L’article  prend appui sur l’analyse de l’émergence et de la mise en œuvre de différentes politiques entendant soutenir le développement de l’exemplarité des responsables publics (lois sur le financement de la vie politique, systèmes d’incompatibilités, transparence du patrimoine, des revenus et activités notamment). Il s’attache à mettre en évidence des dynamiques communes de scandalisation, des formes de mobilisations et des conjonctures propices à l’émergence de ces enjeux sur l’agenda des pouvoirs publics. Il montre ensuite comment ces règles sont co-produites par des responsables politiques (juges et parties, pouvant avoir intérêt à l’édiction de règles floues et peu menaçantes) et par des membres des juridictions constamment sollicités pour leur donner du sens et les clarifier, ce travail devenant aussi l’affaire d’autorités administratives indépendantes (CNCCFP et HATVP notamment) et d’organisation supranationales (tel le GRECO par exemple) complexifiant ce jeu. En se focalisant sur les usages et les effets de ces règlementations, la dernière partie permet de faire ressortir le morcèlement et la spécialisation de ces politiques d’exemplarité (qui concourt à leur fragilisation), le risque de leur instrumentalisation politique et de leur caractère symbolique et l’adaptation des responsables publics dont les plus habiles apprennent vite à se conformer, au moins formellement (en produisant des comptes de campagne en apparence conformes à la législation, en paraissant transparent du point de vue de leurs revenus, patrimoines et activités) à ces nouveaux régimes d’intégrité, évitant ainsi de s’exposer à toute menace légale.

Drafting public policies for exemplarity

The article is based on the analysis of the emergence and implementation of various policies intended to support the development of exemplary public officials (laws on the financing of political life, systems of incompatibility, transparency of assets, income and activities in particular). It endeavours to highlight the common dynamics of scandalisation, forms of mobilisation and circumstances conducive to the emergence of these issues on the agenda of public authorities. It then shows how these rules are co-produced by politicians (judges and participants, who may have an interest in the enactment of vague and unthreatening rules) and by members of the courts who are constantly called upon to give them meaning and clarify them, with this work also becoming the task of independent administrative authorities (CNCCFP and HATVP in particular) and supranational organisations (such as GRECO, for example), which makes this game more complex. By focusing on the uses and effects of these regulations, the last part highlights the fragmentation and specialisation of these exemplary policies (which contributes to their fragility), the risk of their political instrumentalisation and their symbolic nature, and the adaptation of public officials, the most skilful of whom quickly learn to comply, at least formally (by producing campaign accounts that appear to comply with the legislation, by appearing transparent in terms of their income, assets and activities) with these new integrity regimes, thus avoiding any legal threat.

D

ans les grandes démocraties, il est généralement attendu des responsables publics qu’ils se montrent respectueux de règles légales ainsi que de normes sociales (pour ne pas dire morales) ajustées à l’exercice de leurs fonctions officielles. Le rapport de 2015 de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) qui a remis récemment en avant cet enjeu de l’exemplarité des responsables publics décline ainsi cette exigence dans plusieurs directions. Il souligne l’impératif pour ces élites de se conformer à diverses obligations légales. Il inventorie à cet effet des actions de vérification et de contrôle. Il liste une série de sanctions. Il appuie l’idée d’une transparence étendue. Il évoque aussi des actions préventives d’assistance et de conseil visant à guider des conduites, à promouvoir des manières d’être et de faire, à inculquer une nouvelle culture de la probité publique.

Les politiques d’exemplarité des responsables publics qui encadrent ces pratiques – et les risques qui en sont indissociables – sont très anciennes et aussi vieilles que l’invention de méthodes de rationalisation du gouvernement qui ont accompagné l’émergence et le développement d’États poussés à affirmer leur indépendance vis-à-vis d’autres intérêts, notamment privés, et soutenus par la construction d’espaces juridiques autonomisés. Elles sont aujourd’hui évidemment beaucoup plus diversifiées et font écho au développement d’institutions, de règles de droit, voire de prescriptions comportementales rassemblées dans des codes de conduites souvent qualifiés de déontologiques.

