Recension de A. Le Quino et T. Santolini (dir.), Trois précurseurs italiens du droit constitutionnel : Giuseppe Compagnoni, Gaetano Filangieri, Pellegrino Rossi, Paris, La Mémoire du Droit, 2019, 703 p.

Review of A. Le Quino and T. Santolini (ed.), Trois précurseurs italiens du droit constitutionnel : Giuseppe Compagnoni, Gaetano Filangieri, Pellegrino Rossi, Paris, La Mémoire du Droit, 2019, 703 p.

I

l est des colloques originaux et (donc) salutaires. Tel est le cas de celui tenu jadis à l’Université de Toulon (2014), colloque dont les actes sont publiés à la fin de l’année 2019. L’idée d’associer ces 3 auteurs que sont Filangieri (1753–1788), Compagnoni (1754–1833) et Rossi (1787–1848) revient à A. Le Quino et à T. Santolini. Mort prématurément, Filangieri ne connaît pas la Révolution française ; Compagnoni, son contemporain, traverse les siècles ; tout comme Rossi qui, né peu avant le décès de Filangieri, survit à Compagnoni. Si Rossi est fort connu et abondamment cité en doctrine (tant publiciste que privatiste-pénale), les deux autres auteurs appartiennent à la catégorie des oubliés de l’histoire juridique et politique, à tout le moins en France. Les noms de Compagnoni et Filangieri sont-ils souvent cités en nos amphithéâtres ? L’intelligence des organisateurs du colloque aura été de regrouper ces trois penseurs pour réfléchir sur l’aube du droit constitutionnel, entendu comme droit politique à même de (re)fonder une cité vertueuse, modérée, pacifiée, unifiée. C’est avec bonheur que s’opère la lecture de cet ouvrage de 700 pages, somme de notable intérêt pour quiconque est avide d’archéologie politico-constitutionnelle.

Voyons comment est enseigné le droit constitutionnel en des temps troublés et comment émerge la notion de constitution dans l’Italie du xviiie siècle (Prolégomènes). Puis attardons-nous successivement sur les pensées de Rossi (I), Filangieri (II), Compagnoni (III).

 

Prolégomènes

 

Dans un texte de plus de 100 pages, J.-L. Mestre nous explique ce que signifie enseigner le droit constitutionnel puis le sens que la notion de constitution peut revêtir au xviiie siècle.

Enseigner le droit constitutionnel en des temps troublés

J.-L. Mestre se penche sur l’enseignement de la constitution en France dans la seconde moitié du xviiie siècle. Il rappelle les trois sens que revêt l’expression droit constitutionnel : droit octroyé à une personne ou une entité en vertu d’une constitution, règles contenues dans ladite constitution, discipline académique. Au sein des universités françaises, le jus publicum n’est guère à l’honneur. Et quand il est enseigné – parcimonieusement et fort progressivement – il fait l’objet d’une double lecture. Servile ou dangereuse discipline ? Tantôt il est présenté comme l’indispensable compagnon idéologique du pouvoir, emportant exaltation de la souveraineté royale et de l’État-puissance ; tantôt il est regardé par ce même pouvoir comme une menace, capable de fragiliser les institutions (cf. la méfiance de Maupeou).

Fondamentale interrogation que celle qui parcourt un Ancien Régime hésitant : enseigner le droit politique constitutionnel n’est-il pas le meilleur moyen de former des citoyens acquis à la cause royale ? Enseignement académique et stabilité politique vont alors de concert. Ou n’est-ce pas, au contraire, ouvrir la boite de Pandore que de réfléchir sur le pouvoir, troubler des consciences prêtes à douter de sa légitimité ? Il y a bien là « deux conceptions qui s’opposeront longtemps sur l’enseignement du droit constitutionnel ». Que celui-ci soit perçu comme une utile nécessité stratégique ou un danger institutionnel est révélateur de son statut spécifique : il est la matière historique, philosophique, morale, juridique qui scrute le pouvoir, décrypte la puissance royale, pense la relation État-citoyen. Le droit constitutionnel est une discipline idéologique, au sens le plus noble du terme : il renvoie aux valeurs de la polis et à la stabilité du pacte social entre prince et sujets.

Le droit public est peu enseigné en un xviiie qui questionne tant la légitimité du pouvoir et entend apposer des limites à sa toute puissance. Aussi voit-on à la fin du siècle, alors que l’esprit révolutionnaire souffle en France, certains cahiers de doléances demander la création d’un cours de droit public. Les Cahiers de doléances de Besançon demandent le rétablissement d’une chaire de droit public ; ceux de Caen demandent que toute faculté de droit comprenne, en pays coutumier, un professeur de droit public. Une demande identique émane du Tiers État de Rennes, peut-être à l’instigation de Lanjuinais (Professeur de droit canonique à la Faculté de droit).

Une fois la Révolution advenue, son message émancipateur ne manque pas d’être porté par nombre de thuriféraires. Le droit constitutionnel politique enseigné est celui du Nouveau Régime, enseigné et exalté. Que l’on lise Thimothée-Arnould Henry, Professeur de droit à Nancy (novembre 1789) : « la plus grande des révolutions […] change les bases de notre législation », en « établissant un nouveau droit politique ». Messager juridique et politique de la Constituante, Henry analyse et légitime les décrets par elle adoptés. C’est une mission religieuse qu’assume ce Professeur de droit : celle de répandre le « nouveau catéchisme » (Talleyrand) qu’est la Déclaration des droits de l’homme. On entrevoit combien l’enseignement du droit constitutionnel revêt des atours mystiques tant le droit nouveau est assimilé à la Vérité. Vérité et religion vont de concert ; nul doute, dans l’esprit du Professeur de droit, que la ddhc de 1789 fait désormais office de texte sacré. Commentée, elle ne saurait être critiquée tant elle est porteuse d’une nouvelle conception de l’humanité, d’une société égalitaire et libre centrée sur la notion de justice.

Aussi imagine-ton Henry et ses pairs souscrire pleinement au discours de Talleyrand lorsque ce dernier soutient que « la science du droit (peut) devenir une et complète » ; antérieurement, le droit public n’était que « science mensongère », « science occulte, livrée à un petit nombre d’augures qui la travestissaient ». Le droit se verrait enfin octroyer, par la grâce de la Révolution, un nouveau statut : écartés les obstacles de l’Ancien Régime (occultisme, travestissement), adviendrait le temps de la transparence, du stade véritablement scientifique. Optimistes, ces propos de Talleyrand sont naïfs. Ils renvoient au discours politique du temps, celui d’une exaltation révolutionnaire persuadée que paix, harmonie, justice et science vont régner. Le discours de Talleyrand est classique et excessif. S’agissant du passé, sa critique de la monarchie est logique ; pour autant, est-il nécessaire de ne voir dans le monde ancien que déraison, mensonge et superstition ? S’agissant du temps présent, Talleyrand cède à la facilité de l’aube nouvelle, celle-là même qui ferait émerger une « science du droit […] une et complète ». Les syndromes de l’unité et de la perfection – thèmes consubstantiels à l’idéalisme révolutionnaire – habitent son discours. Génie magnifique et maléfique, Talleyrand croit-il vraiment en l’édification d’une telle science ? N’a-t-il pas conscience que la recherche d’une science « une et complète » signifie la mort même de tout projet scientifique, le décès de l’esprit de quête et doute devant animer toute œuvre académique ? On entrevoit, dans ce bref extrait, la magnification outrancière de la Raison : l’aube nouvelle ne peut être que fille de la Raison, vecteur conduisant à l’unité et la perfection si recherchées.

On ne peut que louer cette volonté d’asseoir le pacte social sur un fondement humain, sur une logique horizontale, sur un contractualisme qui n’a que faire de Dieu (cf. Grotius et son etsi deus non daretur dans les Prolégomènes de son De jure belli ac pacis). Reste qu’il est frappant de constater que catéchisme et raison se croisent, dans le cadre d’un paradoxe qui n’est qu’apparent : la ddhc de 1789 est le catéchisme de la Raison. Elle sera enseignée sur l’autel d’une Raison devenue dogme officiel. La France révolutionnaire entre en nouvelle religion, sans même s’en apercevoir, avec un culte de la Raison empli de religiosité. Condorcet est – comme souvent – le plus lucide : « Ni la constitution française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées […] comme des tables descendues du ciel ». Il n’est guère entendu, payant de sa vie son manque d’exaltation irénique.

Les facultés de droit sont rapidement confrontées à un dilemme : comment narrer politiquement les temps nouveaux alors que la Révolution n’est que soubresauts ? Comment donner cohérence juridique à une époque qui voit se succéder tant de régimes politiques ? Comment présenter le fait et le droit politiques alors que la Révolution mange ses enfants ? Certains professeurs se réfugient derrière les « Principes éternels du droit naturel, politique et civil » ; quoi de mieux, en effet, que de vanter les mérites des immortels principes de la ddhc ? L’éternité protège des errements et dangers politiques d’une époque qui a certes changé de société mais tarde à trouver sa forme de gouvernement (cf. Royer-Collard). Comme l’écrit J.-L. Mestre, « L’invocation de cette éternité permettait de dissimuler les avatars du droit politique du moment ».

Les temps sont par trop troublés ; la Convention décrète, le 15 septembre 1793, la suppression des facultés de droit. Quand bien même le décret est suspendu le lendemain, l’enseignement supérieur agonise. Et si demeure un cours de droit public en France – comme le souligne J.-L. Mestre non sans ironie – il est enseigné au Collège de France, jadis créé par Louis XV. Enseigner le catéchisme des droits de l’homme devient la tâche des instituteurs, ce que rappelle la Convention montagnarde au début de l’année 1794. Unifier le pays implique que chaque élève ingurgite les principes de la ddhc et de la Constitution de 1791… tandis que la Terreur se répand. Un « paradoxe » – ou encore une horrible césure si caractéristique des régimes révolutionnaires – advient : les droits de l’homme sont d’autant plus théoriquement sacralisés par le pouvoir qu’ils sont violés quotidiennement au nom d’un fol arbitraire.

Nous ne pouvons – rétrospectivement – qu’être impressionnés par la volonté des constituants de transmettre les valeurs constitutionnelles. Sans doute faut-il voir là un trait spécifique de l’exaltation révolutionnaire, persuadée que l’éducation politique et/ou juridique ouvre la voie des temps nouveaux. Il s’agit là d’une naïveté dangereuse qui est – peut-être – en partie à la source de la Terreur et du paradoxe évoqué en amont. Les révolutionnaires – persuadés d’avoir fait émerger un système politique parfait – sont obsédés par l’unité et/ou l’unification du pays ; ils récusent les conflits, le pluralisme. Ils n’ont pas compris – ou pas voulu comprendre – qu’une société de liberté est une société d’antagonismes, d’intérêts subjectifs conflictuels. Ils ont pris Rousseau au sérieux, persuadés que la volonté générale ne peut errer ; ils vont donc forcer les hommes à être libres.

