L. de Thy, L’écriture des lois constitutionnelles de 1875. La fondation de l’ordre constitutionnel de la IIIe République (2021)
Recension de L. de Thy, L’écriture des lois constitutionnelles de 1875. La fondation de l’ordre constitutionnel de la IIIe République, Paris, LGDJ, 2021, 360 p.
Review of L. de Thy, L’écriture des lois constitutionnelles de 1875. La fondation de l’ordre constitutionnel de la IIIe République, Paris, LGDJ, 2021, 360 p.
L
a réflexion sur l’histoire constitutionnelle est devenue depuis longtemps le parent pauvre des travaux universitaires chez les juristes français. À tel point qu’il est probablement risqué, en termes de carrière académique, pour un étudiant de s’engager en doctorat sur ce terrain. Sans doute peut-on constater qu’existent de brillantes exceptions ces dernières années, et qu’ont pu même réussir le concours d’agrégation en droit public certains candidats dont la thèse était essentiellement historique, mais elles ne peuvent masquer ce qui paraît être une tendance lourde, largement liée à la technicisation du droit constitutionnel et à la (sur)valorisation de ce que l’on peut appeler, pour faire court, le « contentieux constitutionnel » dans cette discipline qui pourtant le déborde très largement et ne saurait se réduire à lui. On peut en outre estimer que le manque de sensibilité historique des juristes contemporains contribue à expliquer dans une certaine mesure le déficit de culture constitutionnelle dans notre personnel politique, déficit de plus en plus flagrant et qui ne laisse pas d'être préoccupant.
Dans ces conditions, l’ouvrage de M. Ludovic de Thy, tiré de sa thèse de doctorat, et consacré à l’écriture des lois constitutionnelles de 1875, pourrait suivre la destinée courante des travaux historiques et ne pas retenir l’attention du juriste peu curieux, pressé, toujours dépassé par le flot des innombrables publications quotidiennes. Il mérite pourtant, selon nous, d’être signalé car loin d’être un simple livre d’histoire sur une période déjà lointaine et apparemment si éloignée des questions qui se posent aux juristes aujourd'hui, il revêt un intérêt certain pour stimuler la réflexion fondamentale sur la problématique constitutionnelle.
L’ouvrage se signale tout d’abord, très prosaïquement, par son volume modeste (360 pages, dont une cinquantaine consacrées à des documents annexes largement inédits), ce qui devient exceptionnel aujourd’hui, tant – malheureusement – les aspirants au doctorat et à la carrière universitaire semblent systématiquement convaincus qu’un volume d’au moins 600 à 800 pages, quand ce n’est pas davantage, est indispensable pour développer leurs idées et emporter l’adhésion du lecteur. Par son écriture serrée et sobre, M. de Thy montre en revanche qu’il est possible de présenter une thèse à la fois informée, riche d’arguments et lisible de bout en bout.
Mais c’est évidemment le fond qui importe le plus ici et, sous ce rapport, l’ouvrage dense et bien construit de M. de Thy est une heureuse découverte : il renouvelle la compréhension que nous pouvions avoir du processus d’élaboration et du contenu de la Constitution de 1875, renverse même la vulgate à son sujet, qui avait fini par être excessivement réductrice (le compromis entre républicains et monarchistes libéraux après l’échec du projet de restauration monarchique). Ce faisant, il esquisse quelques pistes fructueuses pour l’intelligence de la problématique complexe de la notion de constitution.
Pour ce faire, M. de Thy a privilégié les sources parlementaires (débats en séance plénière et en commission, ainsi que les documents), travail qui n’avait jamais été réalisé systématiquement. Sans doute, l’écriture serrée de l’ouvrage sollicite-t-elle parfois le lecteur peu au fait du contexte politique précis de l’Assemblée nationale de 1871, mais pour qui connaît un peu la période, la lecture est un plaisir et un véritable enrichissement.
De façon heureuse, la thèse est construite non selon la chronologie de la période 1871-1875 mais au service de la démonstration de fond : I. Les excès à ne pas reproduire (Les constitutions impossibles : monarchique traditionnelle, républicaine intégrale, césariste ; La fin du rationalisme et le choix de l’empirisme en matière constitutionnelle) ; II. Le consensus minimal en faveur d’un régime « nécessairement parlementaire ».
