L'exemplarité des gouvernants : ce qu'en disent les juges
Un certain nombre de décisions juridictionnelles amplement médiatisées témoigne de la propension des tribunaux à utiliser la notion d’exemplarité pour mieux mettre en évidence la gravité des infractions commises par les gouvernants. L’article s’efforce de montrer, dans une perspective critique, combien le juge pénal tend à utiliser la notion d’exemplarité des gouvernants pour son utilité argumentative et rhétorique afin d’attraire autant que possible les manquements incriminés dans le champ répressif, quitte à passer outre les dispositions constitutionnelles ou législatives qui le lui interdiraient.
The analysis of various well-known decisions demonstrates the courts' propensity to use the notion of exemplarity to better highlight the seriousness of the offences committed by those in power. The article endeavours to show, from a critical perspective, how much the criminal judge tends to use the notion of exemplarity of the rulers for its argumentative and rhetorical usefulness in order to catch as much as possible the incriminated breaches in the repressive field, even if it means bypassing the constitutional or legislative provisions that would forbid it.
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Dans la pensée chrétienne, ainsi que Lucien Jaume le montre dans sa contribution, est exemplaire celui qui incarne la norme. Dieu est donc l’« examplar », le miroir de perfection, le modèle à suivre et sur lequel il convient de modeler sa conduite si l’on aspire au salut. L’usage contemporain et sécularisé du terme d’exemplarité se veut bien entendu plus modeste et pragmatique. Il n’en demeure pas moins marqué par cet idéal de pureté qui apparait bien difficile à concilier avec nos errements et notre finitude. L’exemplarité, nous dit en effet le dictionnaire, est « le caractère de ce qui est exemplaire, de ce qui est destiné à servir de leçon en frappant les esprits par sa rigueur ». La notion d’exemplarité renvoie ainsi à l’idée d’un exemple à suivre qui se caractérise par son exigence. Elle est donc marquée par une sorte d’éthique de la réciprocité : si on veut être en mesure d’exiger d’autrui qu’il soit honnête, probe, altruiste, courageux, il convient de commencer par l’être soi-même. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’exigence d’exemplarité est largement convoquée, depuis longtemps déjà, au sein des Armées. La formation des officiers et sous-officiers insiste en effet beaucoup sur l’absolue nécessité de l’exemplarité du chef, afin de favoriser l’engagement des troupes.
Ce thème de l’exemplarité s’est également répandu dans le monde civil, pourtant moins soumis à l’impératif de survie que les militaires. Il est fréquemment cité, au titre des obligations déontologiques, au sein des discours officiels, des rapports publics, des textes juridiques, et plus largement dans la sphère médiatique. Souvent présentée sous la forme d’un « devoir », l’exemplarité s’imposerait aux gouvernants, aux élus, aux fonctionnaires, et plus largement encore à tous ceux qui ont été désignés pour exercer des fonctions spécifiques au bénéfice de l’intérêt général, sans que l’on puisse toujours parfaitement déterminer où se trouve le fondement juridique d’une telle obligation.
Sans surprise, les juges se sont abstenus de demeurer en la matière sur une prudente réserve. Cette exigence d’exemplarité des gouvernants a été ainsi parfaitement formulée par le procureur Philippe Bourion lorsqu’il fut appelé à requérir en 2013 devant le tribunal correctionnel de Nanterre à l’encontre de Rama Yade. L’ancienne secrétaire d’État des gouvernements de François Fillon entendait se présenter aux élections législatives de 2012 à Colombes, ville dont elle était conseillère municipale d’opposition. Étant simplement locataire d’un local de campagne, Rama Yade est informée fin 2011 par la mairie de sa radiation imminente des listes électorales. L’article L. 9 du code électoral subordonne en effet ce type d’inscription à une obligation de domicile de six mois dans la commune ou au paiement des contributions directes communales. Elle loue en urgence un appartement, mais la commission de contrôle des listes électorales de la commune refuse de la réinscrire. L’ex secrétaire d’État décide alors de faire un recours devant le tribunal judiciaire. Ce qui ne se pratique jamais se produit alors : le juge se rend sur place, et constatant que l’appartement est vide de tout meuble ou effets personnels, lui refuse réinscription. Une enquête pour détournement du code électoral, faux et usage de faux est alors ouverte à grand renfort de moyens – écoutes téléphoniques, auditions multiples - à l’encontre de Rama Yade. Alors que cette dernière s’étonne à l’audience du « caractère injuste et disproportionné » d’une telle procédure, le Procureur lui réplique : « nous sommes dans l’exercice somme toute banal de la démocratie qui demande à la justice d’assurer le respect des lois et règlements décidés par nos élus. Et à un élu, on demande un respect plus aigu de la règle ». Rama Yade a en définitive été relaxée en mars 2013 de l’ensemble des poursuites. Entre temps, elle aura eu beau jeu de dénoncer l’instrumentalisation du politique à des fins partisanes.
