De la bière et des nazis : la liberté de manifestation en Allemagne
La liberté de manifester a récemment été confrontée à deux difficultés en Allemagne. La première concerne les manifestations favorables au nazisme et soulève le problème de la neutralité envers les opinions. La seconde a trait aux manifestations sur des propriétés privées et s’inscrit dans la problématique de l’effet horizontal des droits fondamentaux.
The freedom of demonstration recently raised two legal issues in Germany. First, the prohibition of viewpoint-based restrictions confronted the demonstrations in favour of Nazism. Second, the demonstrations on private properties raised the question of the horizontal effect of human rights.
La liberté de manifester (Demonstrationsfreiheit) se range parmi les comportements protégés par la liberté de réunion garantie à l’article 8 de la Loi Fondamentale :
(1) Tous les Allemands ont le droit de se réunir paisiblement et sans armes, sans déclaration ni autorisation préalables.
(2) En ce qui concerne les réunions en plein air, ce droit peut être restreint par une loi ou en vertu d’une loi.
Cette disposition semble introduire une différence de régime entre les réunions, et donc les manifestations, selon qu’elles se déroulent ou non en plein air (unter freiem Himmel). Cette différence doit cependant être relativisée. D’abord, une réunion dans un espace fermé peut également faire l’objet de restrictions, pour protéger un autre droit fondamental, par exemple la vie ou l’intégrité physique d’individus. Ensuite, et surtout, les réunions tombent également dans le champ d’application de la liberté d’expression. Des restrictions liées à l’expression sont donc possibles pour tous types de réunions, y compris dans des lieux fermés, et ces restrictions doivent respecter les conditions prévues par l’article 5 de la Loi Fondamentale (toute loi n’est donc pas admissible à l’égard des réunions en plein air, contrairement à ce que pourrait laisser croire l’article 8 alinéa 2).
La loi sur les assemblées concrétise ces dispositions constitutionnelles. Son article 15 permet à l’administration d’interdire ou d’imposer des restrictions à une réunion ou un défilé, s’ils semblent menacer directement la sécurité publique ou l’ordre public. En 1985, dans l’arrêt Brokdorf, la Cour s’employa à définir ces deux notions. Une atteinte à la sécurité publique constitue une infraction aux dispositions pénales qui protègent la vie, la santé, la liberté, l’honneur ou la propriété. L’autorité de police peut donc interdire une réunion lorsqu’il apparaît fortement vraisemblable qu’elle sera le théâtre de la commission d’une infraction. Cette compétence qui a tant ému la doctrine française dans le cadre de l’affaire Dieudonné est donc reconnue depuis longtemps en Allemagne.
L’« ordre public », au sens de la loi sur les assemblées, désigne pour sa part un ensemble de règles non écrites dont le respect, selon les conceptions sociales et éthiques dominantes, est nécessaire à la cohabitation pacifique au sein d’un territoire donné. La Cour précisait immédiatement qu’une menace de l’ordre public ne permettrait en principe jamais d’interdire ou de dissoudre une réunion.
De manière générale, ce sont donc soit des considérations liées à la sécurité, soit le risque de la commission d’infractions qui justifient l’interdiction d’une manifestation. Ainsi, dans les jours qui suivirent les meurtres commis en France en janvier 2015 au nom de l’Islam, les manifestations du mouvement islamophobe Pegida furent interdites à Dresde en raison d’un risque d’attentat. En revanche, tant que les participants à ces réunions renoncent à tenir des propos pénalement répréhensibles, une interdiction justifiée par leurs discours est exclue.
Les restrictions à la liberté de manifester doivent respecter l’exigence de proportionnalité. L’interdiction ou la dissolution ne peuvent donc être que l’ultima ratio. Par ailleurs, selon un raisonnement peu original que l’on trouve aussi bien à Nevers qu’à Chicago, si les troubles de la sécurité sont dus à des contre-manifestants, l’administration doit protéger la réunion initiale. L’interdiction ne sera permise que dans le cas exceptionnel de l’« urgence policière » (polizeilicher Notstand). L’administration doit alors démontrer qu’elle n’est pas en mesure, en dépit de ses demandes de renforts policiers, d’assurer la sécurité des participants.