Ce que l’on peut reprocher aux révolutionnaires – même si nous sommes leurs enfants reconnaissants – est leur simplicité d’esprit : il suffit de déclarer des droits et de les enseigner pour que règnent mère liberté et père égalité. Or, l’exaltation des textes constitutionnels peut être la matrice de l’arbitraire le plus sanguinaire. Aussi n’est-il guère surprenant que cohabitent enseignement des droits de l’homme et Terreur au sein d’un régime épris de pureté et perfection politiques. Ces notions de pureté et de perfection – appliquées au politique – s’avèrent d’utiles clés de compréhension de la Terreur et du hiatus entre la déclaration des droits de l’homme et leur négation mortifère. La Révolution est une course à la pureté constitutionnelle, une quête sans relâche de perfection politique. Puisque la proclamation des infaillibles principes immortels – si religieusement enseignés – ne suffit pas pour qu’émerge immédiatement la société du bonheur, il convient d’aller toujours plus loin dans la répression. Dans l’espoir d’atteindre un régime politique pur et parfait en totale et/ou totalisante harmonie avec ces principes…

Il n’y a rien de plus dangereux – pour la liberté et les libertés – que de croire en la pureté et perfection d’un projet politique ; se développe alors une pensée historiciste et déterminisme attentatoire aux droits humains. Tous les grands projets révolutionnaires et déterministes se sont traduits par des exactions infâmes. Et quand les révolutionnaires constatent le hiatus entre principes (constitutionnels) et réalité (politique), ils crient au complot. Autre thème classique susceptible d’expliquer la Terreur : si la société n’est pas purement une, entité unifiée, c’est parce que rodent les traîtres. Il faut alors davantage enseigner les principes constitutionnels du régime, davantage emprisonner, davantage guillotiner : enseignement des valeurs humanistes et barbarie cheminent de concert.

Faire émerger la notion de constitution dans l’Italie du xviiie siècle

L. Mannori s’intéresse à « la naissance du concept de “constitution” dans l’Italie du xviiie siècle ». La notion de constitution – qui émerge progressivement – rend possible « l’idée d’une régulation globale du pouvoir politique ». La notion de constitution devient le support d’un pouvoir politique qui entend devenir un – souverain dira le juriste – pour concentrer entre ses seules mains les attributs régaliens. Elle permet – dès lors qu’on lui attribue cette vertu – de rompre avec le schéma médiéval des societates, schéma éclaté composé d’entités revendiquant autonomie, pouvoir et liberté. La Constitution devient alors inséparable de la construction de l’État moderne (pléonasme), seule entité possédant « la compétence de sa compétence » (Jellinek). Construire l’État et le pérenniser : la constitution est censée être le vecteur de ces deux finalités au cœur de la modernité rationaliste.

Reste que cette quête d’État et d’unité de l’État s’avère fort complexe sur le territoire italien : « en Italie, la nécessité d’utiliser un mot unique pour définir ce qui fonde et assure l’unité de l’État est apparue plus tardivement et difficilement que dans d’autres pays européens ». L’Italie – les Italie – ne sont guère pensées en termes d’unité de l’État ; pour qu’il y ait unité, encore faut-il qu’il y ait État. Histoire communale fragmentée, puissance territoriale du Saint-Siège, prétentions des puissances étrangères voisines : ce n’est que dans la douleur et le temps que l’Italie devient État unifié possédant une constitution, forgeant le destin d’une nation. Au lendemain de l’unification (1861), D’Azeglio n’affirme-t-il pas que le plus ardu reste à accomplir : faire les italiens (« Fatta l’Italia, bisogna fare gli italiani ») ?

À l’aune de ce passé fragmenté politiquement, juridiquement, socialement, c’est un « choc brutal » qui survient en 1796 lorsque « rencontre avec le vocabulaire révolutionnaire » il y a. Brutal, le choc l’est d’autant plus que « jusqu’à la moitié du xviiie siècle, la langue italienne ne disposait d’aucun mot susceptible de désigner l’organisation normative fondamentale de l’État ». Entre antiquité tardive et moyen-âge, la notion de constitution ne renvoie aucunement à un acte unique normatif relatif à l’organisation de l’État, aux relations entre le pouvoir et ses sujets. Certes, on trouve des formules expressives telles que « constitution de la cité », « constitution de l’État », « constitution du gouvernement » ; cependant, il ne s’agit là – mimétisme médical oblige – que d’une vague évocation des règles régulant la structure du pouvoir.

L. Mannori va jusqu’à écrire que

l’horizon mental des juristes italiens apparaît totalement « a-constitutionnel », et cela non parce qu’ils auraient été partisans d’un pouvoir autoritaire ou absolu, mais plutôt parce que les États italiens n’étaient pas encore parvenus à un stade de densité institutionnelle suffisante pour susciter un désir de réformes constitutionnelles.

L’Italie connaît encore, au mitan du xviiie siècle, « un aspect assez proche de celui (qu’elle) avait à la renaissance ». On ne songe guère à borner le pouvoir du prince dans un texte de nature constitutionnelle ; quelques rappels aux génériques notions médiévales de loi naturelle ou de loi divine suffisent. On peut dire qu’« au milieu du xviiie siècle, l’Italie ne dispose pas d’un terme susceptible de véhiculer le concept de « constitution ».

La seconde moitié du siècle est davantage propice à une réception de la notion de constitution, avec le sens que la modernité politique commence à lui octroyer. La publication de l’ouvrage de Montesquieu – L’esprit des lois – semble y contribuer grandement : il appartient à chaque peuple de trouver – au regard de sa nature et de ses caractéristiques – sa constitution, incarnation d’un système politique soucieux de garantir la liberté des citoyens. Fait enfin son chemin l’idée que l’Italie doit posséder – elle aussi – sa constitution pour que règnent justice, ordre, progrès et stabilité. Des hommes comme l’abbé Antonio Genovesi – napolitain de son état et traducteur de L’Esprit des lois – contribuent grandement à cette relecture intellectuelle et sémantique.

Pourtant, il ne faut pas tirer de conclusions hâtives. L’œuvre de Montesquieu n’est d’ailleurs peut-être pas la plus adaptée pour changer de paradigme, pour passer de la politeia conservatrice de l’ordre institué à un mouvement de codification constitutionnelle réformant le droit et la société. Comme le souligne L. Mannori, la société politique et juridique de Montesquieu repose sur les corps intermédiaires et la présence pérenne d’une noblesse à laquelle il octroie un rôle non négligeable. Althusser n’est pas loin, en sa marxiste – mais pertinente – critique d’un Montesquieu protecteur d’une noblesse dont il est membre. Il n'est pas certain que Montesquieu soit l'auteur de prédilection pour les Beccaria, Verri et autres penseurs soucieux d’abattre l’ordre politique sclérosé de leur temps.

 

I. Rossi

 

C’est un conservatisme politique de bon aloi que promeut Rossi, conservatisme qui se conjugue avec une quête d’égalité (formelle) et d’unité (nationale). Comparatiste, pénaliste, Rossi sait intellectuellement voyager ; cela ne l’empêche pas de faire montre d’une forme de nationalisme juridique.

Du conservatisme politique

Rossi est connu pour être l’homme qui assure le premier cours de droit constitutionnel en France (1835/1836). Pour A. Dufour, ce qui le caractérise est l’esprit de modération : tenant du « juste milieu », il est homme de « mesure » se situant entre les « partisans du mouvement » et les « immobiles ou stationnaires ». Que l’homme ne soit guère un ardent révolutionnaire s’entrevoit aisément à la lecture de sa Leçon d’ouverture du Cours de Droit constitutionnel donné à Paris en 1835. Il pose des questions qui sont autant de réponses négatives :

Faut-il, pour complaire à vos désirs, initier la jeunesse dans ces doctrines dont les maximes dangereuses sont dans la bouche de tous les révolutionnaires, des ennemis de tout ce qui est ? […] Faut-il établir des chaires d’innovation, d’insubordination et de désordre ?

Et s’il était besoin de rassurer le pouvoir – nous sommes en 1835 – il ajoute : « Ces déclarations des droits de l’homme, l’une plus absurde que l’autre, qu’on a forgées en France et en Amérique, est-ce dans les écoles de droit qu’on les a apprises ? »

Rossi s’attaque de manière frontale au catéchisme laïque de la France depuis qu’elle est entrée en guerre contre l’Ancien Régime. S’il fallait rassurer les hommes de la Monarchie de juillet sur sa récusation de tout idéal révolutionnaire, il remonte à la source idéologique suprême : Rousseau. De ce dernier, il retient « les principes exagérés qui déparent son contrat social ». Rossi demeure un homme de son temps et de son milieu, effrayé par toutes les conséquences que l’on peut tirer de la pensée de Rousseau. Aussi celui-ci fait-il l’objet d’acerbes critiques : pour être certes « tout admirateur du génie de Rousseau », Rossi voit dans sa pensée les germes de la subversion démocratique. Il ne faut pas distiller au sein de la jeunesse d’indues idées de réformation et changement prévient le prudent Rossi qui file la métaphore botanique : « Les jeunes gens iraient herboriser tout seuls ; et ils finiraient par s’empoisonner eux-mêmes et empoisonner les autres ».

La jeunesse du pays – en réalité cet infime groupe qui prend le nom d’élite – doit être abreuvée de sages paroles juridiques et politiques afin de ne pas dériver vers des sentiers hostiles au régime. Ordre, stabilité, fidélité – bref, conservation et conservatisme – sont les principes devant guider le professeur en chaire. Tout autre comportement serait – si l’on comprend bien Rossi – une forme de trahison académique. En répandant le venin de la contestation, un enseignant opère une double trahison : il trahit son pays (qui lui fait confiance en lui attribuant une noble tâche) et sa jeunesse (qui l’écoute avec la naïveté de son âge). Il ne faut pas troubler les juvéniles consciences :

Peut-être, me dis-je, va-t-il se persuader non seulement que toute souveraineté émane du peuple, mais qu’elle n’est pas transmissible ; les conséquences de cette erreur sont faciles à tirer ; bientôt il sera convaincu qu’on ne peut sans injustice faire du monde entier autre chose qu’une vaste démocratie.