« Un respect plus aigu de la règle ». En d’autres termes, de la qualité de gouvernant découlerait un degré d’exigence renforcé. On voit poindre ici l’idée de pureté qui est inhérente à la notion d’exemplarité. Le principe d’égalité devant la loi aurait-il fait long feu ? Serions-nous passés, par un radical retour de balancier, de l’impunité des gouvernants à leur répression forcenée ?
Il convient bien entendu de relativiser ce qu’une telle formule pourrait avoir d’excessif. Parfois en effet, l’exigence d’exemplarité se contente de sous-tendre des condamnations qui demeurent essentiellement morales. La jurisprudence de la Cour de Justice de la République (CJR) est riche d’exemples en la matière. Ainsi, dans l’arrêt Gillibert, relatif à des détournements de fonds publics et des escroqueries commis par un secrétaire d’État, la Cour n’hésite pas à stigmatiser un comportement qui, « émanant d’un ministre de la République, est particulièrement condamnable ». Toutefois, la peine prononcée demeure bien en deçà du maximum prévu par la loi. De manière similaire, la décision Pasqua ne se prive pas de souligner que « les faits commis par Charles Pasqua présentent une gravité certaine car ils ont été commis par un ministre d’État, dépositaire de l’autorité publique, dans l’exercice de ses fonctions », mais là encore l’ex ministre est relaxé dans deux des trois volets de l’affaire tandis que le 3ème volet se conclut par une peine des plus indulgentes. Il est vrai toutefois que la Cour de justice de la République, composée très majoritairement de juges-parlementaires, n’est guère réputée pour son excessive sévérité et tend à préférer la condamnation morale à la rigueur du droit pénal.
Les choses se présentent assez différemment devant les tribunaux ordinaires qui, en insistant sur la gravité des délits du fait de la fonction exercée, tendent à utiliser la notion d’exemplarité pour légitimer les condamnations. Il n’en demeure pas moins que travailler sur la notion d’exemplarité à partir de décisions juridictionnelles demeure un exercice délicat. D’abord parce que s’agissant pour l’essentiel de décisions de condamnation, l’exemplarité n’apparait qu’en creux, lorsque précisément elle a été bafouée. Elle est souvent citée dans les paragraphes qui précèdent le prononcé des condamnations. Elle vient alors s’ajouter aux arguments juridiques, dont elle s’efforce parfois de pallier la faiblesse. Ensuite, la référence à l’exemplarité n’est pas toujours explicite : il convient souvent de la déduire de l’intensité de la condamnation morale qui accompagne parfois le dispositif. À ces premières difficultés, vient s’ajouter un dernier écueil. La notion n’est en effet convoquée, de manière implicite ou explicite, que lorsque le juge estime que les fonctions exercées étaient suffisamment importantes pour faire peser un tel devoir sur le mis en cause. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous nous concentrerons ici sur les décisions relatives aux gouvernants au plus haut niveau de l’État. Ne serait-ce qu’en raison de la médiatisation de ces affaires, on peut supposer que ce qui est dit dans ces jugements au sujet de l’exemplarité a une forte influence sur la conception du bon gouvernement qu’ont, sinon l’opinion publique, du moins les juges. Nous nous efforcerons de cerner autant que possible le contenu et le fondement de cette notion souvent convoquée (I), avant de déterminer les conséquences de son usage (II).
I. Une notion fréquemment sollicitée
Une lecture attentive d’un certain nombre de décisions amplement médiatisées montre combien les tribunaux ordinaires tendent à utiliser la notion d’exemplarité pour mieux mettre en évidence la gravité des infractions commises par les gouvernants. L’exemplarité fait alors figure d’étalon dont le fondement juridique demeure incertain mais à l’aune duquel sont émis des jugements de valeur (A). L’étude des décisions permet cependant d’approcher, avec une relative précision, le contenu de la notion (B).