Le cadre juridique général de la liberté de manifester semble donc bien établi. Néanmoins des problèmes particuliers peuvent apparaître. Les juridictions allemandes ont été récemment confrontées à deux difficultés principales. La première semble résolue, la seconde ne fait que commencer.
I. La neutralité des restrictions de la liberté de manifester
Une manifestation, ou plus largement une expression, peut-elle faire l’objet d’une restriction en raison de l’opinion qu’elle défend ? La Constitution ne semble pas s’y opposer. L’article 5 de la Loi Fondamentale prévoit que, en dehors de la protection de l’honneur et de la jeunesse, seule des « lois générales » (allgemeine Gesetze) peuvent limiter la liberté d’expression. Cette formule peut donner lieu à plusieurs interprétations, et notamment être comprise comme l’exigence que les limites de la liberté d’expression prennent la forme de ce que l’on a appelé des « restrictions conséquentielles » : la définition du comportement visé ne doit pas se limiter à l’expression d’un certain message, mais doit inclure une conséquence néfaste, l’atteinte à un certain intérêt. Un tel système permet de sanctionner certaines opinions plutôt que d’autres. Il ne s’oppose pas, par exemple, à une loi qui interdit les manifestations favorables aux droits des homosexuels lorsqu’elles risquent de provoquer des conséquences préjudiciables (dommages matériels, atteinte aux « convictions morales » de la majorité, etc.).
Il est néanmoins possible de resserrer ce cadre au moyen d’une exigence de neutralité, qui impose une certaine indifférence envers le message exprimé. Cette neutralité peut prendre deux formes, et la Cour constitutionnelle allemande, confrontée au problème des manifestations néonazies, a longtemps navigué de manière incertaine et quelque peu inconséquente entre ces différents régimes, avant d’adopter une solution cohérente en 2009.
A. Neutralité et impact communicatif
Une première conception de la neutralité conduit à ne permettre que les restrictions qui ne tiennent pas compte des préjudices provoqués par le message transmis, par l’« impact communicatif » de l’expression. Les meilleures illustrations de ce type de limites sont les restrictions de temps, de lieu et de manière (time, place and manner). Dans un article de 1926 qui eut une influence importante sur la conception allemande de la liberté d’expression, un auteur évoquait ainsi les normes qui limitent l’expression « non pour son contenu, mais pour l’organisation de la circulation, ou le maintien du calme les dimanches et jours fériés ». En vertu d’une telle conception de la neutralité, l’interdiction des manifestations favorables aux homosexuels ne serait possible que pour éviter des désagréments indépendants de l’opinion proclamée, par exemple pour éviter les troubles à la circulation. La défense de brandir des drapeaux arc-en-ciel qui choquent les passants ne serait en revanche pas conforme à cette exigence de neutralité.
Jusqu’à récemment, la Cour constitutionnelle allemande retenait cette conception de la neutralité. Selon la Cour, on l’a rappelé, la menace de l’« ordre public », c’est-à-dire une simple atteinte aux conceptions morales de la population, en dehors de toute infraction à une loi pénale, ne saurait servir de fondement à une restriction de la liberté d’expression. En revanche, la Cour expliquait que la menace de cet « ordre public » pouvait entraîner l’interdiction d’une manifestation dès lors que cette conséquence n’était pas provoquée par le message, mais par la « manière » (Art und Weise) dont se déroulait la manifestation. En effet, dans un tel cas, expliquait la Cour, la liberté d’expression n’était pas concernée. Ainsi, l’expression d’une opinion favorable au nazisme ne saurait justifier une restriction pour protéger l’« ordre public », mais il serait permis d’interdire un défilé de néonazis le jour de la commémoration des crimes du national-socialisme. Dans un tel cas, ce ne serait pas l’idée exprimée par les manifestants, mais la date retenue, qui porterait « vivement atteinte aux sentiments moraux des citoyens ». De même, l’Administration peut interdire aux manifestants d’utiliser des symboles nazis : ceux-ci « intimident » les citoyens, et l’interdiction relève ainsi non du contenu de l’expression, mais de la forme extérieure de la manifestation.
