Sur un ersatz de responsabilité politique : l'élection du président des Etats-Unis
Le constitutionnalisme démocratique implique que les gouvernants ne peuvent exercer de pouvoir sans moyen pour les gouvernés d’engager leur responsabilité politique. Ce principe se traduit dans les régimes parlementaires par la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. Cependant, la réception de ce principe dans les institutions des États-Unis interroge. En effet, en l’absence de mécanisme de responsabilité politique du président devant le Congrès, la doctrine américaine voit dans l’élection la principale procédure permettant aux gouvernés d’engager la responsabilité politique du président. Cette recherche entend au contraire mettre en doute la thèse selon laquelle l’élection serait un véritable mécanisme de responsabilité politique du président américain en s’appuyant sur une analyse de l’histoire constitutionnelle des États-Unis, du cadre constitutionnel et électoral, et de la pratique politique et institutionnelle américaine.
On a pseudo political accountability : the United States President election
Democratic constitutionalism implies that representatives cannot wield power without means for citizens to hold them politically accountable. This principle is implemented in parliamentary systems by governement accountability to parliament. One can however wonder about the proper translation of this principle in the constitutional framework of the United States. The lack of presidential political accountability to Congress led American scholars to see elections as the main mechanism allowing citizens to hold the Chief Executive accountable. This research aims at challenging the idea that elections are an actual mechanism of political accountability of the US president. To do so, this article focuses on an analysis of the constitutional history of the United States, its constitutional and electoral framework, and american political and institutional practices
L
a pandémie de Covid-19, que subissent parmi d’autres les grandes démocraties depuis le début de l’année 2020, redonne une grande actualité à la question de la responsabilité des gouvernants. Elle s’est par exemple posée en France à la suite de la pénurie de masques dans les premières semaines de la crise qui a conduit à la création d’une commission d’enquête parlementaire pour identifier les responsables. Elle s’est également illustrée par des recours contre l’État devant les juridictions administratives et par la multiplication des plaintes pénales visant les membres du Gouvernement accusés de n’avoir pas pris les mesures nécessaires pour gérer la crise de la Covid-19. C’est cependant aux États-Unis que la question de la responsabilité des gouvernants, particulièrement celle de l’ex-président Donald J. Trump, s’est sans doute posée avec le plus d’acuité. En effet, le choix de ce dernier de nier l’existence et la gravité de l’épidémie ou sa décision de refuser d’appeler ses concitoyens à porter un masque pendant une grande partie de l’année 2020 ne sont pas sans lien avec le bilan particulièrement tragique que connaît la première puissance économique mondiale.
Ces agissements ont conduit de nombreuses voix outre-Atlantique à exiger que l’« accountability » de l’ancien président américain soit mise en cause. L’« accountability » est une notion spécifique à la langue anglaise qui fait la distinction entre l’« accountability » et la « responsibility ». L’accountability se définit de manière générale comme « la capacité d’un acteur de pouvoir demander une explication ou une justification d’un autre acteur concernant ses actions et de récompenser ou sanctionner ce second acteur sur la base de ses performances ou de ses explications ». La responsibility quant à elle renvoie au fait d’avoir la charge de quelque chose ou de quelqu’un. Ces deux notions relèvent en français d’une seule et même notion, celle de responsabilité. En effet, en français, la responsabilité s’entend d’une part comme le fait d’avoir la charge de quelque chose. L’article 21 de la Constitution énonce en ce sens que le Premier ministre est responsable de la défense nationale, autrement dit il en a en théorie la charge. Mais la responsabilité s’entend, d’autre part, comme l’obligation de rendre compte de ses actes. L’article 20 de la Constitution de 1958 dispose ainsi que le Gouvernement « est responsable devant le Parlement », ce dernier ayant la faculté de forcer la Gouvernement à démissionner en cas de désaccord politique conformément aux articles 49 et 50 de la Constitution. C’est pourquoi, dans le cadre de cette étude, nous avons fait le choix de traduire l’« accountability » par la notion française de « responsabilité » qui l’englobe. Il ne faut d’ailleurs pas exagérer l’importance de la distinction entre accountability et responsibility. Si ces deux notions ont des définitions distinctes, il n’en reste pas moins qu’elles sont fréquemment employées de manière synonyme, même dans la littérature juridique anglophone.
L’idée que les gouvernants doivent rendre des comptes est au moins aussi ancienne que la démocratie. C’est une « des règles de base du constitutionnalisme démocratique » qui implique que les citoyens puissent demander des comptes à leurs représentants concernant la manière dont ils exercent le pouvoir et, le cas échéant, les révoquer. En effet, dans les démocraties représentatives contemporaines, le titulaire de la souveraineté est en général le peuple. Les gouvernants n’exercent alors le pouvoir que temporairement au nom du peuple et sous son contrôle. La responsabilité, alors conçue comme politique, vise ainsi, par un ensemble de mécanismes constitutionnels, à s’assurer que les gouvernants disposent toujours du soutien de la majorité des gouvernés. Comme le résume un auteur, la responsabilité politique « est la condition de la validité politique du pouvoir confié au représentant, c’est-à-dire qu’elle est la garantie de ce que son titre à gouverner est conforme au principe de légitimité ». La responsabilité politique des gouvernants tient ainsi sa spécificité, par rapport aux responsabilités pénale et civile de nature punitive ou réparatrice, dans le fait qu’elle vise à préserver la volonté du titulaire de la souveraineté et de prévenir une appropriation du pouvoir par les gouvernants.
La nécessité d’une responsabilité politique dans le régime représentatif était déjà parfaitement perçue par les révolutionnaires américains. Dès 1776, en réaction au modèle britannique perçu comme tyrannique, les constituants des États nouvellement indépendants ont porté à son paroxysme le principe de la responsabilité des gouvernants. Ainsi, pour nombre de ces constituants, « les “gouvernants” (…) devaient être conçus comme des créatures du peuple, à son service, responsables devant lui, et sujets à révocation dès que leurs agissements seraient contraires aux buts pour lesquels ils ont été choisis ». Cette préoccupation a mené les constituants des divers États à introduire des mécanismes censés assurer le maintien par les citoyens d’un contrôle sur leurs représentants par un renouvellement annuel et intégral du parlement, en limitant le cumul des mandats dans le temps, ou encore en permettant aux citoyens de donner des instructions à leurs représentants. Les révolutionnaires ont toutefois créé des régimes politiques instables avec des exécutifs faibles et des assemblées toutes puissantes abusant du pouvoir législatif. Nombre d’États américains se sont alors retrouvés dans une situation de crise manifestant les limites des régimes nouvellement institués. C’est en partie en réaction à ces dérives que l’idée de réformes constitutionnelles va s’imposer et que certains constitutionnalistes vont défendre une nouvelle conception de la séparation des pouvoirs et de la responsabilité lors de la Convention de Philadelphie puis lors des débats sur la ratification de la Constitution des États-Unis.
En particulier, pour les auteurs fédéralistes, le régime républicain devait être distingué de la démocratie. Madison opposait ainsi la démocratie, définie comme « une société constituée d’un nombre réduit de citoyens qui s’assemblent et conduisent en personne le gouvernement », souffrant de maux tels que l’« instabilité, l’injustice, et la confusion », et la République, fondée sur un gouvernement représentatif, qui serait efficace et la solution aux dérives de la démocratie. Pour les fédéralistes, les États américains avaient choisi des institutions ayant un tropisme démocratique trop marqué au détriment de leur caractère républicain. Selon eux, la République permettrait de maintenir les citoyens à une certaine distance, condition indispensable d’un gouvernement efficace mais aussi d’une responsabilité effective des gouvernants. En effet, la responsabilité directe des gouvernants devant le peuple était perçue par de nombreux fédéralistes comme ayant conduit les assemblées parlementaires « non à gouverner sur la base de lois fondamentales, mais sur le fondement de la colère populaire, la malice ou la soif de revanche ». Surtout, cette responsabilité directe devant le peuple
avait paradoxalement aussi eu pour effet de créer des gouvernements irresponsables. L’expérience avait montré que des assemblées parlementaires pouvaient devenir des proies faciles pour des démagogues, ceux qui défendent des intérêts locaux et, peut-être le plus important, les factions .
A contrario, les anti-fédéralistes se méfiaient de la concentration du pouvoir au sein de l’État fédéral et pensaient que la responsabilité des gouvernants dépendait avant tout de la participation active des citoyens au gouvernement, qui ne devaient donc pas être gardés à distance.
Ces deux courants, fédéralistes et anti-fédéralistes, ne s’opposaient donc pas sur la nécessité d’une responsabilité politique des gouvernants, celle-ci faisant relativement consensus, mais plutôt sur les formes que devaient prendre cette responsabilité et son imbrication avec la séparation des pouvoirs. Ayant subi ce qu’ils considéraient comme la tyrannie de l’Empire britannique et les dérives des premières Républiques américaines, les constituants de 1787 entendaient trouver un équilibre entre l’octroi d’un pouvoir suffisant au gouvernement fédéral afin qu’il puisse mener ses missions avec efficacité, et l’établissement de mécanismes de responsabilité préservant les citoyens des abus de pouvoir attentatoires à leur liberté.
