L’histoire du concept de constitution en France. De la constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’Etat
Issu d’un colloque consacré à la pensée de l’historien allemand,Reinhard Koselleck, cet article tente d’évaluer le caractère fructueux desthèses de la Begriffsgeschichte (ce courant de pensée historiographique formé par ce dernier), quand on la confronte à l’histoire constitutionnelle. On a voulu ici dégager deux césures majeures dans l’histoire conceptuelle de la Constitution en France qu’on a appelées, d’une part, le « moment Montesquieu » et, d’autre part, « le moment Sieyès » en essayant de rapporter à chaque fois la pensée constitutionnelle de ces deux grands auteurs au contexte théorico-politique de leur époque.
The history of the concept of constitution in FranceThis article aims at assessing the fecondity of « Begriffgeschichte » (history of concepts), and of its major Proponent Reinhardt Koselleck, in the context of French constitutional history. As a case study of Begriffgeschischte, it is attempted here to identify two major chasms in the history of the concept of a « constitution » : one brought about by Montesquieu, and the other by Sieyès.
Die Geschichte des Verfassungsbegriffs in Frankreich. Von der politischen Verfassung zur Verfassung als Rechtsstatus des StaatesDer von Reinhard Koselleck inspirierte Ansatz der Begriffsgeschichte trägt eindeutig Früchte, die im vorliegenden Beitrag am Thema des Verfassungsbegriffs in Frankreich ausgeführt werden. Es werden zwei Epochen charakterisiert : ein ,,Montesquieu-Moment", in dem die Verfassung nun als eigenständiger Begriff erscheint und als liberale Politeia verstanden wird, und ein ,,Sieyès-Moment", in dem die politische und die rechtliche Dimensionen der Verfassung verschmolzen werden.
« Rien ne serait plus faux de croire que le
travail historique moderne pourrait se passer des
notions modernes. Simplement, elles doivent nous
être connues dans leur “relativité historique”.»
On peut emprunter à Dieter Grimm une définition suggestive de la constitution au sens moderne du terme. «Elle se caractérise par la prétention à régir globalement et unitairement, par une loi supérieure à toutes les autres normes, le pouvoir politique dans sa formation et ses modes d’exercice.» Elle a l’avantage de donner une définition unitaire de la constitution alors que les juristes – et Dieter Grimm en est un – ont plutôt tendance à morceler cette notion en opposant la constitution au sens formel à la constitution au sens matériel. Surtout, dans la perspective qui nous intéresse ici, elle permet de mettre en relation la constitution avec l’histoire politico-sociale. En effet, la constitution moderne témoigne de l’apparition de la distinction entre l’Etat et la société civile ; si elle se borne à limiter le pouvoir de l’Etat, c’est parce que, selon le modèle individualiste-libéral, la société doit s’auto-gouverner et que la constitution doit justement être l’un des instruments juridiques permettant la réalisation de l’autonomie de la société et des initiatives individuelles. Le fait que cette différence initiale entre l’Etat et la société civile est remise en cause depuis l’avènement de l’Etat industriel et social a pour conséquence une perte d’effectivité de la constitution «libérale» et la «matérialisation» de la constitution (inclusion de principes “matériels” dans le texte constitutionnel).
Cette définition de Dieter Grimm permet de décrire la constitution comme phénomène moderne qui saisit par le droit un pouvoir politique et qui l’encadre dans toute la dimension de son action. Cette modernité est celle de la Révolution, que ce soit celle des Etats-Unis ou de la Révolution française. A la différence, en effet, de la constitution au sens anglais, qui désigne un état de fait, un ordre auquel on est soumis sans le vouloir, la constitution moderne se caractérise par le fait qu’elle est un «acte fondateur de l’ordre politique né de la volonté du corps politique». C’est ce basculement que l’on voudrait ici examiner de plus près. Autrement dit, ce qui nous intéresse, c’est la manière dont va s’opérer le changement de signification du mot de constitution à la fin du XVIIIe siècle. La question que l’on voudrait examiner dans cette introduction est celle de savoir dans quelle mesure la méthode historiographique élaborée par Reinhart Koselleck peut être utilisée pour interroger l’histoire du concept de constitution.
Si l’on admet, comme on le fait aujourd’hui, que la constitution est une notion juridique, ou au moins une notion juridico-politique, il convient d’abord, d’évoquer la manière dont Koselleck perçoit le droit, objet qu’il a relativement peu étudié, mais qui forme, évidemment, l’un des nombreux domaines pouvant être investis par la Begriffsgeschichte (histoire des concepts). Dans ce cas précis – l’histoire juridique –, l’enquête porte sur un matériau particulier (le droit) en raison de sa double caractéristique. D’une part, le droit repose sur un langage particulier, même s’il s’agit d’un langage ésotérique (la langue du droit) et, d’autre part, il se singularise par un phénomène de la répétition que Koselleck appelle la «structure itérative» du droit. Dans son article consacré à l’histoire constitutionnelle, «Begriffsgeschichtliche Problem der Verfassungsgeschichtsschreibung», il oppose la constitution, en tant qu’elle est structure (c’est-à -dire une forme politique, répétitive), à l’événement, l’écoulement des faits, c’est-à -dire la naissance d’une constitution qui dépend des faits politiques. D’où, explique-t-il, une forte analogie entre l’histoire constitutionnelle et la Begriffsgeschichte. Le droit peut donc être un moyen de comprendre l’histoire politique et sociale car il reflète, sous sa forme cristallisée par le langage, un certain état des choses (Sachverhalt). Il est certain, selon nous, que les juristes spécialistes de droit constitutionnel auraient tout intérêt à prendre au sérieux cette dimension « structurelle » de la constitution. Mais, obsédés par la question de la valeur normative – sa suprématie au sein de la pyramide des normes – ils oublient complètement sa dimension temporelle, et donc le phénomène fondamental de la durée de la Constitution.
Dans cet article, Koselleck critique les historiens du droit les plus réputés de l’époque , Ernst Rudolf Huber et Fritz Hartung, à qui il reproche d’avoir réduit l’histoire constitutionnelle à l’histoire de la «constitution de l’Etat» (Staatsverfassung). Il invite, au contraire, les historiens du droit à étendre le champ de leur objet et à étudier parallèlement aux constitutions étatiques le droit qui se rapporte à la société (droit privé, droit économique ou droit du travail) et aux rapports entre Etat et société civile, afin de jeter un pont «entre l’histoire du droit prémoderne et l’histoire constitutionnelle moderne». Son mot d’ordre consiste à intégrer dans une telle étude l’histoire aussi bien «pré-étatique que post-étatique». Pour éviter une diffraction à l’infini d’une telle histoire, Koselleck fait intervenir la «Begriffsgeschichte» comme un «auxiliaire» (Hilfeleistung), c’est-à -dire comme un moyen de contrôler l’usage de l’histoire. Il mobilise la sémantique historique, comme on le comprend en lisant son article sur «l’histoire des concepts et histoire sociale» où il explique la nécessité de recourir à l’histoire du langage car c’est le moyen par lequel l’historien étudie le passé. En effet, à la différence du présent, où l’observateur peut utiliser, grâce au vécu, autant l’événement que la langue, le passé qui s’offre à l’historien voit disparaître l’événement de sorte que le langage est la trace qui reste et qui est visible. En d'autres termes, l’histoire des concepts se distingue de l'histoire sociale par le fait précisément qu'elle considère les textes comme sources essentielles de l'histoire alors que l'histoire sociale ne les utilise que comme prétexte pour en déduire des faits sociaux. «L'histoire des concepts, en tant que discipline historique, a toujours affaire à des situations et des événements politiques et sociaux - mais seulement à ceux déjà saisis par le langage des sources». Il en résulte que l’on ne peut pas faire l’histoire du concept de constitution sans se référer à la sémantique historique en cause, ni d’ailleurs à l’historiographie.
