Paradoxalement, l’adjectif « exemplaire » est aussi bien le signe de l’exceptionnel que celui de la banalité en série. Le philosophe considérera qu’il s’agit ici de deux « conformités », l’une créatrice d’excellence (incarnation d’un idéal éthique), l’autre de normalité ou de massification. La question devient donc de savoir si la démocratie moderne de masse sait faire une place aux « conduites exemplaires », jadis attribuées aux aristocraties ? Comme le suggère Tocqueville, il faut distinguer, quand nous parlons de « nos semblables » entre l’aspiration à valeur éthique et l’imitation concurrentielle ; l’une est spirituelle, l’autre imaginaire et spéculaire. La démocratie moderne ne favorise pas l’excellence, mais elle peut la reconnaître, y compris, parfois, jusqu’aux manifestations d’héroïsme.

Can we consider as an aristocratic one the modern type of exemplarity ? 

In French, “exemplaire” means something of exceptional quality, or, on the contrary, a serial specimen. From a philosophical point of view, two “conformities” are to be considered:as a form of outstanding realisation - through the incarnation of the best in ethics - or as a kind of normality and massification. Can the modern mass democratic society admit the “exemplary conduct”, formerly linked to the aristocratic times? As suggested by Tocqueville, the distinction must be observed - when we speak about “nos semblables” - between the high ethical aspiration (to the Norm) and the competitive imitation (of the others); on the one hand it is a spiritual impulse, in the second case a specular mimicry. So, the main tendency of democracy is not in favour of excellence, but some recognition of exemplarity may occur, included, sometimes, in the heroic register.

« La liberté rapproche ceux que l’égalité divise. »

Tocqueville (Manuscrits de Yale) 

 

« L’individu sait avec un autre ce qui se passe en lui, et sait par lui ce qui se passe dans un autre. »

Maine de Biran, Fragments relatifs à la morale et à la religion 

 

 

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il est vrai « qu’il est du philosophe de pratiquer l’étonnement », comme le disait Socrate, commençons par l’étonnement devant un usage du langage qui fait entendre pour le même mot, tantôt comme substantif, tantôt comme adjectif, deux sens différents et, dirait-on, presque antinomiques : le terme « exemplaire ». En effet, lorsqu’on emploie l’expression « être exemplaire » (par sa conduite), il semble qu’on soit à l’opposé des formules « voici un exemplaire de… » ou « cet ouvrage a été tiré à plusieurs milliers d’exemplaires ». Comment se peut-il que le même terme désigne aussi bien ce qui est le membre d’une série d’objets (on n’ose dire d’individus) identiques entre eux, et la supériorité en valeur ou le caractère exceptionnel d’un être, d’un acte, d’un fait social ?

Notre étonnement se confirme si l’on se tourne vers l’usage - cependant désuet - du mot « exemplaire » en tant que type idéal. Ainsi, Victor Hugo écrit :

L’homme ne se sent pas achevé dans cette vie d’en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait, auquel il compare sans cesse et comme malgré lui le monde imparfait.

Le sens est clairement spiritualiste, sinon religieux, on le retrouve, par exemple, dans les commentaires de Victor Cousin sur Platon (autre référence du TLF), définissant l’Idée platonicienne comme « l’exemplaire et le type de tous les individus » d’une espèce donnée.

On peut donc dire qu’on qualifie d’exemplaire ce qui sert de modèle, ce qui invite à une action ou un effort pour se conformer à… Les personnes qui se conforment à ce type exemplaire ne sont pas, elles, exemplaires, mais deviennent, pour ainsi dire, des exemplaires, et entrent dans une série organisée selon la conformité : par exemple les disciples d’un maître, voire les membres d’une secte.