Les Américains de la fin du xviiie siècle avaient donc déjà intégré ce qui deviendra un des principes du constitutionnalisme moderne : il ne peut y avoir de pouvoir sans responsabilité. L’intensité de l’exigence de responsabilité est alors directement liée à l’importance des pouvoirs. Cette idée est résumée par la formule séminale de la Convention nationale, dans un plan de travail des 7 et 8 mai 1793, selon laquelle les représentants « doivent envisager qu’une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir », formule qu’on retrouve, sous une autre forme, dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. Dit autrement, plus un organe constitutionnel se voit conférer des pouvoirs importants, plus il est impératif que des mécanismes assurent sa pleine responsabilité afin de garantir que l’exercice de ces pouvoirs est conforme à la volonté populaire. A contrario, l’absence de pouvoir induit une irresponsabilité. Cela justifie notamment l’irresponsabilité politique de principe des chefs de l’État, pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, dans la plupart des régimes parlementaires contemporains. Cette logique découle de l’idée même de responsabilité politique : les citoyens ne peuvent demander des comptes qu’à ceux qui exercent effectivement le pouvoir, et en particulier le pouvoir normatif. Sans quoi, les mécanismes de responsabilité pourraient être dirigés contre des personnes ou organes qui n’ont pas la faculté d’agir sur la situation des gouvernés et dont les actes ne peuvent leur avoir fait grief.
Si le principe d’une corrélation entre pouvoir et responsabilité apparaît cardinal en droit constitutionnel, sa mise en œuvre peut se révéler particulièrement ardue. Dans les régimes parlementaires, la responsabilité politique se conçoit historiquement principalement à travers les mécanismes de responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. Le Gouvernement peut être forcé à démissionner si la majorité dans l’une ou les deux chambres, qui représente la majorité des gouvernés, lui retire sa confiance du fait d’un désaccord politique majeur. Toutefois, les membres de la convention de Philadelphie, qui avaient connaissance des premiers développements de la responsabilité ministérielle devant le Parlement en Angleterre, n'ont pas souhaité importer dans les nouvelles institutions américaines le principe de la responsabilité de l’exécutif devant le Congrès. S’appuyant sur l’expérience britannique, les constituants ont ainsi rejeté la responsabilité parlementaire des collaborateurs du président, ceux qui deviendront ses secrétaires, au regard des risques de les voir corrompre les membres du Congrès pour mener leurs politiques et d’être la source d’une irresponsabilité du président des États-Unis en couvrant ses actes. Mais ils ont également rejeté la responsabilité politique générale du président devant le Congrès au regard de la nécessité de lui assurer une certaine indépendance et lui donner les moyens d’exercer ses fonctions de manière efficace sans avoir à rechercher en permanence le soutien d’une majorité de représentants et de sénateurs. Si les membres de la Convention de Philadelphie ne souhaitaient pas rendre le chef de l’exécutif irresponsable à l’instar du monarque britannique, ils n’ont pas pour autant introduit de mécanisme constitutionnel alternatif permettant de révoquer un président qui n’aurait plus le soutien de la majorité des gouvernés. En effet, aux États-Unis, la procédure d’impeachment, permettant la destitution du président pour certaines infractions spécifiques n’a pas en pratique, contrairement à l’expérience britannique, débouché sur une responsabilité de type parlementaire.
Ces éléments pourraient alors laisser penser prima facie que le président des États-Unis est politiquement irresponsable en l’absence de mécanisme constitutionnel général permettant la mise en cause de sa responsabilité et sa révocation, sur la base d’un désaccord politique sur l’orientation des actions présidentielles, par une majorité des gouvernés ou de représentants. Toutefois, une telle conclusion reposerait « sur une vision purement parlementaire de la responsabilité politique » qui « ne correspond pas à celle entretenue outre-Atlantique ». En effet, « lorsque les Américains pensent à la responsabilité politique, ils pensent principalement, sinon exclusivement, aux élections ». Dans la pensée constitutionnelle américaine, la responsabilité politique du président des États-Unis passe essentiellement par le truchement de l’élection : le chef de l’exécutif est censé être jugé sur son bilan, les électeurs ayant la possibilité de réélire ou au contraire de refuser un nouveau mandat à un président selon l’appréciation qu’ils portent sur les actions qu’il a poursuivies. L’élection est alors présentée comme le principal mécanisme constitutionnel permettant à une majorité de citoyens de mettre fin aux fonctions du président en cas de désaccord avec la politique qu’il a menée ou qu’il entend poursuivre. Cette idée que l’élection serait le principal débouché de la responsabilité politique du président est devenue d’autant plus ancrée aux États-Unis que l’office du président a pris de l’ampleur. En effet, si les institutions américaines n’ont pas été pensées autour de la figure du président, mais plutôt de celle du Congrès conçu comme le primus inter pares, il est aujourd’hui bien établi que l’expansion significative des pouvoirs présidentiels depuis la période du New Deal remet en cause ce schéma traditionnel. Le président des États-Unis est progressivement devenu la figure centrale des institutions avec une capacité d’action unilatérale, sur le plan national comme international, d’autant plus accrue que le blocage du Congrès du fait des divisions politiques a rendu la voie législative particulièrement périlleuse et coûteuse politiquement. Face à un chef de l’exécutif devenu particulièrement puissant, il est ainsi difficilement concevable que le président soit politiquement irresponsable. En l’absence de mécanisme constitutionnel spécifique, l’élection apparaît alors comme un moyen permettant de rendre théoriquement compatible l’évolution de l’office présidentiel avec les exigences du constitutionnalisme moderne. Les plateaux de la balance entre pouvoir et responsabilité seraient alors équilibrés : le président a certes des pouvoirs importants, mais en contrepartie il serait susceptible de voir sa responsabilité politique engagée par les citoyens lors des échéances électorales.
Il faut cependant relever que l’assimilation de l’élection à une forme de responsabilité politique n’a rien d’absolument évident dans le cadre des institutions américaines. D’abord, l’élection du chef de l’exécutif n’a pas été pensée comme un mécanisme central de responsabilité politique du président, mais est la conséquence de l’évolution de la pratique des institutions américaines (I). Ensuite, l’affirmation même de l’élection du président des États-Unis comme responsabilité politique est moins la conséquence d’une volonté de responsabiliser politiquement le président que le résultat de la détermination des présidents successifs à légitimer l’expansion de leur pouvoir et à limiter les contrôles dont ils pourraient faire l’objet (II). Enfin, la pratique des élections aux États-Unis conduit à mettre en doute leur capacité à pleinement jouer le rôle de mécanisme de responsabilité politique tant elles présentent de nombreuses carences et semblent inadaptées à cet office (III).
I. La construction opportuniste de l’élection comme mécanisme de responsabilité politique du président
Aux États-Unis, l’élection du président n’a pas été pensée par les constituants comme étant un véritable mécanisme de responsabilité politique (A). Ce n’est qu’avec les revendications des présidents successifs et la pratique constitutionnelle que se développera la thèse d’une responsabilité politique du chef de l’exécutif directement devant le peuple par le biais des échéances électorales (B).
A. Le rejet de l’élection comme mécanisme de responsabilité politique par les constituants américains
Lors de la Convention de Philadelphie de 1787, la question du mode de désignation du chef de l’exécutif fédéral a fait l’objet de vifs débats, certains membres de la Convention exigeant que le président soit élu par le Congrès alors que d’autres souhaitaient au contraire une élection directement par le peuple. Pendant une grande partie de l’été 1787, c’est la première option qui avait été retenue. Ce choix était justifié par le fait que le président des États-Unis serait chargé d’exécuter les lois, autrement dit d’exécuter la volonté du Congrès. Il y avait donc, selon les promoteurs de cette option, une logique à ce que ce soit l’organe dont la volonté est exécutée qui choisisse celui qui serait chargé de cette exécution. D’autres membres de la Convention arguaient au contraire pour une élection du président directement par le peuple. Selon eux, l’élection du chef de l’exécutif directement par le peuple serait de nature à faire de lui le « grand protecteur de la masse du peuple » et de le rendre directement responsable devant ce dernier. On retrouve donc chez les défenseurs de l’élection du président par le peuple, la volonté d’instaurer une responsabilité qui conduirait le chef de l’exécutif à défendre les intérêts de ses électeurs. Par ailleurs, les soutiens de ce mode de désignation estimaient que l’élection par le Congrès serait de nature à déséquilibrer le régime en rendant le président dépendant des deux assemblées législatives, alors que l’élection par le peuple lui donnerait une pleine indépendance vis-à-vis du Congrès.