Mais la Begriffsgeschichte «à la Koselleck» n’est pas une lexicographie historique. Ce qui en fait l’intérêt, c’est surtout l’interprétation qui est faite des changements de signification des mots. Ainsi, pour l’histoire de la constitution, l’objet de notre propos, Koselleck apporte une contribution de grande portée par le seul fait qu’il met en évidence l’importance du passage «des constitutions» au pluriel, à «la constitution» au singulier. En effet, cette substitution du «singulier collectif» au «pluriel additif» témoigne d’une réduction de la complexité du réel à un «niveau supérieur d’abstraction». Or, cette nouvelle «unité» de la constitution a des effets massifs de signification. L’un de ceux-ci tient à ce que le concept de séparation des pouvoirs peut désormais être pensé parce qu’on a une unité — la constitution — qui rend possible, la division des pouvoirs, la pluralité. On pourrait, dans le même sens, ajouter le fait que la constitution n’a plus besoin de complément de nom ou d’adjectif. En effet, si auparavant, il fallait toujours préciser à quoi se référait la constitution — par exemple, la «constitution de l’Etat» ou encore la «constitution du gouvernement» — , on comprend désormais le mot de « constitution » sans adjectif qualificatif ou sans complément de nom. Enfin, cette nouvelle conception unitaire de la constitution, ancrée dans un seul texte écrit, «conduit à un changement du champ sémantique des notions qui lui sont ordonnées». Koselleck prend pour exemple le mot de «Herrschaft» qui disparaît complètement du vocabulaire allemand entre 1816 et 1898.
D’une manière générale, l’étude de la notion de constitution valide la grande hypothèse de la Begriffsgeschichte selon laquelle la césure fondamentale entre l’histoire moderne (die Neuzeit) et l’histoire «pré-moderne» eut lieu aux alentours de 1800. Mais avant de la vérifier in concreto, à propos de la France, on voudrait seulement noter quelques limites de l’analyse de Koselleck. D’abord, il est certain que sa thèse est en partie surdéterminée par le contexte allemand dans lequel elle s'inscrit. Ainsi, il prétend que la modification du sens du mot de «constitution» va de pair avec celui du mot d’Etat lorsqu’il évoque la transformation de la constitution de la monarchie, simple ordre social reflétant le statut prédominant du monarque, à la constitution moderne qui est «la loi des pays libres» (Pellegrino Rossi). Il souligne donc, à propos de l’Etat en Allemagne, le passage d’un pluriel à un singulier. Mais, ce changement avait été accompli bien plus tôt en France de sorte que son analyse est forcément limitée au seul cas allemand. Cette remarque donne également l’occasion d’évoquer la difficulté spécifique de la Begriffsgeschichte : elle est largement déterminée par la langue de chaque pays. Par exemple, le couple d’opposition entre Verfassung et Konstitution est absolument impossible à transposer dans la langue française et provient de la facilité qu’ont les Allemands de jouer sur un double registre de langue (source latine ou germanique), alors qu’une telle opposition correspond en Allemagne, à une différence de fond, de contenu. La même chose pourrait être dite à propos de l’opposition entre la Verfassung et Verfassheit. Enfin, on peut s’étonner du fait que, dans son étude sur l’histoire constitutionnelle, Koselleck n’utilise pas certaines ressources qu’il a mises à jour dans ses articles théoriques sur la Begriffsgeschichte. Par exemple : il ne parle pas des concepts synonymes ou de concepts antonymes. Or, comme on le verra, il est difficile de faire une histoire du concept de constitution sans le mettre en relation avec le concept voisin de «lois fondamentales».
Comme on l’a compris, en faisant un usage critique de la Begriffsgeschichte, on se propose de traiter d’une question restreinte : l’histoire du concept de constitution en France jusqu’au moment de la césure de 1800. Notre entreprise vise donc à réaliser pour la France ce que Gerald Stourzh a fait, de manière remarquable, dans le domaine de l’histoire constitutionnelle anglo-américaine et ce que Heinz Mohnhaupt et Dieter Grimm ont fait, de manière non moins remarquable,A dans deux études orientées vers l’histoire allemande (mais pas seulement) et d’ailleurs publiées dans la grande œuvre collective dirigée par Koselleck : les Grundgeschichtliche Begriffe. En France, si une thèse récente examine la manière dont les Cours de justice d’Ancien Régime et les assemblées (Etats Généraux) ont utilisé le mot de Constitution, elle n’épuise pas le sujet.
Pour effectuer cette enquête historique, on partira d’une question simple : à partir de quand le mot de constitution appliqué au corps politique devient-il un concept juridique ? En effet, on s’aperçoit que dans les grands Dictionnaires juridiques au début du XIXe siècle (Répertoire Merlin ou Guyot par exemple), le mot de constitution a conservé une acception de droit privé, sans avoir encore été reconnu comme étant une notion de droit public. A la suite de la démarche prônée par Koselleck, à qui on a d’ailleurs reproché de ne pas avoir assez étudié la langue quotidienne ou la langue des humbles, on privilégiera l’étude des auteurs dont l’œuvre a marqué une véritable rupture conceptuelle. Pour le mot de constitution, en France du moins, les noms de deux auteurs s’imposent : Montesquieu et Sieyès. Le premier est celui qui donne ses lettres de noblesse à la conception à la fois politique et libérale du mot de constitution qui se situe aux antipodes de la manière de penser des hommes attachés à l’Ancien Régime et à l’ordre féodal. Le second est celui de Sieyès auquel Pasquale Pasquino a consacré un livre au titre significatif : Sieyès et l’invention de la constitution en France, sans toutefois consacrer une étude spécifique à la notion même de constitution. Or, l’auteur du Qu’est-ce que le Tiers Etat ? invente le concept moderne de la constitution en reprenant notamment des auteurs américains, le nouveau sens du mot de constitution perçu comme un acte de volonté qui « constitue » un nouvel ordre politique par rupture avec l’ancien ordre, afin cependant d’en faire accoucher une société d’individus, une société d’égaux.
I. Le « moment Montesquieu » dans l’histoire du concept de constitution en France
Dans sa Verfassungslehre, Carl Schmitt range Montesquieu parmi les auteurs qui défendent la «notion idéale de la constitution libérale bourgeoise» et qui auraient le mieux illustré la «distinction entre constitutions assurant la liberté et constitutions ne l'assurant pas». Mais s’il est vrai que Montesquieu a contribué à donner un tour libéral à la notion de constitution, il est trop sommaire de le présenter comme l’un des précurseurs de l'Etat de droit libéral-bourgeois. Certes, comme tous les libéraux, l'auteur de l'Esprit des Lois souhaite bâtir une théorie politique capable de marier la liberté avec la constitution, et donc proposer une théorie du gouvernement modéré, meilleure forme de gouvernement. Dans cette mesure, il fait partie des auteurs qui ont œuvré en vue du passage du constitutionnalisme ancien au constitutionnalisme moderne. Mais, d'un autre côté, sa pensée constitutionnelle renoue, en partie, avec la tradition de la philosophie politique grecque et de la politeia d'Aristote. Ainsi, quoique libéral et constitutionnaliste — et là se situe le paradoxe —, Montesquieu défend plutôt une conception institutionnaliste de la constitution, proche d'Aristote et de Hegel. Mais pour l’histoire du concept de constitution en France, l'Esprit des Lois marque une fracture, comme l'a montré Elie Carcassonne dans son étude pionnière. Cet ouvrage a acclimaté la notion de constitution politique en France en assimilant, comme on le verra, le mot de constitution à la notion de politeia. Toutefois, si l’on veut montrer dans quelle mesure le magistrat bordelais a innové dans l'usage du mot de constitution par la signification qu'il lui a donnée, il convient d'abord de dessiner le tableau sémantique de ce mot dans le XVIIIe siècle français.
