Gaston Jèze, juriste de la première moitié du XXe siècle, promeut le « positivisme sociologique » comme méthode d’étude du droit et des finances publiques. Fondant l’État sur la notion technique de service public, Jèze porte un regard critique sur le fonctionnement des institutions politiques de la IIIe République. Il milite pour un renforcement des pouvoirs du juge, figure supposée neutre et impartiale, mais il se heurte au problème du contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois. La nature particulière de l’acte législatif rend poreuse la distinction entre technique et politique. Elle met du même coup en lumière les contradictions inhérentes au positivisme sociologique et souligne l’impossibilité d’abstraire absolument le droit de ses fondements politiques.

Gaston Jèze’s conception of the StateGaston Jèze is one of the most important public lawyers of France’s Third Republic. He is one of the founders of the Revue de Droit Public, but also a major theorist of droit administratif as well as many other fields of law. This article aims to show the way in which his work is united by a coherent understanding of the State, as well as a specific understanding of the purpose of legal science.

Die Staatsauffassung von Gaston JèzeAls Anhänger eines ,,soziologischen Positivismus" erschuf der französische Staatsrechtslehrer Gaston Jèze (1869-1953) eine eigene Methode für die Rechts- und Finanzrechtswissenschaft. Indem er den Staat auf dem technischen Begriff des ,,Service public'' gründete, kritisierte Jèze das Funktionieren der politischen Institutionen der französischen III. Republik. Er befürwortete die Verstärkung der Macht der als neutrale und überparteiliche Gewalt angesehenen Richter, stiess jedoch auf das Problem der Richterkontrolle der Verfassungsmässigkeit der Gesetze. Die Eigenart des Gesetzgebungsaktes verwischt die Unterscheidung zwischen Technik und Politik. Dies macht die Widersprüche des soziologischen Positivismus' deutlich und zeigt die Unmöglichkeit auf, das Recht von seinen politischen Wurzeln ganz trennen zu wollen.

Qu’est-ce que l’État pour Gaston Jèze ? Voici la question qui sera au centre de cette étude. Mais l’on ne saurait y répondre sans en poser d’abord une autre : quelle est la méthode que Jèze va utiliser pour rendre compte de l’existence de l’État et des actions que ce dernier entreprend ? S’il paraît toujours souhaitable de connaître le cadre théorique utilisé par un auteur dont on étudie l’œuvre, une telle connaissance semble encore plus indispensable s’agissant de Gaston Jèze. Le « positivisme sociologique » dont ce juriste se prévaut commande en effet très largement la vision qu’il va être amené à  nous donner de l’État.

Brève présentation de Gaston Jèze

Rappelons tout d’abord quelques éléments biographiques. Gaston Jèze naît à  Toulouse en 1869. C’est dans la Ville Rose qu’il étudie le droit, puis qu’il obtient son doctorat en 1892. Comme le veut alors l’usage, il soutient deux thèses, l’une en droit romain (« Les lois agraires sous la République »), l’autre en droit civil (« L’interprétation de l’article 1408 du Code Civil »). Il essuie deux échecs au concours d’agrégation de droit, en 1897 et en 1899. Il est finalement reçu en 1901. Commence alors pour lui une brillante carrière d’universitaire qui s’étale sur plus d’un demi-siècle, et dans laquelle le droit public et la science des finances tiennent une place centrale. D’abord nommé à  Lille comme chargé de cours, puis comme professeur en 1905, il intègre la faculté de Paris en 1909. Enseignant le droit et les finances publiques, il y reste jusqu’en 1937. Pendant les deux années qui précédèrent sont départ, il fut la cible d’une violente campagne d’agitation étudiante. Jèze est en effet à  cette époque le conseiller juridique du Négus, et il défend ce dernier à  la Société des Nations lorsque l’Italie mussolinienne envahit l’Éthiopie. En réaction, les étudiants nationalistes et royalistes empêchent la tenue de ses cours à  plusieurs reprises. Les archives de cette époque attestent de l’embarras où se trouvent le corps professoral et le rectorat, lesquels ne soutiennent que très faiblement Gaston Jèze durant cette épreuve.

Son départ de l’université n’empêche pas Jèze de demeurer un scientifique actif, en particulier en continuant la publication de nombreux articles et notes de jurisprudence au sein des revues spécialisées. C’est un exercice qu’il connaît bien, puisque son nom apparaît dès la fin du XIXe siècle dans la Revue générale d’administration (RGA). Puis il collabore à  la Revue du droit public et de la science politique (RDP) à  partir de 1904. Devenu directeur de cette dernière en 1905, il en annotera abondamment les colonnes jusqu’en 1949. Il exerce aussi ses talents au sein de la Revue de science et de législation financière (RSLF) qu’il crée en 1903. D’autre part, il écrit régulièrement dans des journaux plus généralistes (La dépêche de Toulouse, le Journal des Finances…), et l’on a trace d’un discours qu’il a prononcé en 1922 lors d’un meeting de la « Ligue de la République » en compagnie du radical Édouard Herriot , preuves d’un engagement intellectuel de sa part qui dépasse le seul milieu universitaire.

Gaston Jèze n’était toutefois pas un militant politique. Il était proche du parti radical, mais se refusait à  adhérer à  une quelconque doctrine. Sa carrière politique se limite à  une candidature aux élections législatives de 1919, sur une liste du « parti socialiste colonial » en Guadeloupe, et elle se solde par un échec. Plus instructive est son activité de juriste et d’universitaire sur la scène internationale. Jèze remplit depuis 1923 plusieurs missions de consultation juridique pour les gouvernements argentins, chiliens, roumains ou yougoslaves. En outre, il participe à  l’Institut international de droit public, qu’il contribue à  créer en 1927, et dont il devient président. Il faut enfin mentionner les nombreuses traductions faites par Jèze de textes aussi importants que Le Fédéraliste. Tout ceci témoigne de son intérêt pour les pays et les systèmes juridiques étrangers. Le comparatisme est régulièrement utilisé par Jèze pour étayer son propos, tant en droit qu’en finances publiques.

Jèze est donc un auteur qui a beaucoup écrit. Il laisse une œuvre foisonnante, qui touche à  la fois au droit et aux finances publiques, et qui s’intéresse autant à  la France qu’aux systèmes étrangers. Dans le domaine du droit public français, Les principes généraux du droit administratif sont indéniablement son œuvre maîtresse. Publiée en 1901, elle fut ensuite substantiellement remaniée et rééditée en 1914, puis en 1926. Mais il ne faut pas négliger ses autres ouvrages, notamment ceux ayant trait aux finances publiques comme les Éléments de la science des finances et de la législation financière française publiés en 1902 avec la collaboration de Max Boucard, qui sont réédités plusieurs fois entre 1909 et 1932 sous le titre de Cours élémentaire de science des finances et de législation financière française.

Quant à  son caractère, Jèze est réputé pour être un professeur rigoureux et sévère. Les descriptions qui en sont faites dessinent d’ailleurs généralement « une image un peu rude et âpre », comme le note le doyen Trotabas. Celui-ci précise son portrait : « Autorité, d’abord […]. Force et clarté, ensuite […]. Rigueur logique, aussi […]. Intransigeance, enfin, n’admettant pas que l’on puisse tricher avec les certitudes […]. » Le professeur Rist indique aussi à  propos de Jèze qu’« il était assez redouté des étudiants par sa manière catégorique d’interroger. » La lecture de l’œuvre du maître ne fait que confirmer cette impression générale de sérieux. Jèze écrit la plupart du temps dans un style sec et dépouillé – même si cela ne l’empêche pas de polémiquer abondamment avec ses collègues, voire de lancer au fil de la plume quelques pointes vigoureuses contre les théories qui n’ont pas ses faveurs. Sobre, voire austère, il veut aller droit au but, sans emphase ni lyrisme excessif. Ses développements sont calibrés, sa réflexion est présentée selon un plan rigoureux. En un mot, l’œuvre de Gaston Jèze se veut profondément et essentiellement rationnelle, tant dans le fond que dans la forme.

Ces traits de caractère confirment ce que sera le « fil rouge » de l’œuvre de Jèze : le sérieux, la rectitude, la cohérence d’un propos soutenu par un rationalisme constant. Ceci explique que l’influence de ce professeur ait perduré à  l’université bien après son décès survenu le 6 août 1953. Au-delà  des théories juridiques et financières qu’il développe, c’est précisément cette manière technique et volontairement dépassionnée – en un mot positiviste – de voir le droit qui continue encore aujourd’hui de marquer la recherche juridique. Ce seul fait mérite de s’appesantir quelque peu sur la méthode dont il s’est fait l’inlassable promoteur.

La méthode jéziste : le « positivisme sociologique »

« Jèze attachait, avec raison, une importance capitale à  la méthode. » Il n’est pas anodin que Marcel Waline introduise son article consacré à  Gaston Jèze en exposant la méthode de ce dernier. Jèze le dit lui-même : « Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que la seule chose qui importe pour l’étude du Droit, c’est une bonne méthode. » Cette « bonne méthode » s’articule autour de quelques idées-forces : observation des faits, relativisme et rejet de la « métaphysique », attachement à  l’étude du « milieu », distinction de la technique et de la politique. C’est muni de ces différents préceptes que Jèze sera amené à  redéfinir la notion d’État.

« Il n’y a qu’une seule bonne méthode : c’est la méthode d’observation des faits. » Jèze a résumé l’essentiel dans cette phrase. Il prend ainsi explicitement la suite de Duguit, et de l’« école positiviste ». Il considère cette méthode d’observation comme primordiale ; pour lui, « tout exposé théorique qui s’écarte de cette définition est […] une œuvre d’imagination, un roman écrit par un juriste – le pire dans le genre ennuyeux, monument d’orgueil, et d’inutilité certaine. » Est-ce à  dire que Jèze soit hostile par principe aux constructions intellectuelles ? Non, bien évidemment. Mais il ne les accepte que si elles correspondent exactement aux faits, sans que ceux-ci ne soient déformés pour faire « tenir » le système. Comme il le dit lui-même, « la parfaite conformité aux faits est le critérium des théories. » Lorsque l’observation des faits a été menée à  bien, et à  partir de là  seulement, il devient nécessaire de rassembler ces faits, de les synthétiser, de « dégager, des lois, règlements, pratiques administratives et arrêts des tribunaux, les principes juridiques qui dominent l’ensemble des institutions du Droit administratif français. »

Enfin, reste ce que les juristes actuels trouveront peut-être le plus surprenant, mais que Gaston Jèze considère comme le couronnement du travail du théoricien : la « synthèse critique » , comme il l’appelle lui-même. Muni des principes que l’on a découvert grâce à  l’observation, il s’agit « de rechercher dans quelle mesure tel ou tel principe pratique, dans un pays donné, à  un moment donné, est en conformité avec les autres principes juridiques, et correspond au sentiment de justice relative de l’époque et du milieu, aux besoins sociaux, économiques, politiques. » C’est ce que Jèze appelle « la partie politique du Doit. » , qui revient au final pour le juriste à  « comparer la règle de droit positif, telle qu’il la trouve dans les textes ou les arrêts des tribunaux avec le Droit idéal, tel que le conçoit la mentalité ou la conscience des individus composant tel pays au moment présent. » Gaston Jèze est bien conscient de la difficulté d’une telle opération de synthèse critique. Cette recherche est qualifiée de « très délicate », car « les chances d’erreur sont infiniment grandes » . En effet, il ne faut surtout pas que le juriste confonde le sentiment de justice qui prévaut dans le milieu étudié avec le sien propre : « La tentation est grande d’affirmer comme besoins véritables, réels du pays, comme expression de l’idée relative de justice, des sentiments purement subjectifs, personnels. » Malgré tout, le maître en est persuadé, « quels que soient ses risques, cette besogne de synthèse critique doit être faite ».

