Apprivoiser la manifestation. Du droit de résistance à la liberté d’expression
La manifestation est une forme assagie des rassemblements populaires insurrectionnels, révolutionnaires, parfois armés qui ont marqué l’histoire constitutionnelle mouvementée de la France. C’est pourquoi elle faisait peur aux régimes en place. Désarmée, canalisée, civilisée, elle a pu devenir une façon particulière de s’exprimer, à côté de la presse, en vue de corriger les imperfections du régime représentatif.
The « demonstration » is a tempered form of the popular insurrectional, revolutionary, sometimes armed rallies that marked the eventful constitutional history of France. That is why it frightened the regimes in place. Disarmed, canalized, and civilized, it has become a special way of expressing itself, alongside the press, with the aim of correcting the imperfections of the representative regime.
La lecture des communications relatives à l’histoire de la liberté de manifestation dans les différents pays étudiés laisse transparaître une grande diversité. Le regard porté par les gouvernants sur les foules qui pérégrinent sur la voie publique en vociférant des revendications, en hurlant des slogans, en scandant des cris de ralliement, en entonnant des chants plus ou moins séditieux, varie au gré des cultures et des climats comme à celui des régimes qui se succédèrent au sein de chaque État. Il y a ceux qui, nés de et dans la manifestation, refusent cette liberté aux autres ; ceux qui, détestant battre le pavé, y recourent néanmoins quand ils estiment qu’ils n’ont pas le choix ; ceux enfin qui imaginent une sorte de « manifestation continue » qui constituerait le lieu véritable de la démocratie, celle du peuple directement assemblé, affranchi de ses représentants. Par-delà l’extrême diversité de ces histoires, la liberté de manifestation trouve son unité dans le fait de se situer toujours dans une sorte d’entre-deux. Son intensité : en dessous de l’insurrection ou de la sédition, elle surpasse le débonnaire rassemblement populaire. On manifeste pour une cause, mû par une volonté ardente de peser sur le réel. Sa fluidité : contrairement à la technique de la barricade qui consiste à occuper une partie de l’espace public en l’entourant de digues (amoncèlement de pavés, poubelles, palettes incendiées) en guise de frontière, la manifestation ne doit pas consister à s’emparer d’un territoire à la manière d’armées manœuvrant lors d’une guerre de position. On manifeste en marchant ; un flux vient irriguer les artères des villes, sans coagulation, ni hémorragie.
Les juristes peinent à saisir précisément les contours de la liberté de manifestation – ou de sa simple tolérance, toute la question est là – parce qu’elle nourrit une méfiance tant dans les rapports qu’elle entretient aussi bien à l’espace public qu’au régime politique.
Le territoire de la contestation
À partir du XVIIe siècle, l’État moderne a instauré un rapport particulier et nouveau à l’espace en le bornant : les frontières avec l’étranger tracent une ligne entre un extérieur dans lequel la sécurité n’est pas garantie et un intérieur où elle l’est en principe, les clôtures de la sphère privée délimitent les lieux dans lesquels l’État et autrui ne peuvent pas pénétrer. Ces délimitations physiques (poste frontière, murs des propriétés) ont des prolongements juridiques : la distinction entre droits interne et international, les règles protégeant la vie privée et la propriété. Entre les deux sphères, le réseau viaire, les places, les jardins publics, les lieux qui accueillent spectateurs, chalands ou promeneurs forment l’espace public, l’aire tangible du social, de la matérialité de la vie en société, forment le territoire privilégié de la manifestation.
Dans cet espace de concitoyenneté, de coexistence pacifique, la civilité – comme antonyme d’incivilité – doit commander les comportements. On s’y déplace, on s’y rencontre, on s’y réjouit mais, en principe, contrairement au Moyen Âge ou à l’Antiquité, on n’y délibère pas, on n’y fait pas de politique. Ou plutôt, la seule façon d’en faire, consiste à manifester, à se constituer en une foule unie, éphémère, mouvante, voulante. C’est là une exception à la façon « normale » de prendre place dans un espace public qui ne connaît en principe que des individus et qui se voit investi soudain par le groupe. Comme l’a montré Gustave Lebon, cette masse formidable et dangereuse, dotée de son existence propre, agglomère des êtres passionnés et privés, pour le temps du rassemblement, d’une partie de leur raison. D’où des règles et précautions.
