Le Bundestag, théâtre parlementaire habité par des fantômes de l’histoire constitutionnelle
En se proposant de montrer que l’ordonnancement spatial et le mobilier de la salle plénière de l’actuel Bundestag font partie d’une « constitution des choses » qui complète la Constitution écrite et contribue à en faciliter la compréhension, le Professeur Schönberger emprunte la voie d’une appréhension culturelle des lieux de pouvoir pour montrer ce que l’architecture des parlements, restés au centre de la scène du théâtre politique, peut nous dire des pratiques et cultures démocratiques. Dans la postérité d’un E. Lavisse qui avait observé, lors d’une visite du Reichstag en 1877, que l’architecture de la Salle des séances du Reichstag constitue « une première leçon de droit constitutionnel », il observe que le Bundestag de la République parlementaire a repris, en 1949, la tradition wilhelminienne, maintenue sous Weimar, qui fait siéger le gouvernement en face des députés sur un « banc gouvernemental » situé à la droite du président de la Chambre. En effet, dès 1871, après la fondation de l’Empire, les sièges du gouvernement, intégrés du côté du Présidium vis-à-vis du plénum, semblaient traduire, par leur disposition architecturale, le face-à-face opposant alors l’État monarchique à la société civile bourgeoise.
The Bundestag, a parliamentary theater inhabited by ghosts of constitutional history. About Christoph Schönberger's book Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, C. H. Beck, 2022
By proposing to show that the spatial arrangement and furniture of the plenary hall of the current Bundestag are part of a "constitution of things" that complements the written constitution and helps to facilitate its understanding, Professor Schönberger takes the path of a cultural apprehension of the places of power in order to show what the architecture of parliaments, remained at the centre of the political theatre scene, can tell us about democratic practices and cultures. Following in the footsteps of E. Lavisse, who had observed, during a visit to the Reichstag in 1877, that the architecture of the Reichstag Chamber constituted "afirst lesson in constitutional law", he observed that in 1949 the Bundestag of the Parliamentary Republic had taken up the Wilhelminian tradition, maintained under Weimar, which had the government sit opposite the deputies on a "government bench" located to the right of the President of the Chamber. Indeed, as early as 1871, after the foundation of the Empire, the seats of government, integrated on the side of the Presidium opposite the plenum, seemed to reflect, by their architectural arrangement, the face-to-face confrontation between the monarchical state and bourgeois civil society.
À propos de C. Schönberger, Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, Beck, 2022.
S
ous le plafond vitré soutenu par les colonnes de marbre du Palais Bourbon, Theodor Herzl, alors correspondant à Paris du quotidien autrichien la Neue Freie Presse, assiste, en 1893, à la chute d’un gouvernement de la IIIe République. À la vue de ce spectacle, il contemple, au sein de la vaste enceinte de la Chambre des députés, « les grandes choses comme les petites » dont l’entremêlement explique en profondeur, selon lui, la manière dont fonctionne l’Assemblée nationale :
les grandes [choses] incluent les abstractions de la politique, les principes et leur falsification, les institutions et leurs déformations, ainsi que tous les mouvements de l’âme collective du parlement.