Dans cet exposé de méthode, on perçoit très clairement l’insistance de Jèze à  parler de justice relative. En bon positiviste, il critique résolument toutes les doctrines jusnaturalistes : « Il n’y a pas de justice absolue ; il faut donc éviter d’en parler comme d’une chose connaissable et connue. Le droit naturel absolu est une chimère […]. Vérité en deçà  des Pyrénées, erreur au-delà . » Il n’a pas de mots assez durs contre les tenants du droit naturel : « Celui qui affirme qu’une règle de Droit positif est contraire au Droit naturel est un présomptueux ou un illuminé. » Jèze prône un franc relativisme en ce qui concerne la valeur de la norme juridique (« valeur toute relative et changeante. » ) – ce qui l’amènera d’ailleurs à  se désolidariser de Léon Duguit sur un certain nombre de points. Comme il le dit lui-même, « Le Droit d’un pays est l’ensemble des règles – qu’on les juge bonnes ou mauvaises, utiles ou néfastes – qui, à  un moment donné, dans un pays donné, sont effectivement appliquées par les praticiens et par les tribunaux. » Cette neutralité axiologique à  l’égard de la norme vaut autant pour le juriste qui l’étudie que pour le praticien qui doit l’appliquer : « les juges n’ont pas à  faire régner la justice, ils ont à  appliquer le droit en vigueur. Entre la Justice et le Droit, il y a un abîme […]. »

Jèze défend donc un positivisme très strict. Mais (et c’est là  l’aspect « sociologique » de sa doctrine) il ne se cantonne pas à  l’analyse des seules normes juridiques. Bien au contraire, il est très attentif à  ce qu’il appelle le milieu. Cela signifie que celui qui étudie les règles juridiques ne doit pas les abstraire de la société dans laquelle elles sont censées s’appliquer, faute de quoi il risque d’en altérer la signification exacte. Mieux même, « un enseignement du Droit qui ne s’occupe pas, avant tout, du milieu économique, politique et social dans lequel sont appliquées les règles juridiques est un enseignement scolastique » , car « l’étude du Droit, c’est l’étude de la vie. »

L’importance que confère Jèze au « milieu » le conduit d’ailleurs à  opérer une critique tout à  fait insolite, mais finalement très cohérente, des études d’histoire du droit. Considérant qu’on ne pourra jamais « reconstituer exactement, complètement, le milieu économique, politique, social » dans lequel s’inscrivent les « solutions juridiques données par les législateurs et les juristes d’une époque » , Jèze conclut tout bonnement à  l’inutilité des études historiques dans le domaine du droit. Faut-il y voir un dégoût lié à  ses études antérieures de droit romain ? Quoiqu’il en soit, Jèze est formel sur ce point : « les études de droit romain poussent fatalement à  la scolastique. Elles habituent à  interpréter des textes morts, alors que le Droit est vivant. Elles donnent l’habitude de voir, dans l’étude du Droit, avant tout, par-dessus tout, l’interprétation des textes. On opère sur des cadavres. C’est du travail d’amphithéâtre. » Une sortie contre l’histoire du droit que Marcel Waline, dans son article de 1953, qualifie pour sa part de « discutable » et d’« exagérément pessimiste ».

Dernier point de méthode, probablement le plus important : Jèze prône une stricte séparation entre technique et politique. C’est pour lui une « distinction capitale en droit public ». Il répète à  de très nombreuses reprises sa formule fétiche : « Toujours, il y a lieu de distinguer les questions d’ordre politique, des problèmes juridiques. » Nous reviendrons largement sur cette séparation entre technique et politique (qui recoupe celle entre le savant et l’homme politique), car elle est essentielle pour qui veut comprendre l’esprit général dans lequel Jèze entend conduire sa réflexion. Le professeur Bielsa ne se trompe pas lorsqu’il constate à  ce sujet que « ce qui domine et est essentiel dans l’œuvre de Jèze, c’est la technique juridique […]. » Un seul exemple pour illustrer ce point, celui de la théorie de la personnalité morale de l’État. Pour bien marquer son désaccord avec cette théorie, Jèze indique que c’« est une théorie exclusivement politique : ce n’est pas une théorie de technique juridique. » Tout comme son rejet de la métaphysique, cette distinction permet donc à  Jèze de combattre les théories qu’il juge inadéquates ; elle provient aussi d’une mise à  l’écart délibérée des valeurs (et, plus encore, des jugements sur les valeurs) au profit d’une étude portant sur les seuls faits (que ceux-ci soient juridiques, économiques, financiers, sociaux…).

Ces différents éléments (primat donné à  l’observation des faits, relativisme et rejet de toute métaphysique, attachement au milieu social sur lequel agissent les normes juridiques, distinction nette entre technique et politique) se répondent les uns les autres. Ils forment un ensemble cohérent : le positivisme sociologique. C’est au sein de ce cadre théorique que Jèze est conduit à  définir l’État comme étant un ensemble rationalisé de techniques et de procédés. En éliminant toute « conception métaphysique », notre professeur entreprend une révision profonde de la nature du pouvoir étatique. Dès lors que la technique domine la politique, que le service remplace la puissance, que même la « volonté nationale » est niée, c’est tout l’édifice républicain « classique » issu de la Révolution de 1789 qui se trouve remis en cause. L’on assiste alors à  une dévalorisation et à  une décomposition de la figure du citoyen. Dévalorisation du citoyen, car la souveraineté et la volonté politique dont il est théoriquement le dépositaire se trouvent minorées, sinon annihilées, par la théorie jéziste ; décomposition, car cette figure du citoyen est fragmentée et réduite en des concepts dotés d’une charge politique beaucoup plus faible. C’est ainsi que Gaston Jèze promeut à  la place du citoyen – et de son extension, le « peuple » – les figures, positivement connotées, de l’usager, du contribuable, de l’administré, ou du justiciable. Chacune de ces figures exprime à  elle seule une relation juridique spécifique, et spécifiquement juridique, de l’individu avec l’appareil étatique ; leur multiplicité n’est que le reflet de la multiplicité des procédures et champs d’intervention administratifs, à  quoi se résume désormais l’État. Il est d’ailleurs révélateur que la première édition des Principes généraux du droit administratif, parue en 1904, contienne une introduction de 21 pages relative à  « la notion de l’État » , alors que dans les rééditions suivantes de 1914 et 1926, aucun développement consacré à  l’État en tant que tel n’apparaît plus. Le tome 1 de cette dernière édition est intitulé « La technique juridique du droit public français », et il envisage divers « moyens de la technique juridique » (les actes juridiques, leurs formes et le régime de leur retrait, l’autorité de la chose jugée, etc.). Jèze explique, dans la préface de la deuxième édition des Principes : « Il s’agissait non plus d’indiquer une méthode et de l’appliquer brièvement à  quelques grandes théories du droit administratif français, mais de pousser à  fond l’esquisse ébauchée en 1904. » Il est possible de voir dans cette évolution une sorte de « radicalisation positiviste » de Jèze, lequel ne prend même plus la peine, ni de répondre explicitement aux théories allemandes ou françaises de l’« autolimitation de l’État » et de la « puissance publique », ni même de promouvoir sa propre vision de l’État. Celle-ci paraît désormais « aller de soi » – et quoi de plus logique, puisqu’elle est exclusivement issue de l’observation des faits.

En résumé, grâce à  l’observation des faits, Jèze ne va plus voir de l’État qu’un système de procédures (juridiques, financières) essentiellement techniques. Les généralités d’ordre philosophique sur le pourquoi de l’État sont quasiment absentes chez Jèze, et lorsqu’on en décèle une, celle-ci reste délibérément prosaïque, bien loin de toute spéculation abstraite. Malgré ce refus délibéré de la métaphysique, un tel système doit quand même reposer sur une cause qui puisse justifier son existence. Jèze va donc s’appuyer sur le concept de service public. Cette « pierre angulaire du droit administratif » sera le soubassement de toute sa construction doctrinale visant à  asseoir l’ « État civilisé moderne » sur de nouveaux piliers. (Première partie).

Une fois les fondations analysées, ce sont les institutions chargées d’encadrer et de contrôler l’action publique qui seront abordées. Gaston Jèze consacre à  cette question des institutions des développements cruciaux. Ces passages sont d’autant plus importants que certaines contradictions risquent d’y apparaître, étant donné que Jèze va tenter de concilier ses penchants technocratiques avec un projet politique qui demeure foncièrement libéral. Ses remarques à  propos de la démocratie et du juge nous permettrons en tout cas de tester la solidité et la cohérence de ses idées et de sa méthode. Ce sera l’occasion de voir jusqu’où la distinction, si importante pour lui, entre « technique » et « politique » peut aller sans devenir problématique (Deuxième partie).

Première partie : Justifier l’État. Le service public, pierre angulaire de l’État moderne

Gaston Jèze ne fait apparemment pas de la notion d’État un thème central de sa réflexion. Il est d’ailleurs remarquable que le titre de son ouvrage majeur en droit public, Les principes généraux du droit administratif, ne contienne même pas le terme d’« État ». Par ailleurs, comme il a été dit plus haut, un chapitre intitulé « La notion de l’État. Qu’est-ce que l’État ? » figure dans la 1ère édition des Principes, mais il disparaît dans les éditions suivantes. Est-ce le signe d’un désintérêt croissant de Jèze pour cette question ? Nous ne le pensons pas. Il ne faut pas croire que le problème des fondements de l’État soit totalement absent de l’œuvre jéziste, fut-il abordé de façon indirecte. Bien au contraire, la réflexion de Jèze sur ce sujet, si elle n’a pas été systématisée en une « théorie générale », se retrouve partout dans son œuvre, éparpillée à  divers endroits. C’est ainsi que, pour comprendre l’idée générale que notre professeur se fait de l’État, il ne faut pas se limiter à  ses seuls ouvrages juridiques. Il faut en plus se référer à  certains développements de ses écrits financiers, où une certaine conception de l’« État agissant » se voit mise en lumière, peut-être plus explicitement que dans ses réflexions sur le seul droit public.