Si les titulaires des charges publiques sont rarement laissés seuls à même de juger de ce que doivent être ou ne pas être ces conduites appropriées à l’exercice de leurs responsabilités, leur rôle dans la définition et l’adoption de règles légales les encadrant peut néanmoins s’avérer décisif. Le plus souvent toutefois, les initiatives de réformes relatives à l’exemplarité des responsables publics ne se développent pas ex nihilo. Elles font écho à l’émergence de processus de scandalisation impliquant des responsables et/ou des institutions politiques. Ce faisant, elles peuvent donc répondre à des mises en cause publiques ou à des situations de crise. Plus généralement, la transformation continuelle de l’environnement socio-économique fait également émerger de nouvelles tensions, de nouvelles menaces, voire de nouvelles attentes en matière d'intégrité. Enfin, indépendamment de toute conjoncture critique et de ces bouleversements socio-économiques, via leurs programmes de « promotion de la démocratie » et de « bonne gouvernance », des organisations internationales sont également en mesure de formuler des recommandations et de soutenir des processus d’évaluation pour promouvoir des réformes dans ce domaine.

Les cadres des régimes d’intégrité sont ainsi sujets à de perpétuelles transformations. Et cette contribution s’emploiera à exposer, à partir du cas français, quelques réflexions relativement à trois grands axes structurant qui permettent de mieux en comprendre les évolutions. Elle commencera par rappeler combien l’exemplarité des responsables publics constitue d’abord un enjeu politique, avant même de s’incarner dans des dispositifs juridiques et des institutions. Elle soulignera ensuite à quel point les règles et institutions appelées à voir le jour sur le terrain de l’exemplarité publique ne peuvent être réduites à l’engagement de responsables publics qui seraient juges et parties : les règles et institutions créées sont coproduites et résultent de transactions collusives complexes dont nul ne maîtrise a priori l’issue. Enfin, si ces conditions de production fragilisent les politiques d’exemplarité publique qui en découlent, ces dernières n’en transforment pas moins les conditions même du jeu politique. Ce qui est une invitation à prendre ces règles, ainsi que leurs usages et leurs effets très au sérieux pour analyser et comprendre toute une série de transformations contemporaines du champ politique.

 

I. L’exemplarité des responsables publics comme enjeu politique

 

1.1. La plupart des responsables publics sont d’abord impliqués dans des croisades politiques. Pour illustrer cette assertion, il suffit de se reporter au contenu de propositions de lois défendues par des parlementaires. Sous la Troisième République, une cinquantaine d’initiatives réformatrices ont été déposées par des députés pour édifier une clôture symbolique entre responsabilités politiques et exercice d’activités professionnelles privées. Un peu moins des deux-tiers comportent moins de cinq articles. À titre d’illustration, la proposition de loi 586 (2 avril 1894), présentée par les députés Pierre Roche et Ernest Richard comporte un exposé des motifs d’une vingtaine de lignes, plus long… et intéressant que le texte même de la proposition dont l’article unique dispose qu’il « y a incompatibilité entre les mandats législatifs et les fonctions de directeur ou administrateur d’une compagnie ayant une concession de l’État, des départements ou des communes ».

Avant donc de s’engager dans l’analyse du contenu technique voire juridique de ces lois relatives à l’exemplarité des responsables publics, et pour ne pas perdre cette dimension politique, il serait plus opportun de conserver en mémoire la partition entre règles normatives (qui expliquent comment jouer) et règles pragmatiques (comment gagner), élaborée par Bailey. Les règles pragmatiques peuvent selon Bailey « fonctionner dans les limites définies par les règles du jeu, tout comme elles peuvent ne pas en tenir compte » étant entendu qu’elles « concernent aussi bien les règles de ‟l’esprit sportif” (comment gagner sans tricher) que les règles qui indiquent comment gagner en trichant tout en n’étant pas disqualifié (ce qu’il est possible de faire, par exemple, lorsqu’on se trouve en dehors du champ de vision de l’arbitre sur un ring de boxe) ». Prendre acte de cette façon de penser le fonctionnement du jeu politique aiderait à moins perdre de vue ces limites politiques revêtues par toute politique de probité ou d’exemplarité publique qui tiennent tout simplement au fait que faire de la politique n’engage pas toujours à faire du droit ou à respecter les règles de droit.