Finalement, aucune de ces deux options ne va être retenue par la Convention. L’élection par le Congrès ne fut pas choisie au regard des risques de déséquilibre du régime et de la nécessité d’un chef de l’exécutif puissant exerçant ses fonctions de manière efficace, c’est-à-dire d’une présidence « vigoureuse et énergique » et non simplement collaboratrice du Congrès. Toutefois, la majorité des délégués de la Convention n’a pas pour autant souhaité faire élire le président directement par le peuple. L’éminent juriste et juge à la Cour suprême Joseph Story justifiait cette position, dans son important Commentaire sur la Constitution des États-Unis, en expliquant qu’« il est également très important de fournir le moins possible des occasions au désordre et à l’émeute ; et ces dangers seraient à craindre, si le premier magistrat était élu directement par le peuple, à cause des vifs débats et des conflits d’intérêts qu’une pareille élection pourrait faire naître ». Certains délégués de la Convention s’inquiétaient ainsi du risque de vives tensions politiques et des violences auxquelles mènerait l’élection directe du président américain par le peuple. Il y a là la marque de la méfiance de certains délégués à l’égard du peuple considéré comme n’étant « pas suffisamment éclairé pour choisir en connaissance de cause le chef du pouvoir exécutif ».
Les membres de la Convention vont alors, à la dernière minute, trouver un compromis en choisissant un mode original de désignation du président : l’élection par un collège de grands électeurs désignés dans le cadre de chaque État. Les États demeurent libres de choisir le mode de désignation de leurs grands électeurs. Chacun dispose d’« un nombre d’électeurs égal au nombre total de sénateurs et de représentants auquel [il a] droit au Congrès ». Ce compromis permit d’assurer une forme de soutien populaire au président, et à son vice-président, gage d’une certaine légitimité démocratique, et une indépendance à l’égard du Congrès en lui permettant d’être réélu sans avoir à faire campagne auprès des représentants et des sénateurs. Mais surtout cette élection a été pensée comme médiatisée : l’élection du président passe par de grands électeurs présentés comme plus compétents que la masse populaire et moins sujets à corruption du fait notamment du caractère temporaire de ce collège. Les grands électeurs n’étaient par ailleurs pas contraints par un mandat impératif, et pouvaient donc choisir le candidat qui leur apparaissait le plus apte à exercer les fonctions. Ce faisant, l’indépendance du président à l’égard du peuple est favorisée de manière à ce que ses décisions ne soient pas motivées par les moindres fluctuations de l’opinion.
Dans la pensée de nombre de membres de la Convention de Philadelphie, l’élection constituait avant tout un mécanisme permettant la désignation d’individus dont « la compétence et la vertu seraient prééminentes » et dont la figure de George Washington, pressenti pour être le premier président, était l’exemple topique. L’office présidentiel avait vocation à être occupé par des hommes d’exception que seul le collège électoral, au regard de sa composition, serait capable de sélectionner. L’élection du président n’était donc pas initialement conçue dans une dimension partisane qui aurait visé à faire élire ou réélire le candidat ayant le programme politique le plus populaire, mais comme un filtre permettant d’identifier les personnalités ayant les compétences et les vertus pour exercer ces fonctions. En conséquence, l’élection ne devait pas constituer à proprement parler un mécanisme général de responsabilité politique dans la mesure où l’élection ou la réélection d’un président ne devait pas être fondée sur des considérations partisanes ou idéologiques, mais sur l’évaluation des compétences et des vertus. C’est ainsi que certains délégués, comme Hamilton ou Madison, souhaitaient éviter que l’élection du président devienne une compétition électorale entre des factions qui seraient de nature à permettre l’élection d’un démagogue à la présidence. Surtout, il y avait l’idée qu’un président « responsable devant le peuple dans son entièreté ne serait pas responsable devant le peuple du tout, mais répondrait au contraire aux intérêts de factions ». Cela apparaissait d’autant plus important que les pouvoirs du président des États-Unis étaient largement renforcés par rapport à ceux des chefs des exécutifs des États fédérés. La question de l’élection du président n’a donc pas été conçue par les délégués de la Convention comme étant principalement un moyen de rendre responsable politiquement le chef de l’exécutif : « les constituants ne concevaient pas de manière générale la présidence comme une fonction avant tout représentative, mais comme une récompense pour des hommes relativement apolitiques qui ont fait la démonstration d’une personnalité et de vertus extraordinaires à travers leur engagement désintéressé au service du public ». Au contraire, la médiatisation de l’élection du président avait pour objet de réduire cette responsabilité directe du président devant le peuple et d’éviter d’en faire une figure politique partisane soutenue par une majorité de gouvernés. D’ailleurs, jusqu’en 1832, certaines législatures d’États choisissaient elles-mêmes leurs grands électeurs sans participation directe des citoyens. Au fond, l’élection s’intégrait à un ensemble de dispositifs tels le choix d’un exécutif unitaire plutôt que pluriel, la durée courte du mandat du président, sa rééligibilité, la séparation des pouvoirs ou encore de la procédure d’impeachment. Cet ensemble ne visait guère à mettre en place une responsabilité politique à proprement parler, c’est-à-dire une responsabilité visant à s’assurer que le chef de l’exécutif gère les affaires publiques conformément à la volonté de la majorité des gouvernés, mais plutôt à établir un cadre constitutionnel permettant d’évincer un président tyrannique ou n’ayant pas les qualités morales suffisantes pour exercer les fonctions exécutives.
B. L’assimilation progressive de l’élection à un mécanisme de responsabilité politique
Dès les premières années de la nouvelle République, la conception de l’office du président des États-Unis défendue par une majorité des membres de la Convention sera remise en cause. Ce n’est pas tant l’adoption du xiie amendement, qui modifie la manière dont le collège électoral fonctionne, qui est à l’origine de cette évolution, mais la pratique constitutionnelle qui va largement dévier du schéma originel pensé par les constituants. Les présidents successifs vont en effet tenter d’établir un lien direct avec le peuple de manière à renforcer leur envergure politique. Dès 1800, Thomas Jefferson, le troisième président des États-Unis, défendit l’idée qu’il disposait d’un mandat populaire. Comme le relève Bruce Ackerman : « en dépit des intentions des constituants, la présidence était devenue le terrain d’une intense bataille partisane concernant l’avenir du pays ; et en dépit du mécanisme du collège électoral, Jefferson insista que son parti eût gagné l’élection et qu’il s’était par conséquent vu octroyer un mandat du peuple ». Andrew Jackson, le septième président des États-Unis, alla plus loin en invoquant en 1829 le fait qu’il « était le vrai représentant du peuple américain » et qu’« en tant que président il incarnait le peuple ». À partir de là, le lien entre le président et les citoyens n’a fait que se renforcer au point qu’ « en tant que principal représentant le président est devenu avant tout responsable devant “le peuple” ». Il est d’ailleurs fréquent que les présidents revendiquent cette responsabilité directe devant le peuple américain. Aujourd’hui, les grands électeurs du collège électoral ne jouent plus qu’un rôle de relais de la volonté des électeurs de leur État, ils sont d’ailleurs soumis dans un certain nombre d’États fédérés à un mandat impératif dont la constitutionnalité n’a pas été remise en cause par la Cour suprême.
Ce lien entre le peuple et le président s’est du reste renforcé depuis l’apparition au xixe siècle des grands partis politiques qui vont être les moteurs de la compétition électorale. Les délégués de la Convention de Philadelphie, qui pensaient que la compétition lors de l’élection du président porterait avant tout sur les qualités personnelles des candidats, n’avaient pas anticipé la politisation de la compétition électorale sur des bases partisanes. Le président n’est donc pas élu exclusivement sur la base de ses qualités individuelles exceptionnelles, mais également sur le fondement d’une appartenance partisane à un parti et d’un programme politique. Surtout, les partis vont s’organiser pour choisir le candidat le mieux à même d’emporter la victoire lors du scrutin présidentiel. Ainsi, se développent dans les États des systèmes de primaires et de caucus permettant aux électeurs américains d’intervenir non seulement au moment de l’élection des grands électeurs qui seront chargés d’élire le président, mais également en amont au stade du choix du candidat pour représenter leur parti à l’élection présidentielle. L’élection ne vise alors plus seulement à sélectionner la personnalité la plus à même d’exercer les fonctions, mais à choisir le candidat et le programme politique les plus populaires. L’élection du président tend alors à être présentée comme une responsabilité politique dès lors que la réélection du chef de l’exécutif est dépendante du consentement de la majorité des électeurs fondée notamment sur un jugement rétrospectif des actions présidentielles. L’élection présidentielle de novembre 2020 est assez topique de cette conception : la défaite de Donald Trump est avant tout interprétée par certains observateurs comme une sanction populaire de sa gestion de la pandémie. Cette défaite pourrait alors être perçue comme une révocation populaire du président dont le bilan était jugé insatisfaisant par les électeurs.
À ce stade, l’observateur français pourrait être surpris de cette assimilation de l’élection du président des États-Unis à une responsabilité de type politique. En effet, tout régime démocratique représentatif suppose l’élection périodique des représentants, pourquoi alors cette responsabilité politico-électorale serait-elle spécifique aux institutions américaines ? En France, en particulier, le président de la République n’est-il pas lui-même élu et soumis, s’il se représente, au jugement des électeurs quant à son bilan ? En d’autres termes, si l’élection du président des États‑Unis induit une responsabilité politique, toute élection ne conduit-elle pas à mettre en œuvre la responsabilité politique quelle que soit la nature de la fonction ou du régime constitutionnel ? N’y aurait-il alors pas un risque de confusion entre l’élection comme procédure de désignation des gouvernants et la notion de responsabilité politique au point de retirer à cette dernière toute spécificité et donc toute substance ? En réalité, ce qui donnerait à l’élection du président des États-Unis un caractère politique ne serait pas tant le mécanisme lui-même, que le fait qu’elle s’inscrit dans un cadre constitutionnel qui lui donne une portée particulière. En d’autres termes, l’élection n’entrainerait pas nécessairement une responsabilité politique, elle ne l’impliquerait que parce qu’elle s’intègre à un cadre et une pratique constitutionnels spécifiques aux institutions américaines.