A. Brève histoire sémantique de la constitution au XVIIIe siècle
A l'origine, le terme de constitution qui vient du latin constitutio, renvoie tantôt aussi bien à la médecine (où il décrit l'idée d'état, d'ordre ou d'organisation d'un tout), qu'au droit où il désigne à la fois un ensemble de textes pontificaux ou monastiques et un acte de procédure ou d'établissement d'un acte authentique (par exemple en droit privé, d'une «constitution de rentes» ou de «constitution d'hypothèques»). De même, il se réfère autant au corps d'un individu (« la constitution humaine ») qu'à un corps social ou abstrait - désignant par là , très tôt, «la manière dont une chose est faite, la composition d'une chose». La riche polysémie du terme lui a permis un usage très extensif. En trois étapes historiques qui s'échelonnent du XVIe au XVIIIe siècle, ce terme de constitution a acquis, en France, du moins, une acception politico-juridique (de droit constitutionnel) qui est devenue prédominante depuis les deux Révolutions américaine et française.
Pour ce qui concerne le cas particulier de la France, il est avéré que le mot même de constitution, employé sans qualificatif, n'a pendant longtemps pas eu de réelle signification politique dans l'Ancien Régime. Pendant très longtemps, les dictionnaires indiquent deux acceptions non politiques : d'une part, l'idée d'une composition ou naturelle ou la disposition artificielle des parties d'un ensemble (par exemple : la complexion d'un corps humain) et une autre acception relevant du vocabulaire de la création (en astronomie ou dans l'art poétique). Dans les deux cas, «il manque toute référence explicite du mot - sans complément déterminatif - à la structure du corps politique, et à la composition d'un régime». Deux indices sérieux en attestent. Au milieu du XVIIIe, la «Constitution» tout court (sans complément déterminatif) évoque dans l'esprit public la bulle Unigenitus du pape Clément XI (1713) qui divisa les jésuites et les jansénistes et donna lieu à une rude bataille tout au long de ce siècle. Ferdinand Brunot, dans son œuvre de précurseur en matière de sémantique historique, a noté l'importance de cette querelle politico-religieuse qui marqua tellement les esprits qu'elle donna naissance aux deux néologismes sans postérité de «constitutionnaires» (ou «unigénitaires») et d' «anti-constitutionnaires» pour désigner les partisans ou adversaires de la Bulle papale. D'où la pertinence de son diagnostic : «Au commencement du XVIIIe siècle, les querelles religieuses avaient vulgarisé «constitution» en ce dernier sens [réglement qui se fait par ordre des Princes ou des Supérieurs]. Il ne s'agissait que de l'appliquer à la politique.» D'une certaine manière, l'histoire du mot de constitution au XVIIIe siècle correspond à cette autonomisation de sa signification politique qui culminera dans la célèbre remarque de Turgot à Louis XVI : «La cause du mal, Sire, vient de ce que votre Nation n'a pas de Constitution».
Comme souvent, les dictionnaires font preuve d'une certaine inertie lexicale. Ils témoignent d'un retard par rapport à la langue (écrite) en train de se créer. La signification politique et constitutionnaliste du mot met du temps à apparaître dans les dictionnaires de l'époque. Sous la rubrique «constitution», le Dictionnaire Furetière (1727) n'évoque pas du tout l'idée de forme de gouvernement mixte. Plus tard, l'Encylopédie de Diderot et d'Alembert est tout aussi discrète : elle renvoie soit à l'acception de droit privé de la constitution, soit aux «constitutions ecclésiastiques». L'acception politique et constitutionnaliste de la constitution ne fut d'abord attestée lexicalement qu'en Suisse à l'occasion de la réimpression de la grande Encyclopédie. Par constitution de l'état (et non pas «Constitution» tout court), on entend, à la suite d’Emer de Vattel (v. infra), «le règlement fondamental qui détermine la manière dont l'autorité publique doit être exercée. En elle se voit la forme sous laquelle la nation agit en qualité de corps politique». Cette signification politique ne commencera à cheminer en France qu'aux alentours des années 1770 où s'effectue une rencontre entre la réception de l'Esprit des lois et la réception des idées anglaises. Le Dictionnaire critique de la langue française (1787) de l'Abbé Féraud illustre un nouvel état d'esprit puisqu'il définit le terme de «constitutionnel» comme suit : «Mot à la mode depuis qu'on parle tant des affaires de l'Angleterre. Il signifie conforme à la Constitution du gouvernement. Il est légal, constitutionnel, indispensable que le peuple retire son dépôt des mains infidèles (des Ministres) qui en auraient négligé le soin.» Malgré bien des réserves, Brissot peut louer en 1787 la constitution anglaise comme étant «le chef d'œuvre des constitutions populaires». De même, l'opuscule du marquis de Cazaux, Simplicité de l'idée d'une Constitution, marque les esprits et influence considérablement Mirabeau.On ne peut s'empêcher de penser que si le mot de Constitution est devenu à la mode à la veille de la Révolution, c'est bien parce que l'œuvre de Montesquieu a marqué de son empreinte la littérature pré-révolutionnnaire, autant politique que juridique.
B. L’Esprit des lois ou le renversement par Montesquieu du mot de constitution dans un sens politique et libéral
L'usage que fait Montesquieu du terme de constitution révèle un intéressant paradoxe. S'il est bien conscient d'avoir formulé une théorie politique originale dans le contexte français de l'époque, c'est-à -dire une théorie libérale dans un climat d'absolutisme, il n'a pas choisi la notion de constitution comme principal vecteur de sa théorie novatrice. En effet, son œuvre majeure, l'Esprit des Lois, ne contient, à proprement parler, ni théorie de la constitution ni de véritable définition de la notion de constitution. Plus éloquent encore, le mot même ne figure pas dans l'Index de ce livre. Fait encore plus troublant : Montesquieu se conforme le plus souvent à l'usage lexical de son époque d'après lequel le mot de constitution ne relève pas du lexique politico-juridique. En effet, le mot constitution, par lui-même et sans qualificatif, était, comme on l’a vu, un néologisme et un anglicisme. L'Académie ne l'admit qu'en 1798, et du temps de Montesquieu, il fallait employer la formule entière : «la constitution du gouvernement» ou «la constitution de l'Etat». Or, Montesquieu emploie le plus souvent ce mot de cette manière : il évoque fréquemment la «constitution de l'Etat» ou la «constitution de la république», ou encore la «constitution du Gouvernement» (dans le sous-titre à l'Esprit des Lois). Les rares fois, où le mot de constitution est employé seul, c'est le plus souvent pour se conformer à son acception romano-canonique décrite plus haut (constitutio). Ainsi emploie-t-il le mot de constitution pour désigner tantôt les édits ou les capitulaires, tantôt les documents ecclésiastiques. Enfin, de manière également orthodoxe, Montesquieu utilise le terme de la Constitution, seul et avec sa majuscule, pour désigner la Bulle Unigenitus de 1713.
Toutefois, il innove véritablement d’un point de vue sémantique en intitulant le livre XI de l'Esprit des lois : «Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution». C'est là que le mot acquiert un sens politique en devenant l'équivalent de la politeia grecque en même temps qu’il témoigne d’un remarquable tournant conceptuel car il devient associé à l'idée de liberté et de division du pouvoir. Tel est le sens de la «constitution de l'Angleterre» dans laquelle Montesquieu prétend avoir trouvé une sorte d'éloge de la liberté du citoyen (EdL, XI, 5 et 6). Par ce détour comparatiste, dont il ne faut pas exagérer la portée, il va faire désormais rimer en France constitutionnalisme et anglophilie. «Une sorte d'envie, jointe aux besoins réels, ramena perpétuellement l'attention sur ce sujet. Ce fut un débordement d'articles et de livres. Celui de Lolme est célèbre.» Un de ses commentateurs les plus récents a bien su résumer ici l’apport du génial Bordelais en ce qui concerne la constitution :
«Le concept de “constitution” peut servir d’exemple aux nombreux glissements sémantiques permis par la pensée de Montesquieu. Fine mécanique qui permet de limiter un pouvoir par essence dangereux, la constitution s’apparente à une “chaîne” qui traduit des rapports de pouvoirs, une tension, un équilibre politique et social auquel il convient de se soumettre au risque de le casser. De la “constitution de l’Etat (ou du gouvernement)” entendue comme ce qui est, comme le constat d’un ordre politique naturellement établi, s’opère une subtile transition, jamais rigoureusement fondée, vers « la constitution » entendue comme ce qui doit être, c’est-à -dire une juste distribution des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. En faisant de la constitution, la condition de la liberté politique, Montesquieu a donné à ce concept une acception favorable, une charge positive qu’il avait déjà dans la pensée grecque à travers le terme de politeia».