1.2. L’enjeu de l’exemplarité publique est un enjeu politique qui appelle la fabrication de politiques publiques inscrites dans des luttes, des combats, des rivalités politiques. Et ici tout d’abord, il faudrait prendre le temps de restituer la genèse de ces politiques, en soulignant les échecs de certaines initiatives, en mettant en évidence les tentatives de réformes avortées. Cela permet de voir émerger des problèmes jugés prioritaires, d’en repérer d’autres mis à l’écart. Des pratiques ou des comportements sont-ils condamnés ? Lesquels ? Des sanctions sont-elles prévues ? Quelle est leur portée, leur « nocivité » et pour qui ? Pour rappel, en matière de financement de la vie politique, les textes promulgués en France en 1988 ont succédés à une trentaine d’initiatives de réformes toutes avortées. S’engager dans l’exégèse de ces matériaux se révèle très instructif et permet de réaliser le caractère symbolique de ces propositions de lois (souvent dépourvues de sanctions contre des comportements pourtant identifiés comme problématiques et en tout cas évitant le prononcé de peines d’inéligibilités). Lorsque les élites politiques se retrouvèrent contraintes de légiférer sur le sujet, elles le firent à leur corps défendant. Comme le fit observer lors des débats de 1988 Charles Pasqua, alors ministre de l’intérieur, à un parlementaire qui reprochait au texte débattu son manque d’ampleur : « Contentons-nous d’avancer lentement. Nous verrons plus tard ». Sous l’apparence de débats techniques, juridiques, il est aisé de voir affleurer les enjeux et combats politiques. L’une des multiples passes d’armes parlementaires nouées en 1988 à l’occasion du vote de dispositions relatives à la transparence patrimoniale des élus suffit à l’illustrer. Lorsque des parlementaires du Front national proposèrent d’amender l’article 1er du projet de loi organique de 1988 en réservant au seul candidat élu à l’élection présidentielle l’obligation d’établir et de rendre publique une déclaration de patrimoine, cela n'était-il qu’un considérant d’ordre technique et juridique ? À l’époque, les médias glosèrent sur la fortune de Jean-Marie Le Pen et sa captation douteuse de l’héritage d’un riche cimentier. Des parlementaires communistes l’exprimèrent même très directement :

L’amendement no 86 (soutenu par le FN), que certains journalistes ont appelé l’amendement ‘ciment’, tendrait à exonérer, si on l’adoptait, les candidats à la fonction de président de la République de la déclaration sur leur patrimoine. […] Nous pensons, au groupe communiste que, s’agissant des candidats à la présidence de la République, il est bon que les citoyens sachent à qui ils ont affaire. Il est souhaitable, certes, de connaître la variation des patrimoines. Encore faut-il que l’on sache exactement qui sont ceux qui postulent à la magistrature suprême. Lorsque l’article 1 demande que les candidats à la présidence de la République fournissent un état du patrimoine et que cet état soit publié au Journal officiel nous disons « D’accord » ! Mais cela doit s’appliquer à tous les candidats et non au seul qui est élu.

L’enjeu est on le voit éminemment politique. Puisqu’il s’agit éventuellement de discréditer certains candidats auprès des électeurs en rendant publique leur fortune. C’est en tout cas le pari soutenu par les élus communistes en contrant l’amendement frontiste.

