionnels.
N’importe qui, à la seule condition de connaître les conventions linguistiques applicables, peut opérer l’interprétation au sens strict de l’énoncé d’une norme juridique. De même, n’importe qui peut proposer le choix d’une lecture particulière parmi les lectures possibles de l’énoncé d’une norme juridique. En revanche, tout le monde n’a pas la faculté d’édicter une norme juridique obligatoire au nom de l’interprétation et de la spécification d’un énoncé normatif comme peut le faire une juridiction. Une juridiction est un groupe de personnes (plus rarement une personne unique) constitué en organe ; c’est-à -dire une institution aux décisions de laquelle le système juridique associe certaines conséquences : la force exécutoire, l’invalidation de la norme législative déclarée contraire à la constitution, etc. Certains juristes prétendent, assez naïvement, que la doctrine constitue une « source du droit ». Mais, de toute évidence, la déclaration d’un professeur de droit, ou même d’un groupe de professeurs de droit, est dépourvue de toute force exécutoire. Lorsqu’un constitutionnaliste – si éminent soit-il – affirme que la loi X est contraire à la constitution, cela n’a pas pour effet d’invalider la loi X. Si l’on appelle « concrétisation » le passage d’une norme générale relativement abstraite à une norme relativement plus concrète afin de trancher un ou plusieurs cas, on réalise que la concrétisation proposée par un professeur de droit n’a pas la dimension institutionnelle de la concrétisation opérée par une juridiction. C’est cette dimension institutionnelle qui distingue la concrétisation « doctrinale » d’un professeur de droit de la concrétisation « organique » d’une juridiction.
En décomposant la concrétisation organique en ses différentes étapes cognitives et volitives, les figures 1.1 et 1.2 [voir le document « Annexe » mis en fichier joint] permettent en même temps de voir comment s’assemblent les pièces de notre puzzle conceptuel.
La figure 1.1 décompose la concrétisation organique dans l’hypothèse où la norme que l’organe est chargé d’appliquer (= la norme à concrétiser) est parfaitement déterminée vis-à -vis de l’espèce qu’il s’agit de trancher. Ici nous présupposons que l’organe est chargé d’appliquer la norme de rang constitutionnel N formulée par l’énoncé E. L’organe doit décider si la loi L est contraire à N et doit être invalidée (I) ou ne pas être invalidée ( I). La première étape de la concrétisation organique consiste dans l’interprétation au sens strict. Il s’agit de déterminer la signification de l’énoncé E. Comme, par hypothèse, la signification de E est parfaitement déterminée ou, du moins, parfaitement déterminée vis-à -vis du cas qu’il s’agit de trancher, l’interprétation au sens strict produit donc une seule et unique réponse correcte. Ici nous supposons que la réponse est I (= il est obligatoire d’invalider L). On observera que le passage de N à I se fait ici sans passer par l’étape de la spécification, car N est sémantiquement déterminée. Le passage de N à I est une opération de particularisation, au sens où les logiciens emploient ce terme. La dernière étape de la concrétisation organique consiste dans l’adoption de la norme concrétisante – c’est-à -dire la norme juridique qui concrétise la norme juridique à concrétiser. Nous le voyons dans la figure 1.1, même dans l’hypothèse où la norme à concrétiser est parfaitement déterminée, cette dernière étape n’a pas un caractère cognitif mais volitif. La norme concrétisante reproduit le résultat de la particularisation de N, c’est-à -dire I, mais elle traduit en plus la volonté de l’organe de se conformer à ce résultat. Ce détail est d’importance, car l’organe peut choisir d’ignorer la norme qu’il est chargé de concrétiser. Dans ce cas, étant donné que la norme à concrétiser ne fait généralement pas partie des critères de validité de la norme concrétisante, la norme concrétisante aura la même autorité juridique même si elle est contraire à la norme à concrétiser. Cela explique pourquoi les décisions d’une juridiction constitutionnelle peuvent parfois s’écarter des normes constitutionnelles qu’elles sont pourtant supposées concrétiser.
Dans l’hypothèse où la norme à concrétiser est indéterminée, la concrétisation organique passe par l’étape supplémentaire de la spécification. Ainsi que le montre la figure 1.2 [voir le document « Annexe » mis en fichier joint], l’énoncé de la norme à concrétiser admet, dans cette hypothèse, plusieurs lectures et est compatible avec plusieurs solutions différentes de l’espèce que l’organe est chargé de trancher.
Dans le contexte de la concrétisation organique, la spécification d’une lecture d’un texte normatif peut s’analyser comme le choix d’une directive de concrétisation de la norme à concrétiser. Quand un organe, à l’occasion du règlement d’un litige particulier, spécifie la lecture générale qu’il retient d’un texte normatif, ce choix est souvent compris et analysé par les acteurs comme une déclaration de politique générale. C’est-à -dire une indication de la manière dont l’organe traitera les cas soulevant une question similaire. Une politique jurisprudentielle peut ainsi être conçue comme l’adoption par une juridiction d’une directive de concrétisation à l’occasion du règlement d’un litige particulier. Dans le schéma de la figure 1.2, les différentes lectures linguistiquement admissibles de l’énoncé E correspondent aux directives de concrétisation D1, D2, D3…Dn. Les différentes solutions du cas d’espèce compatibles avec N correspondent à l’alternative. Nous supposons ici que l’organe spécifie la directive de concrétisation D3 et la solution particulière I (= L n’est pas invalidée). Pour finir, l’organe doit adopter la norme concrétisante traduisant cette spécification. S’il est en plus habilité à édicter des normes générales à l’occasion du règlement d’un litige particulier, l’organe peut concrétiser N en édictant deux normes concrétisantes : l’une générale, traduisant la directive de concrétisation D3. et l’autre, particulière, traduisant la solution I. Si l’organe n’est pas habilité à édicter des normes générales, il ne pourra que trancher le litige qui lui est soumis en adoptant une norme concrétisante particulière – en l’occurrence I.