Il est également plaisant d’observer les « petites [choses] », à savoir « les convictions et la manière dont elles s’altèrent, les masques des hommes politiques, les intrigues cocasses, les trahisons et les fidélités hélas si rares ». Si Theodor Herzl décrit cette scène de la vie parlementaire du haut de la tribune de presse de la Chambre des députés au sein du Palais Bourbon, ce dernier bâtiment n’a pas toujours accueilli l’Assemblée nationale qui a siégé, après l’armistice franco-allemand et durant la Commune de Paris, dans la salle de l’Opéra royal du château de Versailles après avoir quitté Bordeaux. En effet, élue le 8 février 1871 par la volonté de Bismarck, l’Assemblée nationale, alors « chambre introuvable » composée de notables et étrangère à la dynamique républicaine du corps électoral s’était réunie au Grand Théâtre de Bordeaux (on se souvient de la phrase de Joseph Barthélemy selon laquelle la IIIe République « née dans un théâtre […], est morte dans un casino »). Les députés y étaient assis à la place des spectateurs, sur des bancs à dossier, sans pupitre, la tribune occupant l’emplacement de la scène et les bureaux étant installés dans les loges des acteurs. Le choix d’un lieu aussi singulier n’était d’ailleurs pas inédit : on sait que, pour l’ouverture des États-généraux, la salle rectangulaire des Menus-Plaisirs, ancien entrepôt des décors de l’Opéra de Versailles réaménagé en amphithéâtre, avait constitué, à l’instar de celle du Manège à partir du mois de novembre 1789, l’enceinte parlementaire nationale. De l’autre côté du Rhin (qu’il nous faut franchir pour en venir à l’ouvrage ici présenté), on sait que l’Église Saint-Paul de Francfort a accueilli les séances de l’Assemblée nationale élue au printemps 1848 et que le Théâtre national de Weimar a abrité celles de l’Assemblée nationale constituante de 1919.
Ce sont de telles images ou moments historiques qui viennent à l’esprit à la lecture de l’ouvrage du Professeur Christoph Schönberger qui invite nos regards à se détourner du débat parlementaire pour se porter sur les formes architecturales qui l’abritent. Qualifiées parfois de théâtres d’ombres au regard de la marginalisation institutionnelle qui les affecte désormais, les enceintes parlementaires n’en demeurent pas moins, encore aujourd’hui, l’espace d’élection de la délibération publique (que celle-ci s’exerce, à Paris, dans une « maison sans fenêtres » ou, à Berlin, sous une coupole de verre symbole de la transparence démocratique). Depuis le commencement de la modernité politique, ces enceintes donnent à voir « l’écart du symbolique et du réel » qui a accompagné l’institutionnalisation du pouvoir comme lieu désormais « vide ». En effet, elles présentent souvent, en leur centre ou en leur axe central, un espace vacant (ainsi, au sein du Palais de Westminster, le cœur de l’hémicycle et le couloir qui traverse la House of Commons demeurent inoccupés et viennent, en quelque sorte, signifier ce rapport désincarné du pouvoir). Concernant le Parlement allemand, l’idée d’un lieu vacant peut aussi évoquer le souvenir du fronton du Reichstag demeuré vide de toute inscription de son inauguration en 1894 jusqu’au mois de décembre 1916 où y seront coulées, dans le bronze des canons des Guerres de Libération de 1813, les lettres « Dem Deutschen Volke (Au peuple allemand) ». Ce fronton resté vierge de toute inscription semblait alors exprimer, en creux, toutes les ambiguïtés et déficiences du parlementarisme wilhelminien.
En se proposant de montrer que l’ordonnancement spatial et le mobilier de la salle plénière de l’actuel Bundestag font partie d’une « constitution des choses (Verfassung der Dinge) » qui complète la Constitution écrite et contribue à en faciliter la compréhension, le Professeur Schönberger emprunte, en juriste, historien et penseur du droit politique, la voie d’une appréhension culturelle des lieux de pouvoir pour montrer ce que l’architecture des parlements, restés au centre de la scène du théâtre politique, peut nous dire des pratiques et cultures démocratiques. Dans la postérité d’un Ernest Lavisse qui avait observé, lors d’une visite du Reichstag en 1877, que l’architecture de la Salle des séances du Reichstag constitue « une première leçon de droit constitutionnel », il observe que le Bundestag de la République parlementaire a repris, en 1949, la tradition wilhelminienne, maintenue sous Weimar, qui fait siéger le gouvernement en face des députés sur un « banc gouvernemental (Regierungsbank) » situé à la droite du président de la Chambre. En effet, dès 1871, après la fondation de l’Empire, les sièges du gouvernement, intégrés du côté du Présidium vis-à-vis du plénum, semblaient traduire, par leur disposition architecturale, le face-à-face opposant alors l’État monarchique à la société civile bourgeoise.