1.3. Pour clore ce premier développement, il faudrait aussi sans doute être plus attentif aux conjonctures politiques dans lesquelles resurgissent ces enjeux d’exemplarité et de probité publique. Certaines conjonctures y sont-elles plus propices ? De nombreux travaux ont mis en évidence le lien de ces attentes et de ces politiques de probité publique avec le développement de processus de scandalisation. Et le rôle d’étouffoir de ces réponses, ou le caractère souvent symbolique des politiques publiques adoptées dans le prolongement de ces mobilisations. En France toutefois, les premières grandes lois de 1988 qui ont engagées l’hexagone sur le sentier d’une révision durable de ses politiques de probité publique ont vu le jour dans une conjoncture politique un peu particulière : où la gauche et la droite se retrouvaient dans une situation de cohabitation, à un tournant où la différenciation de ces camps politiques devenait peut-être plus difficile ou délicate à opérer, et où une façon de tenter de se distinguer politiquement pouvait se faire sur le terrain de la morale ou de la probité publique. Si l’on observe la conjoncture immédiate dans laquelle ces premières lois ont pu voir le jour, il est aisé de voir à quel point tant la majorité que l’opposition étaient divisées et cherchaient à se distinguer politiquement sans nécessairement se concerter, se coaliser, comme s’il y avait urgence, comme si en dépendait une question de survie politique. Le sujet est d’abord promu par des parlementaires centristes qui déposent des propositions de lois entre mars et juin 1987, Raymond Barre suggérant alors l’idée d’un référendum sur le sujet. La publication du rapport Barba met au même moment en cause le camp socialiste accusé d’avoir touché des rétro-commissions dans le cadre de ventes d’armes à l’étranger. Le gouvernement reprend en main l’enjeu en novembre, Alain Juppé, porte-parole de ce dernier appelant à légiférer… alors que les centristes continuent de déposer de nouvelles propositions de lois. Sur ces entrefaites, le président François Mitterrand choisit d’entrer en scène en lançant sur les ondes radio un appel à moraliser la vie politique française. Sans plus attendre, le gouvernement installe dans la foulée une première table ronde à laquelle sont associés des représentants des grands partis, suivie d’une seconde en décembre. Le PCF en profite pour déposer à son tour des propositions de lois lui permettant de marquer de son empreinte cet enjeu. La séquence se clôt en janvier 1988 par le dépôt de deux projets de loi du gouvernement qui feront date.

 

II. La co-production politico-administrative des réglementations éthiques

 

Les règles et institutions appelées à voir le jour sur le terrain de l’exemplarité publique ne sont toutefois pas simplement le fruit d’un engagement de responsables publics à la fois juges et parties qui maîtriseraient ce processus. Ces règles et institutions sont coproduites et elles résultent de transactions collusives complexes.

2.1. Ces transactions collusives associent en premier lieu les acteurs du champ politique et les gardiens du droit. Le Conseil d’État examine les projets de loi avant que ceux-ci ne soient soumis au Conseil des ministres. De même le Conseil constitutionnel contrôle plus en aval la conformité constitutionnelle de ces textes. Malgré tout, les lois promulguées sur certains de ces sujets – puisqu’elles sont produites par des responsables publics qui en seront les cibles ou les usagers – laisse souvent une marge à l’interprétation : les textes restant parfois flous ou avec des trous dans la raquette (« loopholisés » diraient les anglo-saxons). Il suffit de se reporter au code électoral pour voir à quel point une notion si centrale de la législation sur le financement de la vie politique telle celle de « dépenses électorales » a largement fait l’objet d’une définition jurisprudentielle, sous l’effet du travail accompli par les juridictions administratives. Celles-ci finissent même par faire figure de jurislateur. On peut sous ce rapport se reporter au minutieux travail de Bernard Malignier sur les dépenses prise en charge directement par les candidats pour leurs campagnes électorales, alors que la loi les autorise juste à engager ces dépenses tout en confiant à leur mandataire le soin de recueillir les fonds nécessaires à la campagne, mais aussi de régler aux fournisseurs et prestataires les dépenses exposées. L’article L. 52-4 du code électoral précise en effet clairement dans son alinéa 2 que,

lorsque le candidat a décidé de recourir à une association de financement électorale ou à un mandataire financier, il ne peut régler les dépenses occasionnées par sa campagne électorale que par leur intermédiaire, à l’exception du montant du cautionnement éventuel et des dépenses prises en charge par un parti ou un groupement politique.