A l’évidence, cette analyse simplifie quelque peu la réalité. Premièrement, dans le cadre de l’examen de la conformité d’une norme juridique de rang inférieur à une norme juridique de rang supérieur, la norme de rang inférieur peut elle-même se révéler indéterminée, ouvrant ainsi un choix entre plusieurs lectures. L’organe devra donc spécifier quelle lecture il retient de l’énoncé de la norme inférieure. Deuxièmement, même lorsqu’un organe est chargé de se prononcer sur la conformité d’une norme juridique inférieure à une norme juridique supérieure, le choix de la norme concrétisante ne se réduit pas forcément à une alternative binaire entre invalidation (= I) et non invalidation (= I). L’organe peut en effet être habilité à amender la norme inférieure de différentes manières – par ajout, modification ou suppression. Troisièmement, les normes juridiques ne visent pas toujours d’autres normes juridiques mais des faits. La question n’est plus alors de savoir si une norme de rang inférieur est conforme à une norme de rang supérieur mais de savoir si des faits sont ou non visés par la norme juridique en cause. À la question de l’interprétation et de la spécification de la norme à concrétiser s’ajoute alors celle de savoir si les faits connus – c’est-à -dire les éléments de preuve disponibles – permettent de reconstruire les faits tels qu’ils sont visés par la norme. Dans l’hypothèse où les faits connus admettent plusieurs reconstructions certaines correspondant aux faits-conditions de la norme et d’autres pas, l’organe chargé de concrétiser la norme pourra et devra choisir l’une de ces reconstructions. La sous-détermination des faits connus par rapport aux faits-conditions visés par la norme pourra ainsi ouvrir à l’organe une marge d’appréciation supplémentaire.
En dépit de ces simplifications, les figures 1.1 et 1.2 nous aident à préciser le sens des concepts de spécification, d’interprétation au sens strict et de concrétisation organique.
II.- LES IMPLICATIONS ANALYTIQUES DE LA DISTINCTION : SÉPARATION DES POUVOIRS, DÉMOCRATIE, CONSTITUTIONNALISME, ÉTAT DE DROIT
Puisque c’est d’abord le problème de l’application du droit par les juridictions qui nous intéresse, pourquoi parler de concrétisation « organique » et non de concrétisation « juridictionnelle » ? Le concept de concrétisation organique est plus large que celui de concrétisation juridictionnelle. Il dénote la concrétisation opérée par n’importe quel organe, que celui-ci soit ou non de forme juridictionnelle. En mettant en lumière à la fois ce qui distingue et ce qui rapproche la concrétisation juridictionnelle, législative et administrative du droit, il permet une analyse affinée des notions à partir desquelles l’activité normative des juridictions est traditionnellement appréhendée : la séparation des pouvoirs (A), le constitutionnalisme (B), l’État de droit (C) et la démocratie (D).
A.- La notion de séparation des pouvoirs à la lumière de la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique
L’expression « séparation des pouvoirs » n’a pas toujours eu la même signification dans le débat politique et constitutionnel français. Sans prétendre résumer trois siècles ou plus d’histoire des concepts, on peut néanmoins en distinguer deux conceptions :
(1) Une conception « classique », développée par les penseurs des Lumières et, en particulier, par Montesquieu ;
(2) Une conception que l’on peut appeler « traditionnelle » et qui résulte d’une déformation de la conception classique par la doctrine française de la fin du XIXe siècle.
Selon la conception classique, il existe trois fonctions au sein de l’État : la fonction législative, la fonction exécutive et la fonction judiciaire. Les trois fonctions sont supposées être qualitativement distinctes : l’exécution de la loi n’est pas la même chose que la production de la loi, et l’application juridictionnelle de la loi est encore autre chose. La conception classique repose sur une distinction absolue entre création et application du droit : seule la fonction législative est supposée créer du droit. Dans le magnum opus de Montesquieu, De l’esprit des lois, la fonction d’exécution de la loi est supposée s’épuiser dans la réalisation d’actes purement factuels (essentiellement de coercition) et la fonction judiciaire dans la répétition des paroles du législateur.
La conception traditionnelle reprend la distinction entre les trois fonctions, mais elle se distingue de la conception classique sur deux points. Le premier est le principe de spécialisation : alors que pour la conception classique l’organe chargé de la fonction exécutive doit aussi pouvoir intervenir dans l’exercice de la fonction législative (à travers un droit de veto législatif), la conception traditionnelle suppose que les trois fonctions soient attribuées à des organes distincts et spécialisés, de sorte qu’aucun organe n’empiète sur la fonction d’un autre. Le second point de divergence concerne le principe d’indépendance : la conception traditionnelle considère que les organes doivent exercer leur fonction de façon indépendante, là où la conception classique supposait une influence réciproque. En dépit des critiques dont elle a fait l’objet, la conception traditionnelle demeure prégnante dans le discours politique, mais aussi dans le discours doctrinal, qui continue de l’attribuer à Montesquieu :
« La théorie de la séparation des pouvoirs repose sur la répartition des fonctions entre des organes indépendants les uns des autres, qui forment chacun un démembrement du pouvoir : le pouvoir est distribué entre plusieurs organes. Montesquieu propose de distinguer le pouvoir de faire les lois (législatif), celui de les exécuter (exécutif) et celui de juger les crimes et les différends, ou conflits (judiciaire). Ces pouvoirs seront à la fois spécialisés et indépendants : l’exécutif n’a pas à donner ou à recevoir d’ordres du juge, etc. »
La représentation à laquelle aboutit la conception traditionnelle est ainsi celle de trois « pouvoirs » coordonnés, spécialisés dans des fonctions qualitativement distinctes. Ces pouvoirs sont en même temps supposés se situer sur un plan horizontal et non vertical, dans une relation de parfaite égalité et non de subordination ou de hiérarchisation.