Dans ces lieux de la vie commune, la critique ne peut pas dégénérer en hostilité (hostis = ennemi) : le manifestant ne doit pas y être un belligérant. C’est la raison pour laquelle les armes, y compris celles qui sont détenues légalement, sont interdites : l’espace public ne saurait se transformer en zone d’affrontement, comme peut l’être la frontière (les deux mots renvoient à l’idée de « front »). L’occupation ne peut être que temporaire : s’emparer durablement de l’espace public équivaut à la conquête d’un territoire par tel groupe, hors du contrôle de l’État.
Les législations d’exception conçues pour contrer les foyers insurrectionnels intérieurs renvoient à la même préoccupation. Les zones déclarées en état de siège (loi de 1849) ou en état d’urgence (loi de 1955) apparaissent comme celles qui, échappant à l’emprise de l’État, doivent être reconquises. L’armée ou les forces de l’ordre peuvent y bénéficier de moyens exceptionnels pour cesser de faire de tel périmètre tumultueux un lieu d’hostilité : remise de toute arme, assignation à résidence, couvre-feu, interdiction des réunions et manifestations, etc. Les mouvements de chaque citoyen n’y sont possibles que si la puissance publique les tolère.
Les gouvernements ne peuvent toutefois pas percevoir la manifestation de façon uniquement négative, car la plupart en sont issus. La Révolution de 1789 comme celles qui ont émaillé le XIXe et le XXe siècles commencèrent par des rassemblements populaires, qui aboutirent à la chute du pouvoir en place. Les journées révolutionnaires, les Trois Glorieuses, la campagne des Banquets, le 4 septembre 1870 : nombreux sont les régimes, surtout les républiques, en France comme dans le monde, qui doivent leur existence à ces concentrations populaires qui formalisent l’unité du corps politique. Pour eux, la liberté est passée par la présence – effective, active, résolue – du peuple dans son terrain de prédilection, la rue.
Alors que l’on a reconnu les droits de résistance à l’oppression (art. 2 de la Déclaration de 1789) et à l’insurrection (art. 35 de celle de l’an I), la liberté de manifestation sur la voie publique brille pourtant par son absence des grandes Déclarations et des Constitutions. Sans doute peut-on l’expliquer en suggérant que si l’on peut le plus en résistant ou en s’insurgeant, on peut le moins en protestant et en manifestant. Ce droit irait sans dire. Mais on peut l’expliquer aussi par le fait que les peuples du XIXe siècle, souvent détenteurs d’armes, étaient plus furieux, plus habitués à la violence, moins craintifs, moins « domptés » que ceux d’aujourd’hui. Dans un tel contexte, les relations se faisaient plus binaires : soit on se satisfaisait du gouvernement, soit on entendait le renverser. La manifestation extériorisait donc un rapport au pouvoir beaucoup plus entier, déterminé : elle était, finalement, beaucoup plus politique ou, pour le dire autrement, plus existentielle. Contre la violence supposée du pouvoir, le peuple entendait se ressaisir, dans une veine lockienne, du droit de se faire justice lui-même, en résistant. Le territoire national apparaissait comme un lieu d’un affrontement, non avec un Etat étranger, mais avec un ennemi intérieur, constitutionnel. Quand l’espace public cessait d’être le lieu de la relation pacifique, il avait l’allure d’un véritable champ de bataille.
Il faudra attendre, au XXe siècle, un certain apaisement des foules pour pouvoir penser une réglementation de la manifestation. Régime d’autorisation préalable ou de simple information au risque d’une interdiction, la préoccupation de l’autorité reste d’obtenir des garanties que le rassemblement, transformant les individus singuliers en une foule unique, n’aille pas jusqu’à en faire un être politique, assimilable à une armée hostile de l’intérieur. D’où les indications relatives aux instigateurs, aux responsables, au nombre de personnes attendues, au lieu, à la date, à l’heure, au parcours emprunté, au service d’ordre interne au groupe, à la cause défendue.