Ce que l’on peut dire peut-être autrement : Montesquieu a élevé le mot de constitution à la dignité du concept, et il l’a fait en lui faisant endosser un sens désormais proche de l’ancienne politeia.
Il convient maintenant d’examiner cette réutilisation de la notion de politeia. Aux XVIe et XVIIe siècles, la politeia aristotélicienne était plutôt traduite en Angleterre par les mots de Res publica ou de Commonwealth, et en France par ceux de «police» ou de «république». C'est progressivement que l'on va utiliser pour la traduire, d'abord, le mot de «gouvernement», et ensuite, celui de «constitution». De ce seul point de vue - la définition de la constitution -, la dette de Montesquieu à l'égard des penseurs anglais semble avérée. C'est d'abord en Angleterre que l'on commence à utiliser le mot de «constitution» dans ce sens politique. Ainsi, Bolingbroke, qui est souvent présenté comme le théoricien de la balance des pouvoirs, donne une définition de la constitution qui s'approche du sens de la politeia de la Cité. Dans son Essai sur les partis (1733), il écrit : « By constitution, we mean, whenever we speak with propriety and exactness, that assemblage of laws, institutions and customs, derived from certain fixed principles of reason, directed to certain fixed objects of public good, that compose the general system, according to which the community hath agreed to be governed ». Et il oppose cette constitution au «gouvernement» qui peut être «bon ou mauvais» selon qu'il agit ou non conformément à la constitution. Celle-ci semble désigner progressivement l'agencement des pouvoirs interne à chaque Etat, selon un modèle que l'on présente progressivement comme aristotélicien. Il va de soi que cette traduction ne rend pas compte tout à fait fidèlement du terme grec qui – nous rappelle Pocock – «signifie la répartition formelle de l'autorité pour prendre des décisions dans le cadre d'un processus universel de prise de décision auquel participent tous les citoyens». Mais elle signale un fait d'importance : le rattachement à la «théorie de la polis» qui «était cruciale dans la théorie constitutionnelle des cités italiennes et des humanistes italiens».
Selon notre hypothèse de lecture, il semble qu'en publiant l'Esprit des Lois au milieu du XVIIIe siècle (1748), Montesquieu contribue à rendre courante la traduction de la politeia par le mot de constitution. Assimilée à la politeia d'Aristote ou de Polybe, celle-ci acquiert un sens politique : elle désigne le mode d'agencement ou d'organisation des pouvoirs à l'intérieur de l'Etat. Montesquieu partage cette conception dans la mesure où, transposant la Cité à l'Etat, il use du mot de constitution pour qualifier la forme d'organisation de l'Etat (EdL, VI, 1). Puisque l'Etat, qui détient la «puissance souveraine», a remplacé la Cité, la constitution est cette «forme» qui aménage les pouvoirs (EdL, XI, 9). En tant qu'assemblage, ou composition des institutions, elle confère son unité au gouvernement d'un pays donné. De ce point de vue, elle est l'équivalent de la forme de gouvernement ou du régime politique. C'est de cette manière que l'on doit interpréter le fait que le «commerce a du rapport avec la constitution» (EdL, XX, 4) c'est-à -dire ici avec la forme de gouvernement, ou que la «constitution politique» des Romains est opposée à l'esprit du commerce (EdL XXI, 14) ou encore que l'examen des dots «dans les diverses constitutions» (EdL, VIII, 15) consiste à les étudier dans les trois types de gouvernement (républicain, monarchique et despotique). De même, en Angleterre, l'agencement des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), avec notamment la division du corps législatif en deux chambres, est qualifié de « constitution fondamentale du gouvernement » (EdL, XI, 6).
Tentons de résumer ici l’innovation produite par le magistrat bordelais. Pour le paraphraser, on dira que s’il a «eu des idées nouvelles» en ce qui concerne la constitution, il les a introduites de façon clandestine ou masquée en donnant une «nouvelle acception» à un ancien mot. Voyons maintenant comment après lui, le discours politique fut modifié par cette promotion du mot de constitution au centre du combat politico-juridique contre l’absolutisme qui aboutit à la Révolution.
C. La constitution au milieu de la lutte entre le Roi et les Parlements de justice
1/Le contexte français : absolutisme versus constitutionnalisme - La modernité de Montesquieu s'éclaire au regard du contexte français caractérisé par la prégnance de la doctrine absolutiste. Il faut donc ici partir d'une vérité de base : Montesquieu est un penseur libéral qui écrit dans un Etat non libéral : la monarchie française du XVIIe siècle. Ainsi, le constitutionnalisme français, dont il est sans conteste le représentant le plus brillant, est marginal ou marginalisé. On veut dire par là qu'il n'est concrétisé ni dans les institutions, ni dans la langue politico-juridique officielle qui est la langue de la Cour, celle de l'Etat monarchique. D'où une conséquence méthodologique, indiquée par Koselleck : pour comprendre un concept, il faut, dans la mesure où l'on tient compte des événements politiques et sociaux, prendre en considération les «concepts parallèles ou antonymes», de manière à redonner «la véritable place d'un mot en tant que “concept” dans la structure sociale donnée ou les affrontements politiques du moment». Dans notre cas, le constitutionnalisme français n'est pensable qu'en fonction de sa position par rapport à son concept antonyme d’absolutisme.
Il faut donc remonter à l'élaboration de la doctrine absolutiste à partir du XVIe siècle qui donne à la monarchie française sa coloration singulière. Les légistes et politiques du Moyen Age avaient élaboré une doctrine constitutionnaliste selon laquelle le roi devait être assujetti à divers principes et n'était donc pas au-dessus de la loi. Selon le principe essentiel de cette doctrine, fortement marquée par les origines canoniques et ecclésiologiques, le Prince doit gouverner par consentement. Or, parmi les autorités compétentes pour lui donner son consentement figurent les cours souveraines, et notamment le Parlement de Paris considéré par les auteurs humanistes (surtout Budé) comme l'équivalent du Sénat romain. A cette doctrine du nécessaire consentement s'ajoute l'idée selon laquelle le Prince doit respecter les coutumes et ne peut pas les modifier unilatéralement. Ce constitutionnalisme médiéval invoqué par les juristes humanistes connaît cependant des variantes au cours du XVIe siècle à la fois dans la justification de ces pouvoirs de contrôle et dans les modes de limitation de la puissance royale, «absolue» seulement en principe. D'après l'une d'elles (Bohier, Chasseneuz), la limitation du pouvoir par le droit (la "lex") est fondé sur une réinterprétation de maximes du droit romain, tandis que la seconde plus tardive, qui est celle de l'école des antiquaires (Seyssel, Pasquier, du Haillan) invoque davantage le droit historique, c'est-à -dire la coutume. Quant au domaine et aux autorités du contrôle, il s'étend lorsque certains auteurs entendent confier aux Etats généraux une fonction de conseil public qui aurait pu en faire le prototype d'un Parlement représentatif moderne.