Nous allons le voir, ni la conception classique, ni la conception traditionnelle, ne résistent à un examen attentif de l’activité décisionnelle des organes législatifs, administratifs et juridictionnels à la lumière de la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique.
1.- L’indétermination des normes juridiques et la surreprésentation des normes indéterminées dans le contentieux juridictionnel
Les conceptions classique et traditionnelle de la séparation des pouvoirs supposent une détermination sémantique parfaite des normes législatives. Du moins, elles supposent une détermination sémantique parfaite des normes législatives vis-à -vis des cas que les pouvoirs exécutif et, surtout, judiciaire sont effectivement amenés à trancher.
Ce présupposé est irréaliste pour deux raisons. Premièrement, il suffit d’ouvrir le journal officiel de n’importe quel pays pour constater que les mesures législatives sont très rarement rédigées dans des termes parfaitement et totalement déterminés. Il est vrai que les lois électorales qui établissent, par exemple, la formule permettant de transformer les voix des électeurs en sièges parlementaires, sont rédigées de manière à toujours générer une seule et unique bonne réponse, quelle que soit la répartition des voix entre les partis ou les candidats. Mais les lois électorales constituent une exception. La règle est celle de l’indétermination plus ou moins élevée selon les normes. Même une norme qui, au premier abord, paraît parfaitement déterminée peut s’avérer indéterminée dans certains cas. La loi française, par exemple, soumet à l’obligation d’assurance les usagers de « véhicules terrestres à moteur ». Mais, même si la signification de cette expression est déterminée dans la plupart des cas, on peut tout à fait imaginer une hypothèse dans laquelle elle ne le serait pas. Imaginons, par exemple, que l’on développe un engin circulant sur coussin d’air à cinq centimètres de la surface du sol. S’agirait-il encore d’un « véhicule terrestre à moteur » ? D’autres normes législatives emploient un langage délibérément vague. Ainsi la fameuse loi du 15 mars 2004 interdit-elle le port, dans les établissements publics d’enseignement du primaire et du secondaire, de signes religieux « ostensibles ». Où se situe la limite entre l’ostensible et le non ostensible ? L’emploi de ce genre de terminologie aboutit évidemment à conférer une marge discrétionnaire d’appréciation importante aux organes chargés de concrétiser la loi.
En second lieu, si l’indétermination des normes juridiques n’est jamais totale (édicter des normes totalement indéterminées n’aurait pas beaucoup de sens), on observe toutefois que les cas vis-à -vis desquels les normes juridiques sont les plus indéterminées sont précisément ceux qui tendent à être le plus fréquemment portés devant les organes juridictionnels. Plus l’on monte dans la hiérarchie juridictionnelle, plus les cas indéterminés sont « surreprésentés » dans le contentieux effectivement traité.
Tous les litiges relatifs à l’application des normes juridiques ne sont pas portés devant les tribunaux. Le calcul qui détermine un justiciable à introduire un recours ou à faire appel d’une décision de justice est complexe. Il obéit à divers paramètres : gain possible, probabilité de l’emporter, coût financier, coût en temps et en énergie… Parce qu’elle est susceptible de diminuer la capacité des justiciables à prévoir le sens dans lequel les juridictions trancheront leur affaire, il existe de bonnes raisons de penser que l’indétermination des normes juridiques constitue également l’un des paramètres du processus de sélection.
Comme dans la figure 2 [voir le document « Annexe » mis en fichier joint], on peut se représenter la chaîne contentieuse comme une succession de « filtres », chaque filtre ayant pour effet de diminuer la proportion de cas simples – c’est-à -dire la proportion de litiges vis-à -vis desquels les normes juridiques sont parfaitement déterminées. La figure 2 repose sur l’idée, très simple, déjà suggérée par les réalistes américains, que l’on n’a guère intérêt à s’exposer à un recours juridictionnel, à porter un litige devant les tribunaux ou à faire appel d’une décision de justice si l’on estime que l’on a toutes les chances de perdre. Toutes choses égales par ailleurs, un justiciable potentiel aura tendance à renoncer à porter sa demande devant les tribunaux si la réponse formulée par les règles en vigueur est clairement négative. Le premier filtre dans la chaîne contentieuse est sans doute le cabinet d’avocat. Tant que tous les indices prédisent que les juges resteront dans les limites du droit en vigueur, l’avocat sera en effet tenté de dissuader son client d’ester en justice dans une affaire ou sur un moyen que la loi en vigueur rejette clairement. Aussi peut-on raisonnablement supposer qu’une grande partie des cas clairs est éliminée à ce stade de la chaîne contentieuse. Les tribunaux de première instance constituent probablement un autre niveau de filtrage. En rappelant aux parties que l’issue de leur affaire est déjà contenue dans le texte de la loi ou en laissant entendre que leurs demandes ne sont pas sérieuses, les juges de première instance sont en mesure de les dissuader de porter un cas clair devant l’échelon supérieur de la hiérarchie juridictionnelle. Aussi doit-on s’attendre à ce que la proportion de cas clairs soit encore plus faible en appel. Enfin, cette théorie prédit que ce sont les litiges vis-à -vis desquels les normes juridiques sont les plus indéterminées que l’on aura le plus de chances de voir arriver devant les cours suprêmes et constitutionnelles.
