Dans la continuité de l’expérience américaine, les assemblées législatives au Royaume-Uni et en France ont adopté des codes de conduite, qui contiennent des règles d’exemplarité particulières pour les parlementaires, de manière à s’assurer que ces derniers ne sacrifient pas l’intérêt public au profit de leurs intérêts personnels. Leur adoption soulève deux enjeux principaux. D’une part, le principe d’autonomie des assemblées dans la gestion de leurs affaires internes est un impératif constant. Par conséquent, si des institutions indépendantes ou extérieures aux assemblées peuvent participer aux phases d’instruction et de contrôle des manquements à ces règles d’exemplarité, les fonctions d’adoption des règles et de sanction restent largement exercées par les assemblées elles-mêmes. D’autre part, les incitations et des règles de droit souple sont souvent utilisées dans le souci de préserver la liberté des parlementaires dans l’exercice de leur mandat représentatif. Si l’examen de ces trois expériences nationales démontre leur rapprochement, l’influence anglo-américaine n’est pas nécessairement l’élément déterminant du développement de ces règles de bonne conduite au Parlement français. Le modèle américain fait parfois office de repoussoir du fait de son manque d’efficacité, de sorte qu’un particularisme français reste perceptible

Rulers’ Leadership : from the Anglo-Saxon World to France ?

Following the American experience, legislative assemblies in the United Kingdom and in France adopted codes of conduct, which detail special leadership rules, designed to prevent members of Parliament from sacrificing public interest on the altar of personal interests. These codes of conduct raise two main questions. First, the principle of the assemblies’ autonomy in dealing with their internal affairs is a constant requirement. Therefore, independent institutions may investigate or control the violations of ethic rules; but rulemaking and disciplinary power are still exercised by the assemblies themselves. Second, incentives and soft law are often tools designed to protect the members of parliament’s freedom. Although a convergence of national experiences might be noted, the influence of the Anglo-Saxon world does not seem to be the main explanation for the development of ethics rules in French Parliament. The American model sometimes plays as a counter-example because of its lack of efficiency. That is why a French specificity can still be perceived.

U

n tel sujet invite à s’interroger sur la circulation des dispositifs juridiques relatifs à l’exemplarité, pour sonder une influence potentielle du monde anglo-saxon sur la manière dont le système juridique français a défini ces derniers. La doctrine présente les règles de l’exemplarité comme encadrant « spécifiquement l’action des responsables » publics. Les normes ainsi édictées sont « dérogatoires » et font peser des « contraintes plus fortes sur les personnes habilitées à prendre des décisions au nom de la collectivité ». Cette notion n’est pas précisément définie par le droit positif mais apparaît dans les codes parlementaires de conduite, au Royaume-Uni et en France. Elle suppose que le parlementaire se conforme aux principes contenus dans ces codes. L’article 6 du Code de déontologie à l’Assemblée nationale demande dès lors aux parlementaires d’être indépendants à l’égard de toute personne qui « pourrait les détourner de leurs devoirs » (art. 2), objectifs (art. 3), responsables en rendant des comptes aux citoyens de manière transparente (art. 4), respectueux de l’exigence de probité, en assurant que les ressources qui leur sont fournies soient employées selon leur destination (art. 5) et attentifs à l’obligation de déclarer leurs intérêts selon les modalités prévues (art. 7 et 8). La traduction anglaise de l’exemplarité (le leadership) rend compte de l’impératif pour les élus de se positionner comme des exemples en se pliant à ces contraintes spéciales, qui sont liées à des exigences connexes de probité et d’intégrité. Sont notamment en jeu les conflits d’intérêts, dans la mesure où le mandat implique de canaliser les interférences entre les intérêts privés et l’intérêt public, les fonctions électives devant être exercées non pas dans une perspective de profit individuel mais au bénéfice de la nation et de l’intérêt général, pour que soit préservée « la confiance des citoyens dans l’action de leurs représentants à l’Assemblée nationale ».

Les règles d’exemplarité des parlementaires sont relativement semblables entre les différents régimes politiques ici examinés, à savoir la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Dans ces trois laboratoires d’étude, les déclarations d’intérêts, l’encadrement du comportement des parlementaires, des cadeaux qu’ils reçoivent et des activités de lobbying sont autant de manifestations du souci institutionnel d’assurer une exemplarité des élus. Comme le « parlementaire est enserré dans un réseau d’intérêts qui influent sur son activité », il devient primordial d’encadrer l’influence réelle de ces intérêts privés en prenant en compte la manière dont le parlementaire agit tant dans sa vie politique que privée. Dans cette optique, les règles d’exemplarité s’amplifient et s’institutionnalisent : elles tendent à être de plus en plus présentées sous une forme impersonnelle et formelle dans les codes de conduite des assemblées, pour éduquer les élus et resserrer les liens de confiance entre les gouvernants et les citoyens.

S’interroger sur l’influence du monde anglo-saxon sur le développement de l’exemplarité politique en France s’explique par le fait que les États-Unis sont souvent considérés comme précurseurs en matière de transparence et de déontologie parlementaire. La Chambre des Représentants est la première assemblée à se doter historiquement d’un code de conduite et d’un comité d’éthique ; avant que le Parlement britannique ne la rejoigne dans les années 1990 et le Parlement français dans les années 2010. L’évolution des modalités de l’action publique et de ce qui est attendu des parlementaires peut expliquer à titre liminaire ce rapprochement. En effet, la doctrine lie fréquemment le développement de mécanismes de prévention des conflits d’intérêts à l’épanouissement de la gouvernance, qui suppose une harmonisation réciproque et continue entre les intérêts privés et publics : cette « organisation en réseau » accentuerait les risques de conflits et serait propice au développement de règles spécifiques imposées aux élus.