En effet, les délégués de la Convention de Philadelphie connaissaient les problèmes des mandats trop longs du régime britannique. Ils ont donc fait le choix de mandats électoraux courts, car comme l’explique James Madison : « dans cette forme de gouvernement, les moyens dont on se sert pour empêcher la corruption de ceux qui gouvernent sont nombreux et variés. Le plus efficace est une limitation de la durée de leur mandat, de façon à maintenir en eux le sentiment qu’ils ont à répondre devant le peuple ». Le président n’est ainsi élu que pour quatre ans, ce qui en fait un mandat relativement court, d’autant qu’en pratique le chef de l’exécutif ne peut pas pleinement exercer son mandat pendant toute cette durée. En effet, le président sera rapidement confronté à des élections de mi-mandat (midterms) : tous les deux ans, la Chambre des Représentants se renouvelle intégralement et le Sénat par tiers. Or, en tant que principale figure politique du régime, les actions du président pendant les deux premières années de son mandat peuvent significativement affecter les résultats des midterms. Cela signifie que deux ans seulement après son élection, le président des États-Unis peut soit gagner la majorité au Congrès, soit la perdre selon la situation qui prévalait depuis son élection. Même si le chef de l’exécutif dispose d’un pouvoir d’action unilatérale considérable, celui-ci ne peut pas se substituer entièrement à la Législature pour introduire les réformes pérennes les plus importantes qui relèvent de la compétence exclusive du Congrès. Obtenir ou maintenir une majorité au Congrès est ainsi un enjeu extrêmement stratégique pour un président qui souhaite mettre en application son programme politique. La perte de la majorité dans l’une ou les deux chambres à l’occasion des élections de mi-mandat réduit considérablement la capacité d’action du président et peut rendre caduques ses promesses électorales. D’autant qu’au Sénat, le chef de l’exécutif ne doit pas avoir une simple majorité, mais une super-majorité pour éviter de faire face à l’obstruction (filibuster) de l’opposition.
Ces élections seraient donc un moyen pour les électeurs de manifester leur désaccord ou leur accord avec les actions ou la politique menées par le président durant les deux premières années de son mandat. Ainsi, un président qui souhaiterait maintenir ou gagner la majorité au Congrès devra être, en théorie, très attentif à exercer le pouvoir conformément à la volonté des électeurs qui l’ont élu deux ans auparavant. Cette dynamique a d’ailleurs été intégrée par les partis. Le leader des républicains au Sénat, Mitch McConnell, déclarait par exemple, à la veille des midterms en 2010, que : « nous devons traiter cette élection comme la première étape visant à reprendre le gouvernement » et que « la chose la plus importante que nous souhaitons achever est que le président Obama n’effectue qu’un seul mandat » (« President Obama to be a one-term president »). Le président américain serait alors contraint par un cadre constitutionnel qui lui impose, au moins tous les deux ans, d’avoir à rendre des comptes aux électeurs et subir, le cas échéant, une sanction populaire. Ce serait donc avant tout la conjonction d’un cadre constitutionnel spécifique (illustré par une durée courte des mandats, la succession rapide des élections fédérales ou encore l’indépendance et les pouvoirs importants du Congrès), et d’une pratique constitutionnelle (conduisant les présidents à revendiquer une responsabilité directe devant le peuple et à une forte politisation de l’élection présidentielle) qui ferait de l’élection un mécanisme de responsabilité politique aux États-Unis. La responsabilité engendrée par l’élection devrait être qualifiée de politique, car elle serait en mesure de permettre aux gouvernés de contrôler régulièrement les actions du président et d’éventuellement réduire considérablement ses marges d’action en cours de mandat ou de le démettre de ses fonctions à l’issue de son mandat.
A contrario, l’élection présidentielle ne pourrait constituer en France un mécanisme de responsabilité politique car le président de la République française, élu pour un mandat plus long de cinq ans, peut en général s’appuyer sur une majorité absolue à l’Assemblée nationale qu’il conservera pendant l’entièreté de son quinquennat. Pendant la durée de son mandat, le président français ne sera confronté qu’à des élections locales (municipales, départementales et régionales) ou européennes. Or, la spécificité de ces élections conduit souvent les présidents successifs à considérer que les revers éventuels subis par leur parti lors de ces scrutins sont sans lien avec leurs actions et ne sont donc pas de nature à engager leur responsabilité politique. Surtout, les résultats de ces élections n’affectent en rien l’ampleur des pouvoirs du président. Du reste, les présidents ont renoncé à la pratique gaullienne du référendum comme plébiscite pour ou contre le chef de l’État. La paralysie de la responsabilité politique du Gouvernement par le fait majoritaire et la concordance des majorités conduit à ce qu’il n’existe pas de mécanisme imposant au président français de rendre des comptes sur la politique menée avant l’échéance de son mandat. En outre, contrairement à son homologue français, le président américain ne maîtrise pas complètement la majorité au Congrès. La grande hétérogénéité d’idéologies entre les membres d’un même parti, liée à l’histoire, la taille et à la nature fédérale de l’État, contraint le président à devoir faire des concessions importantes auprès de sa majorité, en particulier si celle-ci est réduite. L’exemple de Joe Biden est assez intéressant en ce sens : face à l’opposition de deux sénateurs démocrates modérés, le président a par exemple dû renoncer fin 2021 à un projet de loi social et environnemental très ambitieux constituant l’un des piliers de son programme. Il a également échoué à obtenir le changement des règles du filibuster au Sénat qui empêchent en l’état l’application du programme présidentiel.
Si le raisonnement visant à associer l’élection à un moyen d’engager la responsabilité politique du président des États-Unis peut apparaître séduisant, surtout lorsque la situation du chef de l’exécutif américain est mise en contraste avec l’irresponsabilité politique structurelle du chef de l’État français, il élude cependant le fait que cette assimilation est fondée sur un détournement de la notion même de responsabilité politique. En effet, comme nous l’avons souligné, l’assimilation de l’élection à la responsabilité politique principale du président est largement le résultat des revendications des chefs successifs de l’exécutif américain. Or, ces revendications étaient fondées non pas principalement sur le souhait de rendre davantage de comptes aux gouvernés quant à leurs actions, mais visaient à renforcer leur légitimité démocratique au sein des institutions américaines et justifier l’expansion progressive de leurs pouvoirs en particulier à l’égard du Congrès. Dit autrement, l’émergence de l’élection comme mécanisme de responsabilité politique du président est moins le fruit d’une volonté de renforcer le contrôle démocratique sur le pouvoir présidentiel que la recherche d’une justification à la puissance présidentielle. Cela se traduit d’ailleurs depuis plusieurs décennies, avec l’émergence de la théorie de l’exécutif unitaire, par la prétention des administrations présidentielles américaines à n’être responsable que directement devant le peuple. L’élection devient alors le moyen pour les présidents de revendiquer de ne rendre des comptes qu’au peuple américain en excluant un contrôle des autres organes constitutionnels.
II. La revendication de l’élection comme mécanisme central de responsabilité politique du président
En tant que fondement de la responsabilité politique du président des États‑Unis, l’élection est censée être un des moyens de contrôler et limiter les pouvoirs du chef de l’exécutif : celui-ci doit être attentif à demeurer dans le cadre du mandat qui lui a été confié s’il souhaite obtenir ou conserver sa majorité au Congrès, ou être réélu. Toutefois, cette présentation fait fi du fait que les présidents ont été enclins à assimiler leur élection à une forme de responsabilité politique essentiellement pour revendiquer une expansion de leur pouvoir par un contrôle exclusif de la branche exécutive (A). Ils s’appuient désormais sur leur responsabilité directe devant le peuple pour refuser tout contrôle sur la branche exécutive qui ne serait pas exercé directement par les citoyens lors des échéances électorales (B).
A. L’élection comme justification du contrôle présidentiel exclusif sur la branche exécutive
Depuis plusieurs décennies s’est développée aux États-Unis une approche présidentialiste de l’office du président. Ce mouvement s’appuie aussi bien sur la jurisprudence de la Cour suprême que sur les doctrines défendues par les présidents successifs. Il est fondé sur la théorie de l’exécutif unitaire qui vise à redonner sa place au président au sein des institutions américaines en lui confiant la pleine maîtrise sur la branche exécutive. Cette théorie était initialement liée au mouvement juridique conservateur. Jusqu’aux années 1970, la droite américaine était globalement hostile à l’expansion des pouvoirs présidentiels qu’elle assimilait à l’interventionnisme fédéral et aux actions militaires à l’étranger là où elle défendait une réduction de l’État fédéral et un isolationnisme américain. Toutefois, les républicains ont commencé, au regard des évolutions démographiques, à estimer qu’ils avaient plus de chance d’emporter la présidence que le Congrès. Or, pour que le président puisse agir sans le Congrès, il fallait promouvoir le renforcement de ses pouvoirs. L’administration de Ronald Reagan va alors défendre l’idée d’un exécutif unitaire contre le Congrès, notamment par la voie de signing statements qui sont des déclarations permettant au président d’interpréter la loi dans un sens favorable aux prérogatives de l’exécutif. Les administrations présidentielles suivantes vont globalement adhérer à cette théorie, selon des interprétations plus ou moins ambitieuses. Et bien que la théorie de l’exécutif unitaire soit initialement liée à la pensée juridique conservatrice, la difficulté pour les présidents démocrates à faire adopter des lois face à un Sénat où les républicains sont surreprésentés, les a conduits à retenir une approche similaire des pouvoirs présidentiels, comme l’a montré l’unilatéralisme de Barack Obama.