A. Un étalon aux fondements incertains
Le jugement de l’affaire dite des sondages de l’Élysée rendu par le tribunal correctionnel de Paris le 21 janvier 2022 mérite à cet égard d’être assez largement cité :
les infractions de favoritisme, recel de ce délit et détournement de fonds publics dont M. Guéant, Mme Mignon, M. Giacometti, M. Buisson [etc.] sont […] déclarés coupables ont porté une grave atteinte à l’autorité de l’État en ce que leur commission […] a jeté le discrédit sur la présidence de la République française et sur la haute fonction publique. Cette détérioration assumée est d’autant plus intolérable au corps social qu’aux termes de l’article 5 de notre Loi Fondamentale, le président de la République veille au respect de la constitution, assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État et est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités. À ce titre, il se doit d’incarner la Nation, la puissance publique, l’indépendance de la France à l’égard tant des autres États souverains que des intérêts partisans et catégoriels ainsi que de protéger, en toutes circonstances, l’État de droit sans lequel le respect de la constitution et de l’ensemble des principes fondant la démocratie dont celui de l’égalité de tous les citoyens devant la loi ne saurait être garanti. Pour ce faire, le président de la République et ses collaborateurs sont débiteurs, à l’égard du peuple français d’un devoir de probité, d’impartialité et d’exemplarité.
Au-delà de la sévérité du propos, le passage est intéressant tant il se singularise par sa dimension institutionnelle. La gravité des faits reprochés aux membres du cabinet du Président de la République est mise en exergue par référence à l’étendue des obligations que fait peser sur le chef de l’État l’article 5 de la Constitution. Ce dernier présente pour le juge un double avantage.
D’une part, s’y référer permet d’atteindre l’ancien chef de l’État, alors même que ce dernier, en raison de l’irresponsabilité perpétuelle et absolue dont il bénéficie pour les actes accomplis en qualité de Président de la République - sur le fondement de l’article 67 alinéa 1er de la Constitution - ne saurait être attrait devant les tribunaux. Cet aspect du jugement n’est pas sans rappeler l’affaire Lagarde jugée par la CJR le 19 décembre 2016. Protégé par son immunité, le Président de la République fut le grand absent de ce procès qui mettait en jeu la décision très contestée de ne pas effectuer de recours contre la sentence arbitrale prise en faveur de Bernard Tapie. Le rôle prépondérant joué par la Présidence de la République fut toutefois régulièrement évoqué, dans les pièces du dossier judiciaire comme lors des débats. La juridiction ordinaire, dans l’affaire des sondages soustraits aux règles de passation des marchés publics, est toutefois allée beaucoup plus loin que la CJR naguère, puisqu’après moult débats et procédures et un mandat d’amener délivré à son encontre, Nicolas Sarkozy fut contraint de venir témoigner devant le tribunal en dépit de l’immunité fonctionnelle dont il bénéficiait.
D’autre part, une interprétation audacieuse de l’article 5 permet ici au juge judiciaire d’affirmer que pèserait sur le Président de la République un devoir d’incarnation dont l’étendue voire l’existence ne peut que surprendre. C’est ainsi que le chef de l’État, non content de devoir « protéger en toutes circonstances l’État de droit », doit également « incarner la Nation, la puissance publique [et] l’indépendance de la France ». L’article 5 pourtant ne fait nullement référence à la notion d’incarnation, mais bien à celle d’arbitrage, formule elle-même ambiguë, peu opérationnelle et qui renvoie essentiellement à l’état du rapport de force politique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les six missions définies par l’article 5 n’ont en réalité de sens qu’au regard de dispositions plus précises de la Constitution, qui sont destinées à offrir au Président de la République les moyens de les accomplir. Loin de prendre acte de la généralité de cet article voulu par le général de Gaulle afin de permettre au chef de l’État de prendre symboliquement le pas sur les autres pouvoirs publics, les magistrats n’hésitent pas à le surinterpréter. L’article 5 de la Constitution parait ainsi recouvrer une portée que même les plus fins constitutionnalistes ont jusqu’ici ignorée. Par l’intermédiaire du devoir d’incarnation extensif qui en est déduit, il ferait peser sur le Président de la République et sur l’ensemble de ses collaborateurs une obligation aussi générale qu’indéfinie selon laquelle ils seraient « débiteurs à l’égard du peuple français d’un devoir de probité, d’impartialité et d’exemplarité ». La question du lien de causalité qui supposerait par exemple d’expliquer en quoi les modalités des commandes élyséennes de sondages et de conseils, aussi contestables qu’elles aient pu être, ont bien pu porter atteinte à l’indépendance de la France est passée sous silence. L’exemplarité remplit donc ici une fonction rhétorique qui fait manifestement bien peu de cas de la rigueur juridique.