Si « Pondération méthodologique » il y a selon la belle formule d’A. Dufour, elle se traduit par une défense vigoureuse de l’immobilisme politique. Rossi n’est guère homme de progrès, si l’on entend par cette expression dépassement du régime représentatif censitaire. On n’entrevoit pas seulement chez Rossi une hostilité de principe à la notion de souveraineté populaire ; il redoute une vague de conversion à la chose démocratique. La crainte n’est pas infondée tant les temps grondent de colère égalitariste. En 1848, quelques mois avant d’être assassiné (15 novembre), Rossi voit advenir le suffrage universel direct masculin (décret du 5 mars). Son conservatisme bonhomme l’empêche d’entrevoir les mutations en marche, le bousculement et basculement sociétal : s’il observe que le siècle est tumultueux (qui ne le verrait pas ?), il ne pressent pas, comme Tocqueville, la marche inéluctable de la démocratie. Cette dernière – au-delà de la revendication technique électorale – s’avère revendication de l’égalité des conditions, synonyme de dignité. Or, le « juste milieu » de Rossi et sa position académique le conduisent à se faire laudateur des institutions présentes. S’il faut certes les réformer sagement à la marge – quelle institution n’a pas besoin d’être (re)travaillée pour être pérennisée ? – cela ne signifie en rien céder à la tentation du mouvement politique sauvage, celui dont l’ardeur ne signifie rien d’autre que désordre et chaos.

Que l’on lise Rossi pour s’en convaincre. Qu’est-ce qu’un « bon cours de droit public intérieur » ? Tout d’abord – nouvelle métaphore – c’est un « contrepoison » ; le péril révolutionnaire est à ce point dangereux qu’il faut boire – en amphithéâtre – le filtre juridique de la stabilité politique. Dépeindre sans critiquer, décrire pour légitimer : la présentation froide d’un régime politique n’est rien d’autre qu’un exercice de légitimation. Présenter ce qui relève (politiquement et institutionnellement) de l’évidence, évoquer ce qui est et doit perdurer : telle est la tâche académique de Rossi. La jeunesse – saine car ayant bu le filtre salvateur – pourra alors occuper la place qui est sienne au sein de la Monarchie : elle apprendra à « apprécier ses droits comme citoyen », à « révérer son prince », à « honorer ceux qui ont mérité d’être placés dans les premiers rangs de l’ordre social ». Que l'élite profite du régime censitaire et des droits octroyés ; qu’elle aime son souverain qui la protège ; qu’elle enracine la hiérarchisation sociale. Voici ce que Rossi demande à la jeunesse de son temps : d’être le pôle de stabilité – et non d’horrible contestation – des institutions, de faire corps avec une Monarchie dont les intangibles principes ne sauraient être remis en cause.

La doctrine de Rossi est emplie de bienveillance aristocratique : la destinée d’un « honnête homme », « nourri de saines doctrines » saura « respecter le peuple sans le flatter ». Son discours de la méthode suit les traces de Savigny ; cette lecture historique de la vie politique et juridique est en adéquation avec son message de préservation et/ou conservation. La tâche qu’il s’assigne est de « découvrir les principes dirigeants ou pratiques des lois » : pour ce faire, il convient de « remonter à l’origine de ces mêmes lois, et aux premières causes morales qui les ont produites ». C’est une quête des sources authentiques qu’entreprend Rossi, archéologue du savoir juridique. Il ne dissimule pas l’inspiration qui le guide : « il faut étudier l’histoire du droit selon la méthode de la nouvelle école allemande. Il faut cultiver ce qu’ils appellent la jurisprudence lettrée ». En compagnie intellectuelle de Savigny, Rossi arpente son chemin conservateur : enraciner le droit dans le temps, n’est-ce pas là le meilleur moyen d’apaiser les soubresauts de l’histoire et les tensions sociales, de récuser les prétentions au changement ?

Réceptionner la méthode historique présente à ses yeux un immense mérite : elle est la plus à même de permettre de « continuer l’ouvrage des générations précédentes ». Politique et droit ne sont qu’enracinements historiques évitant que le fil du temps ne soit rompu. Burke peut aussi être convié à la table de la tradition : les élans révolutionnaires cassent une société, répudient ex abrupto un passé censé forger le présent. Le droit n’est pas ce que le législateur du moment édicte sur le fondement de son prétentieux volontarisme prométhéen mais un processus d’accumulation sociétal. Selon Rossi, « il n’est point d’événement qui brise d’une manière absolue la chaîne des temps et des faits ». La « chaîne des temps » : comment ne pas songer au Préambule de la Charte de 1814, lorsque Louis XVIII évoque cette « chaîne des temps que de funestes écarts avaient interrompue » ? Que le législateur ne prétende pas naïvement (et prétentieusement) faire œuvre créatrice – à savoir révolutionnaire – tant il s’insère dans une tradition qui l’enserre et le construit : « Nous développons ce dont elles [i.e. les générations précédentes] avaient posé le germe ; nous perfectionnons ce qu’elles avaient ébauché ». Telle est la méthode à suivre pour « ramener la science à ses véritables principes ». Le retour à une saine science appuyée sur de sains principes doit advenir pour que règne la raison conservatrice, celle d’une tradition qui aime et respecte un passé dont elle est fille légitime.

La méthode historique ne vaut pas seulement pour ce qu’elle est ; elle vaut encore pour ce qu’elle n’est pas. Elle permet de mettre fin aux élucubrations reposant sur « ces vagues généralités qui se déguisent trop souvent sous le nom de philosophie du droit ». Les philosophes ont par trop divagué depuis quelques décennies selon Rossi, déracinant l’arbre de la tradition avec des promesses venimeuses enflammant le peuple et sa jeunesse. Ayant défini la science comme « la connaissance de tous les principes qui ont droit d’agir dans un système et dans la connaissance de leur point d’intersection, c’est-à-dire dans la part légitime que chaque principe a le droit d’exercer », Rossi ajoute aussitôt : « ce point d’intersection, le droit philosophique le cherche hypothétiquement ». Il s’agit là d’une grave erreur selon lui ; la science n’a que faire de « droit spéculatif ». Ce dont a besoin la science – et donc la nation – est un « droit positif [qui] cherche le point d’intersection dans la réalité historique du droit, dans les applications législatives ». Le passé et le droit positif, tels sont les réalités que le scientifique doit appréhender pour mener son travail de manière idoine ; que soient jetées dans les poubelles intellectuelles les réflexions ésotériques et spéculatives des philosophes prétendant réformer le monde à partir de dogmes par eux inventés !

De l’égalité et de l’unité

Pour Rossi, la méthode historique a le mérite de « saisir dans chaque matière les principes dirigeants ». Dégager ces derniers est essentiel pour mettre en évidence les traits saillants de l’âme nationale. Rossi en voit deux : « l’égalité devant la loi, en d’autres termes, la liberté pour tous » ainsi que « l’unité nationale, la réunion dans un seul et même Tout des diverses parties de l’État ». L’égalité tout d’abord : présentée de manière fort libérale, elle consiste en la liberté pour tous. Rossi réceptionne la doctrine d’une égalité–liberté limitée(s) aux actions ne nuisant pas à autrui. Son égalité est celle reposant sur la césure inventée par les hommes de la Révolution : citoyen actif et citoyen passif cohabitent au sein d’un ordre reposant sur les mérites de l’intelligence et de la propriété. Si Rossi vante les mérites de l’égalité devant la loi, il est – comme le souligne A. Le Quinio – « anti-égalitariste ». De manière classiquement libérale, l’égalité juridique rossinienne est hostile à toute égalité économique. Lorsque Rossi réalise une recension « De la démocratie en Amérique », il vilipende d’ailleurs une odieuse égalité des conditions qui ne peut apporter que chaos. La consécration théorico-libérale de l’égalité devant la loi va de pair avec une volonté assumée de ne pas bouleverser les hiérarchies sociales, de ne pas améliorer matériellement la condition des pauvres et humiliés. L’aristocratisme sait parfaitement concilier égalité formelle et inégalité(s) substantielle(s) au nom d’un conservatisme qui se veut éclairé et gouverné par le mérite.

C’est par le droit – à savoir l’égalité devant la loi – que l’unité va s’enraciner selon Rossi. L’unité ne peut se comprendre sans l’égalité civile rappelle C. Regad, à condition qu’elle ne conduise pas à la si crainte égalité des conditions. L’égalité devant la loi n’est pas seulement l’un des traits saillants d’une nation civilisée, elle est le vecteur de promotion de l’unité stabilisatrice. On ne peut que louer toute pensée éprise d’égalité devant la loi, legs de la Révolution ; reste que celle-ci s’avère mutilée lorsqu’elle refuse de cogiter sur l’égalité matérielle des conditions. Rossi est enfermé dans sa prison libérale-conservatrice : il pense la liberté puis l’égalité formelle sans appréhender le besoin de justice matérielle de l’immense majorité de la population. Aristocrate libéral, il ne comprend pas l’enjeu des décennies à venir (le marxisme en sera le héraut) : intégrer minimalement les masses laborieuses pour acheter la paix sociale. Lorsque l’objectif proclamé est la conservation de la société au profit des élites, il convient de donner son tribut minimal à la plèbe pour éviter le renversement de l’ordre établi. À la fin du siècle, l’intelligence d’un Bismarck sera d’octroyer à son peuple un embryon d’État social pour contrer les visées menaçantes du socialisme. L’aristocratisme formellement égalitarisme de Rossi prétend penser le monde et les institutions sans comprendre les besoins vitaux du peuple. Comment gouverner avec le nombre sans octroyer à ce dernier sa part de pain et de jeux ?

Quant au second principe dirigeant – l’unité – il est le socle d’une nation qui a connu jadis les divisions et doit vivre désormais en harmonie. C’est une lecture holiste de la société que semble nous délivrer Rossi dans un premier temps. Il semble incapable de penser qu’un « E pluribus unum » puisse conduire à l’unité tant convoitée. À ses yeux, l’unité nationale ne peut être préservée que si tous les membres de la collectivité se fondent en celle-ci, oublient leur je individuel et/ou égoïste. Cependant, ce holisme est immédiatement neutralisé par sa quête d’égalité et de liberté. Conscient que la seule sacralisation d’une unité dévorante ne peut conduire qu’au despotisme, Rossi pose les jalons d’une pensée emplie de libéralisme. Parlant du principe d’unité, il déclare :

prenez ce principe seul, considérez-le comme puissance unique, absorbant toutes les autres, vous arriverez à la plus déplorable tyrannie […]. Il faut donc que d’autres principes arrivent, que les principes de liberté et d’égalité viennent à leur tour […] quand le pouvoir absolu invoquera l’unité, c’est au nom de la liberté et de l’égalité que nous poserons les limites dans lesquelles il doit se tenir.

Constant aurait pu écrire une telle phrase.

L’unité est un thème si central chez Rossi qu’il revient à plusieurs reprises sous la plume de différents intervenants du colloque. C. Regad se penche elle aussi sur « L’unité dans le Cours de droit constitutionnel de Pellegrino Rossi » : elle insiste sur l’unité « comprise, du moins en partie, comme une notion juridique en ce sens où le droit est la pierre indispensable à l’édifice en construction ». L’unité de la nation et de l’État ne peut découler que des sentiments moraux partagés par une population éprise de la « conservation de l’ordre social ». Unité, rationalité et organisation vont de concert, au point qu’il semble possible à Rossi de dégager une « loi d’évolution de l’État » : d’un État archaïque (par lui dénommé « instinctif »), on arriverait à un « État rationnel ». L’Europe aurait connu l’évolution suivante, si l’on résume schématiquement : la tribu, les confédérations, l’État unitaire. Il est toujours effrayant – selon nous – de constater combien nombre d’intellectuels (dont ici Rossi) sont emplis de rationalité et de déterminisme. Il existerait des lois – inévitables, indiscutables – permettant d’expliquer l’évolution de la société, des institutions et des mœurs. Et ces lois seraient synonymes de progrès, conduiraient progressivement vers une destinée harmonieuse si ce n’est parfaite.