I. L’usage de la salle plénière comme mise en scène du pouvoir
En ce qu’ils abritent les représentants du peuple et sont associés à l’imaginaire national, les édifices abritant les parlements nationaux possèdent une forte charge symbolique. En Angleterre, le Palais de Westminster constitue, depuis la Glorieuse Révolution et l’affirmation du parlementarisme victorien, et cela bien davantage que le Palais de Buckingham, le lieu où s’exerce et se met en scène le pouvoir politique. Cependant, au xixe siècle, si l’apprentissage du régime constitutionnel s’accompagne, dans la France de la Restauration, de la publicité des débats parlementaires qui exige l’aménagement de loges réservées aux auditeurs au sein des hémicycles, les membres du Parlement de Westminster ont, quant à eux, longtemps partagé la crainte que la publicité de leurs débats ne soit un frein à leur liberté de parole, inquiétude dont les délivrera le Reform Act de 1832 inspiré par les thèses benthamiennes.
Par-delà cette question de l’exposition publique des débats, l’étude des enceintes parlementaires qu’a menée le Professeur Schönberger porte, au premier chef, sur la place qu’elles réservent aux sièges des membres du gouvernement. Une telle attention était déjà celle d’Ernest Lavisse qui observait que la tâche la plus ardue revenant à l’architecte ayant construit la Salle des séances du Reichstag avait consisté à « bien disposer les sièges et, pour ce faire, à étudier la Constitution impériale ». En effet, la présence des sièges gouvernementaux ne s’impose pas à l’évidence : ainsi, en France, la crainte d’une possible domination du gouvernement sur le parlement les a écartés des assemblées révolutionnaires. De même, la Chambre des communes n’autorise les membres du Cabinet que sur le banc de la Trésorerie réservé aux « serviteurs confidentiels de sa Majesté ». Aux États-Unis, des sièges réservés au Président ou aux membres de son cabinet n’ont jamais existé dans les salles de réunion du Congrès. Quant au respect de cette séparation physique des pouvoirs en France, on se souvient que, lors de la commémoration du centenaire du Sénat en mai 1975, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing avait pris soin de prononcer son discours dans un hémicycle banalisé, dé-parlementarisé par l’absence de tribunes.
Toutefois, malgré cette ancienne circonspection relative à la présence des sièges gouvernementaux, l’histoire constitutionnelle de l’Europe continentale a montré que les gouvernements ont toujours été soucieux, depuis la Révolution française, de pouvoir utiliser la salle plénière comme une scène propre à faire connaître leurs intentions. À cet égard, la particularité de l’Allemagne contemporaine consiste dans le fait – et l’ouvrage du Professeur Schönberger contribue grandement à expliquer cette singularité – que le gouvernement, bien qu’il soit désormais soutenu par sa majorité parlementaire, ait été, en quelque sorte, élevé en majesté à la faveur d’un agencement de l’enceinte parlementaire hérité de l’époque de la monarchie constitutionnelle. En effet, la disposition des sièges entre députés et membres du gouvernement semble reproduire la structure qui distinguait, avant l’avènement des gouvernements politiquement responsables, le gouvernement des assemblées. Ainsi, à l’instar de la structure formelle demeurée inchangée de nombreuses constitutions libérales, une telle disposition architecturale forme, en quelque sorte, une présentation, si ce n’est erronée, du moins fallacieuse de la réalité d’outre-Rhin : d’une part, sur le plan juridique, bien qu’il procède constitutionnellement du parlement, le gouvernement semble, en vertu du droit strict, rester le plus souvent fondamentalement extérieur au Parlement ; de même, les assemblées apparaissent souvent distinctes de l’Exécutif. D’autre part, sur le plan architectural, la disposition des choses semble infirmer la réalité de la pratique politique.