Aux États-Unis, la conception traditionnelle de l’intérêt public intègre d’ores et déjà le conflit entre des intérêts particuliers, de sorte que leur encadrement semblait attendu. De la même manière au Royaume-Uni, l’intérêt public est « pensé à partir des individus » et non de l’État, de sorte que se dessine une « conception individualiste de l’intérêt commun entendu comme une somme des intérêts particuliers ». C’est la raison pour laquelle les conflits d’intérêts ont été encadrés de manière plus développée par un recours à la transparence, car la « représentation réelle » implique une interaction plus poussée entre les représentants d’intérêts privés et les gouvernants. Cela explique de surcroît que les règles de déontologie au Congrès aient été approfondies à mesure que le Gouvernement fédéral renforçait son autorité à la suite de la Guerre civile et du New Deal. Ce renforcement engendrait une collision plus grande entre les sphères privée et publique et un risque accru de corruption des élus. Au contraire, la conception française de la loi comme « expression de la volonté générale » porte bien en elle l’interdiction de penser « qu’elle puise exprimer des volontés particulières pour ne protéger que des coalitions d’intérêts privés ». La loi est justement adoptée sur la base d’un dépassement des « conflits entre les intérêts particuliers ». Les parlementaires ne sont ainsi pas astreints par le mandat impératif, qui supposerait qu’ils obéissent aux consignes formulées par des groupes privés. Les conceptions de l’intérêt général se rapprochent pourtant à l’aune d’une attention grandissante portée par les juristes français à la représentation réelle et à la démocratie délibérative, qui invite les individus intéressés par la prise de décision à déterminer, ensemble et par la délibération, le droit. L’intérêt public est ainsi conçu plus nettement comme étant déterminé à la suite d’un débat pluraliste où s’affrontent et s’ajustent les intérêts en présence.

Dans cette perspective, des règles de déontologie se sont développées dans ces trois régimes, qui font face à des enjeux communs. Il s’agit de concilier, d’une part, le souci de rendre les parlementaires plus exemplaires avec, d’autre part, deux impératifs concurrents. Le premier est lié à la sauvegarde du principe de séparation des pouvoirs. Il suppose de préserver l’autonomie des assemblées dans la gestion de leurs affaires internes. Le pouvoir disciplinaire des chambres reste largement autonome, afin qu’elles puissent protéger leur bon fonctionnement et leur réputation face à certains comportements de leurs membres. C’est la raison pour laquelle les réformes de l’exemplarité au sein des Parlements examinés ici démontrent le souci de rendre plus efficace le processus de sanction et de contrôle en interne. L’externalisation, entendue comme l’immixtion d’un corps indépendant ou extérieur dans la gestion des questions déontologiques au Parlement, n’est donc pas une solution privilégiée. Ces trois systèmes préservent en effet l’autonomie des assemblées en préconisant la plupart du temps de conserver une part d’autocontrôle dans la prise en charge des questions d’exemplarité. Il faut, ensuite, concilier le développement des règles d’exemplarité avec la sauvegarde de la liberté des parlementaires : le contrôle disciplinaire de l’assemblée ne doit pas paralyser la marge de liberté des parlementaires dans l’exercice de leurs fonctions. Dans ce cadre, les règles déontologiques et de bonne conduite sont principalement développées et sanctionnées par les chambres elles-mêmes, qui préconisent souvent une souplesse perçue comme indispensable à l’indépendance du parlementaire dans l’exercice de son mandat.

Il s’agira ainsi de mettre en lumière la manière dont les systèmes britannique et américain ont développé ces règles d’exemplarité au sein du Parlement (I), pour percevoir que la France en reprend certaines modalités, sans que les solutions nationales soient ici parfaitement identiques (II).

 

I. La précocité de l’institutionnalisation des règles d’exemplarité au États-Unis et au Royaume-Uni

 

Les États-Unis sont le berceau de l’adoption des codes de conduite au Congrès. L’institutionnalisation précoce des règles de l’exemplarité suit un mouvement similaire aux États-Unis et au Royaume-Uni : le temps de la régulation informelle de l’exemplarité des parlementaires (A) a précédé celui de son institutionnalisation (B).

 

A. Le temps de la régulation informelle

 

Aux États-Unis. - Avant l’adoption du premier code de conduite par la Chambre des Représentants en 1967, le Congrès n’était pas totalement ignorant du droit de l’exemplarité. Les chambres ne disposaient cependant pas d’outil spécifiquement dédié à cette problématique. Pour réagir aux suspicions de mauvais comportements, des comités spéciaux ad hoc pouvaient être formés pour enquêter avant que la Chambre ne fasse éventuellement usage de son pouvoir disciplinaire sur le fondement de l’article I section 5 clause 2 de la Constitution fédérale. Ce dernier dispose que les chambres peuvent « expulser » leurs membres à la majorité des deux tiers ou prononcer des sanctions en cas de « comportements troublant l’ordre » de la chambre (disorderly behavior). Le pouvoir disciplinaire du Congrès dérive donc directement de la Constitution fédérale. Le Congrès demeurait réticent à l’idée de sanctionner ses membres, en se limitant à intervenir en cas d’atteinte manifeste et flagrante à la dignité de l’institution. L’historien spécialiste du Congrès américain Richard Baker conclut ainsi que « les normes de décence générale en vigueur étaient les principaux déterminants de la conduite législative appropriée ». L’adoption de codes de déontologie parlementaire et l’institution d’un comité permanent spécialisé semblaient alors disproportionnées, l’intégrité de l’institution ne semblant pas menacée par des scandales politiques isolés. La doctrine avait à l’époque tendance à considérer que ces cas personnels étaient de l’ordre de l’exceptionnel, ce qui ne justifiait pas une institutionnalisation poussée des règles d’exemplarité. Il incombait in fine aux électeurs de tirer les conséquences de ces potentiels conflits d’intérêts, les sanctions disciplinaires ne devant pas entraver le libre exercice du mandat.

Au Royaume-Uni. - De la même manière qu’aux États-Unis, l’institutionnalisation n’a pas marqué le point de départ des sanctions des règles de l’exemplarité au Royaume-Uni. Le Parlement britannique fait usage, dès la fin du xviie siècle, de son pouvoir disciplinaire pour sanctionner les comportements de ses membres troublant l’ordre de la chambre (disorderly conduct) et de son pouvoir de contempt de nature pénale pour réprimer la corruption ou les conflits d’intérêts, de manière à protéger l’intégrité de l’institution. Les Britanniques souscrivent sur ce point, selon Cécile Guérin-Bargues, à une conception « militante » de la compétence exclusive des chambres sur leurs affaires internes. Elles ont à leur disposition un panel de sanctions disciplinaires qui sont échelonnées, comme les rappels à l’ordre, les exclusions temporaires, les sanctions pécuniaires et les expulsions. Il n’était cependant pas habituel d’institutionnaliser ces règles dans des codes de conduite, l’indétermination des pouvoirs de la chambre œuvrant justement dans le sens d’une autonomie de celle-ci dans la gestion de l’exemplarité politique.