Il reste à mieux cerner vis-à-vis de quoi s’exerce la conformité, c’est-à-dire l’action de se rendre conforme. Il s’agit d’une norme (de pensée ou de conduite) ; celui qui, à nos yeux, « est exemplaire », incarne la norme. La problématique de l’incarnation sera un aspect essentiel de notre enquête sur l’exemplarité. Il est tentant de citer ici la formule fameuse des Évangiles : « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Telle serait l’Incarnation de la Loi ou de la norme : l’Être divin. Cependant cette formule évangélique a deux défauts : d’une part elle paraît inquiétante, d’autre part elle provient d’une traduction erronée. Il est étrange que l’on puisse prétendre s’égaler à Dieu, en s’égalant à la norme. N’est-ce pas précisément le Malin qui, au Jardin d’Eden, appuie son discours tentateur par la formule « Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ? » Non seulement la formule paraît inviter à l’impossible ou l’absurde, mais il y a en fait maladresse de traduction : le texte grec employait le mot teleios, qui ne veut pas dire perfection, mais finalité. Le sens premier (avant la Vulgate) était donc, à peu près ceci : « Soyez donc accomplis de même que votre Père est accompli », et en ce sens, « Accomplissez la générosité de votre nature, de votre âme ». L’idée n’est donc pas de devenir et d’être parfait comme Dieu, mais de tendre à la perfection de sa capacité naturelle d’homme.

Si nous quittons la référence religieuse, on retiendra qu’être exemplaire permet de rendre sensible pour un disciple ou des témoins une norme ou un idéal. On comprend donc que l’exemplarité est ce qui se propose à l’imitation. Le cœur de notre réflexion doit donc se concentrer sur ce point : le champ de l’imitation. Mais est-il bien vrai que se conformer à la norme supérieure c’est imiter ? Comme on le verra avec Tocqueville, il y a, dans la démocratie moderne, deux types d’imitation, l’une que j’appellerai éthique, l’autre imaginaire et spéculaire. Selon Tocqueville, la confusion possible et en fait très fréquente concerne la logique sociale de la démocratie entendue ici comme type de société, non comme forme de gouvernement. L’exemplarité, ne résulte pas de la rivalité mimétique, elle en est le contraire.

Si nous considérons l’imitation comme un moteur puissant de la vie sociale, il faudra poser la question, qui est celle proposée par le colloque ; qu’est-ce que : « être exemplaire » aujourd’hui, notamment en politique ? En fait, est-ce que la société actuelle supporte de promouvoir, de reconnaître et de préserver des normes ? Apparemment, la norme constitutionnelle est dans ce cas, puisque des forces (juridictionnelles et policières) y veillent. Mais, dans notre propos, il s’agira surtout de normes sociales, morales, scolaires, politiques : peuvent-elles s’incarner dans des personnes et des actes qui, alors, suscitent l’imitation « vertueuse » ? Ou est-ce que l’exigence de liberté, d’une liberté sans loi et sans norme - autrement dit un individualisme absolu - tend à dévitaliser le sens de l’exemplarité ?

En philosophie, ce questionnement recoupe une problématique spécifique : l’obligation éprouvée envers la loi, dont j’ai étudié ailleurs les conditions de formation, soit dans le rationalisme (Kant par exemple) soit dans l’empirisme et le libéralisme économique (Hume). Selon Montesquieu, si la loi est la parole de la raison qui, dans l’homme, s’adresse à la raison, le sentiment de l’obligation en découle, c’est-à-dire le fait de se retrouver soi-même dans l’impératif, lequel exerce une contrainte sur nous, mais pour un bien que nous reconnaissons. Ce qui devient ensuite chez Rousseau la définition même de la liberté du citoyen : elle consiste à « obéir à la loi qu’on s’est prescrite ».

On examinera d’abord la pensée de Tocqueville comparant deux modèles types, le démocratique et l’aristocratique, dans lesquels le choix normatif, si l’on peut dire, est posé sous forme d’une alternative : d’un côté, l’exemplarité partout dans la société, de l’autre, l’exemplarité évanouie et remplacée par la pulsion mimétique (I). On se demandera ensuite si, contrairement au pessimisme de Tocqueville, on ne peut pas percevoir les conditions d’une exemplarité « aristocratique » (mais le terme est à relativiser) au sein de la démocratie moderne. Il resterait alors à préciser quelle volonté politique est nécessaire pour accompagner ce choix éthico-politique. Tocqueville lui-même écrivait que les juges américains sont une aristocratie dans la démocratie - ce qui lui paraissait un facteur de fécondité pour la démocratie (II).

 

Tocqueville et l’idée d’exemplarité aristocratique

 

Dans le chapitre « De l’individualisme dans les pays démocratiques », l’auteur affirme que les hommes des siècles aristocratiques « sont souvent disposés à s’oublier eux-mêmes » du fait de la structure sociale qui les dispose de façon hiérarchisée et selon des liens personnels, féodaux notamment, comme l’hommage envers le suzerain, où l’on retrouve le mot « homme » ; relation donc d’individus à individus, inégaux entre eux.