En effet, à la lecture de l’ouvrage du Professeur Schönberger, on mesure combien l’agencement des sièges au sein du Bundestag participe, encore aujourd’hui, d’un certain classicisme des formes constitutionnelles. En tant que façade architecturale de la réalité politique, cet agencement ne rend pas compte du « changement de paradigme » emporté par la parlementarisation de l’Exécutif. Bien que le dualisme bloc majoritaire/opposition se soit désormais substitué au dualisme classique gouvernement monarchique/parlement, la Salle plénière du Bundestag continue de mettre en scène l’ancien ordre des choses. De ce fait, elle est le lieu d’une déficience de dialogue et d’un défaut d’interaction entre les acteurs. À l’instar des députés du Reichstag wilhelminien qui devaient, afin de défendre leurs opinions, s’armer de courage pour monter dans l’espace réservé au gouvernement (et à qui il fallait, comme l’écrit E. Lavisse, « de l’héroïsme pour critiquer la politique de Bismarck alors que vous l’avez derrière vous »), les députés de l’actuel Bundestag, quelque peu « inhibés », ne posent que très rarement des questions au Chancelier fédéral ou aux ministres fédéraux. Ce sentiment d’une relation atrophiée était déjà éprouvé par les députés du Vormärz (1815-1848) désireux de faire des parlements le lieu d’un véritable débat public. C. Schönberger observe, à cet égard, que la salle plénière du Grand-duché de Bade, dont le centre était occupé par le trône du Grand-Duc formant la véritable contrepartie d’une représentation en demi-cercle des députés, exprimait bien davantage « la coexistence (Nebeneinander) de deux sphères différentes que leur relation mutuelle (wechselseitige Beziehung) ». En effet, la disposition architecturale plaçant le gouvernement non pas en face des députés, mais à l’écart de ces derniers, rendait extrêmement difficile une interaction critique avec les membres du gouvernement depuis la tribune ou les sièges.
Cependant, le Professeur Schönberger prend soin de préciser qu’il serait quelque peu imprudent de tirer de cette réalité allemande du xixe siècle un enseignement universel. En effet, l’opposition frontale des bancs établie à la Chambre des communes ne produit pas, en tant que telle, des débats animés entre le gouvernement et l’opposition. De même et inversement, la disposition des sièges en demi-cercle n’est pas l’assurance d’une culture politique consensuelle (en témoigne le fait que cette disposition ait été retenue, en France, durant la Terreur). Il n’existe donc pas, à cet égard, de parallélisme des formes architecturales et délibératives.
L’actuel hiatus entre la mise en scène du gouvernement au sein du Bundestag et la réalité du système de gouvernement n’est pas sans rappeler un autre décalage formel que certains députés d’outre-Rhin ont éprouvé à la fin du xixe siècle. En effet, le Reichstag, après s’être réuni plus de vingt ans dans un Congrès « provisoire » installé dans l’ancienne manufacture de porcelaine de la Leipziger Strasse, n’a occupé qu’en 1894 son propre bâtiment sur la Königsplatz. Au moment de cette installation, de nombreux acteurs ont constaté une contradiction manifeste entre un bâtiment destiné à une assemblée élue au suffrage universel et des salles intérieures bardées de symboles impériaux et dominées non pas par une iconographie parlementaire, mais par l’historiographie des princes et des dynasties. Dans un ouvrage retraçant ses seize années de vie parlementaire dans les coulisses du Reichstag, l’abbé alsacien Émile Wetterlé constate qu’on chercherait en vain, « dans cette accumulation d’ornements, un seul emblème qui révèle au visiteur la destination du palais. […] Que font là […] les énormes vitraux qui nous rappellent les aventures galantes de Roméo et Juliette, comme les destinées tragiques d’Othello et de Desdémone ? » Il est étonnant et éloquent de constater que ce débat sur la discordance entre l’assemblée et la forme architecturale du bâtiment au sein duquel elle siège ait été remobilisé un siècle plus tard, en 1991, lors de la réintégration du Bundestag au sein du Palais du Reichstag. La question était alors la suivante : ce Palais intimidant, chargé de toute l’histoire du deutscher Konstitutionalismus et témoin d’un parlementarisme inaccompli, pouvait-il accueillir et honorer la démocratie parlementaire de la République fédérale ?