La rationalité – entendue comme support d’une pensée qui croît en l’avènement des choses auxquelles elle aspire – peut aisément être le support d’une démarche scientifique biaisée. Obsédé par le principe d’unité – reflet bienveillant de l’ordre social et de sa conservation – Rossi regarde l’unité de l’État et l’État unitaire comme le destin d’un peuple civilisé. Dogmatique pensée. Prévaut parfois le sentiment qu’il est à ce point en quête d’unité qu’il oublie les vertus de son libéralisme :

On ne peut pas dire qu’il y ait un État, une nation, un seul et même peuple, si tout l’ensemble ne tend pas vers un seul et même but, s’il n’y a pas unité de tendances dans toutes ses parties […]. Si, au contraire, il y a un but unique et commun à toutes les parties, s’il y a identité ou au moins analogie de tendances, s’il n’y a ni divergence ni lutte dans les moyens, alors il y a unité nationale, et si les conditions que nous avons indiquées sont pleinement accomplies, nous dirons que l’unité nationale est complète.

À prendre Rossi au sérieux, il s’agit là de développements plus rousseauistes que libéraux : l’individu libéral est appelé à se sacrifier au nom d’un Grand Tout Organique censé le transcender. La pensée de Rossi est ici emplie d’un anti-pluralisme de mauvais aloi, traumatisé qu’il est par l’émergence de « tendances » et de « divergence ». Il semble oublier qu’une société libérale est pleine, par définition, de contradictions, d’antagonismes, d’intérêts sectoriels qui sont d’autant légitimes qu’ils sont le support même de cette société. À invoquer l’un et l’unité comme absolus, Rossi récuse les postulats d’un libéralisme qu’il appelle pourtant de ses vœux. Une société au sein de laquelle les individus et les groupes vont vers « un seul et même but » n’existe pas, sauf à instituer ce que le xxe siècle dénommera régime totalitaire. De même, il n’existe pas, au sein d’une société libérale (a fortiori lorsque survient un régime libéral-démocratique) un « but unique et commun à toutes les parties » au-delà de ce minimum vital qu’est le vouloir vivre-ensemble cher à Renan. Le besoin d’unité chez Rossi est un besoin d’ordre, de stabilité et de conservation ; il en oublie l’individu en ses prétentions – légitimement – égoïstes. Son libéralisme rime avec aristocratisme.

Du nationalisme juridique

Le mariage de l’unité et de l’égalité fait de la France – à lire Rossi – un pays d’exception. On trouve chez lui une forme de prétention nationaliste : la France serait l’État ayant réussi, plus que tout autre, cette union des deux principes matriciels forgeant l’identité de notre pays. Ni l’Antiquité, ni les États-Unis, ni l’Angleterre ni même la Suisse n’auraient réussi cette subtile alliance de l’égalité et de l’unité. Il existerait une « supériorité française » qu’il serait possible de comprendre par l’histoire. Rossi se livre à une étonnante reconstruction historique pour expliquer le destin de la France, pour montrer qu’elle ne pouvait que devenir ce qu’elle est. Charlemagne, Louis VII, Philippe-Auguste, Louis IX… sont conviés au banc de l’unité pour assoir une démonstration qui semble trouver en amont ce qu’elle veut poser en aval.

Ce retour en arrière s’inscrit autour d’un principe fédérateur : si l’unité gouverne le tempérament français et la chose publique, c’est en raison de la place de la religion dans notre société. Le christianisme est cet humus fédérateur ayant permis l’émergence de l’unité nationale. La religion est inséparable d’une institution, la monarchie : la pensée de Rossi voit la monarchie catholique comme le lieu de réalisation d’une unité parfaite. Unicité de foi et unicité d’organe vont de concert : une seule religion dans les âmes et un organe monocratique au pouvoir, telles sont les conditions pour que l’unité nationale s’accomplisse progressivement.

Mais cela n’est pas suffisant. Rossi n’est pas un légitimiste nostalgique de l’Ancien Régime : encore fallait-il que survienne une Révolution dont l’enfant juridique serait un code. La codification n’est-elle pas – après une constitution naturellement – le processus permettant à un peuple de forger une nation unie ? Rossi :

Honneur aux auteurs du Code civil ! Ils ont rempli une grande mission. En tant que les mots d’égalité civile et d’unité nationale, c’est-à-dire, de puissance, de prospérité et de justice, auront un sens parmi les hommes, la gloire des auteurs du Code sera impérissable.

Tous ces éléments, toutes cette histoire politique et juridique conduit à un constat que Rossi regarde comme relevant de l’évidence et de la Vérité : « la réunion complète de ces deux grands principes est un problème que la France seule a résolu jusqu’ici ». La France, peuple élu ? Selon l’expression de C. Regad, nous sommes en présence d’une « supériorité quasi-messianique de la France dans la réalisation de l’unité ». Chrétienne en sa religion, la France a donné naissance à une « nouvelle religion ».

Revenons quelque instant sur la méthode historique et relions là avec ce qu’il faut bien dénommer une forme de nationalisme juridique. La méthode historique n’est pas seulement pour Rossi une méthode scientifique déroulée dans les amphithéâtres académiques. Elle est un instrument au service de la nation, pour que règnent paix et prospérité :

c’est par la méthode historique qu’on peut mettre en évidence les principes pratiques du droit, surtout dans la partie non technique de la science, et montrer qu’ils ne sont qu’une conséquence nécessaire des mœurs, des habitudes, des qualités caractéristiques de la nation.

La nation est l’objet de toute son attention : Rossi est en quête de l’âme juridique de la nation française, en ce qu’elle se distingue des autres, en ce qu’elle révèle des traits aussi spécifiques que supérieurs.

Le discours de Rossi est un discours académique national et/ou nationaliste soulignant combien la France est un « grand peuple » : « Quand on songe à la place que le peuple français occupe depuis des siècles dans l’histoire de l’humanité… » Le droit et la pensée juridique sont au service de la (re)construction de la France. Chaque nation possède une identité sociale, juridique, politique qui ne doit pas être noyée dans l’évangile révolutionnaire ; hors de question de « faire du monde entier » une « vaste démocratie ». La méthode historique va permettre de révéler et mettre en exergue les « sentiments nationaux » qui font de la France le grand pays qu’elle est et doit demeurer. Aussi n’est-il pas surprenant de l’entendre ajouter ceci : « C’est donc par la méthode historique qu’on peut se flatter de rendre à la science du droit sa qualité de science nationale ». À revenir sur certaines expressions employées par Rossi, il appert que la thématique du retour à l’âge d’or est très présente : « ramener la science à ses véritables principes », « rendre à la science du droit sa qualité de science nationale ». La véritable science – pervertie par une pensée abstraite non enracinée dans le terreau historique – doit renaître pour servir la nation.

Le nationalisme messianique de Rossi permet de louer un pays, une nation et un régime politique : derrière les analyses historiques et les jugements de valeurs, les comparaisons, il y a volonté manifeste de défendre la monarchie selon la Charte (de 1830). Son discours scientifique est tout sauf neutre puisqu’il conduit à l’éloge d’un texte et du régime politique qui en est l’expression. Peut-on d’ailleurs lui reprocher ? Dès la Révolution, décrire les institutions consiste à les encenser ; l’objectif est de propager le nouveau catéchisme juridico-politique. La Révolution loue sa propre œuvre via les intellectuels qui la servent ; la monarchie fait de même et Rossi en est l’habile serviteur. Pourquoi mordre la main qui vous nourrit, a fortiori lorsque le régime institué repose sur une idéologie de conservation qui ne peut qu’agréer à l’aristocratie intellectuelle ?

Du comparatisme

Rossi est un homme de la comparaison (cf. son Traité de droit pénal). Il développe un discours de la méthode le regard tourné vers les autres sciences, notamment celles que l’on dénomme (étrangement) exactes : « nous ne pouvons connaître l’homme qu’à la manière du physicien, par l’observation ». Dans son Cours de droit constitutionnel (XXVe leçon), il insiste sur l’impérieuse nécessité d’analyser l’objet-homme à l’instar d’un chimiste ou encore d’un astronome. Fasciné par les sciences exactes, il voit en elles les instruments permettant de dégager des lois au sein des sciences sociales. Si la démarche peut sembler de prime abord louable – elle découle de la volonté de ne point sombrer dans la pensée abstraite, travers français par excellence – elle n’en demeure pas moins dangereuse selon nous. La volonté de calquer les sciences de la société sur les sciences exactes est la manifestation d’une pensée en quête d’objectivité, d’intemporalité. Il y a là une forme de déterminisme qui jure avec les libertés de l’esprit au cœur même des sciences de la société dont le droit fait partie.

Le regard comparatiste de Rossi est tourné principalement vers la Suisse et les pays anglo-saxons. Point ou peu d’Italie dans ses écrits : comment pourrait-il se tourner vers la mère patrie alors même qu’il pense le droit avant tout en termes d’unité ? L’Italie n’est pas un État unifié, l’Italie n’est rien d’autre qu’une « mosaïque d’États indépendants ». Reconnaissant envers l’Angleterre en ce qu’elle a apporté la liberté libérale, Rossi l’est encore envers l’Amérique qui – hors de toute noblesse – a pensé la République. Le comparatisme connaît cependant des limites : Rossi fait montre de confusion dans l’étude de l’État et du régime américains. Au point de ne guère comprendre – semble-t-il – la spécificité et la subtilité du fédéralisme en tant que mode d’organisation de l’État. Cette faible capacité à décrypter ce schéma autre – si troublant pour des européens, a fortiori de culture juridique française – s’entrevoit dans son Cours de droit constitutionnel : les États-Unis sont étudiés sous le seul angle de la Confédération, à savoir ce qu’ils ne sont plus ! Cette étrange lecture ne serait pas – selon Alfred Dufour – le signe d’une carence intellectuelle. Il s’agit d’un choix idéologique : un antifédéralisme assumé. Rossi adopte une posture politico-constitutionnelle très française : le fédéralisme serait dangereux par nature. Rossi se fait ici l’héritier d’une tradition qui relie unité et centralisation ; nul doute que Rossi – vivant en des temps révolutionnaires – aurait développé une pensée plus jacobine que girondine. De manière classiquement française, il estime incompatibles Unité et Fédéralisme : le second – porteur de forces centrifuges – met à mal l’unité de la nation.