Si cette théorie est mobilisée par un ensemble d’auteurs aux positions diverses, ils partent en général d’un double constat commun. D’une part, pendant l’essentiel de l’histoire américaine, le Congrès aurait respecté les prérogatives du président des États-Unis. Mais au xxe siècle, en particulier à partir des années 1970 avec la guerre du Vietnam et l’affaire du Watergate, le Congrès serait intervenu en adoptant des lois qui auraient eu pour effet d’encadrer et limiter le pouvoir exécutif. C’est au fond l’idée de la présidence enchainée, selon le titre d’un ouvrage célèbre au sein du mouvement conservateur, qui justifierait, en réaction, la restauration des pouvoirs du président. D’autre part, ces auteurs, s’appuyant sur une interprétation originaliste de la Constitution, estiment que cet affaiblissement supposé de la présidence serait inconstitutionnel. Ils jugent en effet que les constituants ont entendu donner au président des États-Unis une pleine maîtrise de la branche exécutive. Ils s’appuient sur le choix des constituants de confier le pouvoir exécutif à un président unique plutôt qu’à un conseil exécutif pluriel. Ils se fondent également sur l’article II de la Constitution (VestingClause) selon lequel « Le pouvoir exécutif sera confié à un président des États-Unis d'Amérique ». Selon les tenants de la théorie unitaire, cette disposition ne fait pas simplement référence aux pouvoirs qui sont énumérés dans l’article II, mais confie au président l’ensemble des prérogatives que les constituants considéraient comme exécutives. La notion de « pouvoir exécutif » était, selon ces auteurs, « comprise par les personnes éduquées de l’époque comme les prérogatives de la Couronne britannique, incluant le contrôle exclusif sur les affaires étrangères et la sécurité nationale ». Cette interprétation originaliste serait confirmée par le « contraste des termes de l’article ii avec ceux de l’article I. L’article I ne confie explicitement au Congrès que « Tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente Constitution ». La différence de formule indique, selon les promoteurs de la théorie, que l’article II ne se contente pas de se référer aux pouvoirs énumérés ailleurs dans l’article II ». Cette théorie se fonde également et surtout sur l’élection du président : il doit avoir la maîtrise de l’ensemble des pouvoirs exécutifs, car il est « le seul à être responsable politiquement devant l’ensemble du peuple ».
Il faut souligner que la portée de la théorie de l’exécutif unitaire a sensiblement évolué dans le temps passant d’une version modérée sous la présidence de Ronald Reagan à une version radicale sous la présidence de Georges W. Bush. Les tenants de cette théorie au sein de l’administration de Ronald Reagan défendaient seulement l’idée que la Constitution impose que le président ait la maîtrise de l’entièreté de la branche exécutive, en particulier des agences exécutives indépendantes créées par le Congrès. Selon cette conception, le président doit disposer d’un pouvoir hiérarchique sur l’ensemble des agents et agences rattachés à la branche exécutive. Le président serait donc habilité à révoquer n’importe quel agent et à donner des instructions ou substituer sa décision à celle de n’importe quel agent ou agence indépendante, même si la compétence de l’autorité administrative en question est directement fondée sur une habilitation du Congrès. C’est au fond l’idée que le Congrès ne pourrait pas restreindre l’autorité dont dispose le président sur la branche exécutive, en lui interdisant par exemple de révoquer certains agents.
Si les précédents de la Cour suprême sur ce sujet ne permettent guère de valider ou d’invalider dans son ensemble cette conception, ils marquent tout de même un tropisme pour la position unitaire. En effet, dès un arrêt Myers v. United States de 1926, la Cour a jugé inconstitutionnelle une disposition législative qui exigeait le consentement du Sénat pour la révocation d’un directeur des postes en énonçant que les constituants ont entendu donner au seul président le pouvoir de révocation des agents de l’exécutif, qui ne saurait donc être soumis à l’accord du Sénat. Toutefois, la Cour suprême a déjà jugé constitutionnelle la limitation du pouvoir de révocation du président en exigeant que celui-ci justifie sa décision sur le fondement d’un « motif légitime » (good cause). La question de la limitation du pouvoir de révocation du président s’est notamment posée à propos de la révocation des procureurs indépendants chargés d’enquêter sur l’administration présidentielle. Si cette limitation a été jugée constitutionnelle, c’est à cette occasion que le juge Antonin Scalia rédigea, dans l’affaire Morrison v. Olson, une de ses plus célèbres opinions dissidentes dans laquelle il défendit la théorie de l’exécutif unitaire en s’appuyant sur une interprétation originaliste de la Constitution. L’opinion de l’éminent juriste se fonda alors sur des préoccupations tirées de la responsabilité politique : le juge Scalia estimant qu’on ne peut pas confier les pouvoirs importants d’un procureur indépendant à un agent qui n’est responsable ni devant les électeurs ni devant aucun élu. Et si la Cour suprême accepte des limitations, elle juge toutefois inconstitutionnelle une loi qui imposerait des restrictions trop importantes au pouvoir de révocation du président. En effet, la Cour estime qu’une limitation excessive du pouvoir de révocation « entrave aussi bien la faculté du président à assurer que la loi est fidèlement exécutée que la capacité du public a porté un jugement sur ses actions ». La jurisprudence de la Cour suprême a ainsi pour fil conducteur l’idée que le président « est plus responsable électoralement pour les actions d’une agence quand il a davantage de contrôle sur cette agence ». C’est au fond l’idée que les agences ne peuvent exercer des prérogatives du pouvoir exécutif, sans que les citoyens ne puissent demander des comptes sur la manière dont ces pouvoirs sont employés. Or, le président étant le seul agent élu au sein de la branche exécutive, pour qu’il puisse rendre des comptes sur les actions des agences exécutives, il doit disposer d’un contrôle sur elles. C’est donc l’élection du président, assimilée alors à un mécanisme de responsabilité politique, qui induit la Cour suprême à reconnaître à celui-ci davantage de contrôle sur la branche exécutive et donc de pouvoir. Mais ce raisonnement n’est pas sans risque pour l’équilibre des pouvoirs et l’effectivité de la responsabilité politique car poussé dans ses retranchements, il conduit à réfuter tout contrôle du président en dehors des échéances électorales.
B. L’élection comme justification de la suprématie présidentielle
Avec l’élection de Georges W. Bush et les attentats du 11 septembre 2001, un certain nombre de membres de l’administration présidentielle, en particulier le vice-président Dick Cheney, son conseiller David Addington, ou encore le juriste du département de la justice John Yoo, vont défendre la suprématie présidentielle en s’appuyant sur la théorie de l’exécutif unitaire. Il ne s’agit plus simplement d’arguer que le président doit avoir le contrôle sur l’ensemble de la branche exécutive, mais que « les pouvoirs constitutionnels du président interdisent dans de nombreuses hypothèses le Congrès ou les juridictions de limiter, surveiller, ou autrement contrôler les actions présidentielles ». Depuis lors, les administrations présidentielles et une partie de la doctrine s’appuient sur la théorie de l’exécutif unitaire pour défendre l’idée que la Constitution des États-Unis institue un régime de séparation formelle des pouvoirs, qu’on qualifierait en France de séparation stricte ou rigide, qui interdirait notamment au Congrès de contrôler l’activité de la branche exécutive.