On peut donc dire que la tradition des juristes français est, jusqu'à 1572, celle de la monarchie limitée. Pourtant, malgré les efforts de ces légistes favorables à une théorie du gouvernement limité et, ensuite, des auteurs huguenots qui invoquent le droit de résistance à la tyrannie, la France ne va pas connaître le mouvement de limitation du pouvoir royal qui a eu lieu en Angleterre au XVIIe siècle. Ni les Parlements de justice, ni les Etats généraux n'ont réussi à s'imposer vraiment comme des «dépositaires » de la liberté ou « des lois fondamentales de la nation». A partir des Six Livres de la République de Jean Bodin (1576), la notion de souveraineté de l'Etat fait obstacle au développement non seulement du constitutionnalisme médiéval, mais aussi et surtout du constitutionnalisme moderne. L'opposition entre le constitutionnalisme médiéval et la souveraineté de l'Etat est inévitable : elle sera tranchée en France au détriment du premier et au profit de la seconde. Toutefois, la souveraineté n'exclut pas nécessairement le concept de constitutionnalisme moderne, comme le prouve le développement en Angleterre et en Amérique d'un Etat limité. Mais, en France la souveraineté de l'Etat est interprétée depuis Bodin au sens absolutiste du terme: elle est indivisible au sens où elle est détenue et exercée exclusivement par le Souverain. Une telle conception interdit que d'autres instances aient le droit participer à la co-décision, ou de contrôler l'exercice de la puissance souveraine. Il n'y a donc pas de place pour une pratique du gouvernement mixte, c'est-à -dire une constitution à l'anglaise.
On pourrait croire que le triomphe de la souveraineté au sens absolutiste a oblitéré, en France, le mot même de constitution. Ce serait toutefois commettre une erreur car les théoriciens de la monarchie ne cessent d'invoquer l'existence d'une «constitution monarchique». Le problème qui se pose alors est celui de la signification de cette expression qui fait l'objet d'une intense lutte sémantique entre le Roi et les Parlements. Mme d'Epinay a parfaitement résumé le problème constitutionnel par excellence de l'Ancienne France. «Il est certain que depuis l'établissement de la monarchie française, cette discussion d'autorité, ou plutôt de pouvoir, existe entre le roi et le Parlement. Cette indécision même fait partie de la constitution monarchique; car si on décide la question en faveur du roi, toutes les conséquences qui en résultent le rendent absolument despote. Si on la décide en faveur du parlement, le roi, à peu de chose près, n'a pas plus d'autorité que le roi d'Angleterre; ainsi, de manière ou d'autre, en décidant la question, on change la constitution de l'Etat.»
Soulignons que les théoriciens de la monarchie française ne perçoivent pas du tout la «constitution monarchique» comme étant despotique. A la suite de Bodin qui dissociait déjà «monarchie royale» et tyrannie, mais surtout à la suite de Bossuet, ils distinguent, jusqu'au XVIIIe siècle, la «puissance absolue» du Monarque de la «puissance arbitraire» qui est, elle seule, assimilée à la puissance despotique. A l'époque, où le discours constitutionnel est surdéterminé par la question des droits historiques des Francs (sont-ils des Germains ou des Romains ?) , l'abbé Mably défend l'idée de gouvernement royal qui tiendrait «un milieu ambigu entre l'aristocratie et la monarchie» et aurait l'avantage d'être tempéré par le «mélange des anciennes loix et des usages nouveaux». Bien qu'absolu, le pouvoir royal serait donc modéré par les coutumes et l'opinion. Il serait dans l'incapacité de changer la forme de gouvernement, comme en témoigne la loi salique, la première des lois fondamentales du royaume. Elle «suffit pour mettre l'Etat au-dessus du Roi» et témoignerait de la supériorité du gouvernement français sur le mode de gouvernement anglais. Ainsi, se fondant sur cette loi de succession des monarques, Bossuet écrit que «la France, où la succession est réglée selon ces maximes, peut se glorifier d'avoir la meilleure constitution d'état qui soit possible, et la plus conforme à celle que Dieu même a établie». Dans cette acception, la constitution désigne les lois fondamentales du royaume, et elle a un sens étroitement juridique. C'est la manière dont s'opère la succession royale qui est selon l'Évêque de Meaux, «le critère de la meilleure constitution d'Etat». La constitution n'est rapportée qu'à l'Etat dynastique, et non pas au régime politique. Elle n’est donc pas une constitution au sens moderne du terme parce qu’elle porte sur un fragment seulement des pouvoirs publics (le Roi héréditaire) et ignore les rapports entre les divers pouvoirs publics, le Roi les englobant tous d’une certaine façon.
2/ L’œuvre de Montesquieu relayée par les discours des parlementaires – Alors que les théoriciens de la monarchie absolue cantonnent les lois fondamentales au domaine de l'institution de l'Etat, les partisans d'un gouvernement limité essaieront au contraire d'étendre leur nombre et leur nature. C'est le cas de Montesquieu, comme on le sait, qui met au nombre des lois fondamentales de la monarchie l'existence de corps intermédiaires par lesquels «coule la puissance» (EdL, II, 4) et qui donc sont destinés à limiter la puissance royale. Mais c’est aussi et surtout le cas des «parlementaires» au sens de membres des Parlements de justice, qu’ils soient de Paris ou de province. Après 1750, ils useront de leur droit de remontrances pour défendre les lois fondamentales qui ne sont plus celles du royaume, mais de la nation, et ils vont commencer à invoquer la notion de constitution dans un sens particulier.
Grâce au recours à l'histoire, notamment à la liberté politique des Germains maintenue intacte et au droit de l'époque franque ou mérovingienne (Lex consensu populi fit et constitutiones Regis) les Parlements sont érigés en «dépositaires» des lois fondamentales. Les jurisconsultes et les écrivains politiques de l’Ancien régime avaient une conception restrictive des lois fondamentales du Royaume, qui étaient composées d’une part, de la loi de succession — formée par la sédimentation progressive des principes d’hérédité, de primogéniture, de masculinité, de collatéralité et de catholicité —, et, d’autre part, par le principe de l’inaliénabilité du domaine de la Couronne. Les parlementaires d’Ancien Régime plus engagés dans le combat anti-absolutiste veulent, afin de «délimiter plus strictement le domaine d’intervention du prince, et réduire d’autant l’étendue de sa souveraineté», étendre le corpus de ces lois fondamentales. Celles-ci ne concernent plus quelques éléments du statut de la Couronne (dévolution et inaliénabilité), mais portent sur l’organisation du pouvoir dans son ensemble. «Etaient des lois fondamentales celles qui concernaient l’organisation institutionnelle des pouvoirs au sein de la monarchie». Qu’on en juge par les exemples de remontrances incluant, parmi les lois fondamentales invoquées par les parlementaires celles-ci : le principe de l’«inamovibilité des Offices», celui du consentement des sujets à l’impôt, les franchises et libertés des provinces, et surtout, le droit de vérification et d’enregistrement des lois par les Parlements, qui — note Elina Lemaire Papadopoulos —, est, aux yeux des grands robins, «la plus sainte des Loix fondamentales de l’Etat», la «première des Loix fondamentales de la Monarchie».
On pourrait multiplier les exemples de ces invocations de plus en plus répétées en faveur des lois fondamentales qui visent à restreindre le pouvoir royal. Non seulement, le contenu de ces lois censées être immuables (absolues) est en augmentation constante, mais leur imputation est désormais faite au profit de la nation, et non plus du royaume. Le marquis d'Argenson résume les prétentions de ces parlementaires par une formule typique du constitutionnalisme médiéval : «la nation est au-dessus des rois comme l'église universelle au-dessus du pape». Au terme de cette évolution qui s'accélère à la fin du XVIIIe siècle, les Parlements réussissent à associer les lois fondamentales, la constitution et les droits de la Nation dans un même discours argumentatif opposé à la théorie de la toute-puissance royale. Le Parlement de Paris s'estime fondé à qualifier une imposition fiscale du Roi de «voie de fait qui porte atteinte à la constitution du Gouvernement français et qui doit rencontrer autant d'obstacles insurmontables qu'il est de tribunaux dépositaires par état des lois inviolables qui forment le droit sacré de la nation»
L’utilisation du terme de constitution est également de plus en plus fréquente. Il ressort d’une étude fort minutieuse sur la notion de constitution au XVIIIe siècle que, dans le discours parlementaire comme dans celui des autres institutions «d’opposition» à la puissance royale, le terme est toujours resté proche de sa signification « ancien[ne] et traditionnel[le] d’ordre » et était donc «utilisé principalement pour désigner tant l’organisation des pouvoirs publics que la structure de la société.» Mais il y a bien eu un véritable tournant à partir des années 1750, soit juste après la première publication de l’Esprit des Lois, dans la définition de la notion. Et ce tournant est de grande ampleur : on entend le mot de constitution au sens politique «comme un instrument susceptible de limiter la puissance royale pour assurer la préservation d’un ordre qui la transcendait».