L’expérience démontre qu’un tel raisonnement n’a guère de sens. Il est vrai que Rossi – quand bien même il étudie (sommairement et artificiellement) certains régimes étrangers – est avant tout un penseur du droit entendu comme fait national. À l’aune de ce constat, le droit ne peut être qu’une donnée historico-culturelle ne pouvant guère – voire ne devant pas – transposer en son sein des éléments susceptibles de le dénaturer. Peut-on vraiment parler d’un Rossi comparatiste quand on aborde le champ du droit constitutionnel et des institutions politiques ? Ne devrait-on pas plutôt parler d’un Rossi nationaliste, enraciné dans des certitudes qui ne sont que le reflet d’une incapacité à apprendre d’autrui et d’ailleurs ?

Rossi est-il vraiment comparatiste ? N’est-il pas plutôt étrangeriste, terme barbare signifiant qu’il étudie un régime autre sans opter pour la comparaison. Tel est le cas lorsqu’il se penche sur les réformes pontificales entreprises par Pie IX en 1847–1848. Comme le souligne L. Reverso, Rossi ne participe pas à l’élaboration de ces réformes : nommé ministre du Pape en septembre 1848, il meurt assassiné en novembre 1848. Reste que l’analyse de Rossi sur de telles réformes permet de compléter l’étude de sa pensée constitutionnelle, en particulier parlementaire. Le Statuto fondamentale de 1848 est réputé établir une « monarchie représentative » avec deux chambres dont l’intitulé (Consiglio dei deputati, Alto consiglio) appelle à la prudence : le Pape manifeste la claire volonté de conserver son pouvoir. L’organe monocratique en charge du pouvoir spirituel et temporel ne veut aucunement « abdiquer sa souveraineté » ; les chambres ne sont que des consiglii.

Rossi est un conservateur, appelant à la stabilité politique. Sa pensée libérale – non démocratique, centrée sur l’unité, l’ordre, la conservation, la religion – ne peut qu’apprécier les réformes réalisées au Vatican. Pourquoi Rossi s’opposerait-il à un texte de nature censitaire, avec des assemblées – rectius des conseils – qui ne portent en rien atteinte à l’unité du pouvoir papal ? Le Statuto fondamentale établit une politique libérale-conservatrice qu’il appelle, depuis toujours, de ses vœux. Lorsqu’il est nommé ministre, il s’empresse d’incarner ce « juste milieu » qui tient à distance les extrémistes, qu’il s’agisse des « réactionnaires de la Curie » ou des « révolutionnaires ». Cette position – en parfaite adéquation avec ce qu’il a toujours pensé et écrit – lui vaudra les logiques inimitiés des deux bords extrêmes ; ceux-ci se retrouvent dans une haine commune envers cet ami du juste équilibre. Devenu homme de gouvernement, Rossi se fait le chantre d’un constitutionnalisme libéral conservateur soucieux de défendre l’ordre et les libertés individuelles. L. Reverso insiste sur un point de notable importance pour comprendre la pensée libérale : « la forme constitutionnelle de l’État est d’une importance secondaire par rapport à ce que l’on pourrait appeler une sorte de “rationalisme administrateur” ». Les libéraux sont peu sensibles à la nature de la structure institutionnelle dès lors qu’elle véhicule leur idéologie ; comment ne pas se souvenir des orléanistes acceptant in fine la création d’une République, IIIe du nom ?

Du droit pénal

C’est peut-être avec son Traité de droit pénal que Rossi réfléchit le mieux sur la société de son temps, sur les mœurs des autres nations. Histoire, philosophie et droit se conjuguent pour penser cette matière au cœur de la relation verticale entre l’État et les citoyens. Rossi est hostile à un droit pénal empli de cruauté : aussi réprouve-t-il la « mort civile » qui fait disparaître juridiquement un individu, aussi dénonce-t-il les pratiques de la justice anglaise ; aussi est-il hostile à l’emprisonnement dans les colonies pénitentiaires, à la marque, au carcan… Cette justice pénale plus douce rime avec civilisation.

En phase avec les Lumières, il estime que la finalité première du châtiment n’est pas de punir le corps du coupable ; la justice pénale doit être gouvernée par le principe d’efficacité (d’utilité dira Bentham). Justice et utilité vont de concert ; à défaut, la peine n’est que vengeance, à savoir barbarie. Reste que Rossi est favorable à la peine de mort, légitime lorsqu’il est porté atteinte à la vie d’autrui. Pourtant, sa pensée n’est pas gelée sur cette question en raison de la nature même de la peine de mort, ni « révisable » ni « réparable ». Il est un partisan de son abolition en matière politique (posture libérale qui voit dans la liberté et l’action politiques une source qui ne saurait conduire à l’échafaud). Selon J. Pradel, Rossi semble même envisager la disparition de la peine de mort.

Si une peine fait l’objet de l’attention de Rossi, c’est bien l’enfermement, au point que J. Pradel y voit une « véritable déclaration d’amour » : l’emprisonnement est « la peine par excellence dans les sociétés civilisés ». Rossi est en parfaite adéquation avec son temps qui postule cette « évidence de la prison » que Foucault décrypte dans Surveiller et punir. La pensée libérale-conservatrice-moralisante de l’époque voit dans l’enferment le grand remède contre « les vices de l’éducation, la contagion des mauvais exemples, l’oisiveté ». L’enfermement carcéral est regardé comme la peine la plus naturelle, logique, nécessaire, utile. Or, cela peut étonner à lire, encore et toujours, Foucault :

cette colonisation de la pénalité par la prison peut surprendre […] celle-ci n’était pas comme on l’imagine un châtiment qui aurait déjà été solidement installé dans un système pénal […]. En fait, la prison – et beaucoup de pays sur ce point étaient dans la même situation que la France – n’avait qu’une position restreinte et marginale dans le système des peines. Les textes le prouvent […]. Les juristes tiennent fermement au principe que la « prison n’est pas regardée comme une peine dans notre droit civil ». Son rôle c’est d’être une prise de gage sur la personne et sur son corps […]. Par la prison, on s’assure de quelqu’un, on ne le punit pas.

Rossi croit en les vertus de l’emprisonnement : il aspire – sur les traces de l’École pénitentiaire de Charles Lucas – à une prison nouvelle, moderne, humaine. Elle n’existe pas.

 

II. Filangieri

 

Filangieri pense le monde de l’après-féodalité, seul capable d’éduquer les peuples, d’élever les consciences et d’abattre l’obscurantisme. Réfléchissant sur la nature des régimes politiques, il sacralise l’État-législateur, démiurge de la modernité. Amoureux de la loi, expression de la volonté générale, Filangieri pense une institution novatrice, le « Censeur des lois ».

L’après féodalité

La pensée de Filangieri – porteuse d’une modernité rationnelle qui se veut progrès – constitue une rupture avec les canons juridiques médiévaux. L’époque médiévale – emplie de forces centrifuges – est pour lui synonyme d’une pré-modernité qu’il convient de dépasser, d’une absence d’unité préjudiciable à la (présumée possible et souhaitable) uniformité du droit. Il voit dans la société médiévale une société juridiquement dispersée et éclatée qui ne possède pas les idoines fondements pour émanciper les peuples. Filangieri regarde l’unité comme la notion à même de générer la félicité au sein des nations. Dépasser complètement le schéma médiéval lui paraît indispensable pour libérer les peuples de l’oppression : désormais, « le peuple n’est plus esclave, et les nobles ne sont plus des tyrans ». Il faut détruire les féodalités pour que puisse se construire une société nouvelle capable de faire émerger des lois rationnelles en adéquation avec l’esprit du temps.

Dans son article rédigé en italien, F. di Donato qualifie La Scienza della legislazione (1780) d’« œuvre fondamentale de la pensée constitutionnelle moderne ». L’ouvrage – qui émane d’un jeune esprit brillant (27 ans au moment de la publication) – est porté par une puissante ambition : rien de moins que « d’exposer une vision systématique et presque complète de la structure socio-institutionnelle ». Filangieri est animé de la foi du progrès, de cette idée que l’homme peut et/ou doit forger un avenir dépourvu de l’obscurantisme des temps passés. Pour ce faire, l’éducation politique et sociale des masses – l’éclairage des mœurs et mentalités – est la matrice de toute chose.

Le droit – à condition qu’il soit appréhendé, enfin, avec les yeux de la raison et de la rationalité – est le vecteur de cette mutation civilisationnelle. Encore faut-il que le droit – pour accomplir cette mission – connaisse une mutation substantielle : qu’il soit conçu comme une science de la législation (cf. le titre de son ouvrage) ouverte à tous, et non plus comme « une Scientia juris ésotérique et l’apanage exclusif d’une hiératique caste d’initiés ». Filangieri est à la recherche des « bonnes lois », à savoir des lois uniformes, cohérentes ; sa quête juridico-sociale est quête « d’uniformité » émanant de la volonté du législateur. Voilà comment il est possible de quitter définitivement les rives – marécageuses selon lui – du Moyen Âge.

L’éducation du peuple-enfant

Encore faut-il, pour qu’advienne cette société heureuse, que le grand principe au cœur de l’œuvre de Filangieri prenne sens : l’éducation du peuple. Il s’agit là de son « idée cardinale », une « vraie obsession » selon F. di Donato. Pour sortir le peuple de sa basse condition, pour qu’advienne une société égalitaire et solidaire, pour que la notion de citoyenneté prenne sens, il convient d’éduquer les masses pour les sortir de leur condition grégaire. Filangieri – comme tant d’autres – s’inspire évidement de Rousseau (cf. l’esprit de société). C’est en partant du postulat de l’éducation comme processus premier d’émancipation et de civilisation que Filangieri pense la chose juridique. Sans élévation de la conscience politique et sociale, les lois demeurent un ensemble froid de normes sans guère de résonnance avec la réalité sociale. La mission que se donne Filangieri – convaincu des « prodiges de l’éducation » – est avant tout une mission sociale. Promue l’éducation (religion civile), les lois pourront alors être l’incarnation de la volonté générale et de l’âme collective. Seul un corps social éduqué peut s’émanciper et atteindre le stade d’un corps social uni. Prince napolitain, Filangieri ne peut pas ne pas penser aux masses laborieuses exploitées par les grands propriétaires terriens, maîtres esclavagistes des temps modernes.

S. Scognamiglio s’arrête sur l’éducation morale et l’instruction publique comme vecteur d’une civilisation institutionnelle. Filangieri propose – à des fins éducatives – de diviser le peuple en deux catégories : les travailleurs manuels d’un côté (agriculteurs, artisans), de l’autre ceux qui font profession de médecine, de commerce, d’enseignement. À cette seconde catégorie appartiennent les membres de la cité censés être davantage éclairés que la masse ignare. Est instituée ainsi une forme de ségrégation intellectuelle séparant les classes réputées cultivées des autres classes. Pour réaliser cet apartheid de l’intelligence, une administration spécifique est instituée ; à sa tête figure un organe monocratique, Il Supremo magistrato dell’educazione. Filangieri prévoit – c’est à noter car les questions financières sont souvent éludées par les philosophes – une Cassa pubblica d’educazione octroyant les fonds nécessaires pour que le système éducatif accomplisse sa mission.

