La technique de l’octroi et la nature de la Charte
En juin 1814, le procédé de l’octroi d’une constitution écrite s’est imposé comme la résultante de deux données contradictoires : d’une part, la volonté de rétablir l’ancienne Constitution du royaume ; d’autre part, l’impossibilité de définir clairement celle-ci ou ce qui, dans celle-ci, pouvait être effectivement rétabli. L’acte constitutionnel qu’il s’agissait d’effectuer rapidement pour satisfaire aux exigences des Alliés ne pouvait guère se présenter que comme une solution a minima : conserver l’essentiel, c’est-à -dire le principe de la souveraineté royale. La question de la dénomination du texte et celle de sa révision mettent particulièrement en évidence l’incertitude qui règne quant au statut normatif de l’acte proclamé. Quant à la révision, le recours aux ordonnances de nécessité est un corollaire de l’octroi et de la rémanence de la souveraineté royale. Cette dernière demeure extérieure à la Charte, non qu’elle ne procède de la Constitution, mais parce que la Constitution du royaume ne saurait être réduite à la Charte.
The Nature of the Charter and its Granting ProcessIn June 1814, the process of granting a written Constitution has emerged as the result of two conflicting ideas: on the one hand, the desire to restore the former Constitution of the kingdom; and, on the other hand, the impossibility to clearly identify what this former Constitution was or what part of it should in fact be restored. The Constitutional act that had to be hastily prepared in order to fulfil the Allies’ requirements could only appear as an a minima solution: preserving what mattered most, i.e. the principle of royal sovereignty. The questions of the text’s proper designation and of the amendment process highlight the doubts surrounding the normative status of the Act. As for the amendment process, the recourse to emergency executive orders derives from the granting process and from the persistence of royal sovereignty. The latter remains external to the Charter, not that it does not proceed from the Constitution, but because the Constitution of the kingdom cannot be reduced to the text of the Charter.
Pierre Ballanche, l’un des premiers commentateurs de la Charte — du reste plutôt négligé, mais dont Chateaubriand a pu dire : « Ce génie théosophe ne nous laisse rien à envier à l’Allemagne et à l’Italie » — écrit dans son Essai sur les institutions sociales paru en 1818 : « Louis XVIII s’est donc mis réellement à la tête de son siècle ; seulement, il a dû, et il a voulu sauver le principe éternel des sociétés humaines, en concédant une Charte au lieu de la recevoir, en faisant remonter la date de son règne à la mort de l’enfant douloureux qui devait être roi. S’il n’eût pas agi ainsi, il aurait fait une faute immense ; car il se serait porté héritier de la révolution faite par les hommes, au lieu d’adopter la révolution faite par le temps ». Louis XVIII a donc eu le courage de ne pas se prêter à un aveu apparemment bénin par lequel il eût consacré une antinomie dévastatrice, et ceci dans l’idée qu’aucune conciliation durable n’était possible dans les faits comme dans les cœurs (c’est là une corde qui vibre dans le célèbre préambule) si, par un acte de faiblesse, le principe de légitimité se fût aplati sans grandeur aux idéaux du nouvel âge.
Cette idée, il l’avait toujours entretenue. En attestent la déclaration de Vérone de juillet 1795, après l’annonce de la mort de Louis XVII, évoquant le retour à « l’antique constitution du royaume », ainsi que la correspondance avec Saint-Priest. En 1799, il écrit : « J’ai dit que je voulais rétablir l’ancienne constitution dégagée des abus qui s’y étaient introduits […]. Si je suis un jour roi de fait, comme je le suis de droit, je veux l’être par la grâce de Dieu ».
Dans cet esprit, s’il n’était évidemment pas question de se voir imposer une constitution comme cela avait été le cas pour Louis XVI, il ne pouvait s’agir non plus d’accepter la proposition d’une constitution à l’œuvre de laquelle le roi n’aurait point eu de part. C’est en toute logique qu’est rejetée la « Constitution sénatoriale » du 6 avril, pacte proposé à « Louis-Stanislas-Xavier, frère du dernier roi ». Ce rejet, par la déclaration du 2 mai (dite de Saint-Ouen), confirmait la position prise d’emblée, auparavant, par le comte d’Artois.