L’analyse des affaires traitées par les juridictions constitutionnelles corrobore la théorie de la surreprésentation des cas indéterminés dans la chaîne contentieuse. Sur la période 1973-1995, par exemple, le Conseil constitutionnel a fondé 39% de ses décisions sur le « principe d’égalité ». Si l’on prend les seules décisions d’annulation pour la période allant de mars 1959 à décembre 1993, on constate que 15% justifient l’annulation de la loi déférée au nom du principe d’égalité, 5,6% au nom des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », 13% au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, etc.. On observe le même phénomène dans d’autres systèmes constitutionnels, où les dispositions qui proclament « l’égalité », « l’égalité devant la loi » ou « la liberté » jouent un rôle majeur dans le contentieux constitutionnel – tant du point de vue de l’invocation par les requérants que du point de vue de la motivation des décisions d’annulation. Le principe d’égalité semble être la disposition la plus souvent invoquée dans le contentieux constitutionnel en Autriche. En Allemagne, ce titre revient à l’article 2 al. 1 de la Loi fondamentale, lequel proclame le droit de chacun « au libre épanouissement de sa personnalité ». Les choses ne sont guère différentes aux États-Unis. Ainsi que le souligne le constitutionnaliste américain Frederick Schauer, les affaires effectivement traitées par la Cour suprême ne portent que très rarement sur des questions auxquelles la Constitution fédérale donne une réponse univoque. Les dispositions les plus fréquemment invoquées par les requérants – les Due Process et Equal Protection clauses du XIVe amendement – sont aussi les dispositions les plus indéterminées du texte constitutionnel américain.
2.- Des fonctions non pas coordonnées mais super- et subordonnées
Tout cela pour dire que la conception classique, autant que la conception traditionnelle de la séparation des pouvoirs, offrent une vision erronée de l’activité des juges et de la fonction juridictionnelle. Les juridictions – et a fortiori les juridictions qui occupent le sommet de la hiérarchie juridictionnelle – disposent en effet d’une marge discrétionnaire dans le traitement de la plupart des questions qui leur sont soumises. Sur quelle conception de la séparation des pouvoirs débouche la prise en compte de ce pouvoir discrétionnaire ? Kelsen l’esquisse dans sa Théorie générale du droit et de l’État :
« Le principe [traditionnel] de ‘séparation des pouvoirs’ désigne un principe d’organisation politique. Il suppose que les trois ‘pouvoirs’ correspondent à trois fonctions coordonnées et distinctes de l’État et que l’on puisse définir des limites séparant clairement ces fonctions les unes des autres. Cette hypothèse ne correspond toutefois pas aux faits. […] il n’existe pas trois mais seulement deux fonctions élémentaires de l’État : la création et l’application du droit, et ces fonctions ne sont pas coordonnées mais subordonnées et superordonnées. De plus, il n’est pas possible de délimiter précisément ces deux fonctions l’une de l’autre, car la distinction entre création et application du droit [.] n’a qu’un caractère relatif, la plupart des actes étatiques étant à la fois des actes d’application et de création du droit. Il est impossible de conférer la création du droit à un organe et son application à un autre de manière si exclusive qu’aucun organe ne remplisse ces deux fonctions simultanément ».
La relativisation de la distinction entre application, exécution et création du droit ne signifie pas qu’il soit impossible de distinguer entre les organes et leur fonction. Mais elle implique qu’une distinction ne pourra guère que reposer sur des critères tels que (a) la place dans la chaîne de concrétisation du droit, (b) les règles gouvernant la composition et la procédure décisionnelle des organes en cause, ou (c) l’habilitation à produire des normes générales.
Comme le montre la figure 3.1 [voir le document « Annexe » mis en fichier joint], la conception traditionnelle de la séparation des pouvoirs suppose non seulement une différence d’ordre qualitatif entre les fonctions législative, exécutive et judiciaire, mais également une parfaite congruence entre ces fonctions et les organes chargés de les exercer. Elle admet qu’une même fonction puisse être confiée à plusieurs organes – la fonction législative à deux assemblées, par exemple (schéma de gauche dans la figure 3.1). En revanche, elle n’admet pas qu’un même organe puisse participer à deux fonctions à la fois. La conception classique (schéma de droite dans la figure 3.1.) suppose, au contraire, des empiètements, car elle reconnaît que la fonction législative domine intrinsèquement les deux autres. Selon Montesquieu, la fonction législative devait être confiée, suivant le modèle anglais d’alors, à un organe complexe composé de trois sous-organes dont l’un (le monarque) devait en même temps être titulaire de la fonction exécutive. Ceci étant dit, à l’instar de la conception traditionnelle, la conception classique conçoit la distinction entre les trois fonctions comme absolue.
Ainsi que l’illustre la figure 3.2 [voir le document « Annexe » mis en fichier joint], la conception, que nous appellerons, faute de mieux, la conception « analytique » de la séparation des pouvoirs, relativise les distinctions des conceptions classique et traditionnelle. Elle ne distingue pas trois, mais seulement deux fonctions, celle de production de la loi et celle de concrétisation de la loi. De plus, la différence entre ces deux fonctions est conçue comme relative et non comme absolue. (Un trait en pointillés remplace ainsi, dans la figure 3.2, le trait continu de la figure 3.1.) Il s’ensuit que, au niveau de la concrétisation de la loi, il n’y a pas de différence de nature entre la fonction exécutive et la fonction judiciaire.Dans la conception analytique, la fonction des juridictions et des administrations est la même. La tâche des juges, tout comme celle des fonctionnaires de l’administration, consiste à concrétiser les mesures adoptées par le législateur. À la différence de la conception traditionnelle (mais comme la conception classique), les organes exécutif et juridictionnel, dans un système où ni l’un ni l’autre ne participent à la production de la loi, sont conçus comme subordonnés à l’organe (ou aux organes) chargé(s) de la production de la loi. Ainsi les deux premiers ne se situent pas sur un plan horizontal, mais vertical par rapport au(x) second(s).