Le point capital est que cet oubli de soi ne se produit pas au nom de l’universel, mais en vertu des devoirs de la classe sociale : « Dans ces mêmes siècles, la notion générale du semblable est obscure, et […] on ne songe guère à s’y dévouer pour la cause de l’humanité ; mais on se sacrifie souvent à certains hommes ».

L’idée du « semblable », qui est de source chrétienne, et donc, semble-t-il, présente dans les royaumes chrétiens, est néanmoins, selon l’auteur, éclipsée par les impératifs de l’honneur et du devoir de vassalité. Le seigneur n’a pas en face de lui des semblables (dont parle le discours de l’Église) mais des égaux en vassalité, ou bien des suzerains et des inférieurs. La classe sociale est « une sorte de petite patrie, plus visible et plus chère que la grande ».

Tocqueville a cité, entre autres exemples, l’étonnante indifférence de Madame de Sévigné, devant la peine de mort infligée à des populations refusant de payer une taxe nouvelle : « On a pris soixante bourgeois et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres ».

La veille, précise-t-elle, on a écartelé un joueur de violon qui accompagnait la révolte. Madame de Sévigné qui prend la défense de Nicolas Fouquet ne saurait sympathiser, au sens premier du terme, avec des manants.

En revanche, selon Tocqueville, l’homme démocratique va élargir sa perspective, car « les devoirs de chaque individu envers l’espèce sont bien plus clairs ». La société démocratique considère des droits inhérents à l’homme en tant qu’homme (d’où la difficulté à maintenir l’esclavage à partir de la Révolution française, ce qui n’embarrasse pas outre mesure Napoléon). Et pourtant, écrit Tocqueville, ce même homme de la démocratie s’intéressera peu à son entourage - sauf à utiliser certains stimulants comme en Amérique. L’auteur écrit que « le dévouement envers un homme devient plus rare ».

On constate à la fois que « le lien des affections humaines s’étend » et que, par‑là, « il se desserre ». Cela tient au phénomène de l’égalité, valeur et représentation imaginaire de la société démocratique, que les aristocraties ne pouvaient connaître. En effet, l’égalité étend sans cesse sa sphère d’action, elle conduit à la surenchère, à la recherche d’une amélioration de l’égalité avec autrui, ce qui, en se réalisant, suscite une autre différence qu’il faut compenser de nouveau, etc. En tant que norme sociale dominant les esprits, l’égalité pousse à surveiller, à concurrencer, à imiter les voisins, les partenaires, les copartageants de la société. Le mécanisme de l’imitation concurrentielle joue à plein comme on le constate aujourd’hui : publicités, réseaux sociaux, copiage entre aspirants au pouvoir, modes féminines ou masculines ou indéfinies, etc. Si bien que, tout en vivant leur séparation, les individus ne cessent de se relier entre eux ; certes ils revendiquent un individualisme aussi absolu que possible, mais ils ne peuvent détourner le regard de ce qui se passe autour et à côté d’eux.

La contradiction est motrice, puisqu’elle provoque l’emballement démocratique sur tous les plans : économique, politique, passionnel ; selon une formule qu’il reprend souvent, Tocqueville écrit que ce que l’on observe, ce sont « des hommes de plus en plus semblables et égaux ». Mais quel est au juste ce « semblable » ?

Dans ces passages de la Démocratie en Amérique, Tocqueville joue volontairement sur une confusion, qu’il ne commet pas, mais qui réside dans la société. Le semblable à moi est celui auquel je tente de ressembler - parce que j’envie quelque chose qu’il possède, comme propriété, biens de luxe ou prestige social -, il est mon double imaginaire ; en revanche « mon semblable », du point de vue de l’éthique occidentale et judéo-chrétienne, c’est celui qui possède comme moi, comme tous, une éminente dignité. Pour Tocqueville, les hommes « sont de plus en plus semblables », non par le culte d’une valeur ou d’une norme transcendante, la dignité de l’être humain, mais sous la pression de l’opinion dominante, qu’il appelle aussi le Public.