Ce système doit permettre, dans l’esprit de Filangieri, de créer un homme régénéré ; il convient donc de faire disparaître les pensées impropres des temps passés. Pour qu’advienne une société meilleure, encore faut-il que les hommes se débarrassent des scories médiévales qu’ils sont susceptibles de posséder : « Il fallait substituer le système des valeurs ancré dans la tradition juridique et religieuse médiévale avec un nouveau système de valeurs inspiré de la socialitas ». Il est un travail d’éducation indispensable à réaliser : éradiquer les remugles de l’antique pensée féodale, celle-là même qui a fait tant de mal selon Filangieri. Comme tout système éducatif qui se veut rupture, celui de Filangieri visa à déconstruire l’idéologie politique et sociale passée pour assoir celle des temps nouveaux. Règne l’idée de la « perfectibilité » de l’homme, capable d’apprendre et de s’élever grâce à l’éducation qu’il reçoit : « L’abandon de l’ontologie et la réception d’une perspective phénoménologique est donc le fondement de toute la philosophie filangierienne, portée in re ipsa à l’exercice de la fronesis (modération) et à la répudiation de l’hubris (force violente) ». Filangieri – comme la plupart de ses contemporains influencé par le modèle utopique antique – est à la recherche de la vertu ; telle est la finalité de la padeia. L’éducation élève la conscience morale des membres de la société pour qu’advienne – enfin – une ère civilisée.

Hostile à la domination d’une classe sociale, partisan de la souveraineté populaire, il « estime néanmoins que le peuple n’est pas à même s’exercer le pouvoir ». De l’assertion théorique à la pratique politique, un gouffre béant surgit à cause de l’absence d’éducation politique et morale des masses laborieuses. Le peuple ne peut pas participer au gouvernement de la cité en raison en son arriération, de son incompétence. Nous voyons là toutes les contradictions des hommes du siècle sacralisant la souveraineté populaire pour immédiatement l’écarter lorsque vient le temps de l’action. À l’instar des hommes de 1789 puis des libéraux du xixe siècle, Filangieri utilise le régime représentatif comme un utile filtre permettant d’écarter les masses, tant exaltées et tant redoutées. C’est donc un régime représentatif censitaire que Filangieri appelle de ses vœux, une « aristocratie élective fondée sur la raison ». Il ne comprend pas – ou ne veut pas comprendre – que le principe de souveraineté populaire implique une égalité formelle absolue ; or, cette dernière implique d’accepter l’incompétence du citoyen. Si souveraineté populaire effective il y a, tout individu mérite la qualité de citoyen indépendamment de sa culture, de sa formation, de sa position sociale. Nonobstant les assertions de Filangieri, l’inculte doit être citoyen ou citoyenne puisque tous les hommes et femmes sont réputés gouverner sur le fondement de cette fiction qu’est la souveraineté populaire.

Cependant, pour Filangieri, le citoyen ne peut être que membre d’une « élite intellectuelle et morale » capable, grâce à son éducation, de gouverner le pays. La non-éducation des masses devient, une fois de plus, le socle théorique permettant d’écarter l’immense majorité d’une population composée, en effet, d’incultes. Certes, comme le souligne T. Santolini, « l’élitisme de Filangieri n’a pas pour objectif d’instaurer une domination (mais) correspond plutôt à une vision idéalisée du civisme antique ». Les hommes des Lumières n’ont eu de cesse de se tourner vers Spartes, Athènes et Rome en quête d’un pilier mimétique ; le dorique ou l’opus caementicium n’ont jamais porté la souveraineté populaire. Chez les modernes, cette dernière notion se conjugue parfaitement avec l’existence d’une majorité d’individus dépourvus de droits politiques.

La masse n’est pas seulement regardée comme incapable, au sens moral et juridique ; elle est cette force dangereuse soumise en permanence à l’hubris, à cette démesure destructrice qu’il convient de contenir. La masse – quand bien même elle est présentée comme le souverain – est un torrent politique que l’on redoute et que l’on entend maîtriser en l’écartant du processus électoral. L’argument pharisien ultime consiste à soutenir que cette exclusion vise à protéger le peuple-enfant jusqu’à ce qu’il atteigne la maturité exigée. Un tel raisonnement – l’indispensable éducation préventive des masses – représente l’un des obstacles majeurs à l’avènement de la chose démocratique. Pourquoi octroyer le pouvoir au souverain s’il est débile, incompétent, enragé et incapable de comprendre les enjeux relatifs à la destinée du pays ? Filangieri et les Lumières, nonobstant leur discours égalitariste, posent en principe intangible qu’il existe une aristocratie de l’esprit seule capable de gouverner et d’éclairer le chemin d’un peuple abruti. Filangieri appartient à cette « aristocratie naturelle » destinée à gouverner la cité en raison de son intelligence, de son savoir, de sa valeur, de son mérite. La méritocratie n’est point la démocratie quand elle est le prétexte écartant les masses.

De la religion

L’éducation du peuple est – enfin – devenue possible pour Filangieri car le fondement – religieux – de la société ancienne a été abattu : la religion n’est plus – en France à tout le moins – l’idéologie du pouvoir. Le mariage entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel s’est dissous depuis que la Révolution française a osé rompre la chaîne du temps. L’Église est réputée assumer sa seule fonction de gouvernement des âmes ; ces dernières – avec l’avènement de la déesse raison – ne sont plus sous l’emprise de la superstition qui « n’existe plus ». L’État « est plus tranquille » : il peut assumer en toute indépendance sa tâche de promoteur et gardien de l’unité nationale.

Quand bien même le mot est porteur d’une ambivalente polysémie, c’est bien de laïcité dont parle Filangieri, laïcité qui instaure cette indispensable césure entre État et religion. Le principe de laïcité est inséparable de la modernité étatique synonyme de progrès ; seule la séparation entre sphère politique et sphère religieuse est de nature à faire entrer les nations dans l’ère d’une civilisation nouvelle. La laïcité est pour lui le contraire de l’obscurantisme et tant l’État que l’Église ont à y gagner. Libéré de toute pression divine, l’État peut conduire – via la loi – les hommes vers l’émancipation sociale ; libérée « du fardeau de la responsabilité politique », l’Église peut éclairer les âmes en toute pureté. Indépendance des deux entités il y a grâce à l’émergence du principe de laïcité : la séparation, loin d’être douleur pour Filangieri, est nécessité salutaire. L’État sans Église devient enfin une entité idéologiquement souveraine ; l’Église sans prétention politique redevient pleinement (et seulement) une entité confessionnelle.

Il n’est guère étonnant que Filangieri – appelant au renversement des principes religieux les plus élémentaires – soit perçu par la hiérarchie catholique comme un auteur dangereux. C’est à une mission de désacralisation du politique et du droit que se livre le rebelle Filangieri : le temps des arcana juris et des arcana imperii n’a plus lieu d’être dans la société nouvelle. Le parallèle ne manque pas d’être opéré entre Machiavelli et Fiangieri, même si ce dernier réfute un tel héritage pour ne pas subir l’opprobre moral frappant le florentin : les deux hommes oublient la religion lorsqu’il s’agit de penser l’État, le pouvoir et la société. L’État est une institution gouvernée par les hommes, produisant un droit émanant des hommes et s’appliquant à ces derniers sans que la religion ne puisse prétendre imposer ses commandements. Autonomie du politique, du droit et de l’État il y a. Cela ne signifie pas que Filangieri est ennemi de l’idée même de religion ; il croît en l’existence d’une « religion douce », capable d’apaiser les membres d’une société à condition d’en revenir à ses origines non institutionnelles, à oublier la tentation du pouvoir politique.

L’État-législateur

Dès lors qu’État et religion se séparent, que celle-ci ne peut plus (ou moindrement) faire le droit par le truchement d’un État confessionnalisé, le droit mute : il est l’œuvre de l’État-démiurge dont le décisionnisme politique s’incarne dans la volonté d’un législateur omniscient. L’État-législateur peut modifier via sa norme, la loi, la structure juridique et sociale d’un entier pays ; c’est une telle prétention qui horrifiera Burke quelques années plus tard lorsque la révolution aura commencé son œuvre destructrice de l’ordre ancien. Avec la modernité, le droit devient une technique, une norme utile et pratique qui régule la vie des individus pour, en principe, les mener sur les chemins de l’émancipation et de la prospérité. La science juridique s’appréhende comme une science des réalités sociales, comme un ensemble de raisonnements techniques à même de produire des solutions pratiques au profit des individus.

Si religion civile il peut y avoir, c’est parce que cet État – aux antipodes du schéma médiéval – assume sa fonction unificatrice de commandement politique et de production normative. L’État-législateur devient – par son droit – la structure en charge d’émanciper l’humain ; le droit n’est plus un corps de règles immuables et enracinées dans la glaise du temps. La présence d’un État-puissance capable d’unifier, par ses lois démiurgiques, une nation est d’autant plus indispensable pour Filangieri lorsque son regard se tourne vers l’Italie, territoire éclaté en diverses entités prétendant à la souveraineté.

L’époque juridique de Filangieri est celle où « aucun droit ne peut aspirer à l’aeternitas ; aucun droit ne peut espérer être définitivement un Ordo juris, fixe et immuable ». C’est le triomphe du droit entendu comme la réalité sociale que Filangieri promeut. En un sens, le droit n’est que mutation perpétuelle, à savoir capacité permanente de s’adapter à une société et à des enjeux sans cesse en mouvement. La « décadence des codes » n’est que la conséquence éventuelle de la mobilité du corps social, de ses aspirations changeantes, de ses volitions nouvelles. La Science de la législation regarde « l’ordonnancement juridique comme organisme vivant et dynamique ». La métaphore corporelle – si présente dans la littérature de droit politique – jaillit telle une évidence ; on la retrouvera plus tard, à la fin du xixe siècle en Italie, lorsqu’il s’agira de penser, vis l’influence des juristes allemands, l’État (-personne)

Il n’existe plus une Vérité mais des vérités, filles de la volonté législative de l’État-puissance ; c’est cela même que les juristes catholiques s’empressent de condamner, voyant dans ce droit en perpétuel mouvement la décomposition même des valeurs synonymes de justice et stabilité sociale.