Cette liberté des assemblées pour exercer leur pouvoir disciplinaire se prolonge dans le développement autonome d’un droit de la déontologie parlementaire, dans les codes de conduite. C’est le temps de leur institutionnalisation.

 

B. Le temps de l’institutionnalisation

 

Aux États-Unis. - Un tournant s’opère en 1958, dans le contexte d’une amplification des tensions entre les branches du gouvernement. L’exemplarité des élus constitue alors une arme stratégique que le Congrès emploie pour imposer à la branche exécutive, via des résolutions, l’adoption d’un code de déontologie à la suite d’un scandale impliquant Llewellyn Sherman Adams, alors Chef du cabinet de la Maison Blanche sous la présidence Eisenhower (White House Chief of Staff). Celui-ci aurait reçu divers cadeaux d’un industriel du textile alors poursuivi par la Federal Trade Commission pour avoir utilisé une proportion de nylon supérieure à ce que la loi autorisait alors pour les vêtements composés de nylon et de fourrure de vigogne. En échange de ces cadeaux, Adams aurait assisté l’industriel, en demandant notamment à la FTC quelles charges précises étaient retenues à son encontre. À l’issue de l’enquête d’un sous-comité de la Chambre des Représentants, Adams démissionne et les deux chambres adoptent une résolution conjointe le 11 juillet 1958 pour soumettre les membres de l’Exécutif au respect de principes de bonne conduite. Depuis, le Congrès et le Président ont conjointement œuvré à uniformiser les règles de bonne conduite au sein de l’Administration fédérale, sans que cette uniformisation ne retire aux agences la compétence d’adopter des règles complémentaires et de sanctionner leurs agents. Chaque agence est chargée de nommer un responsable interne de la déontologie (Designated Agency Ethics Official, ou DAEO), qui travaille de concert avec une agence indépendante chargée d’unifier le traitement des règles de déontologie au sein de la branche exécutive (U. S. Office of Government Ethics, ou OGE). Cette réglementation ne s’impose en pratique pas au Président des États-Unis et à son vice-président, qui sont placés sous le contrôle démocratique des électeurs et dont les manquements éthiques pourront en dernier recours être sanctionnés par la procédure de l’impeachment (art. II section 4 de la Constitution fédérale).

La fin des années 1950 constitue également un tournant pour la déontologie des membres du Congrès, car l’asymétrie entre les obligations des membres des deux branches du gouvernement apparaissait de plus en plus anormale, surtout que des scandales frappaient encore de plein fouet certains membres éminents du Congrès américain, comme Adam Clayton Powell. Suspecté de corruption et de détournement de fonds, ce membre du parti démocrate élu pendant presque trente ans par la circonscription de Harlem fut exclu de la Chambre en mars 1967 par un vote de ses pairs. Ce scandale rend l’adoption de codes de conduite et de comités d’éthique au sein des chambres indispensable aux yeux de la majorité. Les deux chambres développent alors des mécanismes de déontologie légèrement différents, bien qu’elles procèdent toutes les deux à une institutionnalisation des règles de l’exemplarité politique. L’étude du réseau des institutions de déontologie démontre que l’externalisation n’est que partielle, selon la logique du principe d’autonomie des assemblées sur leurs affaires internes.

En premier lieu, le Sénat institue en 1964 un comité bipartisan et permanent, aujourd’hui appelé le Select Committee on Ethics, qui a adopté un code d’éthique destiné aux sénateurs en 1967. Sur habilitation législative, ce dernier devient l’organe principal de contrôle de l’exemplarité des sénateurs. Il est exclusivement composé de sénateurs, à part égale entre le Parti républicain et le Parti démocrate et est présidé par un membre du parti majoritaire au Sénat. Il centralise différents pouvoirs : (i) il éduque les sénateurs ; (ii) il procède aux investigations préliminaires en cas de plainte d’un manquement éthique d’un sénateur et contrôle les déclarations d’intérêts ; (iii) il participe à la procédure de sanction, en suivant une logique de gradation : il peut prononcer lui-même la sanction si le manquement aux règles d’exemplarité est modérément grave ou au contraire choisir de renvoyer à l’assemblée le soin de sanctionner elle-même le comportement en séance plénière, lorsqu’il s’agit d’insister sur la gravité de celui-ci ; (iv) il dispose enfin de pouvoirs de recommandation et d’interprétation des règles d’éthique : un guide rédigé par le Sénat fournit l’interprétation officielle des règles de déontologie, qu’elles soient procédurales ou substantielles.

En second lieu, la chambre basse adopte elle aussi un code du comportement officiel de la chambre (Code of Official Conduct) en 1967. Elle contrôle l’interprétation de ces règles, au travers de son Manuel d’éthique. Le degré de précision de ces règles varie : certaines contiennent des standards assez généraux de comportement ; d’autres sont bien plus précises, détaillant les conditions dans lesquelles ceux-ci peuvent recevoir des cadeaux, rappelant l’interdiction d’avoir des relations sexuelles avec un employé sur lequel le membre exerce une autorité, ou encore l’interdiction de faire partie des organes de direction d’une entreprise publique. Contrairement au Sénat, la Chambre a œuvré dans le sens d’une externalisation partielle de la gestion de l’exemplarité de ses membres, en confiant depuis 2008 à un Bureau de déontologie indépendant et non partisan, institué en son sein, le soin de procéder à des investigations sur la potentielle violation des règles d’éthique (the Office of Congressional Ethics ou OCE). Celui-ci est composé d’experts extérieurs au Congrès, qui ne peuvent en aucun cas être membre du Congrès ou du Gouvernement fédéral américain. Celui-ci enquête notamment sur la base d’allégations de manquements aux règles qui lui sont communiquées par les citoyens. Un système de « co-régulation » est ainsi mis en place, car le comité d’éthique (the Committee on Ethics), quant à lui composé exclusivement de parlementaires, reste l’autorité première en matière d’interprétation du code de conduite, de décision et de sanction. Il lui revient notamment de contrôler les déclarations d’intérêts des membres, d’enquêter mais aussi de fournir des conseils et de former les membres du Congrès aux règles d’éthique. Comme au Sénat, les sanctions sont graduelles : les rappels à l’ordre (letters of reproval) sont ainsi souvent une solution que le comité choisit de mettre en œuvre de manière autonome, lorsque la gravité du manquement ne justifie pas de recommander à la Chambre de prononcer des sanctions plus lourdes, comme une suspension temporaire, un blâme (censure) ou une expulsion.