Toutefois, dans l’histoire constitutionnelle européenne, la correspondance s’est souvent opérée entre la forme architecturale des parlements nationaux et leur fonction politique : l’architecture classique anglaise répondait ainsi aux affinités politiques d’une oligarchie whig sensible au modèle de la République romaine et comprenant le régime parlementaire comme une forme aboutie du régime vénitien. Après l’incendie du Parlement en 1834 (événement dont J. M. W. Turner a su magistralement rendre les tragiques lumières vues de la Tamise dans ses deux célèbres tableaux !), le triomphe du gothique accompagnant la reconstruction du Palais de Westminster procède de la volonté des élites traditionnelles des années 1830-1840 d’associer l’institution parlementaire au passé national par l’intermédiaire de l’architecture gothique. En France, il est curieux de constater qu’un processus d’intégration de l’héritage historique par les acteurs républicains ait conduit, à la fin du xixe siècle, l’État républicain à renoncer à créer ses propres architectures prestigieuses. En effet, comme en témoignent les bâtiments érigés par la Troisième République pour loger l’Exécutif et d’autres institutions étatiques, la République a décidé, en quelque sorte, d’habiter « en meublé » dans les anciens palais de l’Empire et de la monarchie.
II. Les assemblées représentatives du xixe siècle à l’ombre des trônes
Si des trônes ne sont, de nos jours, érigés au sein des chambres plénières que dans de rares monarchies parlementaires telles que la Grande-Bretagne ou le Japon, ils ont cependant laissé une empreinte durable sur la disposition des espaces parlementaires. Cet héritage date surtout de l’époque de la monarchie constitutionnelle durant laquelle les salles plénières accomplissaient leur office à l’ombre (intimidante) du trône auquel les sièges du gouvernement étaient souvent rattachés conformément à la situation constitutionnelle de gouvernements monarchiques dont l’existence ne dépendait pas de la confiance des parlementaires. De nos jours, le mobilier du trône a été remplacé par la tribune du président de la Chambre devenue le nouveau centre de l’hémicycle parlementaire. Quant au perchoir de l’Assemblée nationale, dont le fauteuil et le bureau n’ont pas changé depuis Lucien Bonaparte, alors président du Conseil des Cinq-Cents, on peut rappeler que l’élection de Léon Gambetta à la présidence de la Chambre, le 30 janvier 1879, a d’emblée conféré à cette fonction une importance politique majeure. La volonté de donner du lustre à cette fonction s’était traduite dans le choix fait par Gambetta de résider en l’hôtel de Lassay dès son élection, alors que l’Assemblée siégeait encore à Versailles. Dans ses « tableaux » de la vie parlementaire française, Theodor Herzl remarque que « les Français savent […], mieux que quiconque, inventer et organiser des manifestations solennelles », comme celle de l’entrée du président de la Chambre dans la Salle des pas perdus où se tiennent deux rangées de soldats, baïonnette au canon. De même, outre-Rhin, le président du Bundestag constitue, de nos jours, la « personnification » symbolique et officielle du Parlement. Il est vrai que l’autonomie organique a toujours consisté dans la capacité des assemblées parlementaires à former librement leurs propres organes. Cette liberté organique est née en Grande-Bretagne avec l’apparition, au sein du « Good Parliament » de 1376, du speaker qui se tient sur la chaire présidentielle de la Chambre devant laquelle se trouve la table des « clercs » où repose la « Masse » (alors que le lord Chancellor, présidant la Chambre des Lords, siège, quant à lui, aux pieds du trône sur le fameux « sac de laine »). Le rôle du speaker a été grandissant à partir du milieu du xixe siècle : l’évolution du parlementarisme britannique explique que cette fonction (exercée brièvement en 1523 par Thomas More) soit devenue, bien que libérée de la domination du monarque, la proie de nombreux enjeux partisans au sein même des Communes. La Constitution américaine de 1787 prévoit, quant à la nomination du président des Chambres, une modalité atypique : si la Chambre des représentants choisit librement son président et les autres membres de son bureau, c’est le vice-président des États-Unis qui devient le président du Sénat.