La représentation de l’insatisfaction
La manifestation s’analyse concrètement comme une prise de possession éphémère et fugace de l’espace public, elle doit aussi être appréhendée comme phénomène constitutionnel. Elle se présente comme une sorte de correctif aux insuffisances de la représentation politique. Tandis que le constitutionnalisme moderne repose sur la conviction de l’identité de nature entre les représentants et les représentés, la manifestation vient rappeler que l’on a affaire à une fiction. Quand on n’y croit plus ou quand on y croit moins, une partie du peuple entend faire savoir, par ses bruyants cortèges, que ses dirigeants ne la représentent pas complètement.
La manifestation apparaît alors comme un moyen de corriger un régime représentatif fatalement insatisfaisant. Elle entre en concurrence avec d’autres mécanismes bien connus des constitutionnalistes : le droit de pétition individuel ou collectif, le recours au référendum, la négociation avec les partenaires sociaux, etc.
Les Révolutionnaires français, soucieux d’abolir les privilèges, ont supprimé tous les corps intermédiaires : la noblesse évidemment, mais aussi les corporations, corps et communautés qui tempéraient le pouvoir absolu du monarque. Ils voulurent un lien direct, immédiat entre chaque individu et la nation, représentée par une Chambre unique. Manifester eût été à leurs yeux défendre un intérêt particulier au mépris de la volonté générale. Toutefois, pour garder le contact avec le peuple réel, ils prévirent, outre les mandats courts, que des individus ou des groupes pourraient présenter des pétitions à l’Assemblée qui, en leur donnant suite, pourraient métamorphoser un vœu particulier en intérêt général. Cette pratique de la pétition fut maintenue au XIXe siècle, spécialement dans les régimes dont le corps électoral se voyait restreint par un cens électoral très élevé.
La réticence à l’encontre des corps intermédiaires s’atténua progressivement au milieu du XIXe siècle à la faveur de la convergence de vue entre des monarchistes souhaitant voir les corporations ressusciter, des socialistes prônant une meilleure organisation des ouvriers et des libéraux favorables à des structures associatives fortes, aptes à se substituer à l’action de l’État suspecté d’aspirer à l’omnipotence. Les manifestations désormais encadrées par des corps intermédiaires – syndicats, associations – pourraient être canalisées, donc admises. Elles ne feraient plus courir le danger de l’insurrection violente : elles se transformeraient en un moyen édulcoré de faire connaître son insatisfaction. Robespierre avait d’ailleurs bien identifié comme un piège le fait d’« assujettir à des formes légales la résistance » : c’eût été, à ses yeux, « le dernier raffinement de la tyrannie ».
Il reste qu’en quittant l’univers de l’insurrection ou de la résistance – droits naturels qui ne peuvent avoir de prolongement en droit positif car on peut exiger l’obéissance à la loi tout en autorisant à y désobéir – la manifestation pouvait être accueillie comme un des enfants de la famille de la liberté d’expression, dans laquelle figuraient déjà la presse et les spectacles. Elle serait désormais plus libre. Toutefois, contrairement à la liberté de la presse pour laquelle le mécanisme de l’autorisation a été totalement abandonné au profit de la répression des abus, la liberté de manifestation, demeurant une question de droit administratif à cause de la déclaration préalable, n’a pas basculé dans le droit pénal. Sans doute estime-t-on que les manifestations qui dégénèrent étant extrêmement difficiles à parer comme à réparer, il reste préférable de prévenir que de guérir.
François Saint-Bonnet
Professeur d’histoire du droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II).
Pour citer cet article :
François Saint-Bonnet « Apprivoiser la manifestation. Du droit de résistance à la liberté d’expression », Jus Politicum, n°17 [https://juspoliticum.com/articles/Apprivoiser-la-manifestation-Du-droit-de-resistance-a-la-liberte-d-expression]