L’examen du cas américain appelle trois observations.

Tout d’abord, aucune institution indépendante n’est compétente pour sanctionner les membres du Congrès qui auraient manqué aux règles déontologiques. La Chambre des Représentants reste grandement frileuse à l’égard d’une plus grande externalisation, au-delà de la phase d’investigation. Des propositions ont déjà pu être formulées pour inclure des personnalités extérieures au sein du Comité d’éthique qui dispose d’un pouvoir de sanction, pour que les élus rendent des comptes aux citoyens. Celles-ci ont systématiquement été évincées en application du principe d’autonomie de la chambre : le jugement par ses pairs, ici entendus comme étant stricto sensu des membres du Congrès, reste la motivation première de ce refus.

Ensuite, l’adoption de lois et de résolutions au sein des chambres a nettement renforcé les règles d’éthique à partir des années 1960. Ce mouvement accompagne le déploiement de la démocratie délibérative dans toutes les sphères de l’action publique. Or celle-ci fait, en parallèle, l’objet d’une critique doctrinale construite par la théorie du choix public (public choice theory), qui fait dépendre le comportement des gouvernants rationnels d’un calcul stratégique et égoïste destiné à maximiser leurs intérêts. Ces derniers seraient prêts à satisfaire impunément les intérêts de groupes privés dans la seule optique d’une réélection. Cette conception pessimiste de l’élaboration de la règle de droit appelle ainsi à un encadrement plus ferme, au sein des chambres, des actions de leurs membres. Les codes de conduite au Congrès sont sur ce point fréquemment actualisés, pour prévenir de nouvelles dérives de la part des élus. L’un des enjeux est celui de déterminer s’il convient d’alourdir les exigences pesant sur les membres, au regard d’exigences concurrentes de protection de la liberté des députés et liées à la question de la pertinence d’accentuer le traitement différencié des élus face aux citoyens lambda. Par exemple, le 24 janvier 2022, le New York Times souligne que les membres du Congrès tireraient profit de leurs connaissances des changements politiques à venir pour acheter et vendre leurs actions en bourse au moment le plus opportun, bénéficiant ainsi d’un taux de rendement supérieur à la moyenne. Une proposition de loi est envisagée, pour leur imposer de confier la gestion de leurs actifs à un tiers, mais semble pour l’instant largement compromise du fait de l’absence de soutien du Parti démocrate, Nancy Pelosi refusant de renforcer la différence de traitement entre les gouvernants et les citoyens : chacun devrait pouvoir tirer profit de l’économie libérale en y participant activement.

Enfin, si l’institutionnalisation des règles de l’exemplarité politique au Congrès américain est indéniable et précoce, elle prend surtout la forme d’une coexistence entre un droit écrit et un droit non écrit, qui préserve largement l’autonomie des assemblées sur le contrôle du comportement de leurs membres, celles-ci pouvant générer spontanément des règles d’exemplarité. La profusion de détails dans les règles formelles n’empêche pas les assemblées de sanctionner une attitude qui ne viole pas une règle spécifique mais qui « porte atteinte à l’image ou à la réputation de l’institution ». La garantie des règles d’éthique suppose bien un jugement de ses pairs, et non une immixtion des autres branches du Gouvernement en application du principe de séparation des pouvoirs. Le Congrès aurait accumulé une expertise et serait familier avec les comportements et les mœurs jugés acceptables aux yeux de l’institution. Le juge témoigne ainsi d’une grande auto-restriction face au pouvoir discrétionnaire du Congrès : soit il estime que ces procédures disciplinaires excluent en principe tout droit au judicial review ; soit il considère que la question est justiciable, mais se limite alors à un contrôle de la régularité procédurale en se rattachant au texte constitutionnel formel. Par exemple, dans la décision Powell v. McCormack (1969), le juge Warren accepte de se prononcer sur le recours du député Powell exclu par la Chambre des Représentants en 1967, celle-ci refusant qu’il prête serment après sa réélection du fait d’une suspicion de manquement aux règles d’éthique commis lors de son mandat précédent. Se fondant sur l’article I section 5 clause 1 de la Constitution fédérale, la Cour suprême juge cette exclusion inconstitutionnelle : le Congrès ne peut pas se baser sur ces manquements commis sous la précédente législature pour refuser de donner effet à la volonté des électeurs. Comme ce dernier remplit les conditions d’éligibilité, il devait pouvoir entrer en fonction. La Cour nuance cependant l’immixtion de son contrôle dans l’autonomie du Congrès, en arguant qu’elle se contente ici de s’assurer de la soumission du Congrès à la Constitution écrite.

L’impératif de séparation des pouvoirs explique à la fois la prudence du juge et la critique fréquemment formulée à l’encontre de l’autonomie des assemblées : les manquements aux règles seraient faiblement, voire pas, sanctionnés par le Congrès de sorte que le système américain resterait peu efficace. Ces critiques récurrentes de l’intégrité du Congrès et la proximité qui le lie aux intérêts privés font ainsi état d’un environnement propice à l’institutionnalisation croissante des règles d’exemplarité. Cette tension se retrouve à l’examen du cas britannique, où l’autonomie des assemblées a été tout aussi déterminante dans l’institutionnalisation des règles de l’exemplarité.

Au Royaume-Uni. - Comme aux États-Unis, l’institutionnalisation des règles de l’exemplarité a résulté d’une pression de l’opinion publique à la suite de la médiatisation de scandales politiques. Par exemple, le scandale du cash for question, qui consistait à corrompre un parlementaire pour qu’il pose une question précise au gouvernement, pousse la Chambre des Communes à adopter le code de conduite et à nommer un commissaire à l’éthique en 1996. Le scandale des notes de frais engendre quant à lui une externalisation du contrôle des indemnités des membres de cette dernière. La solution britannique consiste ici à soumettre tant les ministres et les membres des deux chambres à un ensemble commun de principes, chaque institution étant ensuite chargée de préciser les règles de fond et de procédure adoptées dans l’esprit de ces principes. Un code de conduite est spécifiquement dédié aux ministres (Ministerial Code), qui doivent également se conformer aux règles déontologiques de la chambre à laquelle ils appartiennent. Ce code est aujourd’hui sujet à controverses, non pas en raison d’une réglementation moins foisonnante qu’au parlement, mais du fait d’un manque d’impartialité dans le processus de contrôle et de sanction. En effet, le Premier ministre nomme le conseil indépendant (Independent Adviser) avec lequel il collabore, aux côtés du Cabinet Office, pour enquêter sur les violations alléguées du code. Le chef du gouvernement reste de surcroît le « juge ultime des standards de comportement attendus d’un ministre et les conséquences appropriées d’une violation de ces standards ». Le comportement du Premier ministre Boris Johnson, à plusieurs reprises jugé comme menaçant la confiance dans les élus du fait de son désintéressement face aux règles d’éthique, a poussé 106 membres de la Chambre des Communes à déposer une proposition de loi en septembre 2021, destinée à assurer que la chambre arbitre dorénavant les manquements au code ministériel.