III. Le banc du Bundesrat sous l’Empire wilhelminien
Sous l’Empire wilhelminien, la place traditionnellement réservée au trône a été remplacée, au Reichstag, par le banc gouvernemental, massif et élevé, du Bundesrat qui s’élevait des deux côtés du Présidium. L’office symbolique des sièges du Bundesrat consistait, en quelque sorte, à dissimuler le gouvernement de facto du Reich (et, ce faisant, l’idée d’un gouvernement politiquement responsable devant le Reichstag) derrière l’imposante représentation d’un banc gouvernemental à plusieurs têtes. L’absence du trône ne pouvait surprendre car les droits de l’Empereur ne procédaient pas d’une souveraineté propre, mais de la Constitution de 1871 qui ne définissait pas explicitement l’Exécutif monarchique. Il est vrai que l’Empire, établi par une fondation d’État imparfaite à faible autonomie institutionnelle, reconnaissait son organe central non pas dans le Kaiser, mais dans le Bundesrat qui n’était pas une assemblée délibérative, mais un conseil d’ambassadeurs des États membres (représentés, pour chacun d’entre eux, par une délégation de fonctionnaires désignés votant conformément aux directives de leur gouvernement). À cet égard, convaincu que la Constitution de l’Empire avait uniquement procédé de négociations entre gouvernements particuliers, Bismarck avait fait savoir, pour faire pièce à une interprétation défendue par Paul Laband selon laquelle la volonté de l’Empire ne saurait être la somme des volontés des États particuliers, qu’il ne se laisserait pas « convaincre par un professeur de droit allemand, lorsqu’il s’agit de choses [qu’il avait créées lui-même] ».
Comme on le sait, le Bundesrat était surtout l’instrument destiné à dissimuler l’ascendant de l’État prussien qui était parvenu, en résistant à la médiatisation des États particuliers, à masquer les difficultés inhérentes à la fondation interne de l’Empire. Puisque nous parlons ici de la Prusse et des sièges au sein d’une assemblée, qu’il nous soit permis de citer un mot d’esprit de Joseph Barthélémy : invoquant le comte Kuno von Westarp, représentant de l’oligarchie conservatrice ayant réussi à imposer l’empreinte durable d’une Allemagne prussianisée, député du Reichstag weimarien et rédacteur de la Kreuzzeitung dans les années 1920, il le décrit comme l’« incarnation même de ce que la vieille Prusse compte de plus réactionnaire et de plus militariste, un homme tel que s’il venait dans [la Chambre des députés parisienne], on ne trouverait pas de banc assez à droite pour lui : il siégerait sûrement dans le couloir ».
Les espaces parlementaires apparaissent souvent comme le conservatoire des anciens usages de la royauté. Ainsi, en Angleterre, l’ouverture de la session parlementaire a toujours mis en évidence, sous les hautes boiseries gothiques et les moulures dorées du Palais de Westminster, le faste de la monarchie (comme on le sait, pendant que Sa Majesté, en grand arroi et du haut du trône, fait lecture, dans une demi-pénombre, de son « gracieux discours », un élu de la Chambre des Communes est retenu en otage au Palais de Buckingham). De même, sous le Reich wilhelminien, plusieurs cérémonies (tout particulièrement celles organisées après la fondation de l’Empire en mars 1871 et lors du changement de trône de Guillaume II en juin 1888) ont montré combien le Kaiser était soucieux de rappeler publiquement sa position constitutionnelle par le biais de l’ouverture solennelle du Reichstag dans la Salle blanche du château de Berlin. Cependant, alors qu’en Grande-Bretagne, le monarque se rend aux Communes, ce sont, outre-Rhin, les députés du Reichstag qui se rendaient au Palais royal. En effet, le rituel de cette cérémonie, lors de laquelle les parlementaires se dirigeaient vers la Cour, était mobilisé au soutien d’une mise en scène symbolique de la primauté de la monarchie sur ces derniers. C’est bien là ce que ressent Émile