C’est de cette option fondamentale que résulte la technique de l’octroi. Paradoxalement, s’agissant d’une entreprise destinée à « renouer la chaîne des temps », elle est (quasiment) sans précédent. À l’échelon européen, les instruments constitutionnels formels antérieurs à la Charte — constitutions française et polonaise de 1791, suédoise de 1809, espagnole de 1812, ou encore norvégienne de la même année 1814 —, ne relèvent pas du type de ce qu’on appellera plus tard la monarchie autolimitée mais bien du type représentatif.
Le procédé de l’octroi d’une constitution écrite s’est imposé cependant par une sorte de génération spontanée et comme la résultante de deux données contradictoires : d’une part, la volonté de rétablir l’ancienne Constitution du royaume ; d’autre part, l’impossibilité de définir clairement celle-ci ou ce qui, dans celle-ci, pouvait être effectivement rétabli ; qu’était-ce que l’ancienne Constitution ? La loi « salique » et celle d’indisponibilité de la Couronne étaient les seules, sous l’Ancien Régime, à faire l’objet d’un accord unanime des publicistes. Par ailleurs, la distinction des trois ordres était le « trait le plus apparent de cette Constitution de l’ancienne France ». Mais nul ne songeait à revenir sur l’égalité civile et fiscale, et donc à restaurer les ordres et, en l’absence de ces derniers, que restait-il de l’ancienne Constitution qui pût être rétabli ?
L’octroi se présente ainsi comme un acte de volontarisme constitutionnel destiné à transcender la nécessité d’un compromis, non pas une transaction politique, mais une transaction avec la réalité sociale. « Il faut conserver, écrivait en 1813 Maistre à Blacas, de l’ancienne Constitution tout ce que les circonstances n’ont pas irrévocablement détruit. Mais qu’ont-elles détruit ainsi ? Dieu le sait. »
Dans cette incertitude fondamentale, l’acte constitutionnel qu’il s’agissait d’effectuer rapidement pour satisfaire aux exigences des Alliés ne pouvait guère se présenter que comme une solution a minima : conserver l’essentiel, c’est-à -dire le principe de la souveraineté royale. Il n’était donc pas question de récapituler, encore moins de remplacer, la Constitution coutumière, mais d’en donner une représentation nouvelle, nécessairement partielle (c’est la question de l’incomplétude de la Charte selon l’heureuse expression de Stéphane Rials), telle qu’exigée par les circonstances. Et le problème de l’insertion de la Charte dans l’ordonnancement traditionnel du royaume n’avait pas à être résolu par le texte lui-même, à supposer du reste qu’on ait dû la poser.
Deux points mettent particulièrement en évidence l’incertitude qui règne quant au statut normatif de l’acte proclamé lors de la séance royale du 4 juin 1814, et cela au regard de cette ancienne Constitution qu’il s’agissait de conserver dans ce que les circonstances n’avaient pas irrévocablement détruit. Ces deux points sont relatifs, pour le premier, à la question de la dénomination du texte, pour le second à celle de sa révision.
I. L’option en faveur de la dénomination de charte et ses implications
Cette option est partiellement déterminée par une autre qui est celle, pré-mentionnée, de ce que Stéphane Rials appelle l’incomplétude. C’est sur ce point que les traditionalistes, ceux qui voyaient dans le principe même d’une constitution écrite une regrettable concession à l’esprit de la Révolution, obtinrent leur principale victoire. L’incomplétude est le corollaire de l’octroi, conséquence lui-même du principe de souveraineté royale par quoi se trouve conservée l’ancienne Constitution du royaume. À une objection de Boissy d’Anglas (l’un des deux commissaires protestants) qui s’étonnait que le projet ne contenait pas de disposition définissant le régime et précisant les règles de dévolution de la Couronne, l’abbé de Montesquiou, rapporte Beugnot dans ses Mémoires, répondit qu’il lui savait gré « de l’avoir mis à portée de s’expliquer nettement, et dès le début, sur la nature et la forme de l’acte dont on allait s’occuper ». Et il poursuivit en ces termes : « Il faut bien se pénétrer de l’esprit dans lequel le Roi est rentré dans ses États et a donné la Déclaration de Saint-Ouen ; il y rentre en vertu du principe fondamental qui établit une monarchie héréditaire de mâle en mâle, par ordre de primogéniture. C’est par la puissance royale inhérente à sa personne qu’il a parlé dans la Déclaration de Saint-Ouen et qu’il s’expliquera plus explicitement par l’acte qui va être discuté. Il serait inconséquent de remettre en discussion le pouvoir même à qui appartient le gouvernement et qui a réuni l’assemblée présente ; ensuite, il y aurait du danger car, quelle que fût la forme de déclaration qui sortirait de la discussion, elle diminuerait plutôt qu’elle ne fortifierait un principe qui a sa racine dans les siècles […]. Il doit donc être bien entendu que c’est un projet d’acte royal qui va être discuté ».