Ce raisonnement peine à convaincre. Si le choix du jour de commémoration des crimes nazis ou l’utilisation de croix gammées provoquent certains effets dans la population, c’est évidemment en raison du message qu’ils communiquent. Comme le rappelaient les juges américains dans la célèbre affaire de Skokie, « tout effet de choc […] doit être attribué au contenu des idées exprimées ». Interdire l’utilisation de certains symboles ne constitue pas une restriction neutre qui ne s’attache qu’à la manière dont se déroule la manifestation et non à l’opinion qu’elle défend. Il n’y a pas grand chose de commun entre l’interdiction d’une manifestation aux abords d’un hôpital pour préserver le silence, et l’interdiction de brandir certains drapeaux lors d’une manifestation. La dernière restriction vise évidemment l’« impact communicatif » de l’expression.
Les circonvolutions de la Cour furent très critiquées. Elles donnèrent lieu à une résistance des juridictions inférieures et à une vive controverse entre la cour administrative d’appel de Münster et la Cour constitutionnelle. Ces débats aboutirent en 2005 à deux interventions législatives. D’abord, une disposition calquée sur la jurisprudence de Karlsruhe fut ajoutée à la loi sur les assemblées : elle ne vise pas l’opinion exprimée par la manifestation, mais l’endroit où elle se déroule. Le deuxième alinéa de l’article 15 permet désormais d’interdire une manifestation en un lieu qui, « en tant que monument d’une signification extrarégionale, se distinguant historiquement, rappelle les victimes d’un traitement inhumain sous le régime national-socialiste » si, d’après les éléments connus au moment de la décision, on peut craindre que la réunion porte atteinte à la dignité des victimes. La loi qualifie de tel lieu le mémorial berlinois des Juifs d’Europe assassinés. D’autres lieux peuvent être prévus par des lois votées dans un Land. Ainsi, dès le 20 mai 2005, le Parlement du Brandenburg a interdit les manifestations susceptibles de « blesser la dignité des victimes » dans les anciens camps de concentration de Ravensbrück et Sachsenhausen.
Il semble que cette loi ait été adoptée pour empêcher la manifestation que comptait effectuer à Berlin le 8 mai 2005 une organisation de jeunes affiliée au parti d’extrême-droite NPD, sur un parcours allant de l’Alexanderplatz à la porte de Brandenburg. En vertu du nouvel article 15 alinéa 2, il fut interdit aux manifestants de défiler devant le mémorial des Juifs d’Europe assassinés. Saisie d’un recours, la Cour constitutionnelle confirma la première application de cette disposition. Aux « jeunes nationaux démocrates » qui affirmaient qu’en passant silencieusement devant le monument, ils ne pouvaient porter atteinte à la dignité des victimes, puisque « rien ne sera dit sur [elles] et [que] les pensées des participants ne sont pas visibles publiquement », la Cour répliqua que le thème de la manifestation (« 60 ans du mensonge de la Libération, Stop au culte de la culpabilité »), le jour de la fin du régime nazi, constituait une telle atteinte en faisant des victimes l’objet d’un culte et en leur contestant que la capitulation des nazis fut pour elles une libération.
Parallèlement à la modification du droit des assemblées, une loi du 24 mars 2005 a ajouté un alinéa 4 à l’article 130 du code pénal. Cette nouvelle disposition permet de condamner celui qui, en public ou dans une assemblée, approuve, honore ou justifie « le règne nazi de l’arbitraire et de la violence », à condition que la « paix publique » soit troublée, et que cette apologie soit réalisée « d’une manière portant atteinte à la dignité des victimes ». Une manifestation favorable au nazisme menace dès lors d’être le théâtre de cette infraction, et peut être interdite pour préserver la « sécurité publique » au sens de la loi sur les assemblées. Cette restriction de la liberté d’expression soulève néanmoins une difficulté relative à une autre conception de la neutralité.
B. Neutralité envers les opinions
Une seconde conception de la neutralité, plus exigeante que la première, interdit d’isoler une certaine opinion, de tenir compte du message transmis pour définir le comportement interdit. Il est alors exclu de viser les manifestations favorables aux homosexuels plutôt que celles qui leur sont hostiles, voire de faire un sort particulier aux manifestations qui ont pour thème l’homosexualité. Un tel système est en vigueur aux États-Unis. Dans plusieurs arrêts, en particulier dans les années 1970, la Cour constitutionnelle allemande avait parfois laissé entendre que la Loi Fondamentale imposait une telle exigence, avant d’affirmer en 2004 qu’une expression pronazie pouvait être interdite, du moment qu’elle portait atteinte à un intérêt juridique protégé par la loi.