Ces deux aspects – fondements théoriques de l’État, actions pratiques de l’État – sont indissociables et complémentaires. Chacun d’eux éclaire d’un jour particulier une vision finalement très cohérente du phénomène étatique. Sa refondation théorique doit donner à  la machine administrative une assise lui permettant d’agir dans, et sur la réalité. À l’inverse, l’action publique transformatrice et progressiste que promeut Gaston Jèze ne saurait se comprendre sans référence à  sa vision positiviste de l’État moderne. Mais comment articuler ces deux thématiques ? Comment rendre compte du lien existant entre les formes de l’État et les actions que celui-ci entreprend ? C’est ici que le service public prend tout son sens. Tout à  la fois concept et pratique, il justifie l’action de l’État en se confondant avec lui, et il est dès lors au principe même de l’existence de ce dernier. Cette partie exposera donc les fondements théoriques de l’« État-service public » (chapitre 1), ainsi que la façon dont Jèze appréhende sa mise en œuvre concrète (chapitre 2).

Chapitre 1. Théorie du service public : la légitimation nouvelle du pouvoir étatique

La théorie de Gaston Jèze se construit en opposition avec d’autres explications de l’existence de l’État (section I). Se référant de manière critique aux théories de Léon Duguit (section II), Jèze propose une vision de l’État issue d’une conception strictement positiviste du droit. Le procédé de service public sera la pièce maîtresse d’une opération visant à  reconstruire l’État sur des fondements modernes et « réalistes » (section III). Mais cette reconstruction ne fait pas disparaître la puissance étatique ; mieux même, elle contribue involontairement à  la relégitimer (section IV).

Section I. L’abandon des « conceptions métaphysiques » du pouvoir

Deux points en particulier sont attaqués par Jèze. Son refus de la théorie de la personnalité morale de l’État va de pair avec celui de l’existence d’une volonté nationale (A). Dans les deux cas, il s’agit avant tout de saper les bases des théories qui expliquent l’État par la puissance souveraine dont il s’arrogerait le monopole (B).

A - La négation de la personnalité et de la volonté de l’État

C’est dans les premières pages de l’édition de 1904 des Principes généraux du droit administratif que Jèze entreprend une critique appuyée de la théorie de la personnalité morale de l’État. Il en expose donc, pour les réfuter, les variantes et les déclinaisons, tant « françaises » qu’« allemandes ». D’après Jèze, l’explication de l’État par sa personnalité connaît deux variantes principales : il y a ceux qui pensent que la personnalité de l’État est une fiction juridique nécessaire, et ceux qui pensent que cette personnalité existe réellement. Gaston Jèze réfute l’une et l’autre de ces deux explications. La théorie de la personnalité « artificielle » telle que Jèze la décrit prend une forme syllogistique : l’exercice de droits suppose toujours la personnalité juridique (majeure), or l’État exerce des droits (mineure), donc l’État dispose de la personnalité juridique (conclusion). Jèze critique ce raisonnement à  cause de son inadéquation à  la réalité. Cette théorie « veut mettre d’accord les faits avec un principe juridique ; ce sont les principes juridiques qui doivent être mis d’accord avec les faits. » Cette fiction ne rend tout simplement pas compte de ce qu’est l’État effectivement. Jèze ne montre pas plus d’indulgence pour la théorie de la personnalité « réelle » de l’État. Les partisans de cette théorie se divisent en deux, entre ceux pour qui l’État existe matériellement (Jèze cite Jellinek), et ceux pour qui l’existence de l’État, sans être fictive, n’est pas non plus physique (Hauriou et Michoud sont ici mentionnés). Chez les uns comme chez les autres, Jèze critique l’inutilité de la construction : « Évidemment, l’État existe, l’État est une réalité ; mais ce que nous cherchons, c’est la nature de cette réalité. »

Jèze constate en définitive que l’affirmation de la personnalité de l’État, que cette dernière soit fictive ou réelle, n’aide pas à  comprendre ce qu’est l’État, et surtout pourquoi et comment « il » agit. Pour Jèze, toutes ces théories servent en réalité à  justifier la puissance de l’État, en affirmant qu’il peut exprimer une volonté souveraine. Or, l’État ne dispose pas plus de la volonté qu’il n’est une personne. Jèze poursuit ici sa critique nominaliste. Elle se dirige avant tout contre ceux qui disent s’arroger cette prétendue souveraineté, et donc, dans la France de la Troisième République, contre les parlementaires. « La loi n’est pas l’expression de la volonté nationale, attendu que cette volonté nationale est un mythe. » L’explication de Jèze est très simple : le Parlement prétend exercer la volonté du peuple, il affirme représenter la France dans son ensemble. Mais dans les faits, rien de tel : les parlementaires ne représentent que leur volonté propre, et certainement pas celle du peuple. « D’abord, se demande Jèze, le peuple a-t-il une volonté ? Sait-il ce qu’il veut ? » La force des gouvernants ne s’explique donc certainement pas par un hypothétique rôle de représentation démocratique qui leur conférerait la « souveraineté ».

On pourrait croire que, chez Jèze, le pouvoir n’est pas plus légitime lorsqu’il se prétend démocratique que lorsqu’il émane d’un gouvernement autoritaire. Disons plutôt, pour l’instant, que pour lui la question du pouvoir ne se pose pas en terme de « légitimité ». Il y a toujours des gouvernants et des gouvernés, et les gouvernants ne doivent leur position qu’à  leur plus grande « force ». En somme, « il faut donner à  la force obligatoire de la loi une explication purement humaine. » , c’est-à -dire que « dans un pays donné, à  un moment donné, la masse des individus consent à  ce que les gouvernants usent de la contrainte pour en imposer l’observation […]. » Ce sont donc les gouvernants, et eux seuls, qui édictent les normes régissant la vie en société. Peu importe si ces gouvernants interprètent leur pouvoir comme étant un mandat de représentation du peuple. Dès lors, même dans un régime parlementaire, le fait de parler de la loi comme « expression de la volonté générale » est un « pur verbiage mystique ». Seuls ceux qui adhèrent aux explications métaphysiques peuvent considérer que la loi votée par une assemblée démocratiquement élue possède une valeur intrinsèquement supérieure à  celle édictée par le tyran.

B - La mise en lumière des contradictions entre souveraineté et limitation de l’État

On l’a compris, Jèze « répugnait l’idée d’État puissance publique et encore plus l’idée de la personnalité morale de l’État.» C’est que l’idée même de souveraineté contredit le projet de Jèze, qui est de limiter objectivement la possibilité pour l’État d’exercer ses prérogatives de puissance publique. Jèze remarque ainsi que les théories qui attribuent à  l’État une personnalité et/ou une volonté se trouvent prises au piège de la toute-puissance, de la souveraineté illimitée. Mais, se demande Jèze, comment expliquer par exemple que l’État doive respecter les contrats qu’il passe avec les particuliers ? Différentes voies peuvent alors être empruntées pour concilier la puissance de l’État et la nécessaire limitation de cette puissance : soit la théorie des droits naturels de l’individu, soit celle de l’autolimitation de l’État, soit encore celle de la distinction entre actes d’autorité et actes de gestion, distinction qui serait le reflet de la « double personnalité » de l’État. Mais pour Jèze, ces trois explications doivent être rejetées.

On comprend aisément pourquoi la limitation de l’État par les droits naturels des individus n’a pas ses faveurs : elle est reliée trop clairement à  une vision jusnaturaliste, dans laquelle certains droits sont attachés à  l’individu indépendamment de leur reconnaissance par l’ordre juridique positif. Cette « métaphysique » ne peut qu’être rejetée par Gaston Jèze, pour qui seul l’ordre juridique réellement existant mérite d’être étudié, à  l’exclusion de tout droit subjectif prétendument octroyé par « une force supérieure et transcendante ». La théorie de l’autolimitation de l’État défendue par Jellinek considère quant à  elle que l’État fixe de lui-même des bornes à  son pouvoir de commandement, et qu’il est dès lors tenu de les respecter. Cette explication suscite les sarcasmes de Jèze :
« Si l’État fixe lui-même les limites, il est évident qu’il n’y a pas de garanties sérieuses qu’il ne les franchira pas. Cela ressemble fort aux serments solennels que se font gravement certains individus à  eux-mêmes. S’il en est ainsi pour l’État, quelle est la vertu juridique de la barrière opposée au caprice de l’État ? Ce qu’il a fait, il peut le défaire. »

Enfin, la théorie de la double personnalité de l’État propose de distinguer deux « facettes » de la personne publique : dans un cas, l’État serait une personne publique, disposant du pouvoir de commander, et donc ayant une autorité supérieure à  celle des simples individus. Dans l’autre cas, l’État agirait comme une personne de droit privé, et il ne pourrait alors s’affranchir des règles communes. Pour Jèze, cette distinction ne repose sur aucun fait. Surtout, elle est très floue et difficile à  comprendre :
« L’État est un, mais double. Sa volonté est à  la fois souveraine et non souveraine, supérieure à  celle des individus et son égale ! Quel est donc ce mystère ? Sur quels faits s’appuie-t-on pour en faire la démonstration ? Il faudrait, semble-t-il, choisir une bonne fois. La volonté de l’État est-elle souveraine ou non souveraine ? Qu’on se décide ! Si elle est souveraine, comme on l’affirme avec conviction, pourquoi est-elle liée ? Si elle n’est pas souveraine, d’où lui vient son pouvoir de commander ? »

Jèze montre ici les contradictions auxquelles conduit l’affirmation de l’État comme étant une personne morale, et de surcroît une personne disposant par nature d’une volonté et d’un pouvoir de commandement. Le but de Jèze est bien, in fine, de démontrer que l’État ne peut être une personne juridique (et qui plus est une personne juridique souveraine). Plus généralement, c’est toute la théorie des droits subjectifs qui est niée par la doctrine jéziste. Ce constat sur le pouvoir des individus vaut par extension pour celui de l’État. Remarquons au passage que, pour Jèze, cette puissance de l’État ne peut évidemment pas fonctionner comme une autojustification, car cela permettrait alors à  l’État de faire « tout ce qu’il veut ». Il lui paraît évident que l’État doit être limité ; Gaston Jèze « ne fit jamais abstraction de l’idée d’un pouvoir public fondé sur le droit et non sur la violence. » On perçoit ici l’aspect libéral de la doctrine jéziste, même si ce libéralisme-là  refuse de s’appuyer sur les principes « métaphysiques » de 1789. Il s’agit bien de protéger les individus contre le pouvoir potentiellement tyrannique de l’État. Pour fonder cette limitation du pouvoir étatique sans se référer à  des explications métaphysiques (droits naturels) ou contradictoires (autolimitation de l’État), il apparaît nécessaire de nier la personnalité et la souveraineté de l’État.