Pour gérer plus spécifiquement les comportements des parlementaires, la Chambre des Communes et la Chambre des Lords emploient des procédés proches.

En premier lieu, les deux chambres ont adopté des codes de conduite, pour lesquels elles fournissent des guides d’interprétation. L’exemplarité est explicitement inscrite dans ces code (leadership). Elle appelle les parlementaires à se conformer à des principes de désintéressement (selflessness), d’intégrité, d’objectivité, de responsabilité (accountability), de transparence (openness) et d’honnêteté. Ces exigences serviront de principes d’interprétation, lorsque les chambres jugeront du potentiel manquement aux règles de code de conduite. Autrement, les règles ressemblent à celles contenues dans les codes de conduite aux États-Unis. Par exemple, les élus doivent faire prévaloir l’intérêt public lorsqu’un conflit advient avec un intérêt privé, ils ne doivent pas être rémunérés pour exercer leurs fonctions dans une direction attendue, doivent déclarer leurs intérêts financiers auprès du Register of Members’ Financial Interests, ou ne doivent pas tirer profit d’informations confidentielles auxquelles ils ont accès dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Les règles d’exemplarité sont appliquées au cas par cas, car les chambres ne prétendent pas pouvoir guider entièrement le comportement des membres du Parlement par des règles écrites. Ces membres sont donc invités à consulter les comités de déontologie.

En second lieu, la structure institutionnelle de la déontologique suit les mêmes modalités dans les deux chambres.

La première phase est celle de l’enquête préliminaire. Elle est confiée à des institutions indépendantes au sein des chambres, afin que l’enquête préalable soit conduite par un tiers impartial, de manière à éviter que les membres du Parlement passent sous silence certains manquements déontologiques, de manière solidaire avec leurs pairs. Pour la Chambre des Communes, le commissaire parlementaire à l’éthique (Parliamentary Commissioner for Standards) reçoit les déclarations et vérifie leur exactitude. Il ne peut qu’aider les MPs à procéder à des rectifications mineures. Pour la Chambre des Lords, une institution équivalente existe depuis 2010 (the House of Lords Commissioners for Standards). Ce souci de renforcer l’indépendance de l’investigation a poussé la chambre basse à se doter de nouveaux instruments. Par une résolution en date du 19 juillet 2018, celle-ci inscrit dans le code une nouvelle obligation, celle d’être courtois, professionnel, respectueux à l’égard de tous ses interlocuteurs, à la suite de plaintes récurrentes de harcèlement sexuel. Pour encourager le développement d’une culture du respect, de nouvelles institutions ont été mises en place (The Independent Complaints and Grievance Scheme). Par exemple, un enquêteur indépendant et extérieur au Parlement pourra être désigné en amont de la saisine du Parliamentary Commissioner for Standards pour rassembler des éléments de preuve et rendre un rapport, afin d’appuyer la violation du code de conduite.

La deuxième phase, celle du constat du manquement déontologique et de la recommandation de la sanction, appartient à des institutions composées de membres des chambres et de personnalités extérieures, ce qui témoigne d’une externalisation partielle. Pour la Chambre des Communes, le Comité d’éthique n’est pas, contrairement aux États-Unis, composé exclusivement de membres de la chambre : il comprend sept MPs et sept personnalités extérieures ; et est présidé par un membre de l’opposition. Ce n’est que depuis janvier 2019 que ces personnalités extérieures disposent du droit de vote, pour recommander une modification du code de conduite ou une sanction à la Chambre. Pour la Chambre des Lords, le Sub-Committee on Lords’ Conduct est chargé de proposer de réviser le code de conduite et ne pourra que recommander des sanctions à la Chambre dès lors qu’il constate un manquement au code.

La troisième phase est celle de la sanction. Si l’externalisation est encouragée aux phases d’enquête et de recommandation de la sanction, il n’est pas question de remettre en cause le principe d’autonomie de la chambre au stade du prononcé de celle-ci. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’un manquement grave au principe d’exemplarité politique peut conduire à la mise en œuvre d’une procédure de révocation (recall). La révocation est alors prononcée à la suite d’une participation des électeurs de la circonscription du député, mais elle ne peut intervenir qu’à la suite d’une sanction disciplinaire prononcée initialement par la chambre.

La tension constante entre le souci de garantir le respect des règles d’exemplarité et l’impératif de protéger à la fois la liberté des parlementaires et l’autonomie de la chambre se noue en des termes proches en France, où des codes d’éthique au Parlement ont été adoptés, bien que la ressemblance avec les expériences britannique et américaine soit imparfaite.

 

II. Une ressemblance imparfaite

 

Le principe de transparence a indéniablement influencé la manière française de régir le droit de l’exemplarité. Les déclarations d’intérêts et de patrimoine partiellement publiées et le développement d’un registre des représentants d’intérêts dans les assemblées et à la HATVP montrent bien la volonté d’encadrer, par la transparence, les conflits d’intérêts. De plus, les assemblées parlementaires françaises ont, elles aussi, adopté des codes de conduite et mis en place des organisations de déontologie en leur sein. La ressemblance avec l’expérience anglo-américaine est ici frappante, une culture de la déontologie se développant au sein des assemblées françaises (A), sans que ce rapprochement entre les solutions nationales ne s’apparente à une volonté de transposer de manière brute les mécanismes anglo-américains (B).