L’une des originalités du livre de M. de Thy est qu’il a choisi de comprendre l’écriture constitutionnelle (dans le cas spécifique de la Constitution de 1875) non pas littéralement, en s’attachant exclusivement ou principalement comme une rédaction d’énoncés à prétention normative dont il faudrait analyser les termes article par article, mais qu’il l’appréhende comme un processus, un processus essentiellement intellectuel et, si l’on peut dire, culturel, dont les lois de 1875 ne sont que l’aboutissement et la cristallisation d’ailleurs partielle. En ce sens, il aurait été peut-être plus juste de choisir pour titre « le processus d’écriture des lois constitutionnelles de 1875 ». Quoi qu’il en soit, cette orientation choisie par l’auteur est particulièrement judicieuse dans le cas de cette Constitution formelle si originale, qui se signalait comme chacun sait par sa brièveté et son caractère fragmentaire, et connut pourtant, justement, une longévité exceptionnelle dans l’histoire française moderne.
On résistera ici à la tentation d’entrer dans toutes les discussions de détail, souvent passionnantes, qu’appelle un ouvrage si bien documenté. Plusieurs assertions de l’auteur pourraient sans doute être critiquées (ainsi, parmi bien d’autres, par ex. p. 206 et suiv. sur la question de la souveraineté du Parlement, ou encore p. 278 sur l’interprétation du duc de Broglie au sujet du rôle politique du président). On se bornera à relever ce qu’il y a de plus saillant dans ce livre.
M. de Thy défend plusieurs thèses complémentaires. On évoquera les plus importantes. La première selon laquelle loin d’être seulement une œuvre de circonstance, un texte de compromis in extremis, et en quelque sorte par défaut, entre les principales forces politiques de l’Assemblée de 1871, les lois de 1875 reflètent une convergence fondamentale de ces forces, selon un mouvement (à peu près déjà existant mais qui s’est décanté progressivement entre 1871 et 1875) vers un régime (disons : un système de gouvernement) de type parlementaire. Que celui-ci ait été fortement indéterminé, que de multiples nuances aient pu exister n’enlève rien à cette convergence. M. de Thy étaye cette idée par la publication (inédite) de nombreuses propositions de loi constitutionnelle émanant de divers parlementaires durant toute cette période, dont certaines apparaissent bien comme des brouillons d’articles des futures lois constitutionnelles – avec des formulations qui, parfois, seront même reprises telles quelles en 1875.
À ce sujet, il relève à juste titre, « l’absence de logique de la procédure [d’adoption des différents articles] au regard de l’ensemble de l’organisation constitutionnelle » (p. 276), qui conduisit les constituants de 1875 à examiner et adopter différents points parfois sans souci de cohérence globale (ainsi, par exemple, du droit de dissolution de la Chambre par le président de la République mais sous la restriction de l’accord du Sénat).
L’une des grandes qualités du travail de M. de Thy est de fournir, toujours au service de sa démonstration (et non gratuitement), une masse importante de citations pertinentes et éclairantes des acteurs dans les débats parlementaires (parfois aussi dans des publications, dont certaines ne sont jamais citées par les historiens ou par la doctrine et que l’auteur de ces lignes avoue avoir découvertes à cette occasion). De cette manière, il fait apparaître par touches successives le fonds de conceptions constitutionnelles générales du personnel politique de cette époque, par-delà souvent les clivages partisans. Il livre ainsi au lecteur une image de la pensée ou de la culture constitutionnelle des hommes (les femmes, on le sait, en sont absentes) de ce temps, qui ont réfléchi (de manière plus ou moins poussée) sur les soubresauts des expériences constitutionnelles françaises depuis 1789 et ont pris du recul par rapports à ceux-ci. Sans celer les nuances, les hésitations, les contradictions, les erreurs ou les confusions parfois, de ces conceptions, M. de Thy est parvenu à très bien restituer ce tableau qui constitue au fond le préalable intellectuel ou mental à toute œuvre de construction juridique. Pour établir un plan de gouvernement, éventuellement rédiger un texte constitutionnel à vocation normative, chaque acteur doit disposer de schémas mentaux au moins approximatifs, ce que l’on pourrait appeler sa constitution idéelle ou mentale. Il se trouve que ces schémas convergeaient, dans une large mesure, parmi une majorité de députés à l’Assemblée nationale de 1871-1875.