Le schéma situé à gauche dans la figure 3.2 correspond à un système où la production de la loi est toute entière confiée à un parlement monocaméral. Dans la majeure partie des démocraties libérales contemporaines, la production de la loi est toutefois partagée entre plusieurs organes. L’organe exécutif peut intervenir dans la production de la loi de diverses manières : initiative législative, vote bloqué, question de confiance, droit de veto, etc. À travers la justice constitutionnelle et le pouvoir d’invalider la législation, les juges participent également au processus législatif. Le schéma de droite dans la figure 3.2 correspond, de façon très simplifiée, au système américain. Il existe deux organes législatifs (le Sénat et la Chambre des représentants). Mais le Président (par son droit de veto législatif) et la Cour suprême (en tant que juge constitutionnel) participent aussi à la production de la législation fédérale. À l’image du Président, la Cour suprême participe donc simultanément aux deux fonctions : à la production de la loi comme juge constitutionnel, et à sa concrétisation comme juge ordinaire.
La conclusion de tout cela c’est qu’il n’est pas possible de distinguer le pouvoir judiciaire des pouvoirs législatif et exécutif suivant le critère de la fonction exercée.
Dans la chaîne de concrétisation du droit, la fonction exercée par une juridiction constitutionnelle ne se distingue pas de celle d’une assemblée législative. Ce qui justifie que l’on décrive une cour constitutionnelle comme un « co-législateur » ou un « législateur négatif ».On peut faire la même observation pour l’administration et le juge ordinaire au niveau de l’application de la législation.
L’habilitation à produire des normes générales ne distingue pas nécessairement les pouvoirs législatif et exécutif du pouvoir judiciaire. Dans les pays de Common Law, la règle du stare decisis habilite les juridictions à produire des normes générales à l’occasion du règlement d’un litige particulier. En Europe, les décisions des cours constitutionnelles ont normalement autorité erga omnes et non uniquement inter partes. De plus, certaines cours prétendent explicitement conférer le caractère de norme générale obligatoire aux motifs qui constituent le soutien nécessaire du dispositif de leurs décisions.Même en France, où l’article 5 du Code civil défend pourtant aux juridictions « de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises », la doctrine et les juges eux-mêmes traitent les « attendus » et « considérants » de principe comme s’il s’agissait de normes générales.
En fait, on ne peut guère établir de distinction nette entre pouvoir judiciaire, d’une part, et pouvoirs législatif et exécutif, d’autre part, qu’au niveau de la structure des organes, c’est-à -dire au niveau des règles gouvernant leur processus décisionnel et leur composition. Dans les démocraties de type occidental, les organes juridictionnels se distinguent d’abord des organes législatifs et administratifs par les garanties d’indépendance dont bénéficient leurs membres vis-à -vis de l’exécutif. Les juges sont, de manière générale, inamovibles et échappent à l’autorité hiérarchique de l’administration aussi bien en matière disciplinaire qu’en matière d’avancement et de carrière. D’autre part, à la différence des organes législatifs et administratifs, il est généralement défendu aux organes juridictionnels de s’auto-saisir. N’étant pas habilités à agir ex officio, les juges doivent en principe attendre d’être saisis afin de pouvoir se prononcer et, en principe, une fois saisis, ils sont tenus de répondre à la question posée. Il en résulte que, même quand les juges édictent des normes générales, ils le font habituellement dans le contexte de la résolution d’un différend particulier.
Autrement dit, le critère organico-structurel est le seul critère susceptible de fonder une distinction tripartite des pouvoirs étatiques.
B.- La justice constitutionnelle et la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique
À l’aune de ce qui vient d’être dit sur la séparation des pouvoirs, on peut déjà entrevoir les implications de la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique pour le constitutionnalisme moderne et la justice constitutionnelle.
Le constitutionnalisme est un programme politique. Il prône l’adoption d’une certaine architecture constitutionnelle et de certains mécanismes institutionnels en vue de réaliser les impératifs de la démocratie libérale. Il prescrit, notamment, l’adoption d’une constitution rigide délimitant les compétences respectives des principaux organes étatiques et établissant un catalogue de droits individuels. Dans la version moderne du programme constitutionnaliste, la justice constitutionnelle est supposée jouer un rôle essentiel comme mécanisme de garantie de la constitution formelle et de protection des droits fondamentaux. Le vocabulaire utilisé pour décrire et justifier l’activité des juridictions constitutionnelles reflète cette vision. Suivant la phraséologie semi-officielle, le juge constitutionnel est le « gardien » d’une constitution dont il « assure le respect » et qui, sans lui, ne serait « qu’un programme politique, à la rigueur obligatoire moralement, un recueil ».