La CNCCFP ayant eu à relever des pratiques de candidats contraires à cette règle, de dépenses électorales directement prises en charge par leurs soins assez avant – et parfois même après – la désignation de leur mandataire financier, les tribunaux ont eu à se prononcer sur le point de savoir si cette pratique pouvait être tolérée et jusqu'à quel point. Et ils ont finalement décidé de faire preuve de mansuétude dans certains cas. Les décisions des tribunaux administratifs, puis le travail accompli par le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel aboutirent à reconnaître une forme de tolérance qui n’était pas inscrite dans le texte de la loi en permettant aux candidats de régler, sans passer par l’intermédiaire de leur mandataire financier, des dépenses d’un montant faible par rapport au total de leurs dépenses électorales et au regard du plafond des dépenses autorisées. L’épisode de la validation par le Conseil constitutionnel des comptes douteux de plusieurs candidats à la présidentielle de 1995 permet d’identifier des mécanismes de transaction similaires à la faveur desquels la pratique semble l’emporter sur le droit avec le concours des gardiens du droit : durant les trois mois qu’a duré l’examen de leurs comptes, les « Sages » ont minoré, dissimulé, effacé les infractions commises par les candidats fautifs, malgré les faits exposés par les rapporteurs chargés de décortiquer les factures. Les archives des treize séances qui se sont tenues du 27 juillet au 11 octobre 1995 montrent que les conseillers n’envisagent pas le rejet des comptes. Etienne Dailly (lui-même sénateur en poste lors de l’adoption des premières lois ayant encadré le financement de la vie politique française) déclare qu’il ne se sent « pas en mesure de rejeter un compte de campagne ». Noëlle Lenoir ajoute qu’on « ne va pas rejeter un compte avec les conséquences politiques que l’on sait ». Réunis en l’absence des rapporteurs, les Sages ont donc diminué certaines dépenses jusqu’à les faire passer en dessous du plafond de dépenses autorisées et rendre les comptes ainsi conformes à la législation. Mais pour y parvenir, les Sages durent faire plier les rapporteurs pour qu’ils rédigent des conclusions conformes à leurs décisions. Ces hauts fonctionnaires acceptèrent de fermer les yeux et de se plier à une interprétation indulgente de la loi : toutes les dépenses non expressément autorisées par le candidat disparurent des comptes. Mais les tensions internes à l’institution furent fortes. Et le droit qu’il s’est agi de faire appliquer fut enjeu de luttes internes qui reflétèrent des transactions collusives complexes entre univers politiques et juridictionnel.

2.2. Des institutions indépendantes ont également vu le jour à la faveur de la promulgation de ces lois. On peut songer à la Commission pour la transparence financière de la vie politique (CTFVP) qui précéda la HATVP. Au Service central de prévention de la corruption qui se métamorphosa en Agence française anticorruption. À des rôles de déontologues au sein des assemblées. Ces institutions ne restent pas non plus inactives, même s’il n’est pas rare que, créées dans l’urgence d’une crise, leurs géniteurs, juges et parties, aient pris soin d’en limiter et les moyens et les pouvoirs. La première commission pour la transparence financière de la vie politique l’apprit à ses dépends (ne fut-elle pas qualifiée de commission faisant sourire la classe politique comme le soulignent Dubois et Tabet). Avec les travaux de DiMaggio et Powell, on sait toutefois combien les organisations une fois créées développent des stratégies guidées par la recherche de pouvoir et de légitimité. Elles se muent en entrepreneurs institutionnels. Elles contribuent à façonner les problèmes tombant dans leur juridiction, elles dessinent des solutions pour les traiter, elles développent des récits qui participent à leur survie institutionnelle. Leurs rapports et donc les problèmes qu’ils identifient, les solutions qu’ils préconisent, les réformes qu’ils appellent de leurs vœux, sont repris par les médias et par certains entrepreneurs politiques. Et tout cela participe à la codification des politiques de probité publique. (Il faudrait d’ailleurs aussi évoquer le rôle joué en France par quelques associations outre l’intervention des médias dans l’émergence de l’exemplarité publique comme enjeu de politiques publiques et leur contribution à la définition des problèmes légitimes et des solutions idoines susceptibles de les résoudre.)