Il restait à lui trouver un titre. Beugnot fait à ce sujet une relation très précise :
Une difficulté s’était élevée quelques jours auparavant, en présence du Roi, sur le nom que l’on donnerait à l’acte dont s’occupait la commission et sur la forme dans laquelle il serait publié. M. le Chancelier était d’avis de l’appeler Ordonnance de réformation, et de l’envoyer à l’enregistrement des cours et des corps administratifs. M. Ferrand voulait qu’on l’appelât Acte constitutionnel, et sans décliner l’enregistrement par les cours et les corps administratifs, il optait pour qu’il fût aussi envoyé à l’acceptation des assemblées de canton. Je combattis l’une et l’autre opinion. Je soutins d’abord qu’on ne pouvait appeler l’acte dont il s’agissait, ni du nom d’Ordonnance de réformation, ni de celui d’Acte constitutionnel ; il avait été expliqué très positivement, et bien entendu dans la Commission, que cet acte descendait de l’autorité royale, préexistante dans toute son intégrité et qu’il ne contenait que les concessions que cette autorité avait jugé convenable de faire proprio motu et dans sa pleine et entière liberté. On ne peut donc pas l’appeler Acte constitutionnel, parce qu’en général, et surtout en France, d’après les opinions qui y ont prévalu depuis vingt-cinq ans, le mot constitution suppose le concours, pour établir un nouvel ordre des choses, entre le Roi et les représentants, soit du peuple […], soit du peuple et des grands, comme une nation voisine en a fourni des exemples ; et il est bien évident que rien de tel ne se rencontre ici. On ne peut pas employer davantage ce titre d’Ordonnance de réformation car cette expression n’est appliquée dans notre ancienne jurisprudence qu’aux lois qui avaient en effet pour sujet la réforme de quelques abus qui s’étaient glissés dans l’État, et non pas l’introduction d’une institution nouvelle. Si on voulait absolument se servir d’un vieux mot, celui d’Édit serait préférable, et encore ne saurait-on détacher l’idée d’un Édit, de celle des Parlements, pour le registrer ou y faire des remontrances. Puisqu’il s’agit d’une concession faite librement par un Roi à ses sujets, le nom anciennement usité, celui consacré par l’histoire de plusieurs peuples et par le nôtre, est celui de Charte.
En effet, une charte est un acte de pleine grâce du souverain attribuant un droit perpétuel, concédé « à toujours ». Les lettres de chartre (la dissimilation provient d’un archaïsme) sont des lettres patentes (autrement dit, expédiées ouvertes), de grande chancellerie (munies du grand sceau). Le nom de charte a donc été préféré à d’autres, trop timides (comme ordonnance de réformation) et bien sûr à celui de Constitution. Ce dernier terme, on l’a vu, posait problème, non parce que la monarchie française n’aurait pas eu de Constitution, mais parce que, par cette raison même, le monarque était dans l’impuissance d’en donner une. Ainsi, une Constitution octroyée réalise une contradictio in terminis, sauf à employer le substantif par manière de dire, comme fait d’ailleurs le préambule (« en même temps que nous reconnaissions qu’une constitution libre et monarchique »…). D’où l’expression « Charte constitutionnelle ». Le qualificatif y répond simplement à l’objet même de cette charte, ce dont s’explique suffisamment le préambule. Le terme de charte a été retenu sur la considération de l’histoire de France, on doit y insister, mais il n’allait pas sans rappeler aussi la célèbre grande charte anglaise (comme le sous-entend Beugnot), et c’est encore pour cela, même si c’est par une raison assez accessoire, qu’il fut choisi. À supposer néanmoins qu’il y ait, par exemple, une allusion directe à la charte des libertés anglaises dans l’adresse de la Chambre des pairs, à la suite de la séance du 4 juin, cela reste à démontrer. De surcroît, le texte même emporte une conclusion différente (« la grande charte que Votre Majesté vient de faire publier consacre de nouveau l’antique principe constitutif de la monarchie française, etc. »). Cependant, encore aujourd’hui, il n’est pas rare qu’on mette en valeur ce lien assez illusoire de dépendance, par la même raison qu’on tend à ravaler la forme de gouvernement qu’instaure la Charte de 1814 au paradigme britannique. Cette