Cette façon de justifier l’existence et d’expliquer l’activité des juridictions constitutionnelles cadre toutefois assez mal avec la réalité contentieuse. Certes, il existe bien des règles constitutionnelles précises. En France, il y a deux tours à l’élection présidentielle, une motion de censure ne peut être adoptée qu’à la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale. Aux États-Unis, nul ne peut être élu président s’il n’a 30 ans révolus. En Allemagne, chaque Land dispose de trois voix au Bundesrat, auxquelles s’ajoutent, le cas échéant, des voix supplémentaires suivant sa population. Reste que ces règles ne sont quasiment jamais invoquées dans le contentieux constitutionnel. Comme il a été exposé supra, les dispositions qui reviennent le plus fréquemment dans le contentieux constitutionnel sont aussi les plus vagues : « égalité », « principes fondamentaux », « libre épanouissement de la personnalité », « due process », etc. De plus, dans les rares cas où les textes constitutionnels paraissent indiquer de manière univoque la réponse qu’il convient de donner à la question posée par les requérants, on observe que les juges constitutionnels choisissent souvent de ne pas s’y conformer. En Allemagne, par exemple, l’article 12a al. 2, seconde phrase, de la Loi fondamentale précise que : « La durée du service civil ne doit pas dépasser la durée du service militaire ». Introduite en 1968 dans le texte constitutionnel allemand, cette disposition paraît dépourvue de toute ambiguïté. Pourtant, en 1983, le Parlement adopta une loi sur l’objection de conscience prévoyant un service civil un tiers plus long que le service militaire. La durée du service militaire étant alors fixée à 15 mois, cela voulait dire un service civil de 20 mois – 5 mois de plus que le service militaire. La loi fut déférée à la Cour constitutionnelle fédérale. Mais, en dépit de la contradiction flagrante entre l’article 12a al. 2 LF et le § 24 al. 2 de la loi sur l’objection de conscience, les juges de Karlsruhe déclarèrent la mesure législative conforme à la Loi fondamentale. De façon similaire, la Cour constitutionnelle fédérale a étendu le bénéfice du droit de séjourner sur le territoire allemand aux étrangers, alors que l’article 11 al. 1 LF le réserve explicitement aux seuls Allemands. Aux États-Unis, la Cour suprême a déclaré que le législateur d’un État pouvait proroger les délais contractuels de paiement des échéances d’une hypothèque afin de permettre au débiteur d’éviter la saisie de son bien. Pourtant, la Constitution interdit explicitement aux États de promulguer toute « loi rétroactive ou qui porterait atteinte aux obligations résultantes de contrats ». En France, le deuxième alinéa de l’article 27 de la Constitution de 1958 précise que « le droit de vote des membres du Parlement est personnel ». Le troisième alinéa habilite le législateur organique « à autoriser exceptionnellement la délégation de vote », mais en spécifiant aussitôt que, dans ce cas, « nul ne peut recevoir délégation de plus d’un vote ». Logiquement, donc, un député qui voterait pour un collègue absent sans délégation ou pour plusieurs collègues à la fois, violerait l’article 27. Pourtant, lorsque cela s’est effectivement produit, le Conseil constitutionnel a considéré que le « moyen tiré de la méconnaissance des deuxième et troisième alinéas de l’article 27 » doit être écarté, dès lors qu’il n'est pas établi « qu'un des députés qui figurent au procès-verbal de séance au nombre de ceux ayant émis un vote favorable, ne se serait pas prononcé dans ce sens ».
En somme, dans les rares exemples de cas clairs, les juges constitutionnels choisissent fréquemment d’ignorer les normes constitutionnelles applicables. Le reste du temps, c’est-à -dire dans l’immense majorité des cas, lorsqu’ils invalident une mesure législative, ils ne font que substituer une lecture sémantiquement admissible de la constitution, la leur, à une autre lecture sémantiquement admissible de la constitution, celle du parlement. La concrétisation opérée par la juridiction constitutionnelle est ordinairement décrite comme une « déclaration d’inconstitutionnalité ». Mais, la plupart du temps, la concrétisation opérée par les juges n’est ni plus, ni moins « constitutionnelle » que celle opérée par la mesure législative examinée.
Cette conclusion s’inscrit radicalement en faux de la vulgate juridico-politico-médiatique qui tend à présenter le juge constitutionnel comme l’oracle apolitique de la constitution. Dans le débat public, l’activité des juridictions constitutionnelles est perçue à travers le prisme d’une opposition binaire entre le monde du « droit », qui serait celui de l’objectivité et de la technique juridique, et le monde de la « politique », qui serait celui de l’idéologie, de la démagogie et de l’opportunisme. Cependant, si, par « politique », on entend l’allocation autoritaire des valeurs dans une société, la concrétisation organique opérée par une juridiction constitutionnelle n’est ni plus, ni moins politique que la concrétisation organique opérée par une assemblée élue au suffrage universel direct. Dans le même ordre d’idées, le terme « co-législateur » décrit bien mieux la fonction effective d’une juridiction constitutionnelle que celui de « gardien de la constitution ». De façon similaire, il est tout à fait possible, comme Alec Stone l’a fait pour le Conseil constitutionnel français, de rapprocher la fonction d’une cour constitutionnelle de celle d’une seconde ou (dans un système bicaméral) d’une troisième chambre du parlement. Le pouvoir d’invalider une mesure législative peut s’analyser comme un droit de veto ; celui de formuler des « réserves d’interprétation » comme un droit d’amendement ; et celui de formuler des injonctions comme un pouvoir d’initiative législative.
Cette analyse conduit évidemment à poser la question de la légitimité de la justice constitutionnelle et à penser le constitutionnalisme moderne en des termes très différents. Il ne s’agit en effet plus de justifier la création d’un mécanisme garantissant le respect des normes constitutionnelles. Il s’agit plutôt de justifier l’opportunité de donner à une institution isolée des cycles électoraux le pouvoir d’intervenir dans l’élaboration des politiques publiques. En ce sens, la question de la légitimité des juridictions constitutionnelles se pose en des termes similaires à celle de la légitimité des banques centrales indépendantes et des autorités de régulation. Si légitimité il y a, il s’agit d’une légitimité par le résultat (output legitimacy) et non d’une légitimité qui dériverait des principes indéterminés motivant les décisions des juridictions constitutionnelles.
C.- État de droit et pouvoir judiciaire
Au même titre que la séparation des pouvoirs et la démocratie, « l’État de droit » fait partie de ces expressions que les acteurs sociaux et politiques utilisent constamment pour valoriser leur système, leurs revendications ou leurs décisions, mais dont la signification paraît, pour le reste, élusive. L’État de droit est parfois défini, de manière assez naïve, comme la soumission de l’État ou de la puissance publique au droit. Comme si le droit était quelque chose d’extérieur à l’État. Juristes, philosophes, politologues et économistes ont tenté de donner à la notion un contenu précis et, autant que faire se peut, opératoire. Mais les diverses définitions proposées divergent sensiblement, voire radicalement. Ici, nous nous contenterons de discuter brièvement la situation du pouvoir judiciaire par rapport à deux exigences associées à la notion d’État de droit : l’impératif de sécurité juridique, et l’exigence d’un contrôle juridictionnel intégral des actes émanant des autorités administratives et législatives.