Une autre thèse centrale du livre de M. de Thy est de soutenir que les lois de 1875 fondent surtout un « ordre constitutionnel » (comme l’exprime le sous-titre de la thèse, et l’emploi du terme mérite d'être souligné), ou plus exactement le « cadre » (partiel) d’un ordre constitutionnel plutôt qu’une constitution classique, entendue implicitement dans l’acception d’un schéma normatif parfait et complet. L’idée d’institution était centrale dans cette perspective, comme le montre l’auteur, appuyé par de larges citations très significatives. L’ordre constitutionnel repose à la fois sur les lois écrites et sur les institutions – il faut même dire dans cet ordre : sur les institutions et l’écrit –, spécialement cette institution centrale qu’était le Parlement dans ce contexte de 1871-75. Le titre II de la première partie démontre très bien comment les membres de l’Assemblée nationale ont tourné le dos à ce que M. de Thy appelle le « constitutionnalisme providentiel », disons la conception thaumaturgique des constructions constitutionnelles, qui prévalait depuis 1789 en France, au profit d’un travail non doctrinaire, pragmatique, dans lequel l’écriture elle-même compte moins que le fond des options générales et souples qu'expriment les institutions elles-mêmes.
Cette qualification d’ordre constitutionnel, qui se ramène à un agencement souplement articulé d’institutions, tranche avec le vocabulaire et la pensée (implicite) dominants dans la doctrine aujourd’hui, et permet à l’auteur de conclure en affirmant (sans s’y étendre) que les querelles d’interprétation des lois de 1875 apparues rapidement ont pu se dérouler au sein de ce cadre ouvert qui les permettait toutes. Cette position, opposée à la thèse très couramment répandue, notamment dans la doctrine ancienne (à l’exception de Carré de Malberg, mais dans une argumentation propre à lui) et contemporaine, d’une dénaturation (moniste radicale) de la soi-disant « vérité » (dualiste) du texte par les républicains à partir de la crise de 16 mai 1877, doit selon moi être approuvée. Malgré certaines apparences, monarchistes et républicains libéraux eux-mêmes, ne savaient pas exactement, par-delà leur commune dilection pour le parlementarisme, comment se concrétiserait pratiquement le cadre institutionnel qu’ils avaient établi. La plasticité du principe parlementaire était déjà forte dans les monarchies européennes tout au long du xixe siècle. Elle devait demeurer dans sa transposition à la forme républicaine. Par quoi l’on comprend également que l’alternative doctrinale entre parlementarisme dualiste et moniste, telle qu’elle est habituellement présentée aujourd’hui, est réductrice et masque quantité de problèmes juridiques conceptuels et pratiques. Que ce soit sur les implications précises du principe de responsabilité ministérielle, ou encore sur le rôle et les attributions du président de la République et leur articulation avec le rôle possible des ministres et des chambres, M. de Thy propose à cet égard une belle analyse argumentée qui devrait obliger bien des manuels à revoir leur façon de présenter la IIIe République.
On peut regretter la modestie de la conclusion générale de la thèse. L’auteur aurait pu se risquer à formuler un enseignement plus large concernant le concept de constitution. Car le lecteur trop pressé pourrait être tenté de conclure (se renforçant ainsi dans les certitudes habituelles) que ce sont le laconisme des lois constitutionnelles de 1875 ainsi que leur caractère de compromis qui expliquent les problèmes d’interprétation sur la forme du système de gouvernement. Or, justement, si ce fut effectivement le cas sous la IIIe République, il n’en va pas autrement pour des constitutions formelles plus disertes et plus élaborées. Autrement dit, toute prétention de l’écriture constitutionnelle à la complétude est presque inévitablement vouée à être démentie, tout particulièrement pour la détermination un peu précise du système de gouvernement.
Quoi qu’il en soit, une thèse qui enrichit nos connaissances sur un objet important, qui contribue à renverser des idées reçues et qui trace de véritables perspectives conceptuelles, c’est ce que l’on doit appeler une thèse réussie. Tel est bien le cas, à mes yeux, de celle de M. de Thy.
Armel Le Divellec
Armel Le Divellec est professeur à l’Université de Paris-Panthéon-Assas (C.E.C.P.).
Pour citer cet article :
Armel Le Divellec « L. de Thy, L’écriture des lois constitutionnelles de 1875. La fondation de l’ordre constitutionnel de la IIIe République (2021) », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/L-de-Thy-L-ecriture-des-lois-constitutionnelles-de-1875-La-fondation-de-l-ordre-constitutionnel-de-la-IIIe-Republique-2021]