D’après Tocqueville, le règne de l’opinion commune, du Public, est la religion de la démocratie à laquelle chacun se soumet, sous peine de frustrations morales, voire de châtiments de la collectivité. Faire comme les autres est l’une règles de cette religion de la conformité.

Cependant, le problème politique et moral suscité par cet ethos social est que, ne s’oubliant jamais tout en imitant les autres, l’homme de la démocratie moderne se trouve pris dans une nouvelle contradiction : cette conformité à l’opinion régnante du moment « ramène sans cesse [l’individu] vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ». On peut songer à l’aveu de solitude exprimé par certains jeunes, adonnés en permanence aux réseaux sociaux. « Communiquer », comme on dit de nos jours peut enfermer dans l’in-communication.

Tocqueville décrit en définitive un cercle paradoxal : les individus démocratiques cherchent à s’éloigner mais il se rapprochent de façon mimétique, ils veulent être comme les autres mais ils approfondissement un éloignement moral, la « solitude de leur cœur ». La circularité provient du fait que l’exemplarité, sujet de notre étude, tend à s’effacer : la foule démocratique supporte mal l’homme éminent, le modèle de vertu - jugé prétentieux et méprisant. Il y a certes des personnalités héroïques, qui percent de temps à autre, mais le héros ne fait pas norme en démocratie moderne. Si le lieutenant-colonel Beltrame est héroïque, par le sacrifice assumé de sa vie, il n’est pas « exemplaire », c’est-à-dire source d’imitation. L’héroïsme apparaît comme surhumain (sauf circonstances que nous aborderons ensuite).

Dans le texte de Tocqueville, on peut dire que la circularité provient du malentendu que commet l’opinion démocratique entre « mon semblable » (plan éthique) et le désir d’« être semblables » (relation spéculaire, narcissisme social). On peut penser aujourd’hui au charity business, à l’humanitaire, que nourrissent souvent les médias : sentiment sincère devant la souffrance, compassion ressentie ou obligation à réintégrer le collectif ? Sans doute les deux à la fois, mais par une mise en scène médiatico-financière. Formellement, et quel que soit le contenu substantiel, l’appel se résume à : « Ne restez pas en dehors de la société ».

Dès lors, pour être plus exact, il faudrait dire qu’on n’imite pas la norme, mais qu’on s’en inspire - tandis que l’on imite quelqu’un, qui nous influence, y compris le collectif. Mais prenons garde au fait qu’il s’agit du collectif tel qu’on croit l’appréhender. Penser sur telle question par rapport à « ce qu’on en a dit » est une démarche familière, mais où nous risquons d’aliéner notre indépendance d’esprit, notre liberté. Précisément, cette liberté est ce qui peut aussi nous émanciper de la pression conformiste du collectif. D’où la formule tocquevillienne : « La liberté réunit ceux que l’égalité divise ». Il faut entendre ici que par la réflexion, par l’esprit critique, par l’association libre, reste possible une rencontre des esprits.

On pense généralement que l’égalité rassemble les humains, cela semble même évident. L’originalité de Tocqueville est de montrer que l’égalité crée la division, plus ou moins secrètement - dans le secret des cœurs - ou sur la place publique (concurrence exacerbée et approuvée). Il s’agit bien sûr de l’égalité comme désir dans l’imaginaire et non comme état de fait ou encore statut juridique, qui, lui, est rassembleur.

 

La démocratie et la recherche d’exemplarité

 

Comme La Bruyère, qu’il prisait beaucoup dans sa jeunesse, Tocqueville nous livre des portraits, des « caractères » dessinés en sociologue et en moraliste. L’expérience historique lui donne-t-elle entièrement raison ? Remarquons au préalable que, chez lui, le reste d’attachement à l’aristocratie est nourri par le fait que cette dernière entretient « de belles illusions sur la nature humaine ». Il faut se demander si ces illusions sont véritablement incompatibles avec la démocratie moderne ?

On pourrait penser que non, si, par exemple, on observe le spectacle de la Révolution française dans les premières années. Dans l’espace public nouveau, où le suffrage (certes censitaire jusqu’en 1792) dispense le pouvoir, on remarque ce que l’on peut appeler des personnalités-symboles, en ce sens que la norme ainsi valorisée s’incarne pour un temps. Les citoyens, les clubs et associations populaires admirent Danton comme Bouche de la patrie, Robespierre comme Incorruptible, Marat comme défenseur du Peuple, etc. À partir de 1789, la floraison de moyens de presse et d’édition valorise ces acteurs et leurs conduites, présentées comme exemplaires. Nous trouvons ici le phénomène caractéristique de l’incarnation de la valeur ou de la norme.