dernière erreur, très répandue, s’appuie sur de pures approximations historiques et le raisonnement par analogie (l’un des moins sûrs, et des pires en droit), même si elle peut s’autoriser d’un contexte anglophile et de constats avérés (Louis XVIII fut grand connaisseur des institutions anglaises, et plus encore de leur pratique). En réalité, l’idée que les institutions posées par la Charte seraient une imitation de celles de la Grande-Bretagne a été introduite à la faveur d’un processus intéressé. La trame n’en était pas récente (la taxation, fausse et gratuite, d’anglomanie avait déjà servi à ruiner les projets des monarchiens en septembre 1789). En suggérant un parallèle obstiné avec les institutions anglaises, le dessein était cette fois d’interpréter cette constitution libérale et monarchique, comme s’en exprime son auteur lui-même, à travers le prisme de la Glorious Revolution. La Charte aurait nécessité d’être comprise, à tout le moins, comme une transaction avec les idéaux de la Révolution française (ce qu’exprime une célèbre formule de Guizot : « en donnant la Charte à la France, le roi adopta la Révolution »). Un tel préjugé emportait la conséquence d’une constitution purement libérale (le « et monarchique » étant éludé), suggestion qui sera poussée au but en 1830, avec les suites glorieuses que l’on sait (Thiers en a dévoilé l’arcane dans l’une de ses formules triviales : « enfermer les Bourbons dans la Charte au point qu’ils soient contraints d’en sortir par la fenêtre »). Cette lecture « en forme d’entonnoir » de la Charte de 1814, comme réalisant la transposition des institutions britanniques, a connu un succès total. Au point que ceux qu’on a appelé les ultras, dans leur simplicité (et leur aversion pour la Charte), se sont, les premiers, abandonnés à cette fallacieuse lecture. En réalité, la Charte renvoie consciemment au « caractère français » ainsi qu’aux « monumens vénérables » de l’histoire des institutions propres par essence à la France, et non à une autre. Il est encore bien plus remarquable que ce qu’on a l’illusion de reconnaître en elle comme emprunté au modèle anglais touche, en fait et en droit, à ce que les institutions de l’Angleterre et de la France ont originairement le plus en commun.
Et cependant, pour les libéraux, la cause paraissait entendue : « 1814, résumait Benjamin Constant (cité par le marquis de Roux), c’est tout à la fois la restauration de 1660 et la révolution de 1688 ».
II – La question de la révision
Une charte, avons-nous rappelé, est un acte concédé « à toujours » et telle est bien la formule conclusive du Préambule qui renforce encore l’affirmation du caractère perpétuel de l’octroi par la mention « tant par nous que pour nos successeurs ».
« Quelle portée, interroge Stéphane Rials, accorder à cette formule qui jure avec le relativisme de l’affirmation antérieure du même Préambule selon laquelle “une Charte constitutionnelle peut être de longue durée” ? Une portée nécessairement restreinte ».
Par-delà l’octroi de la Charte, la question de la rémanence de la souveraineté royale vient poser celle de ce que l’on appelle habituellement le pouvoir constituant dérivé, expression du reste peu adaptée à notre contexte. Elle s’est présentée dès les débuts, du fait qu’après les Cent-Jours, Louis XVIII, par l’ordonnance du 13 juillet 1815, a modifié unilatéralement un nombre conséquent d’articles de la Charte, sauf à consentir cette réserve que les changements apportés par lui, et lui seul, ne deviendraient définitifs qu’avec l’assentiment des Chambres. Ces articles révisés de la Charte, de grande implication (par l’un d’entre eux l’âge de l’électorat était abaissé de manière sensible), auraient dû, en conséquence, être soumis à la Chambre introuvable, celle-là même qui signala l’éclosion des théories du régime parlementaire. La rançon de la dissolution fatale du 5 septembre 1816 a été que (les Chambres n’en ayant pas délibéré) ces modifications constitutionnelles furent déclarées n’y avoir lieu, et ce dans l’ordonnance même de dissolution qui fut prononcée. C’est dans cette occurrence que les doctrinaires inventèrent leur théorie de l’intangibilité, par laquelle ils se sont même portés à regretter qu’en 1830 on ait élargi la Charte.