2.3. Des coalitions se nouent d’ailleurs parfois entre ces autorités administratives indépendantes et d’autres organisations supranationales. Plus généralement, pour des entrepreneurs en probité publique, des modèles et/ou des partenaires extérieurs peuvent constituer une ressource pour leurs propres combats. En matière de financement de la vie politique, on peut penser à une proposition de loi de décembre 1892 ayant eu pour objet de limiter les dépenses des élections à la Chambre des députés rappelant combien « nos voisin les Anglais, dont les institutions parlementaires furent longtemps viciées par le mal qui nous menace aujourd’hui ont eu […] recours à une loi [de 1883] dont nous n’avons pas cru qu’il nous fut interdit de nous inspirer »… une proposition de réforme qui fut renvoyée à la commission de l’affichage électoral le dossier n’ayant été réouvert pour de bon qu’en 1988 ! De la même manière, la CTFVP réclamait depuis des années des modifications de la législation pour pouvoir menacer les mauvais déclarants assujettis à ses contrôles patrimoniaux. Ce qu’elle obtint en partie en 2009. Cette « victoire » fut sans doute facilitée par la visite au même moment du GRECO dont le rapport souligna les limites de l’action de la commission et de ses recommandations. Le 14e rapport de la CTFVP publie en tout cas en annexe la lettre d’accord pour lancer des poursuites pénales contre les auteurs de déclarations de patrimoine fausses ou incomplètes, signée par le Premier ministre de l’époque... François Fillon. La Commission profita en outre de cette avancée pour annoncer le lancement d’une enquête comparative sur les « moyens mis en œuvre par chaque pays pour contrôler le patrimoine des élus et des dirigeants d’entreprises publiques » et sa saisine des représentants des 33 États siégeant au GRECO d’un questionnaire sur la déclaration des intérêts financiers des décideurs publics. Depuis, la HATVP qui lui a succédé s’est engagée dans la constitution d’un réseau international d’institutions indépendantes en charge de la mise en œuvre de politiques de probité publique qui constitue indéniablement un utile vecteur supranational de ressourcement de ces politiques afin de mieux parvenir à contourner d’éventuelles oppositions ou résistances nationales.

 

III. Les Usages et effets politiques des politiques déontologiques

 

Ces conditions de productions qui viennent d’être passées en revue fragilisent les politiques d’exemplarité publique qui en découlent. Elles n’en impriment pas moins leurs marques en transformant les conditions du jeu politique.

3.1. Comme le remarque Michael Pinto-Duschinsky, les hommes politiques sont devenus habiles à trouver des failles potentielles dans la rédaction et l’application des mesures juridiques visant à réglementer le financement politique. Et cette observation serait généralisable à bien d’autres politiques d’exemplarité publique touchant ces élites politiques. En témoigne l’interminable série de « réformes de réformes » qui ont eu lieu dans un certain nombre de pays, dont la France, où cette législation a été retouchée près d’une quinzaine de fois depuis 1988. Le champ d’application souhaitable de ces réglementations est donc appelé à rester un sujet de débat. Il ne fait cependant guère de doute que, trop souvent, les lois expriment des objectifs sans envisager de façon suffisamment détaillée la manière de mettre en œuvre ces objectifs. Or, comme on a pu noter, ces travers conduisent à déléguer notamment aux juridictions l’interprétation de ces textes voire leur clarification et leur stabilisation. Et si d’aventure ce travail des juridictions finissait à exposer trop les élites politiques à des risques de sanctions légales, il leur serait toujours possible de reprendre la main en relégiférant sur le sujet… pour alimenter ce faisant de nouveau le travail exégétique des juridictions.

3.2. Il ne faut donc pas trop attendre des élites politiques en matière de lutte pour l’exemplarité, ni d’ailleurs des institutions mises en place pour superviser ce combat – même si les tigres édentés peuvent finir par se révéler plus mordants comme l’illustre le cheminement de la CTFVP muée en HATVP. Mais le diagnostic d’ensemble demeure : de nombreuses institutions ont fini par voir le jour et par être réformées (signe de leur fragilité), leurs responsables hésitent à réclamer davantage de moyens. S’agissant de la CTFVP et de la CNCCFP, ce fut un parlementaire qui le martela en assemblée : « ces dernières années [avaient été] celles d’une stagnation de [leur] capacité d’action. Ces deux institutions ne disposent pas des effectifs nécessaires à l’accomplissement de leur mission ». Et celui-ci d’ajouter : « Votre rapporteur a pu constater sur place les conséquences sur le contrôle des comptes d’un effectif insuffisant, aggravé par un encadrement trop souple de la présentation des comptes de campagne des candidats comme de ceux des formations politiques ». Cette faiblesse des moyens de la lutte pour la probité publique n’est guère surprenante : elle s’accorde parfaitement au caractère ambigu des mobilisations qui la soutiennent. Ces institutions créées n’ont pas vécu coupées les unes des autres. Elles ont communiqué et se sont observées. Chacune a veillé sur son pré carré puis parfois est entrée en concurrence avec ses rivales. Leur multiplication a facilité l’émiettement des moyens et limité l’efficacité de leur action. Chacune est intervenue avec sa culture maison et avec sa perception institutionnelle de ce qui pose problème, en fonction des missions et horizons qui lui étaient assignés : ce qui n’a guère facilité l’harmonisation de leur action ; ce qui n’a pas d’avantage favorisé la mise en place d’un traitement d’ensemble des atteintes à la probité. Et lorsque surgit la question de leur rapprochement ou de leur fusion, leurs responsables se montrent réservés : prompts à mettre en avant des arguments techniques pour reporter ces éventuelles réformes. Et donc, le combat reste déséquilibré.