Dans l’affaire dite Paul Bismuth, le tribunal judiciaire de Paris a, le 1er mars 2021, prononcé des peines de trois ans d’emprisonnement dont deux avec sursis à l’encontre des trois prévenus. Il s’agissait en l’espèce de l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy et de son avocat Maitre Thierry Herzog tous deux déclarés coupables de corruption active d’un magistrat et du délit de trafic d’influence. Le magistrat en question – Gilbert Azibert, ex-avocat général à la Cour de cassation – fut quant à lui déclaré coupable de recel de biens provenant d’un délit, de corruption passive et de trafic d’influence. Il était reproché aux deux premiers d’avoir cherché à obtenir, en 2014, par le biais de M. Azibert, des informations confidentielles sur une décision à venir de la Cour de cassation relative à la saisie d’agendas présidentiels dans le cadre de l’affaire Bettencourt, en échange d’interventions destinées à lui faciliter l’obtention d’un poste de conseiller d’État à Monaco. La Cour de cassation avait en définitive rendu un avis contraire aux intérêts de M. Sarkozy et M. Azibert n’avait pas obtenu de poste dans la principauté. Est-ce parce qu’en l’absence de preuve manifeste de réalisation des délits, la cour doit se contenter de recourir à un faisceau d’indices exclusivement fondé sur des écoutes téléphoniques qu’elle se sent obligée d’enfoncer le clou par un petit codicille qui précède le prononcé des peines ? En voici la teneur :
en l’espèce, les délits dont les prévenus ont été déclaré coupables ont porté gravement atteinte à la confiance publique en instillant dans l’opinion publique l’idée selon laquelle les procédures devant la cour de cassation ne procèdent pas toujours d’un débat contradictoire devant des magistrats indépendants mais peuvent faire l’objet d’arrangements occultes destinés à satisfaire des intérêts privés.
Un tel comportement ne peut que nuire gravement à la légitime confiance que chaque citoyen est en droit d’accorder à la justice.
Ce dévoiement portant lourdement atteinte à l’État de droit et à la sécurité juridique exige une réponse pénale ferme sanctionnant de manière adaptée cette atteinte à la confiance publique.
L’analyse de ces premières incises permet de dresser un début de typologie des différentes composantes de l’exemplarité.
B. Une notion composite
L’exigence d’exemplarité semble d’abord faire peser sur le gouvernant un impératif moral qui lui impose d’agir de manière authentique et désintéressée. On trouve ce type d’incise dans plusieurs décisions.
Il en va ainsi du jugement qui, le 29 juin 2020, condamne François Fillon pour détournements de fonds publics, complicité et recel pour les emplois fictifs de son épouse en tant que collaboratrice parlementaire. Le tribunal correctionnel considère en effet qu’en faisant « prévaloir son intérêt personnel sur l’intérêt commun » dans un but d’« enrichissement personnel », l’ancien Premier ministre « a commis un manquement [...] à son devoir de probité et à celui d’exemplarité qui s'attachait à ses fonctions ».
Dans le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 21 janvier 2022 relatif à l’affaire des sondages de l’Élysée est également précisé, à propos de M. Claude Guéant, ce qui suit :
Eu égard […] à la fonction éminente exercée par l’intéressé au cœur de la présidence de la République laquelle lui imposait une obligation d’impartialité et d’exemplarité, l’intéressé, qui a consciemment violé les règles de la commande publique afin de servir les intérêts privés de MM. Buisson et Giacometti sans que ni le nécessaire respect de la légalité républicaine ni sa brillante carrière administrative effectuée au service de l’État l’aient dissuadé de trahir son devoir de probité, M. Guéant sera condamné à une peine de un an d’emprisonnement dont 4 mois assortis du sursis simple.
La notion d’exemplarité imposerait également aux gouvernants un haut degré de discipline et de rigueur personnelle. Cet aspect transparait notamment des termes employés par la chambre correctionnelle à l’égard de Mme Mignon, dans l’affaire des sondages de l’Élysée. Le tribunal reproche à celle qui était directrice de cabinet du Président de la République au moment de la signature des contrats litigieux, et « dont la réputation exceptionnellement laudative et acquise au sein du Conseil d’État constituait une sorte de caution de légalité » d’avoir adopté « une attitude ambivalente mêlée d’une désinvolture coupable face à l’application d’un droit qui était pourtant indissociable de son état de magistrat de l’ordre administratif et d’une incontestable détermination à mettre fin à un système arbitraire et hérité de l’ancien régime ». Le jugement de valeur apparait là encore patent, ne serait-ce qu’à travers cette impossible conciliation de la désinvolture et de la détermination. Les arguments rappellent d’ailleurs ceux qui accompagnent la condamnation de Mme Lagarde devant la CJR. Si la ministre est dispensée de peine, les termes de la condamnation pour négligence sont durs et là encore l’expérience professionnelle antérieure fait figure d’élément à charge. Il en résulte, selon la Cour qu’il « convient de constater que Mme Lagarde, avocate de profession, qui dit avoir été particulièrement soucieuse de la protection des intérêts financiers de l’État […] a fait preuve de négligence en décidant de ne pas exercer de recours en annulation contre une telle sentence ».