Cependant, il faut ajouter que, dans cette conjoncture (1789-août 1792), le démocratique se mêle au révolutionnaire : la situation est exceptionnelle, structurée par le conflit avec la noblesse, puis avec le roi, et ensuite avec l’Église qui se rebelle contre la Constitution civile du clergé. On n’est pas en présence d’une situation de normalité démocratique. D’ailleurs, à partir de 1793, la Révolution, dans son tournant montagnard-jacobin, valorise cette fois l’héroïsme, qui est l’exemplarité en temps exceptionnels. Le jeune Bara qui meurt tué par la contre-révolution, en criant « Vive la République », devient le modèle à suivre, selon des chansons ou selon les Annales du civisme et de la vertu, un périodique qui décide de publier tous les actes héroïques accomplis, afin qu’ils suscitent d’autres vocations, l’acceptation du sacrifice de soi.

Il semble donc que l’exemplarité ne pourrait être vraiment proposée que dans des circonstances exceptionnelles. Elle serait en fin de compte tributaire de la volonté politique.

Un autre exemple, plus proche, peut confirmer le double point de vue suivant : d’une part l’exemplarité vit par les circonstances qui, en quelque sorte, l’appellent, et, d’autre part, elle requiert une volonté politique spécifique. Considérons un écrivain combattant, le général de Gaulle, revenant dans les Mémoires de guerre, sur le sens de l’action commencée en 1940.

Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. (…) J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires[].

Voilà un auteur qui considère que l’exemplarité peut se trouver non seulement dans celui qui a fait preuve de succès, mais aussi dans « les malheurs exemplaires » du pays. On comprend que, pour lui, il s’agit d’opposer une conduite, tout autant exemplaire, à cet effondrement national. Car « seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple [de la France] porte en lui-même » ; ce peuple « doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit ». Il s’agit bien de s’inspirer de la norme. Mais quelle est-elle ? C’est la formule devenue célèbre qui la nomme : « À mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur ».

La norme gaullienne doit être la grandeur. Le combattant rédigeant ses Mémoires, d’abord « de guerre » et ensuite « d’espoir », insistera sur le caractère pénible, presque inhumain, qu’implique cette aspiration quotidienne à la « grandeur ». Il notera aussi que, pour ce qui est du chef de l’État dans la cinquième des Républiques, aussi original que soit le dispositif constitutionnel, encore faut-il que ce « chef », à l’avenir, se montre à la hauteur de la tâche : l’exemplarité ne va pas sans une volonté politique, où l’on est responsable de la norme de grandeur - et où l’on s’en va si le peuple désavoue l’acteur en charge. On pourrait considérer que « viser haut et se tenir droit » est proche de la conduite aristocratique dont parlait Tocqueville et qu’il considérait comme caduque pour les siècles à venir. Pourtant, dans son texte, le général de Gaulle n’applique pas ce précepte au leader incarnant la grandeur, mais au peuple : « notre pays (…) doit (…) viser haut et se tenir droit ». Il ne s’agit donc pas d’une classe dirigeante ou d’un éloge des élites (même si la création de l’ENA visait à ce but), le sens du propos est de valoriser la volonté politique. Car, selon Le Fil de l’épée, « au commencement était l’Action », et non le Verbe.

 

Conclusion

 

Il convient de tirer la leçon de cette contrepartie gaullienne donnée ici à Tocqueville. Il serait finalement fallacieux de poursuivre la réflexion sous la catégorie d’aristocratie, car aussi bien dans l’exemple britannique (la fameuse aristocratie anglaise qui a fasciné nos libéraux) que dans le cas français (la noblesse domestiquée par Louis xiv et qui s’est divisée en 1789), les transpositions conduisent soit à la nostalgie et à l’impuissance, soit à une entreprise de lamento, comme on en voit de nos jours diverses illustrations (déclinisme). En revanche, examiner en quoi une culture de l’exemplarité aurait des points d’appui dans notre société sera plus fécond.