Les promoteurs de la suprématie présidentielle tendent à affirmer que le président des États-Unis doit avoir le contrôle exclusif de la branche exécutive ainsi que de toutes les compétences qu’ils considèrent de manière inhérente comme exécutives, ce qui revient à considérer que « toute action gouvernementale qui ne consisterait pas en l’adoption d’une loi ou le jugement d’une affaire » serait exécutive. Ce domaine inclurait tout particulièrement les affaires étrangères, le domaine militaire ou encore la sécurité nationale. L’élection du président apparaît alors comme la justification majeure de la position suprémaciste dans la mesure où « avec son lien direct à l’opinion publique que les autres institutions du gouvernement n’ont pas, la présidence est en mesure de dominer le gouvernement au nom de la “nation tout entière” ». La soumission du président au jugement des électeurs exclurait ainsi le contrôle de l’exécutif par les autres branches. Par conséquent, toute intervention du Congrès qui viserait à contrôler ou limiter le pouvoir du président serait non seulement inconstitutionnelle, mais le président serait en outre en droit de déroger à ces lois, dans certains cas en secret. Un exemple topique est celui du programme de surveillance électronique de la NSA (Terrorist Surveillance Program), autorisé par l’administration Bush, qui permettait à cette agence de surveiller les communications de millions de citoyens américains, sans contrôle judiciaire et sans en informer le Congrès, en violation directe avec la loi. Cette surveillance était seulement fondée sur des mémorandums du département de la justice, classifiés secret-défense, s’appuyant sur la théorie unitaire pour justifier l’absence de contrôle judiciaire dès lors que serait en cause la sécurité nationale, domaine exclusif du président. L’administration présidentielle n’a jamais informé le Congrès ou le public de la conduite d’un tel programme initié à la suite des attentats du 11 septembre 2001. L’existence de ce programme de surveillance n’a été révélée qu’en 2005 par le New York Times. L’administration Bush a toujours refusé de révéler les détails de cette surveillance en invoquant la doctrine du privilège de l’exécutif (executive privilege) dont la violation serait de nature à mettre en péril la sécurité nationale. Cette doctrine, dont la Cour suprême a reconnu la validité dans l’arrêt United States v. Nixon, permet au président de refuser de révéler ou transmettre au public, au Congrès ou aux juridictions, des documents ou communications internes à la branche exécutive dès lors que cela aurait notamment pour effet de porter atteinte à la sécurité nationale. Le président bénéficie en la matière d’une présomption : c’est à la partie adverse de démontrer la nécessité d’écarter ou de violer un tel privilège. Dans le domaine de la sécurité nationale, la Cour suprême juge que cette présomption est renforcée et doit conduire le juge à une grande déférence.
La combinaison de la possibilité pour le président d’ordonner à l’administration de déroger à une loi qu’il estimerait empiéter sur ses prérogatives et sa capacité à opposer le privilège de l’exécutif pour ne pas avoir à révéler une telle violation conduit à conférer au chef de l’exécutif un pouvoir considérable. Et ce d’autant plus que les révélations de telles actions présidentielles sont souvent poursuivies pénalement sur le fondement de la violation d’informations classifiées. Ce qui a pu expliquer le choix du New York Times de ne diffuser qu’en 2005 les informations relatives au programme de surveillance de la NSA alors que les journalistes en disposaient depuis un an. Ces assertions suprémacistes d’un pouvoir présidentiel puissant ne pouvant pas être contrôlé ne sont pas demeurées cantonnées à l’administration Bush : cette conception de l’office du président des États-Unis a été largement reprise pas les administrations suivantes, que ce soit celle de Barack Obama ou de Donald Trump. Cette thèse était encore récemment défendue par les avocats de Donald Trump devant le Sénat durant la première procédure d’impeachment dont il a fait l’objet. Ils arguaient notamment que cette procédure de destitution était inconstitutionnelle en ce qu’elle intervenait lors d’une année électorale, or seuls les électeurs devraient alors pouvoir mettre fin aux fonctions du chef de l’exécutif. En d’autres termes, ils défendaient la thèse selon laquelle l’élection serait le seul moyen de demander des comptes au président des États-Unis sur ses actions. En poussant cette thèse à l’extrême, les tenants de la suprématie présidentielle jettent une lumière crue sur la réalité de l’argument tiré de l’élection du président comme mécanisme de responsabilité électorale : il apparaît avant tout comme un artifice visant à justifier l’expansion des pouvoirs présidentiels sans garantir corrélativement un renforcement de la responsabilité politique du chef de l’exécutif. En effet, il nous semble que dans le cadre des institutions américaines, le mécanisme de l’élection présente de nombreuses carences de nature à mettre en doute sa qualification de responsabilité politique.
III. L’inadaptation de l’élection comme mécanisme de responsabilité politique du président
L’élection pourrait être un véritable mécanisme de responsabilité politique si elle permettait aux citoyens de contrôler l’action du président et de lui demander des comptes pour les politiques menées durant son mandat. Les électeurs pourraient alors décider de lui infliger, ou non, une sanction en lui refusant une majorité de soutiens au Congrès ou un nouveau mandat. Mais un tel contrôle populaire n’est possible qu’à la double condition que, d’une part, le cadre constitutionnel et électoral permette effectivement aux citoyens d’engager la responsabilité politique du président et que, d’autre part, les citoyens soient parfaitement informés des actions du président pour pouvoir contrôler son activité et apprécier son bilan. Il nous semble qu’en pratique ces deux conditions sont loin d’être réunies. En effet, l’élection du chef de l’exécutif américain souffre aujourd’hui de nombreuses carences liées aussi bien aux limites du mandat du président (A) qu’à l’évolution du paysage politique et médiatique des États-Unis (B).
A. L’élection comme mécanisme de responsabilité politique mise à mal par le cadre constitutionnel et électoral américain
Il a pu être avancé que l’élection du président des États-Unis est un moyen de mettre en œuvre la responsabilité politique du fait du cadre et de la pratique constitutionnels spécifiques aux institutions américaines. Toutefois, il nous semble qu’un tel argument n’est pas entièrement convaincant tant il fait fi de certaines règles et pratiques qui remettent en cause la faculté des citoyens de sanctionner le président lors des échéances électorales. D’abord, si la responsabilité politique du président se conçoit principalement à travers son élection tous les quatre ans, il faut rappeler que le vingt-deuxième amendement à la Constitution des États-Unis prévoit que « Nul ne pourra être élu à la présidence plus de deux fois, et quiconque aura rempli la fonction de Président, ou agi en tant que Président, pendant plus de deux ans d'un mandat pour lequel quelque autre personne était nommée Président, ne pourra être élu à la fonction de président plus d'une fois ». Cette limitation du nombre de mandats que peut effectuer un président, introduite à la suite des quatre mandats de Franklin Roosvelt, n’est pas de nature à inciter le président à agir dans l’intérêt de la majorité des électeurs dès lors qu’il n’a, en tout état de cause, aucune possibilité d’être réélu. Cela signifie que les électeurs n’ont plus de prise sur l’action présidentielle, hors des élections de mi-mandat. Les délégués de la Convention de Philadelphie avaient largement débattu la question de la durée du mandat et la possibilité pour le président de se représenter. Le compromis retenu était un mandat court avec la possibilité d’une réélection illimitée justement afin de s’assurer que le président soit incité à demeurer vertueux s’il souhaite être réélu. Il est cependant vrai que dès Georges Washington, la pratique d’une limitation informelle de deux mandats s’est établie et aucun président n’avait exercé plus de deux mandats avant Franklin Roosvelt. Toutefois, cela n’a pas empêché certains présidents de tenter d’obtenir un troisième mandat. Le choix du constituant de 1951 de limiter le nombre de mandats que peut accomplir un président était fondé sur la volonté d’empêcher la réélection perpétuelle d’un président qui pourrait entrainer son emprise sur le régime. Mais ce choix a eu également pour conséquence de considérablement fragiliser l’idée que la responsabilité politique du président est avant tout électorale : elle ne l’est plus véritablement pour son second mandat.
À cela s’ajoute le fait que le président des États-Unis est loin d’être élu par et responsable devant le peuple américain. Comme nous l’avons rappelé, le président est élu au suffrage indirect par un collège de grands électeurs. Or, les grands électeurs sont répartis entre les cinquante États américains sur la base du nombre de représentants et de sénateurs attribués à chaque État, auxquels s’ajoutent trois grands électeurs pour la capitale Washington (District of Columbia). Les élections présidentielles américaines ne se conçoivent donc que dans le cadre des États fédérés compétents, sur le fondement notamment des articles 1er et 2nd de la Constitution, pour fixer les règles électorales et le découpage des circonscriptions. Un candidat doit obtenir la majorité de ces grands électeurs pour être élu, soit 270 électeurs. Toutefois, la répartition des 538 grands électeurs est asymétrique : alors que la Californie dispose approximativement d’un grand électeur pour 715 000 habitants, un État comme le Wyoming dispose d’un grand électeur pour 193 000 habitants. Ce phénomène a pour conséquence une surreprésentation des États peu peuplés et ruraux du centre de l’Amérique au détriment des États les plus peuplés des côtes. Or, cela correspond également à la couleur politique des citoyens de ces États, les premiers votant souvent plus pour le parti républicain alors que les seconds votent davantage pour le parti démocrate . Compte tenu de l’inclinaison politique structurelle d’une grande partie des États américains, l’élection présidentielle ne se joue en réalité que dans une poignée d’États, qualifiés de « swing states », susceptibles de passer d’un camp à l’autre. À cela s’ajoute la règle du « winner-takes-all » en vigueur dans la plupart des États selon laquelle le candidat arrivé en tête emporte l’ensemble des grands électeurs attribués à cet État. L’élection présidentielle de novembre de 2020 est assez topique en la matière : elle a été déterminée par les résultats dans quatre États principaux : la Pennsylvanie (20 votes), le Michigan (16 votes), la Géorgie (16 votes) et le Wisconsin (10 votes). Le système de grands électeurs affaiblit par conséquent l’idée que l’élection du président serait un moyen d’engager la responsabilité politique à double égard. D’une part, il conduit à ce que l’élection présidentielle soit surdéterminée par une minorité d’électeurs se trouvant dans certains États stratégiques, l’immense majorité des électeurs se trouvant dans des États ne changeant guère de couleur politique d’une élection à une autre. Et encore, même dans ces swing-states, ce ne sont qu’une minorité d’électeurs, ceux qui sont qualifiés « d’indépendants », qui font basculer l’État pour un des deux candidats. Par exemple, en 2016, Donald Trump a emporté l’élection présidentielle grâce aux votes de 80 000 électeurs dans trois États (le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin). Ce système tend à ce que le président des États-Unis ne réponde pas de ses actions devant l’ensemble des électeurs américains, mais devant une petite minorité se trouvant dans les États les plus stratégiques. D’autre part, ce système peut mener à ce que le candidat élu, celui ayant obtenu le plus grand nombre de grands électeurs, ait cependant perdu le vote populaire. Autrement dit, le système électoral américain permet qu’un candidat n’ayant pas obtenu la majorité des suffrages exprimés par les citoyens puisse être élu à la présidence. Cette hypothèse n’est pas seulement théorique dans la mesure où elle s’est produite à cinq reprises. Ainsi en 2016, Donald Trump a emporté l’élection présidentielle avec 304 grands électeurs, bien au-delà des 270 requis, et a pourtant perdu le vote populaire de près de 3 millions de voix. Cette situation met en doute la thèse selon laquelle le président serait véritablement politiquement responsable devant le peuple dans la mesure où la majorité des citoyens n’est en réalité pas en mesure de le révoquer à l’issue de son premier mandat.