 

A. Le développement d’une culture de la déontologie dans les assemblées françaises

 

Les assemblées françaises font exercice de leur pouvoir disciplinaire pour maintenir l’ordre dans la chambre, sans que ce pouvoir ne soit expressément prévu par la Constitution contrairement aux États-Unis. Aujourd’hui, le Règlement de l’Assemblée nationale (RAN) fait explicitement référence au code de déontologie dont les manquements pourront déboucher sur des mesures disciplinaires. Une culture de la déontologie s’est ainsi développée au sein des assemblées, ce qui pose à nouveau l’enjeu de l’autocontrôle concernant l’adoption, l’application et la sanction de ces règles.

Les structures parlementaires de la déontologie. - Il est bien connu que le droit français optait traditionnellement pour la répression face aux conflits d’intérêts, qui étaient pénalement sanctionnés au travers notamment du délit de prise illégale d’intérêts (art. 432-12 du Code pénal). La solution française était très « brutale » et peu dissuasive. Un rapprochement s’est progressivement opéré avec la transparence telle qu’elle est pratiquée dans le monde anglo-américain, du fait du développement d’une culture de la déontologie au Parlement. D’une part, les assemblées se saisissent plus directement de la problématique des conflits d’intérêts. La confiance dans les processus de décision dépend d’une divulgation a priori de tout conflit réel ou potentiel, qui peut être perçu comme ayant une influence sur l’exercice du mandat. D’autre part, les assemblées se sont dotées d’institutions de déontologie. Le Bureau du Sénat crée en 2009 un comité de déontologie, comprenant un sénateur de chaque groupe politique. Saisi par le Président du Sénat ou par le Bureau, ce comité rend des avis sur des situations particulières ou sur des problématiques plus générales relatives à la déontologie parlementaire. En octobre 2020, le Sénat adopte un guide de déontologie pour clarifier et synthétiser les règles de bonne conduite. En 2011, l’Assemblée nationale se dote quant à elle d’un code de déontologie et d’un déontologue indépendant. Ce choix montre bien une évolution de la manière de traiter l’exemplarité des députés. Comme l’admet Ferdinand Mélin-Soucramanien, ancien déontologue à l’Assemblée nationale, l’enjeu consiste à la fois à développer des règles de bonne conduite pour répondre aux attentes des citoyens ; mais aussi d’infuser une culture de l’exemplarité en faisant preuve de « pédagogie éthique ». La mise en place d’un déontologue à l’Assemblée favorise ainsi l’« acculturation » des parlementaires français aux questions de déontologie, ce qui est souvent présenté comme une condition du succès des politiques d’exemplarité à l’instar du Royaume-Uni et des États-Unis. Il s’agit bien de prévenir les conflits d’intérêts « en interne » : les parlementaires sont invités à s’interroger, par eux-mêmes, sur les conflits auxquels ils peuvent être exposés et de les déclarer pour s’en prémunir. Une gestion souple et circonstancielle de l’exemplarité permet ainsi de prévenir les conflits d’intérêts en nouant une relation de confiance avec les députés.

Cette manière de gérer les conflits d’intérêts est tout à fait perceptible dans les recommandations émises par Agnès Roblot-Troizier, alors déontologue à l’Assemblée nationale en 2019. Au-delà de la déclaration d’intérêts auprès de la HATVP et des dons et cadeaux reçus, Agnès Roblot-Troizier recommande de mettre en place un système de déclaration d’intérêts ad hoc auprès de l’Assemblée, quand le conflit d’intérêts n’est pas avéré mais potentiel. Elle préconise de conseiller les députés sans les contraindre : seuls ces derniers décideraient de s’abstenir de participer à certains travaux parlementaires et de communiquer sur le registre public de déport les raisons les ayant poussés à adopter une telle décision. La solution préconisée est plus souple qu’au Royaume Uni et aux États-Unis, où il est obligatoire de procéder à des déclarations ad hoc d’intérêts et facultatif de se déporter. Le bilan est jugé « mitigé » par le rapport d’information remis le 15 décembre 2021 à l’Assemblée nationale, concernant l’évaluation de l’impact des lois de 2017 sur la confiance dans la vie politique : les parlementaires se saisissent très peu de ces outils. Cependant, l’acculturation semble demeurer le maître mot, car il n’est pas question de remettre en cause le principe d’indépendance des parlementaires dans l’exercice de leurs mandats. Le rapport incite à communiquer davantage sur les bonnes pratiques, à encourager le recours à des déclarations ad hoc, qui peuvent être orales et qui n’empêchent pas la participation aux travaux de l’assemblée. Il est toujours question de respecter la liberté des parlementaires, tout en leur inculquant l’importance de la prévention de conflits d’intérêts par la transparence. Les règles de droit souple, qui jouent sur la conscience des élus mais qui ne leur imposent pas des obligations strictement contraignantes, sont ainsi valorisées.

Une externalisation contrôlée. - Ces mécanismes illustrent bien la place centrale qu’occupent les assemblées dans le développement et la sanction d’un corpus de règles d’exemplarité. Ce mouvement pose un problème commun, celui de définir qui est maître des règles d’exemplarité, qui en assure le respect et en sanctionne les manquements. En France, l’externalisation semble en partie plus poussée qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Premièrement, la structure institutionnelle de la déontologie au Parlement français reprend certaines modalités anglo-américaines, en externalisant partiellement les phases d’instruction et de recommandation de la sanction. D’une part, la « cellule anti-harcèlement » est indépendante. Elle enquête sur des faits de harcèlement moral ou sexuel et les communique directement au déontologue, qui peut les transmettre aux autorités pénales. Dans son rapport rendu en 2022, Christophe Pallez recommande à la suite de Agnès Roblot-Troizier, en sa qualité de déontologue à l’Assemblée nationale, d’inscrire dans le code de déontologie des députés que de tels faits soient qualifiés d’atteinte au devoir d'exemplarité des députés. Cette reconnaissance permettrait de prononcer des sanctions disciplinaires, nonobstant des sanctions pénales éventuelles. En effet, selon lui, « l’Assemblée nationale ne peut se désintéresser de situations lourdes de souffrances humaines et parfois ravageuses pour sa réputation ». D’autre part, le déontologue à l’Assemblée nationale est lui aussi indépendant. Il reçoit et conserve les déclarations d’intérêts des députés, conseille de manière confidentielle ces derniers pour les acclimater aux règles de déontologie. Comme dans le monde anglo-américain, cette personnalité indépendante n’est pas compétente pour prononcer elle-même les sanctions : elle doit déférer les manquements potentiels au Bureau de l’Assemblée, en suivant une procédure établie. Dans cette hypothèse, le déontologue en informe le député et le Président de l’Assemblée nationale. Il formule, en ce sens, « toutes préconisations nécessaires pour lui permettre de se conformer à ses devoirs ». En cas d’absence de réaction du député, le déontologue saisit le Président de l’Assemblée nationale, qui en réfère au Bureau, qui doit statuer dans les deux mois en suivant une procédure contradictoire : « si le Bureau conclut à l’existence d’un manquement, il rend publiques ses conclusions. Il en informe le député qui doit prendre toutes dispositions pour se conformer à ses devoirs ».