La solution se trouve dans le service public : une explication positiviste (donc sans utilisation de concepts « métaphysiques ») qui prend en compte aussi bien le pouvoir effectif exercé par l’État que la limitation de ce pouvoir telle qu’elle se constate dans la réalité. Il est vrai que Jèze, à  la différence de Duguit, admettra une liberté totale dans la détermination du contenu et du périmètre du service. Mais l’essentiel réside dans la caractérisation du service public en tant que définition même de l’État. C’est un « ensemble vide », certes, mais ça n’en est pas moins une frontière juridique, une limite nette et surtout objective à  l’aune de laquelle peut s’apprécier rationnellement la légitimité des interventions étatiques. Toutes les explications d’abord fondées sur la puissance et l’exercice par l’État de droits subjectifs doivent être abandonnées. L’État moderne ne peut plus prétendre exister autrement que par le service. Ce dernier est la « cause première » de l’administration et de la puissance éventuellement exercée par celle-ci.

On comprend donc aisément que, pour Gaston Jèze, l’apparition et le développement du concept de service public soit une « révolution véritable ». Sur ce thème capital, il s’inspire largement du système élaboré par Léon Duguit. Pourtant, Jèze conserve à  l’égard du doyen de la faculté de Bordeaux une distance critique relativement importante. Étant donné les liens très forts que la littérature juridique a établi entre les deux hommes (« École de Bordeaux » ), il apparaît nécessaire de s’y intéresser un peu plus en détail.

Section II. La réception critique de l’héritage duguiste

Il est certain que Gaston Jèze admire Léon Duguit, et le considère comme un « chef d’école » (A). Néanmoins, cela ne l’empêche pas de critiquer vigoureusement le système philosophique du doyen de la Faculté de Bordeaux. Jèze cherche en réalité à  éliminer les relents jusnaturalistes encore perceptibles dans la théorie duguiste (B).

A – L’appartenance de Jèze à  l’« École de Bordeaux »

« Le professeur Duguit occupe, dans la science du droit public, une place éminente. C’est un chef d’école. » Jèze fait à  de nombreuses reprises l’apologie de Léon Duguit, qui a « marqué d’une empreinte ineffable » les études de droit administratif. Ce « savant véritable », qu’habite un « esprit large, loyal et sincère » , a de toute évidence profondément influencé Gaston Jèze. Ce dernier n’avoue d’ailleurs t-il pas sa « vénération profonde » et sa « reconnaissance infinie » envers le maître de Bordeaux ? Duguit a pour principal mérite d’avoir théorisé et appliqué une méthode nouvelle, qui est précisément celle que Jèze affirme suivre dans ses analyses juridiques et financières : « la méthode scientifique, objective, réaliste. » Cette méthode, dont Jèze n’aura de cesse de se réclamer, le séduit par l’attention qu’elle porte aux faits et son refus de toute construction intellectuelle purement théorique, « monument d’orgueil et d’inutilité certaine. »

Grâce à  cette méthode, Duguit a « ruiné définitivement un grand nombre de théories juridiques […]. Il a prouvé à  l’évidence qu’il n’y avait là  que rhétorique et logomachie. » Jèze pense évidemment aux théories des droits subjectifs et de la personnalité morale de l’État qu’il a lui-même critiquées (v.supra). Jèze défend aussi Duguit contre ses adversaires, et notamment contre Maurice Hauriou. Face aux critiques du maître toulousain, il lance quelques flèches acérées qui méritent d’être rapportées. Ainsi, lorsque Hauriou accuse Duguit, en un mot fameux, d’être un « anarchiste de la chaire », Jèze ironise :
« […] Voilà  la thèse [le droit de résistance à  l’oppression] du professeur Duguit. Avec un grand luxe d’arguments et de comparaisons, que j’avoue humblement n’avoir pas tous compris, le professeur Hauriou la signale comme perverse et subversive. C’est l’abomination de la désolation ! Peut-être la démonstration du professeur Hauriou est-elle décisive. J’attends, pour me déclarer convaincu, qu’un élève du savant professeur fasse aux profanes la divulgation du mystère toulousain, dans un langage à  la portée des intelligences moyennes. »

Logiquement, Jèze rejoint les positions de Duguit sur la définition et le rôle de l’État dans la société. Pour les deux professeurs, « l’État se définit par la distinction entre gouvernants et gouvernés. » Jèze reprend également à  son compte le concept de service public popularisé par Duguit. Tous deux y voient le fondement de l’État moderne, sa justification essentielle. Pour Jèze, « c’est le grand mérite de Duguit d’avoir fait apparaître, avec la plus grande netteté, l’importance de la notion du service public pour la solution de tous les problèmes de droit administratif moderne […].» Enfin, chez l’un comme chez l’autre, cette notion doit permettre une limitation objective du champ d’intervention de l’administration. Il est donc clair que Jèze se place, à  la suite de Duguit, comme un défenseur du positivisme sociologique et de la théorie du service public. Mais lui qui se reconnaît comme l’un de ses « fidèles disciples » ne va pas se priver d’exercer un véritable droit d’inventaire à  l’égard de l’œuvre duguiste.

B – L’opposition de Jèze à  la philosophie duguiste

Gaston Jèze est, sans aucun doute, profondément attaché à  Léon Duguit, son « illustre ami ». Néanmoins, le fossé philosophique entre les deux professeurs est tel qu’il va immanquablement être à  l’origine de vives controverses entre eux. On pourrait pourtant croire que le partage d’une même méthode scientifique aurait suffi à  les rapprocher. Or, il n’en est rien. Tous les deux rejettent la métaphysique, tous les deux accordent à  l’étude du milieu social une grande importance, mais ils s’opposent totalement sur la nature du Droit lui-même – ce qui, pour des juristes, est à  tout le moins le signe d’un désaccord majeur.

Il faut brièvement rappeler que pour Duguit, la règle de Droit découle du milieu social et des nécessaires relations d’interdépendance qui s’y instaurent. Dans cette configuration, l’autorité qui édicte les normes du droit positif ne fait normalement rien de plus que de formaliser ces règles sociales préexistantes. Elle leur donne de la sorte une force juridique socialement reconnue. Il y a donc chez Duguit une distinction qui s’opère entre le « Droit objectif », issu du milieu, et le Droit positif, ce qu’il appelle les lois « au sens matériel » . Ce droit, mis en forme par le législateur, l’administration et le juge, doit être calqué sur le Droit objectif. Cela signifie que pour Duguit, la réalité sociale prime sur la règle juridique qui la qualifie. Et il revient au juriste d’examiner cette réalité sociale, afin de déterminer si la norme de droit lui correspond effectivement. Autrement dit, il existe pour Duguit « des règles supérieures aux gouvernements. […] » Conséquence directe : il se peut que le Droit positif diffère de la « règle de Droit ». C’est pourquoi Duguit reconnaît par exemple la validité du « droit de résistance à  l’oppression ».

Gaston Jèze diverge totalement sur tous ces points. Positiviste, non-cognitiviste, il ne veut pas entendre parler de cette « règle de droit » qui préexisterait à  la norme posée par l’État. Cette façon de voir lui rappelle trop les philosophies du droit naturel : « La règle de droit de Duguit a beaucoup d’analogies avec le Droit naturel le plus simpliste. » Et en effet, Duguit proteste contre la « conception d’après laquelle le droit est une pure création de l’État. » Or, si un Droit objectif peut se trouver ailleurs que dans le système juridique de l’État, des discordances entre celui-là  et celui-ci sont prévisibles. Selon Duguit, il revient alors au juriste de pointer ces discordances, afin que les gouvernants les éliminent et restaurent une similarité bienvenue entre les règles formelles et la règle de Droit. Rien de tel chez Jèze, pour qui le seul droit qui vaille d’être étudié est celui effectivement édicté et appliqué par, et grâce à  l’autorité des gouvernants.

Cette querelle entre Jèze et Duguit, initialement relative à  la définition du droit, se poursuit donc sur le terrain du rôle social et scientifique de l’universitaire. Comme Duguit l’avoue en 1928 à  l’occasion d’une fameuse séance de l’Institut international de droit public, selon lui « [le juriste] doit être un directeur de conscience. » Une position que ne partage absolument pas Jèze, pour qui la plus stricte neutralité scientifique doit prévaloir dans l’étude du droit. Toute fonction normative du scientifique est à  proscrire. Finalement, Jèze constate que le rôle qu’attribue Duguit aux juristes « met en pleine lumière la confusion constante qu’il fait entre « la politique » et la « technique juridique ». » Ce sont bien deux visions du droit et du rôle des juristes qui s’affrontent ici. Peut-être est-il possible aussi d’y voir une opposition d’ordre politique. C’est en tout cas l’opinion défendue par Renaud Baumert dans sa thèse, pour qui « il ne faut pas exclure […] que ces critiques croisées renferment une dimension politique plus ou moins explicite. En déplorant le glissement jusnaturaliste de la doctrine duguitienne, Jèze ne suggère-t-il pas, au moins de manière implicite, que le doyen de Bordeaux a opéré un virage conservateur ? »

Quoiqu’il en soit, il est certain que les positions de Jèze et Duguit diffèrent sur un grand nombre d’aspects, à  tel point qu’il nous semble difficile de voir dans Gaston Jèze un simple continuateur de l’œuvre duguiste. N’a-t-il pas été au contraire son critique le plus féroce, parce que le plus proche d’elle à  l’origine ? Comme Jèze le dit lui-même, « les chefs d’école enseignent une méthode ; les fidèles disciples, en l’appliquant avec toute la conviction que réclame le maître, aboutissent à  des conclusions différentes. » Mais peut-on encore parler de fidélité dans le cas présent ? Il est vrai que Jèze n’a jamais cessé de clamer son appartenance à  l’école de Léon Duguit ; seulement, l’analyse des positions défendues par l’un et par l’autre conduisent à  fortement nuancer cette appartenance. Certes, Jèze applique le « positivisme sociologique » initialement théorisé par Duguit. Néanmoins, cette adhésion de principe aux méthodes du maître cache un point de vue fort différent quant à  l’utilisation qui doit en être faite.