La distinction entre concrétisation organique et interprétation au sens strict, d’une part, et la théorie de la chaîne contentieuse exposée supra, d’autre part, démystifient en partie les conséquences de l’assujettissement des organes législatifs et administratifs à un contrôle juridictionnel. L’exigence d’un contrôle juridictionnel intégral ne s’analyse pas tant comme l’exigence d’une soumission au droit que comme une soumission des organes administratifs et législatifs aux organes juridictionnels : pour autant qu’il inclut l’exigence d’un contrôle juridictionnel intégral, le principe de l’État de droit constitue un moyen de justifier le fait que, dans la concrétisation des normes constitutionnelles, législatives et réglementaires, le dernier mot soit donné aux organes juridictionnels.
S’agissant de l’impératif de sécurité juridique, il est évident que, quelle que soit par ailleurs l’attitude des juges et des autres pouvoirs publics, l’indétermination des normes juridiques empêche, dans un grand nombre de cas, les individus de prévoir et d’anticiper les conséquences attachées par le système juridique à leur comportement. Ceci dit, les juridictions peuvent contribuer à l’objectif de sécurité juridique de deux manières :
(1) en dissuadant les autres organes d’agir et en se gardant elles-mêmes d’agir en dehors des limites déterminées par l’interprétation stricte des énoncés formulant les règles juridiques ;
(2) en spécifiant, autant que possible, des directives de concrétisation précises dans les hypothèses d’indétermination, c’est-à -dire en formulant et en s’efforçant de suivre des politiques jurisprudentielles claires et univoques.
La question de savoir si les juridictions contribuent effectivement à la sécurité juridique de cette manière constitue une question empirique à laquelle il est difficile de répondre. De nombreuses juridictions semblent préférer la flexibilité offerte par des standards comme le principe de proportionnalité à la spécification de directives de concrétisation indiquant clairement la solution qui sera donnée, à l’avenir, à tous les cas d’un certain type. Plus rarement, il arrive, comme exposé supra, que les juges sortent des limites de l’interprétation au sens strict. Dans certains cas exceptionnels, on a pu voir des juridictions écarter des normes juridiques positives au nom du droit naturel. Mais, la plupart du temps, les juridictions le font de manière plus dissimulée. Les juges prétendent alors toujours appliquer le droit en vigueur, mais attachent à l’énoncé des normes juridiques en cause une lecture qui, à l’analyse, se révèle sémantiquement inadmissible.
D.- Démocratie et pouvoir discrétionnaire des juges
Les implications de la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique pour le concept de démocratie se situent dans le prolongement de ce que nous avons dit sur la séparation des pouvoirs.
Il existe au moins autant de définitions de la démocratie que de définitions de l’État de droit. Nous adopterons ici une définition minimaliste : la démocratie consiste dans la participation des destinataires des normes juridiques à leur élaboration. Suivant cette définition, la démocratie n’est pas une propriété binaire discrète (démocratique/pas démocratique) mais correspond à un continuum. Plus la participation des destinataires est élevée, plus un système est démocratique. Inversement, plus elle est faible, moins le système est démocratique. Le système le plus démocratique serait celui dans lequel chaque norme juridique reflèterait, à tout moment, le consentement de la majorité de ses destinataires. En tout état de cause, mêmes les pays où la participation des destinataires est la plus étendue ne sont pas démocratiques à ce point. Les destinataires des normes juridiques ne sont pas tous autorisés à participer ; il existe des restrictions d’âge et de nationalité. Mais, surtout, le mode de participation des destinataires se limite généralement à l’élection de représentants à des intervalles plus ou moins rapprochés.
Quel est le rôle des juges et des juridictions dans l’équation de la démocratie représentative ? Dans la mesure où les juges ne sont pas eux-mêmes élus, il serait évidemment plus facile de reconnaître une légitimité démocratique à leur production normative dans un système où les juges ne seraient que des Subsumtionsautomaten chargés de concrétiser des normes générales parfaitement déterminées. L’indétermination du droit et le pouvoir discrétionnaire qu’elle confère aux juges posent donc problème si l’on désire démocratiser au maximum l’élaboration des normes juridiques. Le problème est moins aigu au niveau législatif qu’au niveau constitutionnel. Au niveau législatif, en effet, la majorité législative peut – en supposant qu’elle soit en mesure de contraindre les juges à rester dans les limites définies par l’interprétation au sens strict – abroger une jurisprudence qui irait à l’encontre de ses préférences et réduire la compétence discrétionnaire des juges en adoptant une nouvelle norme. Au niveau constitutionnel, une majorité, même absolue, de représentants n’a pas, en général, cette faculté. L’exigence d’une super-majorité de représentants pour la modification de la constitution donne en effet à une minorité de représentants le pouvoir de bloquer le changement du statu quo constitutionnel et des décisions juridictionnelles qui le concrétisent.
Comment, dans ces conditions, justifier l’activité normative des juges constitutionnels au regard de l’impératif démocratique ?
Dans de nombreux pays, les juges constitutionnels sont désignés par le parlement et/ou l’exécutif. Ce qui permet aux électeurs – même si ce n’est que de manière indirecte et marginale – de peser sur le choix des personnes nommées à cette charge. Sachant que les juges constitutionnels sont nommés pour des mandats longs et, en général, non renouvelables, cela ne leur confère cependant pas un degré de légitimité démocratique comparable à celui de représentants élus directement pour des mandats renouvelables et relativement courts.
On peut aussi tenter de justifier l’existence des juridictions constitutionnelles au regard de l’impératif démocratique en disant qu’elles contribuent au maintien des règles du jeu de la démocratie. En gros, à travers leur fonction de co-législateur, les juges constitutionnels garantiraient que la majorité législative du jour ne confisque le pouvoir aux dépens des majorités futures.