Lorsque l’œuvre de Filangieri se répand en France, elle rencontre un écho remarquablement favorable. Filangieri n’est-il pas dénommé « le Montesquieu italien » et La Science de la législation présentée comme « le digne parachèvement de L’Esprit des lois » ? L’amour de la France n’est pas de peu : la veuve et les enfants de Filangieri sont adoptés par la République. Puis, son œuvre sombre dans l’oubli. Certains auteurs contribuent fortement à ce qu’il connaisse le mépris doctrinal. Le plus connu et critique d’entre eux est Constant :

il [Filangieri] n’a ni la profondeur de Montesquieu, ni la perspicacité de Smith, ni l’originalité de Bentham. Il ne découvre rien par lui-même, il consulte ses devanciers, recueille leurs pensées […] Filangieri consume un temps inutile à démontrer ce dont personne ne doute ; il consacre des pages entières à exciter dans l’âme du lecteur des sentiments d’enthousiasme ou d’indignation que l’auteur de l’esprit des lois produit en deux lignes.

En attaquant ainsi Filangieri, Constant ne vise pas seulement la pensée d’un homme ; il critique la pensée du siècle, le légicentrisme tant honni. Comme l’écrit T. Santolini, « À travers Filangieri, c’est Rousseau et Mably qui sont visés ». Filangieri s’est en effet fait, de manière très classique, le colporteur idéologique de la pensée du Genevois et du Grenoblois. Insupportable relais pour Constant qui redoute tant l’intervention de l’État-législateur dans la sphère privée des citoyens. Le bonheur et la liberté ne découlent pas – pour Constant – dans la production normative de l’État-Léviathan. La loi – loin d’être remède – est poison pour le théoricien de La liberté des Anciens versus La liberté des Modernes ; aussi la critique visant Filangieri ne peut-elle être que radicale.

Pourquoi Constant s’est-il à ce point acharné sur le Napolitain ? Peut-être par ce que Filangieri « n’a rien d’un utopiste légiférant pour un Salente imaginaire » ; peut-être par ce qu’il prétend ériger une Science de la législation se voulant à ce point rationnelle et pragmatique qu’elle constitue un évident danger pour tout penseur libéral. Sa quête de raison et de scientificité s’appuie sur les sciences exactes dont les lois s’imposent par leur présumée objectivité. Dès lors qu’il entend – au-delà des assertions génériques – relier loi et science pour assoir l’efficacité de la norme parlementaire, il n’est guère surprenant que se déchaîne le courroux libéral constantien.

Loi et liberté cheminent de concert pour Filangieri. Contrairement à Constant, il n’exècre pas l’État mais tente de penser une possible conciliation entre interventionnisme étatique et protection des libertés individuelles. « [n]i rousseauiste, ni jacobine », sa pensée constitue une menace concrète : elle évite l’écueil de l’absolutisme législatif pour choyer les libertés individuelles non sacrifiées sur l’autel d’une totalisante volonté générale. Filangieri pourraît plaire à Constant en raison de sa faible appétence pour un régime politique déterminé ; n’est-ce pas là l’un des axes de la pensée libérale ? Peu importe la forme institutionnelle si les libertés sont protégées de manière idoine ; Filangieri n’est en rien dogmatique sur ce point. République et monarchie lui conviennent tout autant à condition que prévalent un équilibre institutionnel satisfaisant et une saine modération politique.

Le Censeur des lois

Une notion a fait beaucoup pour la renommée de Filangieri : le Censeur des lois. Quatrième pouvoir, celui-ci a vocation à mettre fin à la « décadence de la loi ». Il s’agit d’améliorer la législation, de corriger les défauts des lois, de conseiller le législateur. La création de cette institution apparaît logique au regard des prémisses de la pensée juridique de Filangieri. Puisque le droit moderne est un droit en mouvement, un droit malléable qu’il faut adapter aux réalités mouvantes de la société, un organe spécifique en charge de réfléchir les évolutions nécessaires s’avère indispensable. Il convient de lutter en outre contre un fléau qui ne peut que survenir dès lors que la figure titulaire est celle de l’État-législateur : l’inflation législative. Il faut « remédier à la multiplicité des lois » et à leur imperfection : « une loi commence-t-elle à contrarier les mœurs, le génie, le culte et l’état d’opulence d’une nation, le censeur, chargé du soin de raffermir et conserver ses rapports, fera voir sur le champ la nécessité de la réforme ».

Le Censeur des lois ne saurait avoir d’autres compétences que consultatives. L’assertion est logique pour un auteur qui voit dans le législateur l’autorité suprême et dans la loi la norme suprême. Si une telle institution était investie d’attributions allant au-delà du conseil, il serait porté atteinte à l’indépendance du pouvoir législatif, chose impensable dans le système politico-institutionnel de Filangieri. En un mot, le Censeur des lois ne saurait être un juge de la constitutionnalité des lois. Ni juge de la loi ni entité administrative, le Censeur des lois est un quatrième pouvoir composé de citoyens. La référence aux thesmothètes d’athénienne mémoire est évidente. Les archontes de la modernité législative sont censés être choisis parmi les citoyens les plus vertueux et sensibles à l’intérêt général. On entrevoit là cette naïveté propre aux hommes du temps de Filangieri, persuadés que l’homme nouveau issu des Lumières pourrait activement participer au pouvoir, au point de devenir un acteur actif – via le conseil – de la législation. Avec fort optimisme, certains auteurs contemporains voient en Filangieri le père de la notion d’évaluation législative, ce que A. Flückiger nuance fortement.

L’appellation Censeur des lois peut sembler impropre une fois connue la mission censée échoir à cet organe. Car il ne s’agit aucunement de censurer la loi, d’apporter une pierre nouvelle au constitutionnalisme si l’on entend par ce dernier terme supériorité normative de la constitution. Le Censeur des lois n’est pas un juge constitutionnel en charge d’apprécier la régularité de la loi au regard de la constitution norme suprême. Reste que Filangieri avance aussi l’idée d’une constitution formelle dont la procédure de révision serait spécifique, à savoir différente de la procédure utilisée pour les lois ordinaires. Avec cette dernière idée – et la césure entre loi ordinaire et loi constitutionnelle – Filangieri semble mettre en place les éléments pouvant conduire à la création d’un juge constitutionnel. Si l’on souhaite éviter que la loi ordinaire vienne violer la constitution, il faut bien, en toute logique, instituer un arbitre-censeur, un organe sanctionnateur. Mais Filangieri ne va pas jusqu’au bout de sa démarche puisque son Censeur ne censure pas. Sa vénération de la loi est par trop importante pour qu’il ose proposer qu’un organe extra-parlementaire abatte la loi, expression de la volonté générale. Plus modestement, peut-être Filangieri est-il en quête du mythique régime mixte ? Telle est la thèse de X. Magnon : l’institution du Censeur des lois s’inscrit dans le cadre « d’une espèce de gouvernement mixte » (si l’on entend par cela la mixité inhérente au système britannique).

Quand bien même il n’est pas juge constitutionnel, le Censeur des lois ne se contente pas d’être simple organe de conseil. L’entité imaginée par Filangieri a le pouvoir « de suppléer au silence de la loi en l’appliquant à tous les cas que le législateur n’aurait pas pu prévoir et énoncer, sans en multiplier inutilement le nombre ». Le propos n’est pas de peu : un organe devant suppléer au silence du législateur s’appelle soit le juge ordinaire – en charge de trancher les litiges qui lui sont soumis dans le cadre d’une saine casuistique – soit un organe dont on peine à déceler les attributions de manière précise. S’il n’est ni organe de simple conseil, ni juge constitutionnel, ni juge ordinaire, qu’est-ce donc que ce Censeur des lois ? Un législateur bis, non élu, en charge de boucher les trous législatifs que l’inconséquence des représentants du peuple a générés ? Difficile à dire. Il règne une certaine confusion dans la pensée de Filangieri. Comme le souligne X. Magnon, « la mise en œuvre pratique de l’idée de Filangieri semble pour le moins illusoire et rien n’est d’ailleurs explicité en ce sens ». S’il a des « intuitions », Filangieri ne réussit pas à construire un nouveau modèle constitutionnel : « Aucune théorie de la justice constitutionnelle n’est entreprise ni même esquissée ». Peut-on lui reprocher ? Nous sommes en 1780 et il faudra attendre 1803 pour que Chief Justice Marshall invente le contrôle de la constitutionnalité des lois.

 

III. Compagnoni

 

Compagnoni est injustement oublié ; tel est le premier constat opéré par J. Giudicelli. Une centaine de pages et deux interventions seulement lui sont d’ailleurs consacrées dans le cadre de ce colloque. Compagnoni semble moins intéresser que Rossi et Filangieri. On retient principalement de lui qu’il est l’homme du Tricolore italien. Compagnoni mérite mieux. Comment oublier qu’il occupait, jadis, la première chaire de droit constitutionnel en Europe et est l’auteur d’un remarqué ouvrage, ses Elementi di diritto costituzionale democratico (1797) ? Théoricien, Compagnoni développe une pensée en harmonie avec celle de Rousseau ; homme d’action, Compagnoni s’engage dans la lutte révolutionnaire.

Compagnoni fils de Rousseau

Les Elementi ont souvent été présentés comme une pâle reproduction des principales idées de Rousseau. Pour J. Giudicelli, « c’est un mauvais procès qu’on intente au constitutionnaliste ». Que Compagnoni soit inspiré par Rousseau, à l’instar de tant d’hommes de sa génération, nul ne le conteste. De Rousseau, il reprend la notion de loi et celle de perfectibilité qu’il combine avec la notion de conservation (entendue comme « droit de sécurité » et « droit au secours »). Il faut attendre la fin de son ouvrage, estime J. Guidicelli, pour que Compagnoni se démarque véritablement de Rousseau : la division des pouvoirs, la démocratie et le régime représentatif sont alors l’objet de son étude.

Reste qu’il semble impossible de ne pas mentionner Rousseau lorsque l’on parle de Compagnoni. Celui-ci regarde la volonté générale et la dimension inaliénable de la souveraineté comme des éléments centraux de sa doctrine. Il existe une spécificité que l’on ne peut enlever à Compagnoni et qui le distingue de Rousseau : sa propension à juridiciser une pensée emplie de seule philosophie chez le Genevois. Tel est notamment le cas lorsque Compagnoni « approfondit une nouvelle forme mixte, la démocratie représentative, tout en conservant le dogme de l’inaliénabilité de la souveraineté populaire ». L’originalité de Compagnoni résiderait dans la distinction qu’il opère entre « énonciation et confection de la loi » : les élus du peuple ne font qu’énoncer la loi mais ne sauraient prétendre en être les auteurs. Seul le peuple – puisqu’il est le souverain – est l’auteur de la loi : cette dernière, norme d’exécution, ne serait pas l’œuvre des représentants de la nation. Compagnoni : « Faire une loi n’est certainement pas créer la volonté générale mais simplement l’énoncer ».