Il semble par ailleurs que le fossé entre Jèze et Duguit se soit élargi avec le temps. Alors qu’au tout début du XXe siècle le « jeune Jèze » ne fait qu’esquisser quelques critiques respectueuses envers l’œuvre du maître, celles-ci occupent presque l’intégralité de l’hommage qu’il lui consacre dans son article paru en 1932 aux Archives de philosophie du droit. Plus le temps passe, et plus Jèze a du mal à  cacher sa désapprobation à  l’égard de Duguit. Il n’est que de voir le ton fort différent des analyses qu’il produit en 1912, puis en 1921, à  propos des rééditions du Traité de droit constitutionnel de son maître. En 1912, Jèze défend Duguit face à  Esmein et Hauriou, et ses critiques de la théorie du droit de résistance à  l’oppression prennent plutôt l’allure d’une réinterprétation « compréhensive ». Il ne passe pas sous silence les « réserves » que lui inspirent certains passages de l’œuvre (la théorie de la supraconstitutionnalité, celle de la responsabilité de l’État à  raison de l’acte législatif,…), mais, comme il le dit lui-même, « ce sont là  des questions de détail. » D’ailleurs, Jèze affirme que les idées de Duguit « traduisent exactement les faits. » Il n’y aurait en somme qu’un léger malentendu. Mais en 1921 le ton est moins complaisant : à  titre d’exemple, l’opposition que trace Duguit entre le juge et l’administrateur (qui seraient tenus par la loi positive) et le juriste (pour qui cette loi ne constituerait qu’un « document ») paraît « inadmissible » aux yeux de Jèze. Quant à  la théorie du droit de résistance à  l’oppression que Duguit persiste à  soutenir, Jèze y voit « quelque exagération et quelque confusion de langage. » Cette fois-ci, les idées de Duguit ne semblent plus traduire exactement les faits…

Il ne faut toutefois pas grossir exagérément le trait. Comme il a été dit plus haut, Jèze reconnaît sa dette envers Duguit. Mais il faut constater, derrière cette apparente fidélité du disciple, un dépassement réel des idées du maître. Jèze récupère la méthode fournie par le doyen de la faculté de Bordeaux, mais il en modifie assez largement le contenu. À présent, le rôle du juriste n’a plus rien à  voir avec celui d’un légiste indiquant la solution qui devrait prévaloir au sein de l’ordre juridique. Le juriste se borne à  constater, sur un mode indicatif, que telle solution prévaut effectivement, et cela suffit. Cette « radicalisation positiviste » de Jèze a évidemment d’importantes conséquences sur sa réflexion, et d’abord sur son analyse du concept de service public.

Section III. De l’État imposé à  l’État positif. Les « Temps modernes » du droit public

« L’État moderne est un ensemble de services publics que les gouvernants organisent et dont ils assurent le bon fonctionnement. » À cette définition reprise de Léon Duguit, Jèze va ajouter une analyse juridique extrêmement poussée. Fidèle à  sa méthode, il donne au concept de service public une cohérence raffinée. Sous sa plume, le service public devient le « dénominateur axiologique commun » de tout le droit public moderne (A). La théorie jéziste est dominée par deux idées-forces : le service public réalise l’intérêt général grâce à  un fonctionnement objectif (B), et ce sont les gouvernants qui définissent son contenu (C).

A – Le dénominateur axiologique commun du droit public moderne

L’ensemble de la doctrine du service public a contribué à  « faire du service public une des poutres maîtresses de l’architecture étatique. » Mais c’est chez Gaston Jèze, plus peut-être que chez tout autre, que le service public devient un concept explicatif total. Jamais la systématisation juridique de cette notion n’est allée aussi loin que dans l’œuvre jéziste. Son mérite essentiel est de « doter le droit administratif d’un critère opérationnel, puisque transposable dans ses diverses branches. » Jèze l’affirme à  plusieurs reprises : « toutes les règles spéciales du droit public ont pour base, pour justification, la notion de service public. » ; et réciproquement, « l’idée de service public est intimement liée avec celle de procédé de droit public » ; etc.

Cela signifie que le service public « est aujourd’hui la base sur laquelle les juristes français actuels font reposer tout le droit administratif : théorie de la fonction publique, régime juridique des fonctionnaires publics, nature, étendue et règles de la compétence des agents publics, domaine public, responsabilité pécuniaire de l’administration, droit des particuliers au fonctionnement du service public, etc. » Jèze assure ainsi que « le contrat administratif n’est qu’un procédé de technique juridique mis à  la disposition des agents publics pour assurer le fonctionnement régulier et continu des services publics […]. La justification de ce procédé technique spécial est dans la notion de service public. » De la même façon, « le domaine public, c’est un service public » , et c’est l’« utilité publique » qui justifie le recours aux expropriations et la réalisation de travaux publics. Quant à  la fonction publique, celle-ci est tout entière vouée à  la réalisation des missions de service public dont elle a la charge : « les agents publics font leur devoir, non pour contenter leurs chefs, mais pour assurer le fonctionnement régulier et continu du service public. Le fonctionnement continu et régulier du service public, voilà  l’idée qui doit inspirer toute l’activité des agents publics. » À tel point que c’est avant tout la participation des agents publics à  un « service public proprement dit » qui permet de les qualifier comme tels, bien plus que des critères tenant par exemple au mode de recrutement de l’agent ou encore au caractère permanent de son poste. Bref, dans tous les cas, c’est le but plus que la forme de l’acte juridique qui permet de le faire rentrer dans les catégories du droit public.

Le service public est donc un « procédé technique […] pour donner satisfaction à  des besoins d’intérêt général. » Il fonde chaque branche de l’action publique. Mais ce bel édifice juridique resterait incomplet sans une juridiction apte à  en protéger toute la spécificité. C’est que, constate Gaston Jèze, « les tribunaux qui jugent les procès entre particuliers [sont] mal préparés à  cette mission » d’application du droit public. Au procédé de service public, procédé spécial, doit donc correspondre une juridiction spéciale. Cette juridiction spéciale, c’est évidemment la juridiction administrative. Après tout, c’est grâce à  elle que la notion de service public a acquis une place prééminente au sein du droit public français. Dès lors, le système proposé par Jèze atteint un degré élevé de cohérence : le service public est un procédé spécial de droit administratif, sa mise en œuvre est organisée par l’administration, et les actes juridiques qui en découlent se voient soumis au contrôle du juge administratif.

B – Fonctionnement objectif du service

Le fonctionnement spécifique du service public se justifie par les attentes, elles aussi spécifiques, auxquelles il a pour objectif de répondre. « Ces règles juridiques spéciales, ces théories juridiques spéciales, les procédés de droit public, se ramènent à  cette idée essentielle : l’intérêt particulier doit s’incliner devant l’intérêt général. » La supériorité de l’intérêt général est très clairement affirmée par Jèze a plusieurs reprises : « Dans le Droit public […], si un conflit s’élève entre l’intérêt général et l’intérêt particulier, l’intérêt général doit l’emporter. » Mais bien évidemment, dans un État de droit, il est indispensable que l’intérêt particulier soit malgré tout pris en compte : c’est cette opération de conciliation des différents intérêts en présence qui est en définitive « la préoccupation essentielle du Droit public. » Ainsi, « les règles sur le fonctionnement des services publics sont les solutions de conciliation imaginées par les publicistes. »

Cette supériorité de l’intérêt général sur les intérêts particuliers explique notamment l’impératif de continuité, ainsi que le principe de mutabilité du service public. Il faut que les normes régissant le fonctionnement du service puissent être facilement et rapidement changées dès que le besoin s’en fait sentir. Jèze attache une importance particulière à  cette possibilité de modifier en permanence l’organisation de l’action publique, de façon à  répondre au mieux aux exigences du milieu social :
« L’organisation d’un service public proprement dit est susceptible d’être modifiée à  tout instant. […] Il faut pouvoir toujours apporter les changements nécessités par les transformations économiques, sociales, politiques, par les nouveaux idéals politiques et sociaux. Aucun obstacle juridique ne peut empêcher cette modification. »

Jèze insiste à  plusieurs reprises sur cette faculté d’adaptation du service. Ce point permet en outre d’illustrer son aversion pour le conservatisme politique en général. Pour lui, les individus d’un pays doivent rester tout à  fait libres de mettre en place l’organisation qui leur sied le mieux : ce n’est pas l’État qui doit contraindre la société, mais bien la société qui définit les formes de l’État. Ici apparaît le fait que la mutabilité du service est, pour Jèze, la conséquence juridique d’idées politiques globalement réformistes :
«  Politiquement, il est absurde, chimérique et criminel de vouloir enfermer les générations successives dans des institutions politiques, administratives, sociales, etc. […] Il doit y avoir, dans tout pays, un moyen juridique pour modifier les institutions politiques, économiques, sociales, pour les mettre en harmonie avec les besoins matériels ou moraux de la population. »

Dès lors, c’est le status qui doit prédominer, et non les volontés individuelles. Les agents et les usagers sont placés dans une situation légale et réglementaire, car « le service public est objectif et impersonnel. » Cette affirmation a des conséquences très concrètes. C’est par exemple au nom de cette théorie que Jèze affirme que les engagés volontaires lors de la Première Guerre mondiale n’ont pas contracté avec l’État, mais qu’ils ont été au contraire placés sous un « status légal militaire ». Autre exemple, celui du concessionnaire de service public. Ce dernier « ressemble à  un agent public proprement dit », car les obligations qui lui sont fixées sont « non pas déterminée[s] contractuellement, mais fixée[s] légalement et réglementairement. » Jèze est encore plus clair quelques pages plus loin : la concession est « un service public proprement dit, et non pas une entreprise privée importante, surveillée par l’administration. ». La primauté de l’intérêt général implique que « ce sont les autorités concédantes, et elles seules, qui ont compétence pour dire comment le service public devra être organisé, devra fonctionner. »

Cette prédominance de l’intérêt général se retrouve dans l’œuvre de Jèze à  maints autres endroits, par exemple en ce qui concerne la grève de fonctionnaires, dont il affirme l’illicéité à  la suite du Conseil d’État : « Grève et service public sont des notions antinomiques. […] La grève, c’est le fait qui subordonne le service public, c’est-à -dire l’intérêt général aux intérêts particuliers des agents. » Sur la situation juridique des agents publics en général, on retrouve encore et toujours la même idée : le lien qui unit le fonctionnaire avec le service doit être toujours modifiable à  tout instant, dans un but d’intérêt général. Par là  est justifié le recours au status plutôt qu’au contrat ; par là  s’explique également la préférence jéziste pour le procédé du concours, plutôt que pour d’autres possibilités techniques d’entrée au service public (nomination, tirage au sort, achat de charges publiques...).

Le service public a donc pour finalité exclusive la réalisation de l’intérêt général ; pour cela il doit fonctionner selon ses règles propres, qui sont celles du droit public. Jusque là , Gaston Jèze ne s’éloigne guère des idées professées par Léon Duguit. Il en va tout autrement en ce qui concerne la définition de l’intérêt général lui-même.