En 2005, sur le fondement du nouvel article 130 alinéa 4, les juridictions bavaroises interdirent un rassemblement sur la tombe de Rudolf Hess dans la commune de Wunsiedel. Cette réunion risquait de donner lieu à une violation de cette norme, et donc de porter atteinte à la « sécurité publique » au sens du premier alinéa de l’article 15 de la loi sur les assemblées. De 2005 à 2009, la Cour constitutionnelle refusa à cinq reprises de permettre la manifestation en référé, avant de trancher au fond en 2009. L’arrêt Wunsiedel met un terme à l’incertitude qui entourait le régime des manifestations pronazies en Allemagne.
Pour commencer, la Cour affirme pour la première fois que la Loi Fondamentale impose une neutralité envers les opinions dans la réglementation de la liberté d’expression. Une limite « basée sur le contenu » (inhaltsbezogene Meinungsbeschränkung), termes qui évoquent les « content-based regulations » de la jurisprudence américaine, ne doit pas être dirigée uniquement contre certaines idéologies, contre certaines convictions. La norme doit être strictement « aveugle » à l’égard des différentes conceptions politiques ou idéologiques, elle doit être susceptible de s’appliquer à des expressions fondées sur chacune d’elles. Il ne suffit pas que la restriction soit conséquentielle, encore faut-il qu’elle soit neutre envers les opinions : « Les lois qui tiennent compte du contenu des expressions d’opinion et font cesser ou sanctionnent des atteintes aux biens juridiques ne sont permises que sous la condition du strict respect de la neutralité et de l’égalité de traitement ». Il s’agit donc de distinguer entre la loi « basée abstraitement sur le contenu » et la loi « basée concrètement sur un point de vue » particulier : la première s’applique à des convictions variées, tandis que la seconde (viewpoint-based) discrimine selon l’idéologie exprimée.
Il apparaît clairement que l’interdiction de l’apologie du nazisme est contraire à cette conception de la neutralité. La Cour considère pourtant, et là réside la seconde nouveauté essentielle de l’arrêt Wunsiedel, que cette restriction de la liberté d’expression est conforme à la Constitution. Selon la Cour, en raison de « l’injustice et de l’horreur hors normes que la domination nationale-socialiste a infligées à l’Europe et à de larges parties du monde », et de la perception de la République Fédérale d’Allemagne comme un « contre-projet » au IIIe Reich, une « exception » à l’exigence de neutralité envers les opinions est « immanente » à l’article 5 de la Loi Fondamentale. Ainsi, l’exigence de neutralité ne concerne pas l’apologie du régime national-socialiste.
Sans aller jusqu’à identifier, comme le réclamaient certains juges et une partie de la doctrine, un « principe antinazi » au sein de la Loi Fondamentale, la Cour considère donc que la Constitution exige, dans la réglementation de la liberté d’expression, une neutralité envers toutes les opinions à l’exception de celles qui sont favorables au nazisme. En raison du contexte historique dans lequel est apparue la Loi Fondamentale, estiment les juges, les conséquences préjudiciables de l’apologie du national-socialisme sont spécifiques. L’exigence de neutralité ne s’applique pas à ce cas particulier qui concerne l’identité, marquée par l’histoire, de la République Fédérale d’Allemagne, et qui n’est analogue à aucun autre conflit relatif à la liberté d’expression.
L’invocation de la signification du régime criminel nazi pour la Constitution allemande, qui se caractériserait par opposition à ce passé, n’est pas plus solide juridiquement lorsqu’elle vient à l’appui d’une « limite immanente » à l’exigence de neutralité substantielle, comme dans l’arrêt Wunsiedel, que lorsqu’elle fonde un « principe fondamental antinazi », comme dans la jurisprudence de la cour de Münster. Le contexte historique de l’adoption d’une Constitution n’est pas en soi un mode de production de norme, et l’« intention du constituant » ne se confond pas avec le contenu des normes constitutionnelles.