Wetterlé qui souligne, dans un ouvrage de 1916, L’Allemagne qu’on voyait et celle qu’on ne voyait pas, que les députés convoqués pour assister au discours du Trône sont conduits à la Salle blanche « par un escalier de service, le grand escalier étant réservé pour les réceptions de la Cour »… Quand le Professeur Schönberger rappelle que la promenade que devaient faire les députés vers la Cour impériale lors de l’ouverture du Reichstag a été boycottée, en février 1912, par les députés sociaux-démocrates et libéraux de gauche et, pendant le Kulturkampf, par les membres du Parti du centre catholique, un autre épisode de l’histoire constitutionnelle vient à l’esprit de son lecteur. En effet, en Russie, après la défaite essuyée lors de la guerre russo-japonaise, le Tsar Nicolas, encouragé en ce sens par son Premier ministre Serge Witte, s’était trouvé contraint de convoquer une assemblée élue. En avril 1906, lors de l’inauguration de cette première Douma à Saint-Pétersbourg, de nombreux députés, contemplant avec hostilité l’étalage de splendeurs médiévales du Palais d’Hiver où ils avaient été convoqués pour la Grande ouverture, estimaient que Nicolas II aurait dû, pour reconnaître leur nouvelle légitimité, se déplacer au Palais Tauride où ils siégeaient en assemblée.
IV. La teneur bureaucratique du banc gouvernemental
Le secret de l’économie architecturale du Reichstag résidait, sous l’Empire, dans le fait que l’espace du trône se trouvait désormais occupé par la haute bureaucratie. Comme le montre avec acuité le Professeur Schönberger, le charisme de la salle du Trône se trouve, au sein de la salle plénière, remobilisé par les nécessités d’un « Empire sans couronne » au profit d’une autorité bureaucratique gouvernementale par l’établissement du Bundesratsbank (en effet, surélevées à l’instar du trône, les longues rangées de bancs réservés aux excellences ministérielles du Bundesrat se tenaient du côté du Présidium). Un correspondant parlementaire décrit, dès octobre 1871, la salle plénière provisoire du Reichstag dans les termes suivants : « Pas une chapelle comme la Chambre des communes au Palais de Westminster, pas un entre-deux entre théâtre et salle de concert comme au Palais Bourbon à Paris, mais plutôt un bureau idéalisé dans lequel des affaires importantes sont conclues. » Encore aujourd’hui, dans la continuité d’une monarchie constitutionnelle qui ne distinguait que très faiblement entre l’administration et la direction politique (les ministres étant, le plus souvent, des fonctionnaires de carrière accompagnés à la session parlementaire par des fonctionnaires subordonnés), le gouvernement fédéral n’apparaît pas, au sein du Bundestag, sous la forme d’une direction politique resserrée, mais sous celle d’un appareil administratif. Leurs fonctionnaires se tenant derrière eux, les Chanceliers et les ministres semblent soucieux de « bénéficier, par cette présence, du soutien, d’une certification et, même, de la protection de l’administration ministérielle ». Deux figures contrastées du gouvernement se disputent ainsi notre perception des régimes anglais et allemand : si le gouvernement apparaît, au regard de la disposition des sièges au sein de la Chambre des communes, comme le chef de la majorité parlementaire, il apparaît bien davantage, au sein du Bundestag, comme le chef d’un appareil administratif. À cet égard, entre 1949 et 1969, à un moment où le banc gouvernemental n’avait pas encore été abaissé, les acteurs d’outre-Rhin étaient en droit de se demander si le modèle hégélien d’un État rationnel de fonctionnaires ne continuait pas à dispenser ses leçons sur la réalité politique allemande. Quoi qu’il en soit, aussi longtemps que souffle l’esprit de Hegel, le Parlement semble être appréhendé comme un espace où, tout à la fois, les intérêts privés sont élevés à l’universel et la volonté universelle agrégée à l’adhésion des particuliers.