Les midterms n’apparaissent pas non plus comme un mécanisme de responsabilité politique du président parfaitement convaincant. D’abord, si la capacité d’action du chef de l’exécutif est réduite lorsqu’il ne dispose pas de la majorité au Congrès, il n’en reste pas moins que ses pouvoirs d’action unilatérale demeurent considérables, en particulier depuis leur expansion au cours de ces dernières décennies. L’erreur serait de penser que le président américain se trouverait alors dans la même situation qu’un président de la République française en période de cohabitation. En effet, même en période de gouvernement divisé (divided government), le président demeure le chef de l’exécutif et dispose de moyens d’action importants comme l’a encore montré Donald Trump : face à l’opposition de la majorité démocrate à la Chambre des représentants de financer « son » mur à la frontière mexicaine, il a déclaré, par une proclamation du 15 février 2019, une urgence nationale à la frontière Sud des États-Unis. Cela lui a permis de saisir plusieurs milliards de dollars qui avaient été affectés par le Congrès au département de la défense pour un tout autre objet. Les midterms ne sont donc que rarement un moyen efficace d’engager la responsabilité du président qui ne tire pas toujours des conséquences directes de cette défaite sur son action. Du reste, ces élections ne sont pas le meilleur indicateur de l’état de l’opinion compte tenu de la tendance encore forte dans un certain nombre d’États au gerrymandering, qui implique un découpage électoral pour les sièges à la Chambre des Représentants favorisant le parti majoritaire au sein de l’État, et à la mise en place des restrictions d’accès des minorités au vote (voter suppression). Un certain nombre de sièges sont donc pré-attribués à un parti sans lien avec l’action du président des États-Unis. La situation au Sénat n’est guère meilleure dans la mesure où l’égalité de représentation entre les États, imposée par la Constitution, a pour effet une surreprésentation des États peu peuplés au détriment des plus grands États.
B. L’élection comme mécanisme de responsabilité politique mise à mal par l’information limitée des citoyens
On peut douter de la capacité du régime américain à garantir une parfaite information des citoyens qui leur permettrait d’apprécier le bilan du président des États-Unis lors des échéances électorales. Comme le relève un auteur, « le constat le plus important qui ait été établi ces cinq dernières décennies par la recherche en science politique est le fait que la majorité des citoyens américains n’ont pas les connaissances politiques de base ». Selon les études empiriques menées en la matière, une partie significative des électeurs américains ne discerne pas ce qui relève de l’État fédéral et des États fédérés, ne connaît guère le fonctionnement de la branche exécutive, et ne sait pas discerner ce qui relève de la compétence des différentes agences ou les actions concrètes qu’elles mènent. Les électeurs américains ont donc en général une perception très approximative de ce qui a été accompli par le président durant son mandat et de ce qui peut être ou non mis à son crédit. Du reste, il ne faut pas négliger le fait qu’au-delà du bilan, les électeurs peuvent également déterminer leur vote au regard d’une grande variété de critères étrangers au bilan du président comme sa personnalité, son projet pour le prochain mandat ou la qualité des autres candidats. Le contrôle des électeurs américains s’éloigne ainsi très sensiblement des standards de la responsabilité politique qu’on trouve dans les régimes parlementaires qui impliquent qu’une assemblée puisse exercer un contrôle sur l’activité gouvernementale en s’appuyant sur des procédures (questions, auditions, commissions d’enquête, etc.) lui permettant d’être précisément informée sur l’action du Gouvernement et, le cas échéant, de le sanctionner en cas de désaccord politique.
Cette incapacité de nombre de citoyens à porter un regard informé sur l’action du président est renforcée depuis une trentaine d’années par la polarisation extrême des opinions provoquées par une évolution du paysage médiatique. D’abord, sous l’impulsion de l’administration de Ronald Reagan, l’agence indépendante de régulation des communications, la Commission fédérale des communications (FCC), a abandonné en 1987 la fairness doctrine qui imposait aux sociétés disposant d’une licence de diffusion de contenus radiophoniques ou télévisés de consacrer une partie du temps d’antenne à des questions d’intérêt public et de les présenter en respectant le contradictoire et en faisant entendre des points de vue divergents. Si cet abandon était justifié par la volonté de préserver la liberté d’expression garantie par le premier amendement, il a eu pour effet de créer des médias d’opinion ne présentant plus qu’un seul point de vue avec un rapport très libre à la réalité. L’exemple de Fox News est aujourd’hui fameux avec ses millions de spectateurs quotidiens et sa ligne éditoriale qui a été largement en soutien de la présidence de Donald Trump. L’« information » que reçoit une partie des électeurs sur les actions du président est donc largement tronquée. Ce phénomène est aujourd’hui accentué avec l’émergence des réseaux sociaux, qui s’imposent comme une des sources majeures d’information des Américains : de tels réseaux créent des bulles informationnelles dans lesquelles s’enferment les citoyens, ce qui favorise la diffusion de fausses nouvelles et les théories du complot. Les évènements du 6 janvier 2021, des partisans de Donald Trump ayant pris d’assaut le Capitole, sont caractéristiques de ce phénomène : ils découlent de la diffusion d’informations erronées par certains médias et les réseaux sociaux selon lesquelles Joe Biden aurait volé l’élection présidentielle au détriment de son rival républicain.
L’ensemble de ces éléments tendent à remettre en cause la validité de la prémisse de la théorie de l’exécutif unitaire selon laquelle le président doit avoir le contrôle de l’ensemble de la branche exécutive, car il est le seul à rendre des comptes à l’ensemble du peuple. En effet, le chef de l’exécutif ne rendra en général pas vraiment compte des actions menées par les agences exécutives indépendantes qu’il contrôle dès lors qu’une partie significative des citoyens ignore leur existence ou leurs actions. Surtout, le contrôle présidentiel sur ces agences peut avoir pour effet de limiter l’information dont disposent les citoyens pour juger le président. Comme le souligne le professeur Heidi Kitrosser, l’administration de George W. Bush a par exemple empêché l’agence de protection de l’environnement (EPA) de divulguer en 2007 un rapport sur les gaz à effet de serre et d’adopter une série de régulations visant à encadrer le rejet de tels gaz par les véhicules automobiles. L’administration ne souhaitant pas introduire de régulations en la matière, sans avoir à rendre publique sa position, elle a donc empêché la diffusion d’informations sur le sujet. Si l’existence de ces documents a été révélée par la presse, ils n’ont été rendus publics qu’en 2009 par l’administration Obama.
Plus généralement, le président et son administration ont la faculté de contrôler l’information en opposant le privilège de l’exécutif au Congrès et aux juridictions ainsi qu’en classifiant les documents de la branche exécutive sous le sceau du secret-défense. En effet, les administrations présidentielles ont tendance à largement abuser de leur pouvoir de classification leur évitant de divulguer des informations qui permettraient de jeter le trouble sur leur action ou celle du président. Ainsi, de nombreux experts de la sécurité nationale et des rapports parlementaires ont pu affirmer qu’il y avait une très large surclassification. Déjà en 1989, un ancien avocat général des États-Unis observait par exemple dans une tribune qu’
il devient rapidement évident pour toute personne qui a une expérience significative avec des documents classifiés qu’il y a une surclassification massive et que la principale préoccupation de ceux qui classifient n’est pas la sécurité nationale, mais plutôt d’éviter au gouvernement un quelconque embarras .