Néanmoins, le schéma retenu dans l’arrêt Wunsiedel est la solution la plus habile qu’ait donnée la Cour constitutionnelle allemande à un dilemme qu’elle s’est elle-même imposé. En effet, aucune disposition de la Loi Fondamentale ne semble exiger que les restrictions législatives de la liberté d’expression respectent une neutralité envers les opinions. La satisfaction de la condition de « généralité » des lois correspond plus certainement à la seule exigence que ces restrictions soient conséquentielles. En percevant dans le deuxième alinéa de l’article 5 une interdiction de discrimination entre les opinions, d’abord de manière obscure puis très explicitement avec l’arrêt Wunsiedel, les juges de Karlsruhe ont posé une difficulté importante à la réalisation d’un objectif auquel aucune norme de la Loi Fondamentale ne s’opposait : la restriction spécifique de certaines expressions pronazies.
Or, il semble que les juges ne soient guère favorables au respect d’une pleine neutralité à l’égard des nostalgiques du « IIIe Reich ». Le mérite de l’arrêt Wunsiedel est donc d’avoir explicitement mis en place une exception à l’exigence de neutralité, plutôt que d’essayer de sauvegarder l’apparence du respect de cette neutralité au prix des incohérences commises autrefois par la Cour.
Ce premier problème, désormais résolu, illustre les nombreuses règles qui encadrent la possibilité pour l’État de limiter la liberté de manifester. La question qui agite aujourd’hui l’Allemagne est de savoir si le propriétaire privé d’un terrain est soumis aux mêmes obligations.
II. La liberté de manifester sur des propriétés privées
En Allemagne comme ailleurs, une privatisation de l’espace public est à l’œuvre. Des places, des trottoirs, des parcs ou des rues que rien ne distingue au premier abord des espaces publics traditionnels sont en réalité la propriété de personnes privées. Cette évolution est de la plus grande importance pour la liberté de manifester. Les droits fondamentaux sont en effet traditionnellement conçus, au moins en Allemagne, comme des libertés garanties aux individus contre l’État. Seules les personnes publiques sont destinataires des obligations posées par les droits fondamentaux. Les personnes privées sont uniquement bénéficiaires des droits fondamentaux. Ainsi, le propriétaire privé bénéficie du droit de propriété garanti à l’article 14, mais ne se voit imposer aucune obligation de respecter les libertés d’expression ou de réunion d’autrui. Face à un tel propriétaire, le manifestant serait donc privé de la garantie des articles 5 et 8 de la Loi Fondamentale. Le problème est bien résumé par le juge Masing : « Faut-il en conclure que le démantèlement de l’État conduira aussi au démantèlement des droits fondamentaux ? ». Une réaction jurisprudentielle semble amorcée, qui pose des questions délicates relatives à la dogmatique des droits fondamentaux.
A. Frémissements jurisprudentiels
Un obiter dictum et une ordonnance de référé indiquent la voie que semble devoir adopter la Cour constitutionnelle. L’arrêt Fraport, rendu en 2011, portait sur une manifestation au sein de l’aéroport de Francfort, lequel est possédé et exploité par une société de droit privé détenue majoritairement par des personnes publiques. Un individu souhaitant protester contre les expulsions d’étrangers se vit notifier par la société une interdiction de manifester au sein de l’aéroport. Cette mesure fut confirmée par les tribunaux judiciaires en application du droit de propriété. La Cour constitutionnelle examina l’affaire comme un litige « classique » en matière de droits fondamentaux : la société majoritairement publique était assimilable à une personne publique, et était donc destinataire des obligations de respecter la liberté de réunion et la liberté d’expression de la requérante. La mesure litigieuse était donc une restriction des droits fondamentaux par une personne publique, soumise aux conditions prévues par la Constitution.
La théorie allemande des droits fondamentaux a le mérite d’énoncer explicitement la première étape du contrôle de toute restriction, selon un raisonnement qui semble découler de la logique et devrait donc valoir dans tout système juridique. Cette première question porte sur le champ d’application du droit fondamental : le comportement qui fait l’objet de la restriction intervient-il dans le « domaine protégé » (Schutzbereich) d’un droit fondamental ? La Cour explique que si la liberté de réunion implique le choix de la localisation d’une manifestation, elle ne donne pas un droit d’accès à n’importe quel lieu. Sont ainsi exclus de son champ d’application les lieux qui ne sont pas ouverts au public, ou dont l’accès est réservé à certains usages (la Cour donne comme exemples les hôpitaux et les piscines publiques). Font en revanche partie du domaine protégé les lieux « ouverts à une circulation publique générale », c’est-à-dire évidemment les voies publiques, mais également les autres endroits qui remplissent une fonction similaire, tels que les centres commerciaux. Pour déterminer si un lieu particulier constitue un tel « espace public de communication », un « forum public », il convient d’examiner s’il sert de support à « une multitude d’activités et d’entreprises différentes, ce qui conduit à l’apparition d’un réseau de communication varié et ouvert » ou, plus simplement, s’il s’agit d’un « espace de flânerie », d’un « lieu de rencontre », ouvert à des usages variés et notamment communicatifs.