Comme pour les lois fondamentales, les principes constitutionnels invoqués par les parlementaires portent surtout sur l’organisation institutionnelle de la monarchie. Plus exactement, l’emploi du terme de constitution sert les intérêts des Parlements conçus comme corps collectifs chargés d’administrer la justice et d’assurer un ordre institutionnel immuable. Le Parlement, écrivaient les officiers du Parlement de Bordeaux, est «de toute ancienneté, la pierre fondamentale de la Conservation de l’Etat»; dès lors, il forme une «partie essentielle de la constitution française», «un corps dont l’existence tient essentiellement à la constitution de la Monarchie», «un Corps lié intimement à la saine Constitution de l’Etat» ou du «Royaume». Par voie de conséquence, c’est l’ensemble du statut du Parlement qui devient protégé par cette même constitution. «Les lois […] qui tiennent à la constitution même de l’Etat», fondent «le système général de l’administration de la justice en France et […] fixent l’ordre hiérarchique des juridictions, leurs droits, leur compétence et leur autorité respective».
Elina Lemaire Papadopoulos cite aussi des remontrances de 1757 dans lesquelles les magistrats du Parlement de Rennes opposaient à la légitimité du Roi divin (Louis XV) ce qu’elle appelle à juste titre, «le droit historique et constitutionnel des Cours souveraines» : «Par un droit sacré inhérent à votre couronne, inaliénable et incommunicable vous êtes, Sire, la source de toute législation. Mais par la constitution fondamentale de la monarchie, votre Parlement est le conseil nécessaire où la loi se vérifie, l’organe par lequel elle se promulgue, le garant de sa sagesse, le dépositaire chargé de la conserver et de la faire exécuter, parce que de tout temps il est le ministre essentiel de votre royaume, par lequel la chose publique est policée et entretenue». On a pu interpréter - tel l’avocat janséniste Louis-Adrien Le Paige - l’existence du Parlement comme étant lié à la constitution «primitive» de la monarchie. Ainsi, la constitution est désormais conçue par les parlementaires d’Ancien Régime comme un moyen «qui tempère la souveraineté». Ceux-ci invoquent, eux aussi, la «constitution de la Monarchie», mais cette monarchie est limitée par des contre-pouvoirs : elle est, idéellement, constitutionnelle.
Le processus de subversion de l'expression de la loi fondamentale et l’introduction du concept de constitution politique témoignent d’une radicalisation de l’opposition menée par les parlementaires. Mais à la différence de ce qui s'est passé aux Etats-Unis (v.infra §2), le mot de constitution sous l'Ancien Régime ne réussit pas à se doter d'un contenu juridique susceptible de fonder des décisions de justice. Le verrou absolutiste s'y oppose. Ainsi, en 1774, les membres du Parlement de Paris invoquent à nouveau les «droits inaltérables de la Nation», mais le Monarque répond qu'il se réserve, et à lui seul, le droit de défendre «la Constitution de l'Etat, les lois anciennes, les maximes et les principes, les droits des différents ordres et des différents classes de sujets». Une telle formule renvoie à l’ancienne équiparation effectuée entre constitution et lois fondamentales (v. supra, A), qui, loin de tempérer la puissance royale, correspond à la signification absolutiste du ius regis, de prérogatives indispensables à l'existence de l'Etat, que Jacques 1er Stuart avait voulu imposer en Angleterre. A la veille de la Révolution française, Jacob-Nicolas Moreau publie un livre en défense de la monarchie, intitulé Exposition et défense de la Constitution monarchique, cette dernière expression désignant surtout la forme d'organisation du pouvoir spécifique à la monarchie française.
Ramassons le propos : le retournement libéral de l'expression de constitution qu'a connu l'Angleterre n’a pas existé en France où le thème restera un discours d’opposition et ne trouvera son effectivité qu’avec l'explosion de 1789. On verra que c’est Sieyès qui donne un tour révolutionnaire et moderne aux concepts de constitution et de lois fondamentales, en abandonnant l'argument des droits historiques au profit de celui, authentiquement révolutionnaire, de droit naturel. La preuve de cette assertion réside dans le contraste entre les écrits de Sieyès et le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau qui use encore de l’acception «politique» et «organique» de la constitution léguée par Montesquieu. Alors qu’il divise les lois en trois types de lois : «les loix civiles, (...) les loix criminelles» et les «loix politiques» ou «loix fondamentales», celles «qui constituent la forme du Gouvernement», Rousseau dissocie ainsi les lois fondamentales de la notion de constitution. A ses yeux, la «véritable constitution de l’Etat» repose sur un quatrième groupe de lois : «Je parle des mœurs, des coutumes et surtout de l’opinion». On est encore loin du sens nouveau que la Révolution française va instaurer en France, et dans le monde entier en raison de l’impact de l’événement.
II. Le « moment Sieyès» dans l’histoire du concept de constitution en France
Dans le contexte politique français, plutôt réfractaire à l'idée de constitution, l'originalité de la Révolution française est de conférer un sens politico-juridique à la constitution. A l'ancienne opposition entre puissance «absolue» et puissance «arbitraire» succède celle entre le «gouvernement constitutionnel» (qui pose des bornes à l'autorité gouvernante) et le «pouvoir despotique» (J. Mounier). C’est Emmanuel Sieyès, l’abbé révolutionnaire, qui est l’auteur chez qui se lit le mieux cette mutation d’ampleur ; c’est lui qui opère cette fusion des acceptions politiques et juridiques de la constitution (B), fusion préparée cependant par un double précédent : doctrinal - Vattel - et politique - Révolution américaine - (A).
A. Le double précédent : Vattel et les Etats-Unis
1/ L’attribution d’un sens nouveau à la constitution par Emer de Vattel - En 1758, Emer de Vattel publie son très influent Droit des gens, ouvrage classique de droit international. On y trouve des réflexions fort intéressantes sur la notion de constitution. Y figure notamment une définition de la constitution souvent reprise après lui, comme on l’a vu plus haut : «Le règlement fondamental qui détermine la manière dont l’autorité publique doit être exercée, est ce qui forme la constitution de l’Etat» (Droit des gens, I, 3, §27, p. 153). On pourrait penser qu’il s’agit d’une définition classique de la constitution comme l’équivalent de la politeia. Mais deux traits nouveaux distinguent cette constitution des autres acceptions : l’association avec les lois fondamentales, d’une part, et l’imputation à la nation, d’autre part. En effet, à la différence d’un Jean-Jacques Rousseau, Vattel considère que les lois fondamentales forment la constitution de l‘Etat. Il isole donc au sein de ce qu’il appelle des Lois politiques, des lois plus particulières qui «concernent le Corps et même l’essence de la Société». On n’a pas encore atteint le concept moderne et juridique de la constitution comme texte unique dans la mesure où elle est encore la réunion de diverses lois fondamentales. D’un autre côté, cette constitution est désormais imputée à la Nation qui joue désormais un rôle décisif dans l’économie du concept de constitution. C’est à la Nation que Vattel donne le droit de se doter d’une Constitution. Ce qui le conduit à soutenir que seule la Nation, et non pas les pouvoirs publics ou constitués, peut déroger à de telles lois fondamentales. Il en va de la stabilité de la Constitution et de l’Etat. Cette théorie de Vattel contient le principe essentiel de la subordination du législateur au constituant : «(...) C’est de la constitution que ces législateurs tiennent leur pouvoir, comment pourraient-ils la changer, sans détruire le fondement de leur autorité» (Droit des gens, I, 3, §27, p. 168). Le diplomate suisse a donc pris conscience, dès le milieu du XVIIIe siècle, de ce qu’il convient de légitimer le pouvoir législatif, et que la constitution est précisément le fondement de légitimité de tous les pouvoirs publics, y compris du premier d’entre eux, le pouvoir législatif. Mais, il ne s’agit encore que de réflexions de doctrine. L’expérience révolutionnaire américaine donnera un tout autre sens à cette idée.