Si la pratique wilhelminienne avait été caractérisée par un non-cumul des fonctions parlementaire et ministérielle (non-cumul condamné par Max Weber en ce qu’il serait propre à encourager un gouvernement « au-dessus » de partis figés dans une posture d’opposition), l’enchevêtrement du gouvernement et de la représentation nationale s’exprime désormais, au sein du Bundestag, par la compatibilité de ces fonctions dont une des traductions institutionnelles les plus notables est la présence des secrétaires d’État parlementaires. Ces derniers sont des députés au Bundestag rattachés à un ministre, sans être membres du gouvernement fédéral au sens de la Loi fondamentale. Toutefois, cette idée généralement reçue de l’actuel régime parlementaire d’outre-Rhin, à savoir le fait d’être une des traductions les plus accomplies du parlementarisme anglais en raison d’un entrelacement des pouvoirs que n’aurait pas renié Walter Bagehot, se trouve, si ce n’est modifiée, du moins quelque peu troublée par la lecture de l’ouvrage du Professeur Schönberger. En effet, cette réalité constitutionnelle et politique, pourtant souvent célébrée pour les facultés de coopération qu’elle offre à ses acteurs, donne à voir un gouvernement situé dans un espace de neutralité non partisane. Cette discordance troublante entre l’espace parlementaire et le jeu politique qui s’y déploie se mesure tout particulièrement à l’aune de l’élection du Chancelier fédéral par le Bundestag et de son possible renversement par un vote de défiance constructive. De fait, nonobstant ces procédures, la Loi fondamentale semble appréhender le gouvernement fédéral comme un organe étatique quelque peu distancié dont les membres possèdent un droit indépendant (non lié à un mandat parlementaire) d’être présents et de s’exprimer au sein du Bundestag. Une culture administrative du politique, procédant du modèle historique d’un État neutre se tenant au-dessus des partis et garantissant l’unité nationale au-delà des querelles politiques, semble ainsi, si ce n’est empêcher, du moins entraver toute confrontation ouverte et ostensible entre les acteurs.
Le lecteur français de Auf der Bank peut d’ailleurs se surprendre à penser que si, outre-Rhin, c’est la mise en scène du gouvernement dans l’espace parlementaire qui surprend l’observateur au regard de la pratique parlementaire, c’est au contraire, en France, la pratique observée sous la Ve République (un processus de rationalisation administrative du pouvoir) qui est de nature à étonner au regard de la discrète présence du « banc des ministres » au sein de l’hémicycle.
Les lieux de pouvoir, et plus généralement l’histoire constitutionnelle, sont peuplés de fantômes. En l’occurrence, parmi ces derniers, la Charte de 1814, clef de déchiffrement des constitutions allemandes du xixe siècle qui avait offert aux princes d’outre-Rhin le modèle d’une éducation constitutionnelle se tenant aux marges de la modernité politique, semble projeter une ombre non totalement dissipée. Observant un processus de fossilisation des formes constitutionnelles du xixe siècle, Charles Seignobos souligne, quant à l’empreinte laissée par le dualisme des pouvoirs, que « les lambeaux des institutions détruites sont restés accrochés dans les textes de loi officiels et dans les commentaires officieux, et empêchent d’apercevoir la réalité ». De même, et l’ouvrage que consacre le Professeur Schönberger à « l’architecture signifiante » de la salle plénière du Bundestag contribue assurément à souligner ce singulier contraste, la représentation architecturale et symbolique de certaines assemblées témoigne encore aujourd’hui, par-delà l’action partagée des corps constitués, de la prégnance de cet ancien imaginaire politique.
Jacky Hummel
Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à l’Université de Rennes. Il est notamment l’auteur de Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, PUF, 2002 ; Carl Schmitt. L’irréductible réalité du politique, Paris, Michalon, 2005 ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, Michel Houdiard, 2010. Dernier ouvrage dirigé : Historiographies constitutionnelles et identités nationales, Paris, Mare & Martin, 2023.
Pour citer cet article :
Jacky Hummel « Le Bundestag, théâtre parlementaire habité par des fantômes de l’histoire constitutionnelle », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/le-bundestag-theatre-parlementaire-habite-par-des-fantomes-de-l'histoire-constitutionnelle-1925]