Enfin, parait découler de cette thématique de l’exemplarité, la nécessité pour les gouvernants de ne pas demander à leurs concitoyens ce qu’ils n’exigent pas d’eux-mêmes.
On trouve cette exigence là encore dans le jugement du tribunal correctionnel de janvier 2022 relatif aux sondages de l’Élysée. Elle prend la forme d’une référence contextuelle qui vient clore le salmigondis constitutionnel déjà analysé :
il sera de plus observé que ces faits ont été commis alors que la France endurait déjà de très importants déficits publics […], alors qu’une crise bancaire et financière menaçait très gravement le tissu économique international. Force est de déplorer que ce climat inédit de rigueur budgétaire n’a pas incité les personnes déclarées coupables à faire montre d’une probité irrépréhensible s’agissant de la gestion des fonds publics.
L’affaire la plus emblématique en la matière reste cependant celle de Jérôme Cahuzac. Ministre du budget en exercice lorsque fut révélé qu’il avait possédé, pendant de nombreuses années, plusieurs comptes en Suisse et sur l’Ile de Man, il fut condamné pour fraude fiscale en première instance le 8 décembre 2016, puis en appel le 15 mai 2018. Le jugement du tribunal correctionnel se singularise par son économie de mots. Dépourvu d’adjectifs inutilement blessants ou humiliants, il reste cependant caractéristique de cette éthique de la réciprocité qui est inhérente à la notion d’exemplarité. Le jugement rappelle en effet la singularité des fonctions exercées par le prévenu, qui « incarnait la politique fiscale de la France » et « était le garant de l’application des trois principes constitutionnels d’égalité devant l’impôt, qui fonde le consentement à l’impôt, de lutte contre la fraude fiscale et de lutte contre l’évasion fiscale ».
En réalité, ce troisième soubassement de l’exemplarité apparaît un peu en-deçà des deux premiers. Être exemplaire en effet, c’est être particulièrement vertueux, c’est témoigner, on l’a vu, d’un authentique désintéressement, d’une réelle discipline et rigueur personnelle. En d’autres termes, celui qui est exemplaire se place, par l’exercice de ses vertus, au-dessus de ses concitoyens. En fraudant, c’est-à-dire en ayant lui-même violé les règles que l’exercice de ses fonctions l’incitait à appliquer à tous, M. Cahuzac était évidemment loin de satisfaire un standard aussi exigeant. L’éthique de la réciprocité s’attache plus modestement à transposer une forme de morale universelle dont le principe est énoncé dans presque toutes les grandes religions et cultures : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes ». La réciprocité est une condition de la confiance mutuelle qui est elle-même essentielle aux relations sociales et plus particulièrement au bon fonctionnement des rapports entre gouvernants et gouvernés. C’est à cette exigence minimale que M. Cahuzac a largement porté atteinte en fraudant et en mentant.
La référence à l’exemplarité semble donc en passe de devenir un véritable topos des décisions relatives à la responsabilité pénale des hommes politiques. Cette référence s’explique essentiellement en raison de son utilité argumentative et rhétorique. Elle permet en effet d’appuyer la décision en recourant à des arguments généraux qui font référence à des valeurs (le désintéressement, la rigueur, la discipline, la réciprocité) supposées partagées et moralement valorisées par le plus grand nombre. Ce faisant elle vient bien souvent à l’appui de la fermeté de la condamnation pénale.
II. Des conséquences répressives
L’idée que les gouvernants se devraient d’être exemplaires tend à inciter l’autorité judiciaire à attraire autant que possible les manquements incriminés dans le champ pénal. Pour ce faire, elle tend à entretenir une conception aussi restrictive des immunités (A) que large de l’applicabilité du droit pénal (B).