C – Détermination subjective des buts du service

Jèze donne ici toute la mesure de sa méthode strictement positiviste. En l’espèce, elle le conduit à  considérer que le service public n’est que ce que les gouvernants veulent qu’il soit. C’est exclusivement à  eux qu’il appartient de « dire quels sont les besoins communs qu’il convient de satisfaire par des organisations de service public. » On peut dire que pour Jèze, « l’intention du constituant ou du législateur ordinaire est un point de passage obligé de la reconnaissance de la qualité de service public. »

Là  encore, Jèze reste très cohérent avec sa doctrine générale. Puisque aucun droit idéal n’est connaissable objectivement, seul le droit réellement existant mérite l’attention du juriste. Or, ce droit est en définitive celui posé par les gouvernants. Il leur revient donc, à  eux et à  eux seulement, de définir le champ d’intervention de l’État. L’usage du procédé de service public, rappelle Jèze, varie en fonction des lieux, des époques et des situations, mais attention : cette variabilité n’est plus, comme chez Duguit, le fait des évolutions du milieu objectif. Elle provient uniquement des volontés subjectives de ceux qui sont compétent pour permettre le recours au procédé de service public. Autrement dit, il n’y a jamais, il ne peut jamais y avoir de service public par nature. Le non-cognitivisme de Jèze s’y oppose totalement. Et cela implique logiquement que les gouvernants déterminent le contenu et le périmètre du service sans aucune limite. C’est là  une tâche que Jèze qualifie de politique, et qui se distingue de la technique proprement juridique. En somme, le juriste doit évacuer toute réflexion sur les buts du service, et ne plus étudier que leur mise en œuvre concrète. Il doit se contenter d’enregistrer qu’à  telle époque, à  tel endroit, les gouvernants ont décidé que telle activité serait constitutive d’une mission de service public. C’est pourquoi la définition du service public fournie par Gaston Jèze s’apparente par certains aspects à  une « tautologie ».

Ce désintérêt pour la « quête des fins » conduit logiquement à  ne pouvoir opérer qu’une analyse neutre et technicienne du droit en vigueur, notamment grâce à  une bonne connaissance de la jurisprudence. C’est pour cela que Gaston Jèze a consacré une part si importante de son œuvre à  commenter les décisions du juge administratif. Il le fait la plupart du temps de façon volontairement dépassionnée, se contentant de distinguer soigneusement le point de vue politique et le point de vue juridique. Plusieurs passages de son oeuvre permettent d’illustrer ce point. À propos de la suppression des services publics, Jèze note qu’« en France, sauf les services institués par les lois constitutionnelles de 1875 (service législatif, service exécutif), le Parlement n’est astreint à  aucune limitation juridique touchant la suppression d’un service public. » Il s’oppose par exemple à  Duguit (et à  Hauriou) sur la validité de la loi de Séparation de 1905. Duguit en particulier arguait qu’un accord signé avec le Vatican s’opposait à  ce que la loi puisse être appliquée. Pour Jèze au contraire, d’un point de vue strictement juridique, rien ne s’y oppose :
« Le pouvoir de modifier l’organisation d’un service public ne peut pas être lié, par quelque acte que ce soit. Les générations futures ne peuvent pas avoir été enchaînées par les gouvernants d’une époque à  un culte déterminé, à  une certaine organisation religieuse. […] La solution est la même, qu’il s’agisse de culte ou d’organisation de chemins de fer, de tramways, de distribution d’eau, de gaz, d’électricité, etc. L’objet du service public ne change pas le principe fondamental [de mutabilité] qui est à  sa base. »

On remarque la grande cohérence du système jéziste, puisque c’est au nom du principe fondamental de mutabilité du service public déjà  évoqué que les gouvernants se voient reconnaître la faculté de déterminer les contours dudit service sans que personne d’autre n’ait son mot à  dire. Et Jèze de démolir allègrement les positions de Duguit et d’Hauriou :
« Ceux qui politiquement estiment que la solution adoptée par les gouvernants ne vaut rien ont, dans un pays libre, le pouvoir de s’organiser légalement en vue d’agir sur l’opinion publique par les procédés légaux, et d’amener ainsi le législateur à  établir un nouveau régime juridique, conforme à  leur idéal religieux. Mais ce qui est inadmissible, c’est qu’un groupe d’hommes, affirmant être en possession de la vérité, prétendent [sic] lier les autres hommes et à  jamais à  une certaine organisation religieuse. Cette atteinte intolérable à  l’un des principes essentiels du droit public a sa meilleure sanction dans l’impossibilité pratique de la réaliser. »

Autre exemple significatif : le débat sur le régime des théâtres nationaux. L’on sait de quelle façon Hauriou s’insurgeait, dans son commentaire sous l’arrêt Astruc de 1916, contre une éventuelle qualification de théâtres en services publics. Pour lui, la nature même de l’activité théâtrale s’y opposait absolument. Tel n’est évidemment pas l’avis de Gaston Jèze :
« Pour ma part, je persiste à  croire que le service public est un procédé juridique qui peut être appliqué pour la satisfaction d’un besoin d’intérêt général, quel qu’il soit. C’est au législateur à  choisir ; les motifs de son choix dépendent du milieu politique, social, économique. C’est la jurisprudence qui décide souverainement si l’intention du législateur a été de vouloir, dans tel cas, le procédé du service public. »

Ainsi, Jèze peut adapter son analyse sans aucun problème en fonction des évolutions jurisprudentielles. Dans le cas présent, il constatera que le théâtre peut très bien être aux yeux du juge un service public, alors qu’il ne l’était pas six ans auparavant. Le service public est par nature un « ensemble vide », et il n’appartient pas au juriste de le remplir.

À travers ses différentes analyses, Gaston Jèze nous propose une théorie très raffinée du service public. Celle-ci, rappelons-le, est censée faire pièce aux théories fondées sur la puissance et la souveraineté de l’État. Mais paradoxalement, cette mise à  l’honneur du service a contribué à  donner au pouvoir étatique une assise nouvelle. Par un curieux renversement, le service public semble en effet fournir à  la puissance publique une justification des plus puissantes.

Section IV. Un service public au service de la puissance publique ?

Il faut rappeler que la théorie jéziste ne nie en aucune façon la faculté qu’a l’État d’exercer un pouvoir spécifique. Mais ce n’est plus à  cause de ce pouvoir que le droit public existe. C’est plutôt à  cause du service que le pouvoir peut être employé. Néanmoins, Jèze a très bien compris que l’État est en définitive le seul à  même de définir son champ d’intervention. Partant, le service public ne perd-t-il pas ce qui faisait sa force, c’est-à -dire sa faculté de limiter objectivement le pouvoir de l’État ?

À l’origine, la théorie juridique du service public conduit à  asseoir l’État moderne sur des bases conceptuelles nouvelles et solides. L’intervention de l’administration se voit d’autant mieux comprise et acceptée qu’elle est censée ne plus prendre la forme d’un pur rapport de commandement. L’État, garant de l’intérêt général, ne vise que le bien des administrés ; n’existe-t-il d’ailleurs pas que pour les servir ? Le service public accrédite l’idée selon laquelle le droit administratif « constitue non pas un privilège de l’administration, mais un moyen de protection des administrés. » Jèze et ses collègues de l’École de Bordeaux n’en demeurent pas moins de grands apologètes de l’État, même si dans leurs théories, ce dernier voit sa puissance subordonnée et réduite aux missions qu’il exerce. Qu’on la qualifie de « personne » ou de « service », qu’on y décèle d’abord un pouvoir ou d’abord un devoir, on admet malgré tout sans discussion que la sphère publique demeure par essence supérieure aux simples individus, qu’elle est « située au-dessus de la société civile » . La puissance publique et le service public « ont en commun de nous donner de l’État une image hégélienne : il est la Raison en marche, et il est tout-puissant dans la détermination des objectifs que la Société doit poursuivre, il échappe aux divergences et aux contradictions, il les réconcilie […]. »

Derrière cette affirmation de la supériorité de l’État se cache la croyance implicite dans l’« intérêt général » que ledit État est censé réaliser. Pourtant, il est tout à  fait possible de débattre du concept même d’intérêt général. C’est ce que fait par exemple Kelsen, lors de la fameuse séance de l’Institut international de droit public déjà  évoquée plus haut (v.supra, note 82), lorsqu’il déclare : « Il n’y a pas d’intérêt général. C’est une notion fausse et dangereuse : il n’y a qu’un groupe de gouvernants qui veut faire apparaître ses intérêts particuliers comme l’intérêt général. L’intérêt général réel n’est qu’une résultante d’intérêts particuliers. » Gaston Jèze répond à  cette objection en affirmant que « l’intérêt général, c’est ce qui fait régner la paix, c’est-à -dire ce qui concilie le moins mal les intérêts particuliers. », et il ajoute, sans doute pour aller dans le sens de Kelsen, que « les Parlements n’ont pas un sens infaillible des exigences de l’intérêt général ». Malgré cela, on voit que Jèze se refuse à  franchir un pas supplémentaire dans la démystification : certes, il ne croit plus comme Duguit que le juriste pourrait, grâce à  l’observation sociologique, connaître la nature de l’intérêt général. Mais il continue d’affirmer qu’il existe effectivement « des exigences de l’intérêt général », des exigences que les gouvernants peuvent, eux, tenter de discerner, puis qu’ils peuvent réaliser grâce au procédé du service public. Le recul critique de Jèze vis-à -vis du discours de ses collègues juristes semble disparaître lorsqu’il s’agit du discours des gouvernants.

Quoiqu’il en soit de la véracité de « l’idéologie de l’intérêt général », celle-ci contribue en tout cas à  modifier profondément l’image de l’État : « « intérêt général » et « service public » vont humaniser l’État en transférant la sacralisation de l’organe à  ses missions. Ainsi apparaîtra-t-il comme le porteur de responsabilité sociale et non plus seulement comme le Dieu tonnant ses décisions souveraines. » Toute la question est de savoir si le service est réellement ce que Gaston Jèze (et d’autres) prétend qu’il est. Le service public a l’irremplaçable mérite d’expliquer rationnellement l’État autrement que par son pouvoir. Cependant, il s’agit là  d’une vision « optimiste », dans laquelle le service public constitue vraiment le fondement de l’État. Or, il est tout à  fait possible que cette explication de l’État, qui se présente comme une observation scientifique, ne soit en définitive qu’une construction idéologique. Jèze proposerait ainsi une vision de l’État tel qu’il voudrait qu’il soit, mais non une vision de l’État tel qu’il est effectivement. Si l’on adopte cette posture critique, on peut alors considérer que le service public, loin de donner aux individus des garanties face à  l’État, donne en réalité des garanties à  l’État qu’il pourra exercer son pouvoir sans résistance. Le pouvoir de l’État est ainsi légitimé – mais cela ne prouve pas pour autant qu’il soit légitime. La puissance ne devait être qu’un instrument à  destination du service ; finalement (fatalement ?), c’est le service qui devient « caution du bon usage de la puissance ».

Ce débat sur la finalité théorique réelle ou apparente du concept de service public ne sera pas tranché en si peu de lignes. Il ne change en tout cas rien au fait qu’il existe des liens très forts entre la théorie jéziste et la société de l’époque. Gaston Jèze a bien perçu que le concept de service public contient implicitement un rapport étroit entre théorie et pratique. Et en effet, la production d’un discours centré sur le service public s’accorde parfaitement avec les évolutions économiques et sociales du début du XXe siècle. Ce sont donc les réactions de Jèze face à  l’usage pratique du concept qu’il va maintenant falloir analyser.