Le concept de « public forum » est d’abord apparu à l’égard des voies publiques, afin d’affirmer que leur utilisation normale n’était pas limitée aux déplacements, mais incluait la communication d’idées. Dans l’arrêt Fraport, la Cour constitutionnelle souligne que le même raisonnement peut valoir à l’égard d’autres lieux, dès lors que ces usages communicatifs ne sont pas limités aux voies publiques. Or, en suivant la même démarche fonctionnelle, il devient possible d’identifier des propriétés privées qui servent de forums publics. Cela n’échappe pas à la Cour qui signale en passant que sa décision n’aurait pas nécessairement été différente si le propriétaire des lieux avait été une « véritable » personne privée.
Certes, rappelle la Cour, les personnes privées ne sont pas directement destinataires des obligations imposées par les droits fondamentaux. En revanche, leurs libertés (tel que le droit de propriété) doivent être conciliées avec celles des autres (tel que le droit de manifester). Cette conciliation doit être mise en œuvre par l’État, qui se voit non seulement interdit de porter atteinte aux droits fondamentaux, mais également obligé de les protéger (Schutzpflicht). Or, explique pour la première fois la Cour dans l’arrêt Fraport, dans certains cas les obligations qui résultent de cette conciliation pour les personnes privées peuvent « se rapprocher ou même égaler » les obligations imposées à l’État. Cela se produira en particulier lorsque des personnes privées s’emparent des conditions de l’exercice des libertés de communication, tâche qui était autrefois attribuée à l’État. L’exemple du service de la Poste, donné par la Cour, est développé par le juge Masing dans son commentaire : « Dans ce cas, les enjeux de la privatisation pour la protection des droits fondamentaux sont particulièrement visibles. Le secret de la correspondance ou des télécommunications ne peut pas être considéré comme moins strict à l’égard des opérateurs privés qu’il ne l’était par le passé pour la poste classique, encore aux mains de l’État ».
Dans l’arrêt Fraport, la Cour conclut qu’elle n’a pas besoin, en l’espèce, d’en dire davantage sur les obligations qui pourraient peser sur les personnes privées propriétaires d’un forum public, d’un « lieu ouvert à la circulation publique et donc à la communication générale ». La question mettra quatre ans à revenir devant elle, au moyen d’un recours en référé qui ne donna donc pas lieu à une décision au fond, mais indique une solution similaire à celle évoquée dans l’arrêt Fraport.
La Nibelungenplatz, à Passau, se situe à la fin d’une zone piétonne, en face de la gare routière, et est entourée de cafés, de magasins et d’un cinéma. Elle ressemble à une place ordinaire, mais appartient à une société privée qui décida d’y interdire la consommation d’alcool. Une manifestation contre la privatisation de l’espace public fut annoncée sur cette place. Intitulée « Bierdosen-Flashmob für die Freiheit », elle devait consister à se rassembler et, au signal (« Pour la liberté, cul sec ! »), à boire le plus vite possible une canette de bière, puis à écouter un bref discours. L’organisateur, un collaborateur d’une chaire de droit public à l’Université de Passau, reçut de la société une interdiction de pénétrer sur la place à l’heure prévue pour la manifestation. Il saisit sans succès les tribunaux judiciaires puis s’adressa en référé à la Cour constitutionnelle qui rendit sa décision en temps utile.