A. Exemplarité et conception minimaliste des immunités
L’une des méthodes employées consiste d’abord à procéder à une interprétation minimaliste des immunités quitte à s’émanciper du respect des dispositions législatives ou constitutionnelles. On a déjà eu l’occasion de montrer combien la thématique de l’exemplarité tendait à favoriser une conception a minima de l’immunité du chef de l’État. Il n’en va pas différemment en matière parlementaire. Ainsi, le 29 mars 2021, dans l’affaire du Médiator, le tribunal correctionnel de Paris a jugé que les activités d’une sénatrice au sein d'une mission d’information n’étaient couvertes par aucune immunité. Mme Marie-Thérèse Hermange, rapporteur en 2011 d’une mission d’information sur la politique du médicament était soupçonnée de s’être laissée influencer par un immunologue renommé, consultant rémunéré par le groupe Servier. Le rapport avait fait l’objet de modifications apparemment marginales. Du point de vue du droit constitutionnel, ce dernier point en réalité importe peu. L’article 26, alinéa 1er de la constitution dispose en effet qu’« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions et des votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». L’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse tire les conséquences de cette irresponsabilité parlementaire en précisant que « Ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans le sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat ainsi que les rapports ou toute autre pièce imprimée par ordre de l’une de ces deux assemblées ».
Au regard de ces dispositions, on ne peut qu’être surpris de constater que le tribunal correctionnel a rejeté l’exception d’immunité soulevée par l’ancienne sénatrice. L’irresponsabilité parlementaire est en effet une immunité de fond, ce qui signifie qu’aucune poursuite n’est possible, quand bien même les faits commis présenteraient les caractères d’une infraction pénale. Elle supprime en effet l'élément légal de l'infraction tant à l’égard du parlementaire, que de ses éventuels complices. L’exemption des mesures est ici absolue – sous réserve toutefois des sanctions disciplinaires prises par l’assemblée concernée – et perpétuelle, puisqu’elle survit à la fin du mandat.
Cette rupture spectaculaire avec le principe d’égalité devant la loi s’explique par le fait que l’immunité est indispensable au bon fonctionnement du régime représentatif. Corollaire de la prohibition du mandat impératif, elle est l’ultime protection du libre exercice du mandat et conditionne ce faisant le pouvoir délibérant de la chambre. Elle est par ailleurs une garantie du principe de séparation des pouvoirs, car elle interdit à l’autorité judiciaire d’imposer aux représentants sa propre vision du bon exercice du mandat parlementaire.
Toutefois loin de s’interroger sérieusement sur la raison d’être de la protection immunitaire, le tribunal correctionnel se contente de fonder sa décision sur une distinction peu convaincante. À la « commission parlementaire » dont les activités bénéficieraient de la protection de l’irresponsabilité parce qu’elle participe à l’élaboration de la loi ou au contrôle du gouvernement, le tribunal oppose la « mission d’information » dont le rôle serait « limité à la seule information du Parlement ». Cette distinction formaliste ajoute en réalité aux dispositions constitutionnelles et législatives précitées qui n’en font aucunement mention. L’alinéa 1er de l’article 41 de la loi de 1881 vise par exemple indistinctement « tout rapport ou pièce imprimée » par ordre de l’une des chambres. Par ailleurs, la décision témoigne d’une conception étroite des fonctions parlementaires qu’elle s’efforce de circonscrire « au champ des activités prévues aux titres iv et v de la Constitution ». Cette restriction est éminemment contestable. D’une part, elle procède d’une vision incomplète des fonctions parlementaires. Si, pour l’essentiel, les compétences législatives, de contrôle et d’évaluation du parlement sont effectivement prévues par les titres iv et v de la constitution, nombreux sont les articles qui, relevant d’un autre titre, en élargissent la mission : article 53 du titre vi sur la ratification des traités, article 54 et 61 du titre vii sur la saisine du Conseil constitutionnel, article 89 du titre xvi sur la révision constitutionnelle, etc. D’autre part, le tribunal correctionnel s’appuie sur les décisions Forni et Vanneste, qui présentent pour lui l’avantage d’opérer une telle restriction. Le juge pénal feint toutefois d’ignorer que, dans les deux espèces, étaient en cause, non pas l’exercice des fonctions au sein de la chambre, mais des propos tenus par des parlementaires dans les médias, à la télévision et dans les journaux. Le régime juridique de ces interventions relevait donc de la protection accordée à la liberté d’expression et non de l’irresponsabilité parlementaire. Ces précédents ne devraient donc pas valoir pas pour des faits inhérents aux fonctions à l’instar de celle de rapporteur d’une commission d’information parlementaire.
Même si cette décision du 29 mars 2021 s’est conclue par une relaxe de la sénatrice, elle n’en témoigne pas moins, non seulement d’une vision beaucoup trop restrictive de l’irresponsabilité parlementaire, mais aussi de la prégnance d’une conception extensive de l’applicabilité du droit pénal qui semble tout emporter sur son passage, disposition constitutionnelle incluse.