3.3. Ces nouvelles exigences d’exemplarité n’en impriment pas moins leur marque au jeu politique. Pour les responsables publics, il faut s’y conformer formellement : paraître transparent, notamment. Faire de la politique suppose en tout cas aujourd’hui de savoir maîtriser un corpus de règles touchant aussi bien le financement des campagnes électorales, que l’usage de son allocation pour frais de mandat, l’attitude à avoir face à des offres de cadeaux ou en réponse à des invitations à voyager, les types d’activités professionnelles cumulables avant, pendant et après l’exercice de responsabilités publiques etc. Savoir comment se comporter dans toutes ces situations et face à toutes ces contraintes n’est ni naturel, ni spontané (il suffit de comparer les guides édités par la CNCCFP à l’usage des mandataires financiers des candidats qui sont passés d’une petite trentaine de pages au début des années 90 à une bonne centaine de nos jours… signe de la complexification de la matière). Cela suppose des apprentissages, un accompagnement, des conseils. Y compris, pour certains responsables publics, pour mieux savoir s’en jouer. Comme le suggère le tableau ci-dessous, on observe en tout cas un net accroissement des demandes de conseils déontologiques en 2017, année de grand renouvellement des députés, suite à la création du nouveau parti d’Emmanuel Macron, La République en marche, et à sa victoire aux élections nationales. L’extension des prérogatives du déontologue pour encadrer l’utilisation des frais parlementaires explique probablement aussi la visibilité croissante de la fonction et l’accroissement des demandes de conseils vers ce dernier. Quoiqu’il en soit, ces éléments attestent combien ces règles sont davantage prises au sérieux par les acteurs politiques.

 

 

 

Tableau 1 : Nombre de déclarations et de demandes reçues par le déontologue de l’Assemblée nationale (2012-2020)

 

 

Noëlle Lenoir

Ferdinand Mélin-Soucramanien

Agnès Roblot-Troizier

10/2012 -

10/2013

11/2013 -

04/2014

04/2014 -

06/2015

06/2015 -

11/2016

12/2016 -

05/2017

06/2017 -

10/2018

11/2018 -

10/2020

Cadeaux déclarés

12

-

19

19

-

487

501

Voyages déclarés

-

66

101

Demandes de
conseils éthiques

12

14

61

50

980

407

Conseils concernant les conflits d’intérêts et les incompatibilités

-

-

12

20

222

203

 

Source : Déontologue de l’Assemblée Nationale, Rapports annuels 2012-2020

 

 

Ces évolutions restent donc ambiguës et complexes à analyser. Et dans ces conditions, pour finir sur une note sinon équivoque, du moins non dénuée d’humour, laissons Pierre Joxe conclure :

Nombreux sont les dirigeants d’entreprises qui connaissent parfaitement – et s’en plaignent – les quatre techniques principales qui sont utilisées pour financer la vie politique, à savoir les fausses factures, la surévaluation de factures, l’emploi de personnel indu et la prise en charge de factures indues…certains [élus] se font prendre, le plus souvent par inexpérience, ce qui, en la matière, est une grave faiblesse (c’est nous qui soulignons). D’autres, qui ont plus d’expérience ou qui pratiquent sur une plus grande échelle, ce qui leur permet de s’équiper de façon plus adaptée, ne se font pas prendre.

 

Éric Phélippeau

 

Éric Phélippeau enseigne la science politique à l’Université Paris Nanterre où il est aussi membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR 7220 du CNRS).

Pour citer cet article :

Eric Phélippeau « L'élaboration des politiques publiques d'exemplarité », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/L-elaboration-des-politiques-publiques-d-exemplarite]