La distinction – pour subtile qu’elle soit – ne manque pas d’interroger tant la fiction énoncée ne trompe personne : le souverain peuple ne possède pas d’autre volonté que celle d’élire ses représentants qui demeurent – tel est le postulat du mandat représentatif – indépendants et libres en leur agir normatif. Énoncer une césure création–énonciation comme support de la distinction peuple–représentants ne change guère la donne : le peuple est muet en sa capacité d’œuvrer par le droit au-delà du simple processus électoral. Rousseau lui-même fait montre de réalisme, avouant dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne que le régime représentatif s’impose dans les États fort peuplés. C’est bien cela la démocratie : le peuple accepte, en toute souveraineté, de se déposséder de sa puissance au profit d’une minorité d’élus. Certes, Rousseau espère éviter la dégénérescence du système en se raccrochant aux branches du mandat impératif qui, concrètement, n’a jamais été mis en pratique.

J. Ruffier-Méray insiste, lui aussi, sur le fait que la pensée de Compagnoni ne doit pas être lue systématiquement à l’aune de celle de Rousseau :

Compagnoni développe des théories qui concernent à la fois le droit public, l’éducation, la morale, la citoyenneté, la laïcité ou encore l’égalité homme–femme. Il met en évidence les problématiques inhérentes à tout changement profond d’une société : le choix des valeurs présidant au fondement d’un État démocratique représentatif, l’arbitrage entre centralisation et fédéralisme, la place accordée à la religion, l’organisation de l’instruction publique, la question du mariage civil et du divorce, etc. Il contribue ainsi à la réalisation d’un grand nombre d’idées et de réformes qui deviendront les piliers de l’action politique en Italie.

Ainsi présentée, Compagnoni semble se dégager de l’encombrant voile tutélaire rousseauiste.

Compagnoni révolutionnaire

Compagnoni est un homme d’action, fasciné par la Révolution française dont il entend importer les idées en Italie. 1789 n’est pas seulement une date marquant une ère nouvelle pour la France ; l’universalisme promu par les révolutionnaires a vocation à se répandre en tout pays, a fortiori au-delà des alpes. Or, la France révolutionnaire exporte – en dépit de l’hostilité du Directoire – son modèle institutionnel via (grâce ? à cause de ?) Napoléon. La vie politique de Compagnoni est inséparable des « Républiques sœurs » qui fleurissent en terres étrangères (Républiques batave, cisalpine, ligurienne, helvétique, romaine, parthénopéenne).

C’est dans ce contexte que le théoricien Compagnoni devient homme d’État, lorsque les travaux en vue de créer la République cispadane débutent. Le Gouvernement provisoire de Ferrara fait appel à lui à la fin de l’année 1796 pour occuper un poste de secrétaire au sein de l’administration centrale. Compagnoni assume des fonctions d’organisation fondamentales au sein de l’administration au moment même où il est question de passer de la Confédération à la République cispadane ; l’objectif est même bien plus ambitieux puisqu’il est, à terme, de donner naissance à une République italienne via la fusion avec d’autres entités républicaines. Compagnoni œuvre à la réunion des quatre provinces confédérées pour que surgisse une république nouvelle, éprise de pensées révolutionnaires et solidaire avec la France.

Le 2 janvier 1797, Compagnoni s’adresse, de la tribune du Congrès cispadan, à ses amis révolutionnaires ; il réalise « un discours qui est une véritable leçon de droit constitutionnel ». Il se montre favorable à l’institution d’un gouvernement transitoire, proposition adoptée par ses pairs (Bonaparte y est hostile, voulant la rédaction immédiate d’une constitution). Cinq jours plus tard, Compagnoni propose l’adoption du Tricolore (vert, blanc, rouge), symbole désormais d’une Italie capable de penser son unité. C’est encore lui qui propose l’abolition des privilèges afin que la République ne connaisse plus « ni fiefs, ni noblesse, ni titres ».

La République cispadane se veut naturellement indépendante. Or, elle se trouve dans une situation complexe : son indépendance proclamée avec fierté rencontre les prétentions hégémoniques de la France. Pour être amical en vertu de la solidarité révolutionnaire, l’interventionnisme français, notamment par la bouche de Bonaparte, s’avère fort pressant. Quand la question de l’indépendance de la jeune République vient en débat au Congrès (et que certains membres n’osent s’affranchir de la tutelle de Paris), le discours de Compagnoni est dépourvu d’ambivalence :

si le Congrès avait l’autorité de former une République une et indivisible, il avait aussi celle de faire exécuter les décrets qui l’établissent ; que la souveraineté du peuple déjà proclamée affranchit les gouvernements provisoires de la dépendance de la France.

Et s’il fallait une ultime référence pour convaincre ses pairs, Compagnoni ajoute, non sans stratégie : « Bonaparte est convenu de tous ces principes en félicitant la République sur son indépendance ».

Il est un point sur lequel Compagnoni ne réussit pas à emporter l’adhésion des membres du Congrès, un point qui lui tient si à cœur : la séparation de l’Église et de l’État. Compagnoni plaide avec fougue en faveur d’une telle séparation, arguant que doit prévaloir la liberté des cultes. L’État ne doit pas se mêler de religion et la religion ne doit pas se mêler de l’État ; telle est la position limpide de Compagnoni souhaitant ardemment une constitution silencieuse en la matière. Il possède le sens des réalités : une religion d’État ne peut être qu’une religion dominante, récusant la légitimité des autres croyances. Cela est a fortiori vrai quand pèse le poids de l’histoire ; si Rome n’est pas encore la capitale de l’Italie, Rome est le siège du Vatican. La défense de la séparation de l’État et de la religion conduit Compagnoni à demander, en vain, la nationalisation des biens du clergé. Il n’est pas entendu tant – pour la majorité de ses pairs – le terreau catholique est celui sur lequel doit s’ériger la nouvelle République.

Anticlérical, Compagnoni dérange : pour être composé de révolutionnaires, le Congrès est composé majoritairement de catholiques. Le 27 mars 1797, la Constitution de la République cispadane est adoptée, en dépit des critiques virulentes de Compagnoni. Le texte ne lui convient pas en raison de nombreux défauts structurels : « il serait honteux pour le Congrès après tant de constitutions, après tant d’ouvrages sur cette matière, de présenter à l’acceptation du peuple un monstre en politique ». Qu’importe les imperfections textuelles ! La République cispadane ne va guère jouir de longévité ; elle fusionne avec la République cisalpine. Compagnoni s’éteint en décembre 1833.

 

 

Dans ses « Propos introductifs », M. Morabito met en exergue quelques points saillants communs aux trois auteurs : une « vision jacobine de l’unité nationale », un constitutionnalisme « irénique » et « pédagogique », « la formation du citoyen », la défense du parlementarisme. D’un point de vue idéologique, Filangieri et Compagnoni se séparent de Rossi. Ce dernier est un institutionnaliste (un homme au service des institutions monarchiques), un catholique épris d’ordre et de stabilité politique. Son droit constitutionnel n’est guère un droit en mouvement au sens de Filangieri et Compagnoni porteurs, eux, d’un message révolutionnaire émancipateur. Rossi est un homme éclairé de conservation, à la recherche du système politique parfait par l’observation du temps présent. Filangieri et Compagnoni sont eux aussi en quête d’un système politique parfait ; mais celui-ci est à venir et synonyme de révolutionnaire émancipation.

Si le libéral-conservateur-monarchiste-catholique Rossi se méfie de la pensée de Rousseau, ce dernier est regardé comme un père politique spirituel par Filangieri et Compagnoni. Ce qui semble particulièrement plaire chez l’atrabilaire genevois est sa propension à entrevoir la cité comme une construction mécanique. Rousseau est l’homme qui « a tracé une théorie générale de mécanique entre la puissance motrice et le poids qu’il faut mouvoir ». La puissance motrice n’est rien d’autre que la volonté générale capable de faire fonctionner la « machine politique ». C’est là un dangereux discours : la société ne serait rien d’autre qu’une construction mécanique artificielle. Il suffirait d’assembler ses éléments humains de manière rationnelle pour atteindre la société du bonheur. Cette – classique – thèse de la Cité-Machine repose sur un mimétisme malsain élevant les sciences exactes au rang de sciences parfaites. Tout comme la loi de la gravitation commande qu’un corps jeté à terre ne peut se relever, la société politique se construirait à partir d’équations synonymes de vérité.

Naïf et dangereux. C’est oublier que le corps d’une nation est animé par le thymos platonicien et l’estime de soi hegelienne (sans même parler du désir mimétique et du bouc émissaire chers à René Girard). Il ne suffit pas d’assembler des pièces d’hommes pour construire un corps social minimalement homogène et respectueux des principes du vouloir-vivre ensemble. Il y a un réductionnisme intellectuel stupéfiant chez les penseurs révolutionnaires, toujours en quête de pureté, de perfection, de vérité. Nous avons là une conception organique de la Cité qui ne peut que jurer avec le principe de liberté. Le schéma organiciste et mécanique vanté par ces hommes est antinomique avec la société qu’ils prétendent construire. La quête d’une « âme collective » est le plus court chemin pour que règne le despotisme et que soient sacrifiés les droits individuels sur l’autel du Grand Tout Organique.

Cette volonté de faire prévaloir le Tout sur l’Un conduit encore à croire en la possibilité d’une révolution universelle, sous l’égide bien comprise d’une France éclaireuse de l’histoire : « tous les peuples du monde, en se joignant à la grande nation, ne formeront plus qu’une seule nation ». Autre grand moment de niaise exaltation : une fois la fusion sociale réalisée en France – pureté idéologique et perfection institutionnelle s’accouplant – viendra le temps d’une fusion mondiale, de la Nation Humaine entendue comme un corps qui ne fait qu’un. Amour et prospérité – filles de l’historicisme et du déterminisme – régneront au sein d'une République universelle. Comment ne pas songer – en lisant ces lignes – à l’œuvre de Cloots, celui qui porte à son acmé une telle vision eschatologique du monde ? Cloots s’est fait le héraut d’une « constitution de l’univers » et de la « souveraineté du genre humain » ; son nom repose sur la pierre de la Conciergerie, à l’instar d’autres victimes de la Terreur.

S’il fallait achever cette recension en mentionnant l’un des trois auteurs étudiés dans ce remarquable ouvrage, nul doute qu’il s’agirait, en toute subjectivité laïque, de Compagnoni. Il est celui qui – tant par le verbe que par l’action – exige une séparation absolue de la chose politique et de la chose religieuse. Il comprend, bien avant d’autres, que l’on ne peut éluder ce point lorsque l’on prétend œuvrer pour la liberté.

 

Franck Laffaille
Professeur de droit public. Faculté de droit de Villetaneuse (idps), Université Sorbonne–Paris-Nord.

 

Pour citer cet article :

Franck Laffaille « L’aube du droit constitutionnel. A. Le Quino et T. Santolini (dir.), Trois précurseurs italiens du droit constitutionnel (2019) », Jus Politicum, n°25 [https://juspoliticum.com/articles/L-aube-du-droit-constitutionnel-A-Le-Quino-et-T-Santolini-dir-Trois-precurseurs-italiens-du-droit-constitutionnel-2019]