Ce phénomène est aujourd’hui largement accentué avec la résurgence de la menace terroriste depuis une vingtaine d’années qui vient appuyer une conception extensive de la sécurité nationale. D’autant que les administrations présidentielles successives sont particulièrement virulentes pour poursuivre tous les auteurs de fuites d’informations ou documents classifiés. L’affaire « ukrainienne » a été un bon exemple de cette surclassification visant à empêcher d’informer le public sur les actions du président. En l’espèce, le 25 juillet 2019, lors d’un échange téléphonique entre Donald Trump et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, le président américain a exigé de son homologue que l’Ukraine annonce publiquement l’ouverture d’une enquête contre Joe Biden, futur candidat démocrate à la présidentielle, en échange de laquelle l’administration débloquerait une aide de plusieurs centaines de millions de dollars. Au regard des éléments compromettants de cette conversation, qui conduiront la Chambre des Représentants à lancer une procédure d’impeachment, le conseiller juridique sur les affaires de sécurité nationale du président a rapidement transféré la retranscription de l’échange sur un serveur hautement classifié et sécurisé restreignant ainsi l’accès à celui-ci. La révélation du contenu de la conversation entre les deux présidents est le fruit d’une plainte d’un lanceur d’alerte anonyme, un agent de la CIA, auprès de l’inspecteur général de la communauté du renseignement relayée par une série d’articles du Washington Post, publiée les 18 et 19 septembre 2019. Sous la pression médiatique, le président n’a pas eu d’autre choix que de publier la retranscription de la conversation en novembre 2019. À la lecture de celle-ci, il est évident que ce n’est pas la sécurité nationale que visait à protéger la classification, mais bien l’embarras que risquaient de causer les demandes de Donald Trump à son homologue ukrainien. De même, Donald Trump avait demandé à l’administration Biden de refuser la transmission de documents à la commission de la chambre des Représentants chargée d’enquêter sur l’attaque du Capitol du 6 janvier 2021, qui fit l’objet d’une seconde procédure d’impeachment, en se fondant sur le privilège de l’exécutif. Toutefois, le président Joe Biden a refusé d’opposer de manière générale le privilège de l’exécutif et a autorisé la transmission des documents, décision qui n’a pas été remise en cause par la Cour suprême malgré les contestations du 45e président des États-Unis. La diffusion des documents souligne là encore que le privilège de l’exécutif n’était qu’un artifice pour tenter de couvrir des éléments particulièrement gênants pour l’ex-président et son entourage. Cet épisode pourrait être le signe d’une évolution vers davantage de transparence concernant l’activité présidentielle, il faudra cependant voir si Joe Biden est aussi prompt à accepter la diffusion de documents lorsque ceux-ci seront relatifs à des dysfonctionnements potentiels de sa propre administration. En tout état de cause, cette capacité du président et de son administration à rendre secrètes les actions présidentielles est de nature à structurellement compromettre l’efficacité de l’élection comme mécanisme de responsabilité politique dès lors que les électeurs ne sont pas en mesure d’avoir une vision complète du bilan du chef de l’exécutif.
La défaite de Donald Trump lors des élections de novembre 2020 pourrait laisser penser que l’élection du président en tant que moyen d’engager la responsabilité politique demeure pertinente malgré tout. Face à la multiplication des scandales et à la gestion très contestée de la crise sanitaire, une majorité de citoyens américains dans les États-clés ont décidé de ne pas reconduire le 45e président des États-Unis pour un nouveau mandat. Toutefois, il nous semble que la défaite de Donald Trump est un trompe-l’œil. Certes, Joe Biden a emporté, avec plus de 81 millions de voix, près de sept millions de voix de plus que Donald Trump. Il n’en reste pas moins que le président républicain a obtenu un nombre total de votes plus élevé qu’en 2016 et se trouve aujourd’hui à la deuxième place, après Joe Biden, des candidats à la présidentielle ayant obtenu le plus de voix. Surtout, les résultats de l’élection présidentielle de 2020 ne manifestent pas un rejet massif par les électeurs des États-clés du bilan du président : on rappellera que si Joe Biden a gagné plusieurs swing states, Donald Trump n’est devancé au total que de 77 000 voix dans quatre États-clés (Arizona, Géorgie, Nevada et Wisconsin). Alors que les sondages prédisaient une large victoire du candidat démocrate, ce n’est qu’une défaite mesurée que subit le candidat républicain. En réalité, l’élection de 2020 s’inscrit dans un phénomène connu aux États-Unis : les présidents n’ayant pas été réélus, les « one-term presidents », sont l’exception. Les citoyens américains tendent à reconduire très largement les présidents pour un second mandat. Depuis le début du xxe siècle, seulement six présidents ont perdu leur campagne sur les vingt-deux qui ont exercé le pouvoir. Cela implique qu’il est très difficile de battre un président-candidat, hors de certaines circonstances exceptionnelles, généralement une crise économique, dont le président sortant n’est d’ailleurs pas nécessairement responsable. Ces éléments montrent que les électeurs sont prompts à reconduire un président quel que soit son bilan, et lorsqu’ils refusent de le réélire, ce n’est pas nécessairement au regard de son bilan dont ils n’ont pas une connaissance précise. Au regard de ces éléments, il apparaît en conséquence délicat d’affirmer que l’élection serait un mécanisme de responsabilité politique tant elle ne permet guère aux citoyens de contrôler l’action du président, faute d’une information suffisante, et qu’il n’y a pas nécessairement de lien de causalité entre la sanction électorale et le bilan présidentiel.
Au terme de cette étude, on ne peut que constater que si les échéances électorales auxquelles est soumis le président des États-Unis sont souvent présentées comme le principal moyen d’engager sa responsabilité politique, l’analyse de l’histoire constitutionnelle américaine, de son cadre constitutionnel et électoral ou encore de la pratique nous conduisent à sérieusement mettre en doute cette approche. Il nous semble en effet que les arguments qui visent à justifier le fait que l’élection serait, dans le cadre spécifique des institutions américaines, un véritable mécanisme de responsabilité politique peinent à convaincre que ce soit du point de vue théorique ou empirique. Par conséquent, on ne peut souscrire à la thèse selon laquelle ce qui distingue la responsabilité politique du régime parlementaire de celle du régime américain est « le moment où elle est invoquée, non la nature de la responsabilité politique qui change d’un régime à l’autre ». Il nous semble au contraire qu’à partir du moment où l’élection n’apparaît pas comme un véritable mécanisme de responsabilité politique, il faut admettre que le régime américain ne prévoit pas de procédure générale d’engagement de la responsabilité politique du chef de l’exécutif. Doit-on en conclure, pour faire écho à notre introduction, que le président est politiquement irresponsable ? Certains pourraient arguer que la réponse est négative dès lors que le Congrès dispose de l’arme de la procédure d’impeachment permettant de destituer un président qui porterait atteinte à « l’intégrité de la Constitution » en commettant certaines infractions spécifiques. Toutefois, outre que la qualification de responsabilité proprement politique de la procédure d’impeachment fait débat, il faut relever qu’elle met en œuvre une responsabilité nécessairement spéciale et non générale compte tenu de son objet. En effet, comme nous l’avons souligné, la pratique du régime américain n’a jamais permis le développement d’une responsabilité politique générale du président devant le Congrès par le biais de l’impeachment, la responsabilité induite par cette procédure n’est donc pas de type parlementaire. Ainsi, en refusant à l’élection la qualification de mécanisme de responsabilité politique, il faut en conclure qu’en l’absence de procédure alternative le régime « présidentiel » des États-Unis, à supposer qu’une telle qualification ait un sens, ne prévoit pas de moyen d’engager de manière générale la responsabilité politique du chef de l’exécutif. La situation du président américain est donc une manifestation assez claire d’une forme de rupture du lien entre pouvoir et responsabilité tant l’expansion de ses pouvoirs au cours du xxe siècle n’a pas été accompagnée d’un renforcement de sa responsabilité par l’émergence de véritables mécanismes de responsabilité politique.
Cette absence de véritable responsabilité politique n’est pas sans conséquence, car elle a conduit ces dernières années, en particulier depuis la présidence de Bill Clinton et l’affaire Whitewater, à la multiplication des actions visant à engager la responsabilité civile ou pénale du chef de l’exécutif. Ce phénomène est bien connu en France et n’apparaît guère comme la panacée. D’abord, si la Constitution des États-Unis ne prévoit pas de régime d’immunité pour le président, la jurisprudence et la pratique tendent à lui octroyer une telle protection aussi bien en termes d’irresponsabilité pour les actes rattachables à ses fonctions que d’inviolabilité pour les autres actes. La responsabilité pénale ne peut donc pas être un expédiant durant le mandat du président, d’autant que celui-ci dispose du pouvoir de grâce, qui ne peut être régulé par le Congrès, et qui peut lui permettre, comme l’a fait Donald Trump, de gracier des proches afin d’éviter des poursuites pénales. En outre, comme l’a parfaitement démontré Olivier Beaud, la responsabilité pénale n’obéit pas à la même logique que la responsabilité politique, l’une et l’autre n’ont pas la même nature ni le même objet. En France comme aux États-Unis, la responsabilité pénale ne saurait corriger les défaillances de la responsabilité politique.
Samy Benzina
Professeur de droit public à l’Université de Poitiers
Pour citer cet article :
Samy Benzina « Sur un ersatz de responsabilité politique : l'élection du président des Etats-Unis », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/Sur-un-ersatz-de-responsabilite-politique-l-election-du-president-des-Etats-Unis]