Chapitre 2. Pratique des services publics : Gaston Jèze, entre progressisme social et conservatisme économique

Ce chapitre-ci portera sur les opinions de Jèze relatives à  l’action publique telle qu’elle se pratique dans la réalité. Un tel sujet, plus directement politique, conduit nécessairement à  s’interroger sur les idées du maître dans ce domaine. On sait d’ores et déjà  que Jèze entretient des liens étroits avec les radicaux : « […] Gaston Jèze joue un rôle d’expertise influent au parti radical, tout particulièrement auprès d’Édouard Herriot […] » Il s’agit toutefois d’une description plutôt vague, qui ne permet pas à  elle seule de connaître avec clarté la position réelle de Jèze à  l’égard de l’intervention publique. Le placer sur l’échiquier politique et idéologique s’avère être un exercice périlleux. S’il fallait absolument situer Jèze dans l’espace politique, peut-être pourrait-on vaguement le rattacher à  un large « centre-gauche » : mais dire cela, c’est déjà  grossir exagérément le trait. En tant qu’universitaire, Gaston Jèze tient beaucoup à  son indépendance d’esprit, et ses affinités avec le « radicalisme » n’impliquent pas une adhésion pure et simple à  un programme de parti : «  tout en étant réaliste, tout en se déclarant progressiste sans s’apparenter jamais à  aucun parti politique, Jèze a voulu rester scientifique. » En vérité, Jèze ne défend pas une doctrine politique bien déterminée – du moins son œuvre universitaire n’en porte-t-elle pas une trace explicite. Son « idéologie » consiste plus en un « savant condensé d’idéaux libéraux et sociaux. »

En effet, par certains aspects, Jèze rompt clairement avec la tradition économique libérale du XIXe siècle. Il apparaît alors comme un progressiste social convaincu, favorable à  l’expansion de l’intervention publique (section I). Mais, au fur et à  mesure que le temps passe, il semble opter pour une plus grande modération. Cela s’explique en partie parce que de nombreuses évolutions prônées par le « jeune Jèze » ont par la suite été effectivement mises en œuvre ; dès lors, le curseur de l’orthodoxie se déplace, et Jèze le « dix-neuviémiste » se trouve en quelque sorte dépassé sur sa gauche ; il tend donc de plus en plus à  occuper la place de ceux qu’il combattait jadis (section II).

Section I. Le « jeune Jèze » : un progressisme certain

Théoricien éminent du service public, Gaston Jèze considère avec bienveillance l’accroissement de l’intervention publique dans le premier quart du XXe siècle (A). La matière fiscale porte également la trace de sa « fibre sociale » (B).

A – Une attitude bienveillante à  l’égard de l’intervention publique

« L’État moderne en France [est] une organisation en vue de l’action. […] Les services publics ne sont créés et organisés que pour agir. Gouverner, administrer, c’est agir. C’est l’État dynamique : c’est le fonctionnement des services publics. » Cette simple affirmation renseigne déjà  sur la conception qu’a Jèze du rôle de l’État moderne. Ce dernier a désormais des obligations de faire ; il ne peut plus se contenter d’être le simple protecteur des intérêts individuels. Par là  se trouve repoussée la conception libérale classique qui n’accepte qu’un État aux attributions strictement limitées (les fameux « pouvoirs régaliens » - justice, police, diplomatie,…). Gaston Jèze considère au contraire que l’État peut intervenir dans de multiples domaines, y compris dans les secteurs de l’industrie et du commerce. Jèze considère d’ailleurs que l’augmentation des dépenses publiques, loin d’être problématique, va dans le sens du progrès. Cela s’accorde avec le développement de ce qu’il appelle « l’esprit de prévoyance sociale » : « À mesure qu’un État avance en civilisation, les gouvernants se préoccupent davantage d’organiser des services publics destinés à  prévoir certains maux sociaux ou à  empêcher certaines calamités publiques […]. » Plus généralement, le développement large des services publics « est une condition de la prospérité nationale. »

La rupture « économique » de Jèze avec l’État-gendarme est évidemment à  rapprocher de sa rupture « juridique » avec l’État-puissance (v.supra, chapitre 1). Jèze fait d’ailleurs lui-même ce rapprochement, lorsqu’il constate que « le changement radical de la notion d’État a eu et aura une influence considérable sur l’accroissement des dépenses publiques. A la notion d’État-souverain, irresponsable, a succédé la notion d’État-services publics. » Jèze est donc parfaitement conscient de ce qu’implique sa redéfinition théorique de l’État. Il sait fort bien que cet « État-services publics » sera amené à  accroître son champ d’intervention (et donc à  augmenter ses dépenses). Cela résulte tout simplement d’un des « principes fondamentaux du Droit public », à  savoir que « les gouvernants n’ont de pouvoirs que parce qu’ils ont des devoirs. » L’État est amené à  agir, non pas pour lui-même, mais pour ses administrés : il doit donc prendre en charge les besoins de la population lorsqu’il estime que c’est à  lui qu’il revient de les satisfaire. De surcroît, cette « hausse tendancielle des services publics » prophétisée par Jèze est favorisée dans les régimes démocratiques, puisque les gouvernants portent alors une attention toute particulière aux réclamations de leurs électeurs : « les institutions démocratiques sont particulièrement favorables à  l’augmentation des dépenses. » Mais le plus important, c’est que l’accroissement des services publics ne pourrait pas avoir lieu aussi facilement dans le cadre des théories du « service public par nature ». Le relativisme jéziste, lui, ouvre potentiellement la voie à  une extension infinie du champ d’intervention de l’État (v.supra, chapitre 1, section III).

La promotion de l’État-providence se double d’une critique des grands oligopoles industriels et commerciaux privés. Là  encore, Jèze distingue soigneusement l’économie politique et l’analyse juridique : « A mon avis, dit-il, la concentration de capitaux énormes entre les mains d’un individu ou d’une société commerciale est un danger public qu’il faut surveiller. Mais ce sont là  des considérations d’ordre sociologique et politique et non d’ordre juridique. » Jèze exprime donc ses opinions avec une certaine retenue de langage, afin de ne pas se montrer trop partisan : « Il est très difficile, avec l’organisation sociale et juridique actuelle, de défendre efficacement les intérêts généraux de la collectivité contre les puissantes individualités financières isolées ou coalisées. » Il rapporte aussi, sans prendre explicitement parti, certains projets politiques français qui ont pour objet de limiter des fortunes privées. Mais il abandonne ses euphémismes et tient un discours plus direct dans ses notes de bas de page. Toujours à  propos du projet de limitation des fortunes privées, il exerce un parallèle avec les Etats-Unis, « où l’on souffre plus particulièrement de la ploutocratie et de l’influence illégitime exercée par les milliardaires et les trusts. » Jèze est encore plus explicite lors de son discours à  la Ligue de la République. Après avoir fustigé les hommes politiques « empiriques », c’est-à -dire les « hommes d’affaires qui se flattent de tout savoir sans jamais avoir rien étudié, mais qui, en réalité, font de la politique pour continuer à  faire des affaires » , il poursuit :
« Nous nous opposons à  l’abandon des conquêtes démocratiques. Il ne faut pas que l’on cède à  des sociétés privées, qui travaillent dans leur intérêt personnel, ces grands monopoles qui sont justement les instruments de la civilisation, du progrès et de la prospérité économique. […] nous lutterons pour que l’administration des P.T.T. ne passe pas aux mains de Compagnies privées, […] pour que l’administration des Chemins de fer de l’État ne soit pas rétrocédée à  une Compagnie. Opposons-nous à  l’exploitation du public. Ce qu’il nous faut, c’est l’exploitation pour le public. »

Cette hostilité feutrée de Jèze à  l’égard du « grand capital » n’a en fait rien de très étonnant lorsqu’on la rapporte à  la ligne politique des radicaux de l’époque. Jèze propose une conciliation, un accord entre sphère publique et personnes privées. Il admet notamment que les entreprises privées puissent intervenir dans la gestion du service public (v.infra, section II, A). Mais cette conciliation tourne quand même toujours au profit de l’intérêt général : ainsi rappelle-t-il à  plusieurs reprises sa prédominance sur les intérêts particuliers, notamment dans le système de la concession, où l’aspect contractuel est très largement éclipsé par les obligations réglementaires liées au fonctionnement du service : la concession est « un service public proprement dit, et non pas une entreprise privée importante, surveillée par l’administration. » Le service public ne saurait être asservi aux exigences des entreprises privées, même si l’on reconnaît à  ces dernières une pleine légitimité à  en assurer le fonctionnement. « Les services publics, même assurés par des concessionnaires privés, doivent […] contribuer à  assurer à  tous – hors des seules contraintes du marché – la satisfaction de besoins jugés alors essentiels et participent de fait à  l’enracinement de la République. » En ce qui concerne la gestion opérée directement par les personnes publiques, Jèze insiste sur le fait qu’elle n’a par essence rien à  voir avec celle d’une entreprise commerciale :
« Cette préoccupation des intérêts généraux […] rend à  peu près impossible les comparaisons entre les exploitations d’État et les exploitations privées. […] Rien n’est plus absurde que de reprocher à  l’État de ne point exploiter les postes et les chemins de fer commercialement. C’est justement parce que l’on veut que l’exploitation ne soit pas commerciale, que les postes, les chemins de fer, etc., sont organisés en services d’État. Il ne faut jamais perdre de vue qu’une nation n’est pas une entreprise industrielle, mais une société de frères. Le point de vue social est prépondérant. »

Les prévisions jézistes quant à  l’extension de l’intervention publique se trouvent assez largement confirmées par le contexte du début du XXe siècle. L’État-providence s’affermit et poursuit son expansion, confirmant l’impulsion qui lui a été donnée dans le dernier quart du siècle précédent. Il est soutenu en cela par le solidarisme, « véritable idéologie de la Troisième République […]. » Promouvant le développement des liens de solidarité dans la société (la fameuse « interdépendance sociale » chère à  Léon Duguit), cette doctrine radicale comprend en définitive deux aspects ; l’un descriptif, puisqu’elle « enregistre et rend compte du rôle de l’État », l’autre prescriptif, en ce qu’elle « dessine « une nouvelle figure de la rationalité politique » et encourage le développement des services publics. » Ainsi, « lorsque les bases du régime républicain se trouvent elles-mêmes consolidées dans les années 1880-1900, les principes peu à  peu dégagés du service public s’insèrent dans les fondements mêmes de la République au point d’en constituer l’un des piliers. »

Un double mouvement s’opère donc : la théorie justifie la transformation de la réalité, et la réalité transformée confirme en retour les prévisions théoriques initiales. Il semble que la pensée jéziste s’inscrive bel et bien dans une démarche de ce type. Jèze promeut l’accroissement du rôle joué par la sphère publique dans la société, et (ou plutôt car) l’évolution effective dans la réalité tend à  accréditer son opinion et à  la transformer en prophétie réalisée. De la sorte, Jèze n’a pas l’air d’un prescripteur qui militerait pour une évolution particulière du droit et de la société. Il peut donc conserver sa posture scientifique de simple « observateur ». Il est toutefois possible de penser que le rôle joué par Jèze va bien au-delà  du pur constat. En construisant la théorie d’un État fondé sur le service public, il contribue, au moins dans le monde des idées, à  légitimer le régime de l’époque, lequel s’arrime précisément au service public pour justifier son existence. Le scientifique Jèze persiste évidemment à  prôner la stricte distinction entre technique et politique ; reste que son point de vue personnel affleure à  plusieurs endroits, par exemple lorsqu’il constate :
« Le développement de l’instruction, les progrès du rationalisme, ont pour résultat de modifier considérablement l’opinion populaire touchant la création et l’organisation des services publics. Ceci est manifeste en ce qui concerne l’hygiène, l’assistance sociale. La création et le perfectionnement des services publics d’hygiènes et d’assistance sociale, dans les États modernes, sont le résultat des progrès de la science, de l’instruction publique, du sentiment de la solidarité humaine. »

Le soutien de Jèze à  l’égard du mouvement d’expansion administrative influe logiquement sur sa conception des finances publiques : là  aussi, le point de vue social vient bouleverser l’appréhension de la matière.