B. Exemplarité et interprétation extensive du droit pénal
Certaines affaires relatives aux gouvernants illustrent en effet une tendance à « surqualifier » les faits notamment au moment de la mise en examen. C’est ainsi que dans l’affaire du sang contaminé, la commission d’instruction de la CJR – composée exclusivement de magistrats professionnels – saisie de faits qualifiés d’administration de substances nuisibles à la santé les a requalifiés successivement de complicité d’empoisonnement, puis d’homicide involontaire. Ce faisant, elle a interprété de manière extensive l’article 68-1 de la Constitution pour inclure dans son champ d’application les fautes de négligence et d’imprudence des ministres. Ces derniers ont finalement été jugés pour atteintes involontaires à la vie et à l’intégrité physique des personnes.
Plus récemment, dans l’affaire Lagarde, relative au rôle joué par celle qui fut ministre de l’économie de 2007 à 2011 dans l’arbitrage Tapie, le procureur général près la CJR avait visé la qualification d’abus d’autorité, la commission des requêtes a retenu les qualifications de complicité de faux et de détournement de fonds publics, et la ministre a en définitive été mise en examen puis condamnée pour négligence, sur le fondement de l’article 432-16 pour n’avoir pas exercé « un recours en annulation dont les chances de succès n’étaient pas négligeables ». On est ainsi passé d’un quantum maximal de peine de dix ans à un an d’emprisonnement. La ministre est en définitive déclarée coupable du délit de négligence, mais dispensée de peine.
D’autres affaires témoignent enfin d’une interprétation extensive des dispositions relatives aux crimes et aux délits. Tel fut le cas là encore dans l’affaire Lagarde dans laquelle l’applicabilité de l’article 432-16 aux faits de l’espèce était discutable, comme le démontre en vain le réquisitoire définitif aux fins de non-lieu à suivre du ministère public devant la CJR. À l’occasion de l’affaire Fillon, c’est l'applicabilité à un parlementaire de l'article 432-15 du code pénal qui vise « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, [...], de [...] détourner [...] des fonds publics » qui fut contestée. Des doutes se sont d’abord exprimés quant à la possibilité de qualifier de « fonds publics » les crédits dont les parlementaires bénéficient pour rémunérer des collaborateurs. Le doute ne semble pourtant guère en mesure de prévaloir. Si les parlementaires ont certes une autonomie dans la gestion de ces sommes, elles n’en demeurent pas moins mises à la disposition de chacune des Chambres par la loi de finances et obtenues par l'impôt, de sorte que l’on voit mal comment elles pourraient échapper à la qualification de « fonds publics ». La satisfaction de la condition relative à l'auteur du délit posait en revanche davantage question. L'article 432-15 du code pénal ne vise comme auteurs possibles du détournement de fonds publics, qu'une « personne dépositaire de l'autorité publique » ou « chargée d’une mission de service public » ou encore un « comptable public » ou un « dépositaire public ». Pouvait-on dès lors se contenter de repousser l’applicabilité de l’article au motif qu'il s'agirait là de qualités « que n'a évidemment pas un parlementaire ». Dans une série d'arrêts rendus les 27 juin et 11 juillet 2018, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a refusé de s’engager dans cette voie. Elle a précisé que « parce qu’il accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général, tout parlementaire doit être considéré comme une personne chargée d’une mission de service public au sens de l’article 432-15 du code pénal ». Comme le notait à l’époque D. Rousseau : « La Nation est titulaire de l’autorité publique et le parlementaire, qui est le représentant de la Nation, est le dépositaire de cette autorité publique ». Il eut en effet été curieux de considérer qu’un représentant de la Nation ou des collectivités territoriales n’est pas un dépositaire de l’autorité publique. Toutefois, il n’en s’agit pas moins d’une extension prétorienne d’une incrimination supposée être de droit strict.
Un autre exemple d’interprétation extensive des dispositions relatives aux délits pourrait être tiré de l’affaire Dupont-Moretti. Alors qu’il était encore avocat, celui-ci a été écouté, en marge d’une enquête qui ne le concernait en rien sur le « financement libyen » de la campagne présidentielle de 2007 par le Parquet National Financier (PNF) en raison de ses contacts avec Maitre Herzog, avocat de M. Nicolas Sarkozy. Devenu Garde des sceaux, M. Dupond-Moretti retire la plainte entre temps déposée et prend connaissance du rapport de la mission d’inspection qui, commandé par son prédécesseur Mme Nicole Belloubet, met en lumière des pratiques du PNF à certains égards contestables. En faisant diligenter une enquête administrative contre trois magistrats, il ne fait alors rien d’autre qu’agir dans le cadre des fonctions qui sont les siennes. L’ex ténor du barreau est toutefois immédiatement soupçonné de vouloir régler des comptes avec la magistrature.