Ceci étant dit, le bilan des juridictions constitutionnelles, en ce qui concerne le contrôle des règles de fonctionnement de la démocratie majoritaire, est plutôt contrasté. D’autre part, l’essentiel de l’activité des juridictions constitutionnelles consistant à concrétiser des règles constitutionnelles fortement sous-déterminées dans le contexte de litiges qui n’ont pas grand-chose à voir avec le processus électoral, un tel argument n’offre, au mieux, qu’une justification partielle de l’activité effective des juges constitutionnels.
Justifier la justice constitutionnelle – du moins, la justice constitutionnelle telle qu’elle existe dans les démocraties contemporaines – au regard du seul principe démocratique apparaît donc difficile.
III.- CONCLUSION : MIEUX DÉCRIRE ET MIEUX ÉVALUER L'ACTIVITÉ NORMATIVE DES JURIDICTIONS
Ces dernières remarques sur le principe démocratique indiquent déjà comment la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique est susceptible de contribuer au débat normatif.
La distinction ne dit pas si l’on doit ou non évaluer l’activité normative des juridictions à l’aune du principe démocratique ou à la lumière d’autres exigences – que ce soit la sécurité juridique, la protection de minorités impopulaires ou l’efficacité économique. Néanmoins, en offrant une image plus claire de l’activité réelle des juridictions, elle met simultanément en lumière ses implications et ses enjeux. Implications et enjeux que le débat normatif peut difficilement ignorer.
La majeure partie de la littérature universitaire sur les juges et les institutions juridictionnelles est prescriptive. Comme nous le remarquions en introduction, le problème est qu’elle emploie un concept d’interprétation à la fois vague et ambigu. Invoquant l’adage « interpretatio cessat in claris », certains auteurs considèrent que l’interprétation n’intervient que lorsque la signification d’un texte est obscure. Mais ils précisent rarement, sinon jamais, si l’interprétation d’un énoncé obscur a nature cognitive ou volitive. En outre, ils ne proposent aucun concept pour désigner l’acte par lequel une signification est attribuée à un texte, lorsque cette signification apparaît spontanément claire.
En Europe notamment, les contributions doctrinales minimisent souvent la dimension politique de l’activité des juridictions et l’étendue du pouvoir discrétionnaire que leur laisse un droit fortement indéterminé. Comme un avocat le ferait dans une plaidoirie, il est fréquent qu’un auteur présente sa lecture favorite d’un texte comme si elle était la seule possible. Des raisonnements ad consequentiam du type : si X ne veut pas dire Y, alors ce serait très mauvais, donc X veut dire Y, sont fréquents et sont introduits comme des arguments relatifs à l’interprétation des textes juridiques. Les plus favorables à la cause du pouvoir judiciaire semblent postuler que toutes les considérations invoquées par les juges dans les motifs de leurs décisions relèvent de « l’interprétation juridique » ou de « l’argumentation juridique ». Que les juges doivent parfois, à l’instar des autres branches du pouvoir, faire un choix entre la protection de la liberté individuelle, la sécurité juridique et l’impératif démocratique est rarement admis. Beaucoup veulent suggérer que les juridictions peuvent et que, en pratique, elles maximisent tous ces impératifs à la fois. Largement idéologique, le débat normativo-prescriptif tend ainsi à reproduire, au niveau universitaire, les positions des juges et de leurs adversaires politiques et devient, en quelque sorte, complice de leurs stratégies rhétoriques.
La discussion normative échapperait largement à cette critique si elle distinguait systématiquement entre interprétation au sens strict et concrétisation organique. De cette façon, elle pourrait déboucher sur la construction de théories prescriptives de la décision et de l’argumentation juridictionnelles plus solides. La terminologie traditionnelle suggère que la justification de la production normative des organes juridictionnels constitue une problématique entièrement distincte de la justification de la production normative des autres organes. Mais, en faisant systématiquement le départ entre les aspects volitifs et cognitifs de la concrétisation organique, les théories prescriptives seraient forcées d’admettre que les juridictions sont, dans une large mesure, confrontées au même problème de justification que les autres institutions. Quand la norme à concrétiser est indéterminée, la spécification retenue et, a fortiori, la norme concrétisante ne peuvent, par définition, être justifiées par des considérations entièrement intra-juridiques. Justifier la spécification et la norme concrétisante passe alors nécessairement par des considérations de morale, de philosophie politique, d’efficacité économique, etc. C’est vrai quand l’organe procédant à la concrétisation est un organe juridictionnel, autant que quand il s’agit d’un organe administratif ou législatif. L’exigence de transparence imposée par la distinction entre interprétation au sens strict et concrétisation organique vaut aussi pour ceux qui considèrent que les juges doivent, dans certains cas, ignorer la « lettre » de la loi ou de la constitution au profit de son « esprit » ou d’autres considérations plus ou moins précises. La distinction les oblige en effet à justifier clairement quand et pourquoi les juges doivent sortir des limites définies par l’interprétation au sens strict sans masquer les implications pour la sécurité juridique et la démocratie.
Arthur Dyevre est chercheur post-doctorant « Garcia Pelayo » au Centre d’Études Politiques et Constitutionnelles de Madrid. L'axe principal de son travail de recherche est le pouvoir des juges et des institutions juridictionnelles en Europe et dans le monde. Il a publié notamment dans la European Political Science Review, dans la Western European Politics, dans la European Law Review et dans l'Annuaire International de Justice Constitutionnelle.
Pour citer cet article :
Arthur Dyèvre « Comprendre et analyser l'activité décisionnelle des cours et des tribunaux: l'intérêt de la distinction entre interprétation et concrétisation », Jus Politicum, n°4 [https://juspoliticum.com/articles/comprendre-et-analyser-l'activite-decisionnelle-des-cours-et-des-tribunaux:-l'interet-de-la-distinction-entre-interpretation-et-concretisation-217]