Les partisans de l’intangibilité pouvaient se prévaloir de l’absence de toute disposition concernant, dans la Charte, la procédure de révision. Mais cette position, pour politiquement compréhensible qu’elle soit (ses partisans étaient d’abord soucieux du maintien des droits acquis), était intenable du point de vue de la simple pratique normative. La Charte entrait dans trop de détails pour qu’il fût possible, et même concevable, de figer l’ordonnancement institutionnel de l’État au seul motif qu’une procédure de révision n’était pas expressément prévue.
Aussi bien, par une autre ordonnance du 19 août 1815 qui, elle, n’a pas été révoquée par celle de la dissolution de la Chambre introuvable, il était conféré obligatoirement l’hérédité à la dignité des pairs. Or l’article 27 de la Charte laissait au Roi le choix de nommer des pairs viagers ou de leur conférer l’hérédité. L’ordonnance qui posait cette garantie (du caractère héréditaire de la pairie) induisait donc une révision unilatérale de la Charte et cette révision a été définitive, sans ratification parlementaire.
Dans ce contexte, et par rapport aux partisans de l’intangibilité, plus nombreux étaient, comme le précise Stéphane Rials, les partisans de la mutabilité de la Charte, soit totale (certains ultras), soit partielle ; cette dernière conception opérait une distinction entre des dispositions fondamentales, intangibles, et des dispositions simplement réglementaires, susceptibles de révision ; elle fut le fait de nombre de royalistes et le roi crut devoir la reprendre dans son discours d’ouverture du 30 novembre 1819.
Parmi ceux qui admettaient la mutabilité, une nouvelle distinction doit être opérée entre, d’une part, les partisans de la révision royale (nombre d’ultras) et, d’autre part, les partisans de l’emploi de la procédure législative qui, considérant que les chambres incarnaient la Nation et niant logiquement la pure doctrine de l’octroi, posaient la nécessité de leur association à la révision (les libéraux les plus fermes) ; ou qui, plus simplement, considéraient que le pouvoir législatif, dominé au demeurant par le roi, avait toute latitude pour modifier ce qui pouvait l’être dans la Charte.
La doctrine la plus conforme au principe de la rémanence de la souveraineté royale et à la théorie de l’octroi, telle qu’elle fut conçue lors des ordonnances de 1815, et qui devait être invoquée à nouveau en juillet 1830, concerne tout à la fois la fonction législative et la fonction constituante dérivée. Elle considère que, dans un système de constitution octroyée, le monarque — quand bien même il n’est pas libre, par le retrait de l’acte de souveraineté qui lui incombe en propre, d’annihiler un acte complexe résultant de sa collaboration avec le parlement — reste maître de l’invalider par une autre procédure qui relève de sa seule autorité : celle des ordonnances dites de nécessité.
Le recours aux ordonnances est donc un corollaire de l’octroi et de la rémanence de la souveraineté royale. Cette doctrine est affirmée de la façon la plus claire dans le rapport de Polignac précédant les quatre ordonnances de juillet 1830, l’article 14, leur fondement officiel dans la Charte, n’étant invoqué qu’à titre subsidiaire ou épidictique : « La constitution de l’État est ébranlée ; […] le droit comme le devoir d’en assurer le maintien est l’attribut inséparable de la souveraineté. Nul gouvernement sur la terre ne resterait debout s’il n’avait le droit de pourvoir à sa sûreté ; ce pouvoir est préexistant aux lois parce qu’il est dans la nature des choses. Ce sont là […] des maximes qui ont pour elles la sanction du temps […]. Mais ces maximes ont une autre sanction plus positive encore, celle de la Charte elle-même. L’article 14 a investi Votre Majesté d’un pouvoir suffisant, non sans doute pour changer les institutions, mais pour les consolider et les rendre plus immuables ». C’est là une autre conception de l’immutabilité.
Lors de l’élaboration de la Charte, Vitrolles, consulté en tant que conseiller du comte d’Artois, avait combattu l’idée d’une définition à l’article 14, des pouvoirs utilisables par voie d’ordonnances pour la sûreté de l’État. « Pourvoir au salut de l’État, relevait-il, est un droit naturel imprescriptible qui appartient non seulement au roi de France par tradition, mais par la simple raison à tout souverain légitime ». Et c’est bien effectivement le principe de légitimité qui est sous-jacent dans l’ensemble de cette question.