Un décret en date du 23 octobre 2020 vient alors substituer la compétence du Premier ministre à celle du Garde des sceaux pour les affaires dont ce dernier aurait eu à connaitre lorsqu’il était avocat. Comme le souligne alors Olivier Beaud, « l’on transpose ainsi sans coup férir les règles applicables à la justice, avec le principe d’impartialité, dans la sphère de l’action gouvernementale sans que personne ne s’émeuve de cette prétendue assimilation de la direction d’un ministère à l’exercice d’une fonction juridictionnelle ». Cela ne suffit pas à apaiser les syndicats de magistrats qui déposent plainte devant la CJR pour « prise illégale d’intérêts ». Cette initiative reçoit un soutien sans précédent du Premier président de la Cour de cassation et de son Procureur général qui, dans une vigoureuse tribune, endossent l’analyse du conflit d’intérêts. Il est vrai que la Cour de cassation cultive une conception très large de la prise illégale d’intérêts prévue à l’article 432-12 du code pénal et tend à l’assimiler à la simple apparence de conflit d’intérêts. Elle considère par exemple que le délit peut être constitué que l’intérêt soit matériel ou moral, direct ou indirect et qu’il s’accompagne ou non de l’obtention d’un gain ou de tout autre avantage. Les deux plus hauts magistrats de France estiment par ailleurs que l’enquête administrative diligentée serait une « atteinte portée au principe de présomption d’innocence des magistrats concernés », confondant ainsi allégrement procédure pénale et procédure disciplinaire.
On voit bien combien derrière cette volonté d’attraire à tout prix le ministre devant la CJR transparait l’antagonisme qui caractérise les relations entre les magistrats et l’actuel Garde des sceaux. Quitte à retenir une conception large du conflit d’intérêts, on pourrait d’ailleurs se demander, en raison notamment de la tribune précitée, si les magistrats de la Cour de cassation qui siègent au sein de la commission des requêtes de la CJR ou qui en forment la commission d’instruction n’étaient pas eux-mêmes dans cette position intenable. Si l’on en venait à appliquer la notion d’exemplarité aux juges, ne serions-nous pas tentés de faire de l’impartialité l’une de ses composantes ? Faudrait-il alors en conclure que les gardiens eux même ne sont pas toujours exemplaires ?
La notion d’exemplarité des gouvernants transparait donc à travers un nombre non négligeable de décisions juridictionnelles et parait bien souvent favoriser une forme d’activisme pénal. La récurrence d’une telle référence à l’exemplarité ne peut que surprendre voire inquiéter. L’idée d’exemplarité, à l’instar d’ailleurs de celle largement galvaudée de moralisation, laisse en effet entendre que l’on pourrait faire passer l’homme du vice à la vertu. Elle renvoie donc non seulement à une période historique de sinistre mémoire, mais aussi plus largement à l’idée de pureté. Or cette dernière est difficilement conciliable avec la notion de démocratie, qui suppose de prendre les hommes tels qu’ils sont. On peut en conséquence nourrir quelques doutes sur la pertinence de l’exigence d’exemplarité dans une démocratie, son bon fonctionnement reposant heureusement bien davantage sur l’efficacité des lois et la qualité des institutions que sur une vertu réelle ou supposée. En d’autres termes, la question du comportement des gouvernants se pose au niveau juridico-politique et non au niveau moral. Dès lors, l’institution judiciaire ayant précisément vocation à sanctionner celui dont le comportement se serait abstrait du respect de la loi, il est contestable de voir l’exigence d’exemplarité y trouver matière à s’épanouir. Il y a là de la part du juge une forme de confusion des registres entre ce qui relève de son office – apprécier une responsabilité à l’aune du droit pénal – et ce qui ressort de l’opinion publique : prononcer une condamnation morale.
Cécile Bargues
Professeur de droit public, Directrice-adjointe de l’Institut Michel Villey, Université Paris Panthéon Assas.
Pour citer cet article :
Cécile Guérin-Bargues « L'exemplarité des gouvernants : ce qu'en disent les juges », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/L-exemplarite-des-gouvernants-ce-qu-en-disent-les-juges]