Le modèle éducatif devrait être interrogé, puisque notre idéal républicain s’est construit depuis la Révolution sur l’école, la « République enseignante ». En fait, ce modèle éducatif remonte plus haut, il doit être analysé en relation avec les éléments de coopération, de rivalité ou de tension qui s’établissent très tôt, en France, entre l’État et l’Église. Ces éléments sont étudiés ailleurs, où nous concluons que l’État a cherché, et a établi par la République de 1880 et de 1905, son pouvoir spirituel propre. On peut constater de réelles continuités dans les textes réglementaires des ministres depuis Jules Ferry jusqu’à maintenant, sous l’intitulé actuel de « morale et instruction civique ». Est indiquée la nécessité de la responsabilité individuelle à faire découvrir par les élèves et de la coopération ; l’obligation, également, de connaître les principes constitutionnels et les valeurs de la République à mettre en œuvre.

Pourtant, dans la pratique scolaire, dans les évolutions de la pédagogie dite moderne, on a constaté depuis l’après 68 la crainte de la compétition, du classement, de la hiérarchie du mérite ; tout en les réservant, en fait, pour un secteur dit privilégié, comme la préparation aux Grandes écoles. La « méritocratie » républicaine, elle-même, est fortement remise en question. Les effets de relégation sociale, analysée comme croissante depuis trente ans, conduisent à la « crainte de l’élite », celle-ci étant souvent présentée comme une domination sociale insidieuse. Sans pouvoir traiter ces questions ici, on se bornera à faire remarquer que la culture de l’exemplarité suppose la recherche franche et sincère d’une élite - que l’on ne doit pas appeler aristocratie -, mais en lien raisonnable avec une société donnée.

Pour reprendre le propos de ce colloque, ce n’est pas seulement la classe dirigeante qui doit « faire preuve d’exemplarité », - bien que les tribunaux soient dans leur rôle lorsqu’ils l’affirment -, mais surtout, au sens où nous avons étudié le rapport entre l’exemple singulier et la norme générale, il faudrait reconnaître avec force et clarté la valeur de la norme (intérêt général, probité, etc.). C’est là une question de psychologie et de morale sociale.

Pour une part, il est exact que l’appréciation relève des organes administratifs et des juges de l’administration, quant à l’appréciation politique, elle revient au souverain moderne, mais pour que la nation participe à cet effort de salubrité, il faudrait, encore une fois, une volonté politique affirmée. Toute l’histoire française montre que cela est possible, comme la comparaison ici développée entre Tocqueville et Charles de Gaulle nous le suggère.

 

Note de post scriptum

 

Depuis que ces pages ont été rédigées a commencé la guerre de résistance opposée par l’Ukraine à l’invasion russe. Là, de nouveau, les circonstances exceptionnelles favorisent la transformation de l’idéal d’exemplarité en conduite héroïque, sous les yeux du monde. Les moyens de communication nous ont, par exemple, montré ces pères de famille qui conduisent au train leurs jeunes enfants et leur épouse, tandis que, pour leur part, ils repartent pour livrer le combat – sans avoir, généralement, la connaissance des armes et de leur maniement. Cela confirme les limites d’une identification trop rapide entre exemplarité et ethos aristocratique. Ici, le citoyen démocratique passe au-delà de la conduite exemplaire, vers le comportement héroïque face à une armée plus puissante en matériel et en techniques. Confirmons que la volonté politique, faible ou endormie, peut renaître dans la démocratie menacée du péril extrême, elle accomplit alors la metanoïa de l’exemplarité en héroïsme.

 

Lucien Jaume

 

Lucien Jaume, agrégé de philosophie, docteur d’Etat en science politique, est directeur de recherche émérite au CNRS (Centre de recherches Politiques de Sciences Po), a publié une douzaine d’ouvrages, sur la Révolution française, le libéralisme, Hobbes, Tocqueville, et, récemment, L’Eternel défi. L’Etat et les religions en France des origines à nos jours, Tallandier, 2022. Sa recherche actuelle concerne les profils de la citoyenneté, dans divers systèmes, relativement à la norme d’intérêt général.

Pour citer cet article :

Lucien Jaume « L'exemplarité moderne doit-elle être dite de type aristocratique ? », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/L-exemplarite-moderne-doit-elle-etre-dite-de-type-aristocratique]