Deuxièmement, et surtout, à la suite des « lois Cahuzac », une étape importante est franchie du fait de la création de la HATVP, qui est une autorité indépendante et extérieure au Parlement. Celle-ci contrôle et publie les déclarations d’intérêts et de patrimoine des parlementaires, dont elle vérifie l’exhaustivité et la précision, grâce au concours de l’Administration fiscale. Elle se charge également du registre des représentants d’intérêts. Cette évolution n’est cependant pas sans poser problèmes face au principe de séparation des pouvoirs et a donc été limitée par le Conseil constitutionnel. Celui-ci veille systématiquement à ce que ces lois qui poursuivent l’objectif d’intérêt général de promotion de l’exemplarité et la probité des élus ne contreviennent pas au principe d’autonomie des parlementaires. Dans sa décision du 9 octobre 2013, le Conseil affirme ainsi que la loi organique peut autoriser la HATVP à enjoindre au parlementaire de compléter, voire d’expliquer, sa déclaration d’intérêts qui lui a été transmise. Cependant la HATVP ne pourrait pas, conformément à la Constitution, faire usage d’injonctions pour mettre fin à une situation de conflit d’intérêts dans laquelle il se trouve. Pour que soient adoptées des sanctions pour violation des obligations déclaratives, la HATVP devra à la fois saisir le Bureau de l’Assemblée nationale ou du Sénat et le parquet. Le Conseil est donc soucieux de protéger l’autonomie des assemblées et la liberté des parlementaires.

Ces observations attestent ainsi d’un rapprochement entre le cas français et les expériences anglo-américaines ; à la fois parce que des règles d’exemplarité au sein des assemblées se développent, mais aussi du fait du souci constant de préserver tant la liberté du mandat parlementaire que l’autonomie des assemblées dans la gestion de leurs affaires internes. Pourtant, un particularisme français demeure.

 

B. Un particularisme français persistant

 

Le mimétisme est relatif, car l’argument de droit comparé semble à juste titre être utilisé avec parcimonie, une distance critique face à l’efficacité de la solution américaine étant souvent requise. Il s’agit certes d’ouvrir la perspective sur les expériences étrangères, sans nécessairement transposer les solutions retenues.

Une prise en compte mesurée du droit étranger. - Si un rapprochement avec le développement d’une culture de la déontologie aux États-Unis et au Royaume-Uni semble admis de tous, il apparaitrait excessif d’y voir une simple transposition de la solution anglo-américaine à la France. D’une part, ces règles sont souvent développées à la suite de scandales politiques à l’échelle nationale, qui influencent le contenu des règles adoptées. En France, les scandales Bettencourt, Cahuzac et Fillon ont directement provoqué une réponse institutionnalisée à l’enjeu de l’exemplarité politique. D’autre part, la place de l’argument de droit comparé semble être tout à fait limitée dans les rapports français consacrés au développement de la transparence de la vie politique.

Certains rapports ne mentionnent pas, voire peu, les exemples de droit étranger.

D’autres rappellent toute la « précaution » qui entoure cette mention du droit comparé. Ils s’inspirent alors de solutions étrangères sans les transposer automatiquement, de manière à ne pas prévoir des contraintes excessives car peu efficaces. Par exemple, dans son rapport de 2020, Agnès Roblot-Troizier préconise à juste titre une avancée de la transparence qui ne doit pas être futile : il ne s’agit pas de s’aligner, par principe, sur les expériences des parlements étrangers mais plutôt de percevoir quelle serait l’efficacité d’une nouvelle obligation opposée aux parlementaires. À propos de la divulgation de rencontres avec les représentants d’intérêts, elle préconise ainsi de ne pas nécessairement étendre l’obligation qui existe déjà de rendre publiques leurs réunions officielles avec les représentants d’intérêts aux réunions officieuses, qui sont minoritaires. Elle estime qu’il conviendrait ici de se fonder plutôt sur une incitation souple, les députés pouvant être invités à le faire seulement sur la base du volontariat. Ce « premier pas considérable » conduirait ainsi à rapprocher « l’Assemblée nationale des parlements étrangers les plus allants en matière de prévention et de traitement des conflits d’intérêts », tout en n’imposant pas de contraintes excessives et peu efficaces sur les parlementaires.

Enfin, certains présentent l’expérience américaine comme un contre-exemple. Par exemple, le rapport Urvoas à la commission des lois à l’Assemblée nationale en 2013 dénonce l’absence de contrôle effectif des manquements aux règles de l’exemplarité aux États-Unis : même si une « forte tradition de surveillance » y prévaut, ces systèmes de « contrôle populaire » et par la chambre s’apparentent in fine à une absence de contrôle. Il préconise ainsi une externalisation et la création de la HATVP, qui est censée s’inscrire en opposition à la manière américaine de gérer l’exemplarité. Le manque d’efficacité du système américain est effectivement en partie confirmé par les faits. Des scandales fréquents continuent de ponctuer l’actualité politique et les sanctions apparaissent souvent peu sévères et exceptionnelles, les membres des chambres étant grandement réticents à sanctionner leurs pairs. Par exemple, la Chambre des Représentants n’a prononcé que vingt-trois blâmes en séance publique (censure). En février 2010, lorsque celle-ci adresse publiquement un blâme au Républicain Charlie Rangel, ce dernier est contraint à se tenir à la barre de la chambre alors que Nanci Pelosi, alors speaker, liste les manquements éthiques et rappelle que le député devra notamment s’acquitter de ses dettes auprès de l’administration fiscale et en apporter la preuve au comité (to pay restitution). La sanction ne dépasse pas ce blâme, ce dernier reste membre de la Chambre alors que onze manquements éthiques ont été recensés, comme la non-déclaration de plusieurs centaines de milliers de dollars ou la sollicitation de millions de dollars auprès de lobbyistes. Charlie Rangel ne cessera de convoquer la dimension politique et partisane de son blâme, en passant sous silence le discrédit moral formulé par l’institution. La nature bipartisane du comité trouve ici toute son importance, mais l’efficacité générale du processus est relative.