2/ L’importance de la révolution américaine - L’autre grande ligne d’évolution affectant le mot de constitution touche au droit politique. Le terme médiéval de constitution désignait à la fois des règles écrites par opposition aux coutumes et une collection de dispositions rassemblées dans un seul document, sans que cette compilation soit pour autant un «code» au sens rationaliste du terme. Mais à la fin du Moyen Age, la constitution désigne le statut régissant des collectivités inférieures, les municipalités, et n’a donc pas l’éminence de la loi du Souverain (Roi ou Parlement). En droit, la constitution connut un saut qualitatif lorsqu'elle se transforma en une loi fondamentale. Après la phase intermédiaire du XVIIe siècle où l’on parla de «constitution fondamentale» (chez Locke par exemple), surgit au XVIIIe siècle la véritable question juridico-politique qui fit éclore la notion moderne de constitution. Cette question est née du conflit constitutionnel portant sur certaines lois du Parlement britannique jugées «inconstitutionnelles» par les habitants des colonies américaines. Pour contester ces lois, ils recoururent à l’idée de droits intangibles, mais de droits cette fois inscrits dans une loi supérieure, une constitution écrite à valeur juridique, donc obligatoire. Cette nouvelle signification du mot témoigne d'un changement capital : la «juridicisation» de la constitution qui est née de la fusion du terme de constitution avec l'expression de loi fondamentale.
Cet événement important se produisit d'abord aux Etats-Unis. Le révolutionnaire Thomas Paine, adversaire acharné de Burke, est très représentatif de cette nouvelle tendance de la pensée constitutionnelle qui conçoit la constitution comme une notion juridique. Il la définit comme «un acte non pas du gouvernement, mais du peuple constituant un gouvernement, et un gouvernement sans constitution est un pouvoir sans droit». Et il ajoute : «Une constitution est une chose antécédente au gouvernement ; et un gouvernement est seulement la créature d’une constitution. La constitution d’un pays n’est pas l’acte de son gouvernement, mais du peuple constituant un gouvernement».
Cette antériorité de la constitution par rapport au gouvernement et son imputation au peuple signifient que les seuls pouvoirs dignes d'exister dans une démocratie constitutionnelle sont des pouvoirs constitués (des «pouvoirs publics», dit-on en France). Pour que la constitution devînt l'acte juridique supérieur à tous les autres édictés par les gouvernants, il fallut que se produisît le phénomène suivant : l’expression de loi fondamentale acquit le sens spécifiquement juridique de loi suprême et fut accolée à l'idée de constitution. Cet événement se produisit aux Etats-Unis lors du mouvement d'indépendance conduisant à la Révolution américaine. On y assista à la naissance de la constitution moderne comme loi suprême de l’Etat, c’est-à -dire comme loi supérieure aux autres normes et susceptible de causer l’invalidité ou l’annulation de celles-ci. Ce fait décisif résulta d'un double événement.
Le premier fut la substitution de l'inconstitutionnalité juridictionnelle au droit de résistance qui aboutit à une pacification des conflits politiques par le droit. Tandis que le droit constitutionnel britannique se révéla impuissant à réagir contre une loi contraire à la constitution, et ne laissait aux opposants d'autre choix que le droit de résistance, le droit constitutionnel américain inventa des nouvelles solutions pour résoudre le conflit politique par des moyens pacifiques et des procédures organisées : le développement du contrôle de constitutionnalité d'abord, mais aussi d'autres techniques comme la formation d'Assemblées constituantes temporaires (les fameuses «Conventions constitutionnelles») et l’inscription de procédures de révision constitutionnelle dans les constitutions écrites.
Le second événement important fut l'émergence d'une constitution écrite, formellement distincte des autres lois ordinaires. Il en résulta que la constitution posséda une valeur juridique, donc obligatoire pour les gouvernants. Cette révolution conceptuelle permit d'ancrer solidement la garantie des droits de l'homme dans une procédure juridique. La conjonction entre la constitution comme norme juridique suprême et le recours en inconstitutionnalité comme remède contre les abus de pouvoir fut opérée par le juge Marshall, dans la décision Marbury v. Madison (1803) de la Cour Suprême des Etats-Unis. Il y formulait la conception juridique de la constitution moderne : «Tous ceux qui ont élaboré des constitutions écrites les considèrent comme formant la loi fondamentale et suprême de la nation, et par conséquent, la théorie de toute forme de gouvernement de ce type doit être qu’un acte législatif contraire à la constitution est nul.» Une telle notion de constitution présuppose donc l’idée d’une différenciation des normes juridiques, c’est-à -dire une infériorité de la loi ordinaire à la loi constitutionnelle (ou, en termes organiques, la subordination du Parlement au Constituant), contrôlées par le juge, ce qui constitue la «grande innovation de la révolution américaine».
B. La rupture révolutionnaire française : Sieyès et les autres
Sans qu’il soit ici utile de revenir sur l’immense question des origines américaines de la Révolution française, il paraît difficile d’ignorer, en ce qui concerne la constitution, le lien entre les deux révolutions. A cet égard, l'œuvre de Sieyès marque un tournant fondamental dans la pensée politique et constitutionnelle à tel point qu’on a pu lui attribuer «l’invention de la constitution moderne». La science constitutionnelle de Sieyès témoigne d’une remarquable perception de la nature et des enjeux de la notion moderne de la constitution. Son œuvre illustre le changement de paradigme constitutionnel pour les lois fondamentales. Alors que les parlementaires raisonnaient en termes de droits historiques, les Physiocrates et Helvétius invoquent désormais les droits de la nature et de la raison. Prolongeant leur œuvre, l’abbé révolutionnaire a proposé, dans sa trilogie des années 1788-1789, «une traduction juridique des principes découverts par la métaphysique politique». Héritier de cette tendance rationaliste, Sieyès a le grand mérite d'articuler, dans sa brochure révolutionnaire, Qu’est-ce que le Tiers Etat (1789, QTE), les deux principes, apparemment contradictoires, de la souveraineté de la nation (souveraineté constituante) et de la constitution.
En effet, il fusionne les deux acceptions respectivement classique et moderne de la constitution comme agencement des pouvoirs et comme loi fondamentale. D'un côté, il saisit la dimension organisationnelle de la constitution à travers la métaphore organique du «corps» politique. Par là , il peut utiliser la ressource de cette acception médico-biologique de la constitution qu'il emprunte probablement à Rousseau et à Montesquieu, et donc indirectement à la tradition de la pensée politique qui n'a jamais perdu de vue la «corporéité» de l'institution politique. «Il est impossible de créer un corps pour une fin sans lui donner une organisation, des formes et des lois propres à lui faire remplir les fonctions auxquelles on a voulu le destiner. C’est ce qu’on appelle la constitution de ce corps.» Mais d'un autre côté, si la constitution du «gouvernement» est nécessaire pour que l'Etat existe et fonctionne comme pouvoir politique, elle doit être aussi utile et favorable aux individus. La nation - explique-t-il - a intérêt «à ce que le pouvoir public délégué ne puisse jamais devenir nuisible à ses commettants. De là une multitude de précautions politiques qu'on a mêlées à la constitution, et qui sont autant de règles essentielles au gouvernement, sans lesquelles l'exercice du pouvoir deviendrait illégal» (QTE, chap. 5). Telle est la seconde dimension libérale de la constitution désormais considérée comme une loi fondamentale. Comme chez les Pères fondateurs de la révolution américaine, elle est conçue comme le moyen juridique de protéger la souveraineté du peuple contre les gouvernants.