Les juges s’inscrivent dans la lignée de l’arrêt Fraport, pour expliquer que la propriété de la société doit être conciliée avec la liberté des manifestants. En effet, les forums publics sous propriété privée ne sont pas exclus du champ d’application de la liberté de réunion :
Aujourd’hui, la fonction communicationnelle des rues et des places publiques est de plus en plus complétée par des forums supplémentaires tels que les centres et passages commerciaux, ou les places créées et gérées par des investisseurs privés comme des lieux de flânerie, de consommation, de loisir. Dès lors, la liberté de réunion ne peut être exclue des surfaces qui, dans ces installations, sont ouvertes au public.
Cette liberté peut donc être invoquée en l’espèce, dès lors que la place des Nibelungen, « si elle est une propriété privée, est ouverte à la circulation du public et constitue un espace de flânerie et de rencontre qui correspond au modèle d’un forum public ».
Il s’agit donc d’opérer une conciliation, une « concordance pratique » entre deux droits fondamentaux. Le résultat de cette analyse, répète la Cour en citant l’arrêt Fraport, peut conduire à imposer aux personnes privées des obligations issues des droits fondamentaux semblables ou identiques à celles de l’État, surtout lorsqu’elles se trouvent dans une position qu’occupait traditionnellement l’État. Dans le cadre d’une procédure d’urgence, la Cour explique ne pouvoir fixer précisément la méthode de conciliation entre le droit de propriété et la liberté de manifestation sur un forum public sous propriété privée. Elle se contente de comparer les inconvénients respectifs des décisions possibles, et remarque que l’interdiction de la manifestation pèse beaucoup plus lourd que l’atteinte très temporaire au droit de propriété de la société. Le « flashmob canettes » put ainsi avoir lieu.
B. Ruminations dogmatiques
Au premier regard, il paraît normal pour ne pas dire évident que la liberté de manifester jouisse des mêmes garanties sur des installations qui, à l’exception du statut juridique de leur propriétaire, présentent des caractéristiques en tous points semblables à celles des voies publiques. Cette analyse fonctionnelle paraît convaincante qui, à la manière de René Capitant, fait primer l’affectation du bien sur le caractère public ou privé de son propriétaire. Elle a également été suivie par la Cour suprême des États-Unis dans un célèbre arrêt relatif à une ville semblable à n’importe quelle autre, mais possédée par une société privée.
Les droits fondamentaux doivent protéger les individus, écrit-on souvent, et cela indépendamment de l’origine de la menace. L’État n’est pas seul dans une position de force qui risque de restreindre les libertés : « celui qui n’échapperait à l’arbitraire de l’État que pour tomber sous la domination des puissances privées ne ferait que changer de servitude ». Néanmoins, affirmer que les personnes privées peuvent être destinataires des droits fondamentaux n’est pas si simple, puisque cette thèse revient à donner un aspect restrictif à un outil pensé comme protecteur de la liberté : de droits envers l’État, les droits fondamentaux deviendraient des obligations envers autrui.
Face à cette difficulté, la jurisprudence et la doctrine allemandes ont depuis longtemps développé l’idée que seul l’État était directement destinataire des droits fondamentaux. Les obligations imposées aux particuliers ne naissent qu’indirectement, par l’intermédiaire de l’État. Telle est, en substance, la fameuse théorie de l’effet horizontal indirect (mittlebare Drittwirkung). Le point de départ consiste à accepter ou à démontrer que l’État n’a pas seulement l’interdiction de restreindre excessivement les libertés, mais également l’obligation positive de les protéger (Schutzpflicht). L’État viole cette obligation s’il reste inactif face à l’atteinte qui émane d’une personne privée. Il sera donc conduit, par l’intermédiaire de normes générales, telles des lois, ou individuelles, telles des décisions de justice, à imposer aux particuliers le respect des droits fondamentaux d’autrui. Cet effet horizontal indirect se traduit en particulier dans l’obligation faite aux tribunaux d’appliquer le droit à la lumière des droits fondamentaux. Bien entendu, l’atteinte au droit fondamental de l’un résulte en général de l’exercice du droit fondamental de l’autre : la propriété et la liberté de manifester constituent un parfait exemple de ce conflit. L’État est donc soumis à des obligations de protection contraires, qu’il lui faut réconcilier en évitant que l’un des deux droits ne soit sacrifié (Untermassverbot).