Durant tout le XIXe siècle, et jusqu’en 1918, la doctrine allemande de l’État monarchique va reprendre et développer la doctrine française de la Restauration. Dans des situations de nécessité constatées par le monarque, il convient de recourir au droit antérieur à la constitution formelle, en particulier si un conflit insoluble s’élève avec les organes constitués par elle, qui conduirait à un danger grave pour l’État. La puissance royale, qui a octroyé la constitution à raison d’un titre antérieur de légitimité, ne saurait se trouver constituée par elle.
Cette doctrine est en tout point conforme à celle de la Restauration sur la révision de la Charte. Celle-ci, concluait Stéphane Rials, « est une simple loi édictée par le roi en vertu d’une souveraineté antérieure, traditionnellement exercée par lui dans le cadre des lois fondamentales du royaume […]. La particulière solennité de ce texte, la forte portée morale de l’engagement pris par son auteur de le respecter, ne pouvaient interdire sa révision, soit par la voie législative ordinaire, soit — en cas de nécessité reconnue par le roi — par voie d’ordonnances ». Car la souveraineté royale demeure extérieure à la Charte, non qu’elle ne procède de la Constitution, mais parce que la Constitution du royaume ne saurait être réduite à la Charte.
Conclusion en forme de rétro-fiction
Sur les ordonnances du 25 juillet 1830, qui allaient entraîner la chute du régime institué par la Charte, la cause devrait être entendue. Charles X non plus que Polignac n’ont songé un instant de mentir l’un à son serment royal, l’autre de mépriser son simple devoir de pair et de ministre. L’imputation de violation de la Charte — qui d’informé, de bonne foi, ne le savait à l’époque ? — est polémique. Le régime de Louis-Philippe a pris en 1835 des mesures encore plus répressives. Supposons maintenant que l’une des ordonnances de Juillet, celle qui modifiait le régime électoral existant, celui du double vote, que cette ordonnance de nécessité, au lieu de s’enfoncer sans rémission dans l’ornière d’un mode de scrutin hyper-oligarchique, ait abaissé tout au contraire — par un coup de génie dont les ultras avaient alors perdu l’intuition –, le cens à 50 ou même 25 F. C’était modifier par un acte sans partage de puissance royale l’article 40 de la Charte, et certes bien au-delà des avancées du régime de Juillet (qui estima ne pas pouvoir descendre au-dessous de 200 F, obstination qui devait précipiter sa fin). Charles X en aurait-il piétiné son serment de Reims ? C’est poser là , au débouché d’un fort raccourci, une question qui laisse deviner combien le concept de pouvoir constituant dans la Charte est assez loin d’avoir atteint encore tout le développement théorique qu’il mérite. Le problème de la rémanence de la souveraineté royale, suivant la solution qu’on lui donne, et celle-ci ne saurait être que nuancée, découvre un degré plus ou moins grand d’ouverture pour le développement, a priori seulement antinomique, du régime parlementaire à l’intérieur de la monarchie limitée.
En 1830, en début des Choses vues, Victor Hugo écrit, à l’adresse des parlementaires de Juillet :
Remarquez d’ailleurs que, tout vulnérables que vous êtes par votre âge, ce que vous faites depuis août 1830 n’est que précipitation, étourderie et imprudence. Des jeunes gens n’auraient peut-être pas fait la part au feu si large. Il y avait, dans la monarchie de la branche aînée, beaucoup de choses utiles que vous vous êtes hâtés de brûler et qui auraient pu servir, ne fût-ce que comme fascines, pour combler le fossé profond qui nous sépare de l’avenir. Nous autres, jeunes ilotes politiques, nous vous avons blâmés plus d’une fois, dans l’ombre oisive où vous nous laissez, de tout démolir trop vite et sans discernement […]. Chose étrange ! Vous avez la vieillesse et vous n’avez pas la maturité.
Ainsi le jeune poète avait-il ressenti les virtualités futures de l’ambition qui fut celle de la Charte de « renouer la chaîne des temps » en dressant le constat trempé d’amertume des conséquences de la révolution bourgeoise.
Philippe Lauvaux est professeur de droit public à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas)
Pour citer cet article :
Philippe Lauvaux « La technique de l’octroi et la nature de la Charte », Jus Politicum, n°13 [https://juspoliticum.com/articles/la-technique-de-l'octroi-et-la-nature-de-la-charte-962]