La constitution d'un Etat républicain suppose donc - et organise - la subordination des pouvoirs constitués au pouvoir constituant, comme l’avait deviné Vattel sans théoriser cette distinction (v. supra). De même, Sieyès explique que si les «lois constitutionnelles» sont dites «lois fondamentales», c'est «non pas en ce sens qu'elles puissent devenir indépendantes de la volonté nationale, mais parce que les corps qui existent et agissent par elles, ne peuvent point y toucher. Dans chaque partie, la constitution n'est pas l'ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation.» (QTE, chap. 5). Ainsi l'expression de loi fondamentale est désormais accolée à celle de loi constitutionnelle pour spécifier la suprématie de la constitution et la subordination des gouvernants à cette constitution prévue comme une loi, comme un impératif.
Quelques mois plus tard, en juillet 1789, dans sa brochure sur les droits de l’homme, Sieyès ne propose rien de moins qu’une définition de la constitution, qui est d’ailleurs tirée de son objet. Ce texte mérite d’être cité in extenso car il condense les principales idées de Sieyès et de la révolution sur le nouveau sens accordé à la constitution :
«La Constitution embrasse à la fois : la formation et l’organisation intérieures des différents pouvoirs publics, leur correspondance nécessaire & leur indépendance réciproque, enfin, les précautions politiques dont il est sage de les entourer, afin que toujours utiles, ils ne puissent jamais se rendre dangereux.
Tel est le vrai sens du mot Constitution ; il est relatif à l’ensemble & à la séparation des pouvoirs publics. Ce n’est point la Nation que l’on constitue, c’est son établissement politique. La Nation est l’ensemble des associés, tous gouvernés, tous soumis à la Loi, ouvrage de leurs volontés, tous égaux en droits, & libres dans leur communication, & dans leurs engagements respectifs. Les Gouvernants, au contraire, forment, sous ce seul rapport, un Corps politique de création sociale. Or, tout Corps a besoin d’être organisé, limité &c, & par conséquent d’être constitué.
Ainsi, pour le répéter encore une fois, la Constitution d’un Peuple n’est & ne peut être que la Constitution de son Gouvernement & du pouvoir chargé de donner des Loix, tant au Peuple qu’au Gouvernement. Donc, la distinction des Citoyens en ordres ne peut appartenir à la Constitution d’aucun Peuple.»
Ainsi, la Constitution n’est jamais isolée, et elle est toujours associée au peuple, ou à la nation, qui sont dotés d’un contenu axiologique car Sieyès ne conçoit pas la Nation sans une égalité de ses membres. Autrement dit, la constitution moderne, c’est-à -dire populaire, ne peut pas officialiser ou consacrer textuellement une division de la société en ordres sociaux. En outre, et surtout, la constitution cesse d’être uniquement une organisation (une structure), naturelle ou artificielle, car elle est aussi une limitation. Enfin, le plus intéressant probablement est l’élision de l’Etat dans cette définition chez Sieyès. Là où un juriste contemporain aurait tendance à parler de la constitution de l’Etat, il prend bien soin d’imputer cette constitution à «l’établissement public» qui est - dit-il - «une sorte de Corps politique» qu’il faut doter de la faculté de vouloir et d’agir.
L’œuvre révolutionnaire parachève à sa manière le projet de Montesquieu en associant explicitement le concept de constitution à celui de pouvoir limité par opposition au pouvoir absolu qui est illimité et surtout arbitraire. De ce point de vue, Sieyès est l’auteur par excellence, qui représente un mouvement plus vaste. La preuve est que, dans son intervention à l’Assemblée nationale, au sein de la commission constitutionnelle, Mounier adopte un point de vue fort semblable. La constitution est dotée d’une certaine stabilité et fixité : elle n’est – dit-il – «rien d’autre qu’un ordre fixé et établi dans la manière de gouverner», et constitue, juridiquement parlant, «l’expression des droits et obligations des différents pouvoirs». L’originalité de cette position est d’associer l’ancienne idée de forme de gouvernement à celle de normes juridiques précises qui fixent ces droits et obligations. D’autre part, une telle juridicisation de la constitution, dont on rappelle qu’elle émane de la Nation et non des gouvernés, vise à contenir le pouvoir des gouvernants, à lui assigner des bornes. «Si cette autorité n’a point de bornes, elle est nécessairement arbitraire, et rien n’est plus directement opposé à une constitution que le pouvoir despotique». La conséquence de cette conception constitutionnaliste est bien connue : c’est le fameux article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui condense cette double idée : «Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution.» Désormais, la notion de constitution est assimilée à un certain contenu normatif, de nature libérale. En ce sens, on peut soutenir que le concept moderne de constitution est intimement lié à un moment jusnaturaliste car la constitution est censée exprimer un contenu intangible, universel et originaire.
Pour comprendre la rupture provoquée par la nouvelle signification attribuée au concept de constitution, il suffit de lire la critique virulente que lui adressent les vaincus de l’histoire les parlementaires d’Ancien Régime. Ceux-ci, comme on l’a vu, voulaient certes d’une constitution, mais d’une constitution où les Parlements auraient joué un rôle central. Evincés par la Révolution française, ils s’élèvent dans un livre publié en Suisse, en 1795 contre la folie des révolutionnaires qui auraient renversé le sens du mot de constitution :
« Combien ils sont absurdes, ces novateurs qui, pour s’autoriser dans leur système de destruction, ont osé avancer que la France n’avoit pas de constitution ! Ils ne sauroient ignorer qu’il est impossible qu’un Etat quelconque subsiste s’il n’a une constitution. Les unes sont plus parfaites que les autres : quelques-unes favorisent davantage la liberté politique ; d’autres donnent plus d’étendue au pouvoir d’un seul ou de plusieurs. […]. Toutes font la réunion des principes & des loix qui ont fixé l’exercice de l’autorité suprême. Tout Etat ayant des loix, a donc une constitution. L’anarchie seule n’en a point, parce qu’elle est la destruction de toutes. C’est pour échapper à ses maux, que les Peuples ont senti la nécessité de se soumettre à une autorité.»
***
De l’évolution historique et constitutionnelle ainsi retracée, il découle la leçon suivante : les grandes révolutions américaine et française ont provoqué la fusion des conceptions politique et juridique de la constitution. D'un côté, la constitution dans la pensée des Modernes est une notion juridique car elle opère la discrimination entre le légal et l'illégal. Mais, elle est également une notion politique en tant qu'elle organise le pouvoir et le limite conformément à l'idéal constitutionnaliste qui lui a donné sa marque idéologique. Comme l’écrit Niklas Luhmann, «On pense maintenant à la constitution comme un texte juridique qui en même temps fixe la constitution politique d’un Etat. La terminologie juridique et la terminologie politique sont réunies au moment où se produit une nouvelle fixation juridique d’un ordre politique et où « l’on perçoit l’ordre politique comme un ordre juridique.» La juridicisation de la politique est en même temps la politisation du droit. Ceux qui nient soit l'élément juridique, soit l'élément politique dans la constitution, ratent la spécificité d’une notion qui ne se saisit qu’à partir de la charnière du droit et du politique.
Olivier Beaud est professeur de droit public à l’Université de Paris II. Il est l’auteur notamment aux PUF (coll. "Léviathan") de La puissance de l'Etat (1994) et de Théorie de la Fédération (2007).
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « L’histoire du concept de constitution en France. De la constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’Etat », Jus Politicum, n°3 [https://juspoliticum.com/articles/L-histoire-du-concept-de-constitution-en-France-De-la-constitution-politique-a-la-constitution-comme-statut-juridique-de-l-Etat]