Cependant, la préconisation du rapport Urvoas se heurte à des limites constitutionnelles, qui sont communes aux différents systèmes étudiés. En premier lieu, le fonctionnement de la HATVP dépend lui aussi d’une participation citoyenne au contrôle des élus. Jean-François Kerléo admet que le processus de contrôle des déclarations d’intérêts dépend, en France également, d’une participation de la société civile et des associations de lutte contre la corruption, du fait du faible contrôle exercé par la HATVP sur les déclarations d’intérêts. En second lieu, un renforcement potentiel du rôle de la HATVP dans le contrôle de la déontologie parlementaire doit composer avec le principe de séparation des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé que « l’amélioration de la transparence des relations entre les représentants d'intérêts et les pouvoirs publics constitue un objectif d'intérêt général ». Cependant, le législateur ne peut pas investir la HATVP du pouvoir d’établir des normes en matière de déontologie parlementaire. Cette prérogative revient exclusivement « aux membres des assemblées parlementaires, à leurs collaborateurs et aux agents de leurs services, dans leurs relations avec ces représentants d'intérêts ».

Pour conclure, l’argument de droit comparé ne semble occuper qu’une place secondaire dans l’élaboration des politiques d’exemplarité en France. Certains particularismes culturels en la matière peuvent toujours être constatés.

Un mimétisme relatif. – Trois exemples attestent de ce mimétisme relatif.

Premièrement, les déclarations de patrimoine occupent une place particulière en France depuis l’affaire Cahuzac. Le droit français prévoit deux déclarations distinctes (une déclaration de patrimoine et une déclaration d’intérêts) et les assortit d’un régime juridique différencié contrairement au modèle anglo-américain. De plus, le droit français insiste sur l’exhaustivité de la déclaration de patrimoine, sans prévoir de plafond ; alors que la Chambre des Communes n’exige une déclaration de propriétés et de terrains qu’à hauteur de 100 000 £.

Deuxièmement, si la France a effectivement développé des outils de prévention des manquements au principe d’exemplarité, elle adopte une conception plus restrictive du champ de la prévention des conflits d’intérêts. Le délit de pantouflage inclut depuis 2013 les ministres et les anciens responsables d’exécutifs locaux, ce qui autorise la HATVP à se prononcer sur les risques déontologies de la future profession que l’élu envisage d’exercer. Cependant, les parlementaires français ne sont pas concernés par une telle mesure : tout parlementaire peut donc « s’engager dans une activité de lobbying dès la fin de son mandat », alors même qu’il conserve souvent un droit d’accès au Parlement. Au contraire, le monde anglo-américain prend en compte l’importance de prévenir les conflits d’intérêts futurs. Au Royaume-Uni, les règles encadrant les activités de lobbying s’appliquent toujours au membre de la Chambre des Communes pendant six mois après la fin de son mandat. De la même manière, aux États-Unis, des restrictions perdurent après la fin du mandat : si un membre du Congrès exerce des activités de lobbying pour essayer d’influencer certains membres du Congrès pour le compte d’une personne privée, il pourra être sanctionné.

Troisièmement et enfin, la France reste encore marquée par une logique d’interdiction. La France connait un régime d’incompatibilités professionnelles plus strict, qui représente un choix d’encadrer de manière plus générale et a priori l’immixtion d’intérêts privés dans le mandat parlementaire. Si le principe de l’incompatibilité professionnelle doit demeurer exceptionnel, la loi en a progressivement étendu le champ d’application. Les parlementaires ne peuvent pas assurer des fonctions de direction dans des entreprises nationales ou des établissements publics nationaux, ne peuvent pas être membre d’une AAI, ou agir en qualité de représentants d’intérêts. Ils ne peuvent pas non plus débuter une activité de conseil après leur élection ou poursuivre cette activité si elle a été débutée douze mois avant son élection. Si elles ont le mérite d’être efficaces, elles paraissent souvent disproportionnées aux yeux de la doctrine. La logique de prévention des conflits d’intérêts supposerait une appréciation plus individualisée des cas, c’est-à-dire une absence d’interdiction générale adressée à toute une profession, mais plutôt une obligation de transparence semblable à la solution anglo-américaine. Aux États-Unis par exemple, ces derniers peuvent poursuivre leurs activités professionnelles tout en déclarant minutieusement ces activités auprès de la chambre et en demandant conseil auprès du comité d’éthique avant d’accepter la proposition, s’ils suspectent un potentiel conflit d’intérêts. Un plafonnement de la rémunération annexe est prévu. Au Royaume-Uni, une logique proche prévaut : les activités professionnelles sont autorisées parce qu’elles rapprochent le parlementaire de la société et lui fournissent une expertise utile à la chambre. Le Parlement britannique demeure ainsi réticent à accroitre le champ des incompatibilités professionnelles, au-delà de l’interdiction d’exercer des fonctions de lobbyiste. Le parlementaire doit maintenir ces activités « dans la limite du raisonnable », tout en les déclarant pour que les instances déontologiques procèdent à un contrôle souvent souple de ce cumul d’activités. Une partie de la doctrine française préconise ainsi une actualisation du droit français à la lueur du droit étranger. En effet, le développement d’une logique de prévention des conflits d’intérêts se heurte encore à certains particularismes français, au premier rang desquels figurent les incompatibilités professionnelles. Dans ce sens, Baptiste Javary estime qu’il conviendrait d’approfondir le « contrôle concret des situations de conflits d’intérêts », tout en « assouplissant des incompatibilités professionnelles qui n’apportent pas la preuve d’une efficacité supérieure par rapport aux autres modèles dans la prévention des conflits d’intérêts ». Les pays de common law présenteraient l’avantage de proposer un système plus souple et moins discriminant à l’égard de certaines professions.

 

Mathilde Laporte

 

Mathilde Laporte est docteur en droit public de l’Université Paris Panthéon-Assas. Elle est enseignante chercheuse contractuelle à la CY Cergy Paris Université.

 

Pour citer cet article :

Mathilde Laporte « L'exemplarité des gouvernants : du monde anglo-saxon à la France ? », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/L-exemplarite-des-gouvernants-du-monde-anglo-saxon-a-la-France]