Les décisions Fraport et Nibelungenplatz font référence à ce raisonnement classique. La nouveauté est qu’elles insistent sur le fait que le résultat de cette conciliation peut conduire à imposer au propriétaire privé des obligations semblables à celles que connaît l’État, destinataire direct des droits fondamentaux. Cela conduit un auteur à refuser d’analyser ce raisonnement à partir de l’obligation de protection. En effet, l’obligation de protection impose seulement à l’État de garantir un certain minimum de liberté. Elle ne peut conduire à obliger une personne privée à supporter une manifestation sur sa propriété, alors que d’autres lieux pourraient l’accueillir. Jörn Reinhardt identifie l’apparition d’une nouvelle « figure » dans la dogmatique des droits fondamentaux : la protection des conditions d’exercice des droits (Grundrechtsvoraussetzungsschutz). Néanmoins, il n’est pas certain que cette complication supplémentaire de l’univers conceptuel déjà touffu qui sert en Allemagne l’analyse des droits fondamentaux soit justifiée. Dans la décision Nibelungenplatz, la Cour insiste, comme le fit un temps la Cour suprême des États-Unis, sur le lien entre le thème de la manifestation et l’endroit choisi. La liberté de manifester implique celle de choisir le lieu où le message peut être exprimé le plus efficacement, et l’obligation de protection peut donc conduire l’État à ordonner au propriétaire de ce lieu d’accueillir la manifestation.
Une autre possibilité serait de se passer de l’obligation de protection qui incombe à l’État, et d’affirmer que la liberté de manifestation impose directement des obligations aux propriétaires privés. Le professeur Masing ne l’exclut pas. Néanmoins, comme il le souligne, un tel raisonnement n’est nécessaire qu’en l’absence d’une loi qui permette d’impliquer l’État. Or, on voit mal comment une telle situation pourrait apparaître. Dès lors qu’un propriétaire privé interdit une manifestation en invoquant les lois qui garantissent le droit de propriété, un tribunal peut être saisi. L’État est alors impliqué et doit remplir ses obligations de protection. Si jamais une loi interdisait de tenir compte des droits fondamentaux (par exemple en garantissant de manière absolue la propriété privée contre toute manifestation), le juge constitutionnel devrait l’écarter.
En résumé, lorsqu’une personne privée est dans une position qui lui permet de restreindre les libertés dans la même mesure que l’État, lorsqu’une personne privée prend une place de « garant » des libertés semblable à celle de l’État, l’obligation de protection des droits fondamentaux qui pèse sur l’État peut le conduire à soumettre cette personne privée à des exigences semblables à celles qui s’imposent à lui lorsqu’il limite les droits fondamentaux. Certes, à la différence de l’État, ces personnes privées sont également bénéficiaires de droits fondamentaux. Mais, selon la configuration de l’espèce (par exemple une brève manifestation comme à Passau), le droit de propriété peut complètement céder le pas à la liberté de manifestation.
Certains s’en offusquent : en cas de conflit entre le droit de propriété et le droit de manifester, le premier devrait l’emporter. Si ce principe vaut certainement pour les « véritables » propriétés privées, fermées au public, il ne convainc pas pour les « forums publics » possédés par des sociétés. Dans un tout autre contexte, un auteur avait pu souligner qu’interdire la ségrégation dans les restaurants n’obligera personne à accueillir des personnes noires à dîner chez soi. Si les contours de la vie privée ne peuvent être tracés avec une parfaite précision, il existe une différence évidente entre un restaurant ouvert à tous et la salle à manger d’un domicile. L’argument de la « vie privée » des restaurateurs n’a été invoqué que pour éviter d’avoir à servir des clients noirs. De même, il ne semble pas choquant que le droit de propriété sur une place ouverte au public ne pèse pas grand chose face à la liberté de manifester. D’un point de vue politique, la jurisprudence indiquée par la Cour constitutionnelle allemande semble donc bienvenue.
Plus concrètement, il apparaît que les juges de Karlsruhe s’efforcent de chasser les nazis des rues et d’y accueillir les canettes de bière. Ainsi œuvrent-t-ils à faire de l’espace public allemand un endroit plutôt agréable.
Thomas Hochmann
Professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
Pour citer cet article :
Thomas Hochmann « De la bière et des nazis : la liberté de manifestation en Allemagne », Jus Politicum, n°17 [https://juspoliticum.com/articles/De-la-biere-et-des-nazis-la-liberte-de-manifestation-en-Allemagne]