B – Une vision sociale des finances publiques

Le lien très fort entre la science en général et le « point de vue social » est, on s’en souvient, une des caractéristiques principales de la méthode jéziste. Appliqué à  la science des finances, il marque d’ores et déjà  une rupture méthodologique importante avec les auteurs classiques. Comme il l’explique lui-même, « la science des finances doit […] ne pas se borner à  l’étude des problèmes financiers du seul point de vue de la pure théorie économique. » Jèze enfonce le clou un peu plus loin : « le phénomène financier ne se produit que parce qu’il y a des besoins publics à  satisfaire et des services publics à  faire fonctionner. Il se présente dans un certain milieu politique. Il est arbitraire de l’isoler de ce milieu. La finance suppose l’État, comme l’effet suppose la cause. » Jèze vise ici les théoriciens libéraux en économie et en science des finances, et l’on peut supposer sans craindre de se tromper que cette différence de méthode est intimement liée à  une opposition sur le fond des idées. Le fait même de considérer la science des finances comme étant « essentiellement une science sociale » permet au réformiste Jèze de faire sortir un certain nombre de questions de la sphère de la pure « technique financière », donc de les soustraire à  l’emprise des théories (néo)classiques qui dominent encore le champ des finances publiques. Par exemple, Jèze voit le budget de l’État comme un acte politique de premier plan : « c’est un programme de gouvernement, proposé par l’Exécutif à  l’approbation du Parlement. » Dès lors, les techniciens n’ont plus leur mot à  dire pour ce qui touche à  la formation de ce budget – du moins, plus autant qu’auparavant : « Pour dresser un bon budget, pensait-on, il faut un comptable, et cela suffit. C’est, à  mon avis, une erreur grossière. » Jèze se sert de la distinction entre technique et politique pour légitimer l’existence d’un « point de vue social » en finances publiques. Il avait déjà  usé de la même méthode, dans le débat sur la qualification des services publics, en niant l’existence d’un service public par nature. Là  comme en finances publiques, le but est de se détacher des théories « classiques » et du point de vue politique conservateur qu’elles contiennent implicitement.

L’adoption d’un point de vue social permet à  Jèze de recentrer le débat financier autour d’une notion qui lui est chère : celle du service public. Pour lui, les réflexions sur les finances publiques s’insèrent nécessairement dans la problématique générale de l’organisation du service : « Tout problème financier se ramène à  ceci : le fonctionnement des services publics entraîne des consommations de services personnels et de choses ; il faut répartir, entre les individus, la charge qui résulte de ces consommations ; il faut déterminer qui doit supporter cette charge et dans quelle mesure. » Le système jéziste est toujours très cohérent : étant donné que les services publics tendent à  s’accroître, il est naturel et logique que les dépenses publiques en fassent autant. C’est un mouvement qui, là  encore, est lié à  une tendance structurelle de l’État moderne : « […] la tendance dans les États modernes est la substitution des dépenses publiques à  des dépenses privées […]. C’est ce que l’on a appelé l’absorption progressive des dépenses spécifiques dans les dépenses générales. » Et, contrairement à  ce que beaucoup pensent, l’accroissement des dépenses n’est pas un problème : l’expansion corrélative des services publics la justifie :
« La foule croit facilement que cet accroissement [des dépenses publiques] est nécessairement une mauvaise chose, le signe d’une gestion financière maladroite ou malhonnête. Il n’en est rien. A coup sûr, l’accroissement des dépenses publiques peut résulter du gaspillage et de la malversation. Mais il provient aussi de l’accroissement du nombre des services publics et de leur perfectionnement. C’est une tout autre chose. Il est absurde de se plaindre de l’accroissement continu des dépenses publiques sans en rechercher les raisons diverses. »
Jèze ne se limite pas à  affirmer la nécessité et l’utilité des dépenses de l’État. Son réformisme social influe également sur sa conception des recettes publiques. L’attention portée à  la collectivité, au caractère social de l’impôt se ressent dans la définition générale que Jèze en donne, ainsi que dans les objectifs qu’il lui assigne :
« Dans les États modernes de l’Europe occidentale et aux Etats-Unis de l’Amérique du Nord, l’imposition est, encore aujourd’hui, un procédé technique de répartition équitable des charges publiques entre les individus composant la collectivité. Étant donné ce but général de l’imposition moderne, les qualités maîtresses d’un système fiscal […] sont : la productivité, la justice, l’encouragement donné à  la production économique, l’amélioration de l’organisation sociale. »

C’est en fonction de ces impératifs que Jèze promeut par exemple l’instauration d’un impôt progressif sur le revenu bien avant que celui-ci ait été effectivement mis en place. Notons qu’il existe ici des divergences quant à  son opinion réelle sur la question. Francis Quérol et Henry Laufenburger considèrent par exemple que Gaston Jèze est un partisan de la progressivité de l’impôt sur le revenu, mais la doctrine du ministère de l’économie et Joël Molinier sont d’un avis contraire. À notre avis cependant, la démonstration de Francis Quérol est décisive. En résumé, Gaston Jèze refuse de voir l’impôt progressif comme un outil politique pour redistribuer les richesses et égaliser les conditions de fortune ; il ne pense pas non plus qu’un tel impôt soit toujours le meilleur moyen de remplir les caisses de l’État. Mais il n’exclut pas que l’imposition progressive des revenus puisse parfois, dans certaines conditions, permettre une répartition plus équitable des charges publiques. Ainsi en 1913 ne craint-il pas d’affirmer : « […] un bon impôt sur le revenu est nécessaire à  la France, il faut que la classe bourgeoise française renonce enfin à  ses privilèges fiscaux et qu’elle se décide à  payer la part qui lui revient légitimement dans les charges publiques. » Surtout dans son discours de 1922, il énonce explicitement que « la justice, en matière fiscale, […] c’est de demander à  chacun de payer, non pas d’après ce qu’il dépense, mais d’après ses revenus. Par conséquent, l’impôt sur le revenu, pour nous, c’est l’impôt le plus juste, le plus équitable. Et il doit être le plus productif. » Il semble donc correct de dire que « […] Jèze accorde nettement sa préférence à  l’impôt sur le revenu au taux progressif en tant que se rapprochant le plus de « l’idéal » de la justice fiscale. »

Jèze préfère aussi l’impôt à  la taxe. L’impôt est plus efficace pour assurer le fonctionnement des services publics, et il est perçu sans qu’aucune contrepartie précise ne lui soit attachée. Jèze voit dans cette non-affectation des recettes le meilleur moyen d’opérer une répartition équitable des dépenses, en même temps qu’un signe bienvenu de solidarité sociale, car l’impôt est censé rendre le service plus accessible que la taxe : « L’impôt n’est pas la rémunération de services publics déterminés rendus à  celui qui paie : c’est un procédé de répartition des charges publiques entre les individus d’après leur capacité de payer […]. D’autre part, l’État moderne repose sur l’idée de solidarité nationale entre les individus et entre les régions composant l’État. »

En ce qui concerne l’emprunt, Jèze voit son utilisation d’un assez mauvais oeil. Il critique surtout les causes pour lesquelles les gouvernants y ont recours. Selon lui en effet, ces derniers utilisent l’emprunt comme un simple expédient, afin de masquer aux yeux du public les coûts induits par le fonctionnement de l’État. Le cas des finances de guerre est particulièrement révélateur de l’impéritie des hommes politiques. Jèze a toujours milité pour une forte augmentation des impôts pendant la Première Guerre mondiale, alors que le gouvernement de l’époque préférait quant à  lui accroître la dette publique et repousser à  plus tard la question du règlement définitif des dépenses. Pour Jèze, cette politique de recours à  l’emprunt est économiquement désastreuse (car elle favorise l’inflation), et elle est de surcroît socialement injuste. Cela explique le jugement critique de Jèze : « La politique financière de la France pendant la grande guerre de 1914-18, reste un modèle de ce qu’il ne faut pas faire. Une plus mauvaise gestion financière est difficile à  imaginer. »

Gaston Jèze promeut donc l’impôt de préférence à  d’autres types de prélèvements fiscaux ; mais, encore une fois, cela n’est pas la conséquence d’une idéologie politique bien déterminée. Comme d’habitude, Jèze insiste à  plusieurs reprises sur le caractère tout relatif de ce que l’on considère comme « juste » ou « équitable » en matière fiscale : « Une théorie générale de l’impôt ne peut être scientifiquement construite que pour une période donnée, pour une civilisation donnée, pour un régime politique donné. […] Il n’existe pas, il ne peut pas exister une théorie générale universelle de l’impôt. » Reste qu’à  titre personnel, Jèze est plutôt partisan d’un « équilibre harmonieux de l’ordonnancement fiscal » , où se mêlent impôts (progressifs et proportionnels, sur le revenu, sur la consommation et sur le patrimoine), taxes et emprunts. Cette modération est, on l’a vu à  plusieurs reprises, typique de la pensée jéziste. Aussi ne faut-il pas s’étonner que Jèze « rééquilibre » au cours du temps son réformisme social avec d’autres opinions plus orthodoxes, plus conservatrices.

Section II. Jèze le « dix-neuviémiste » : un certain conservatisme

En matière économique et financière, Gaston Jèze donne une place prééminente à  ce qu’il appelle « le point de vue social ». Mais attention : comme le note l’un de ses commentateurs, chez Jèze « la science des finances si elle est sociale ne doit pas être socialiste. » Gaston Jèze approuve l’intervention publique dans son principe, mais il fait preuve d’une certaine réserve lorsque cette intervention se produit de façon trop directe et centralisée (A). Et ses conceptions financières demeurent influencées de façon substantielle par les doctrines classiques (B).

A – Les réserves jézistes quant aux modalités de l’intervention publique

Dans les années 1900 Jèze semble comprendre, sinon approuver, le « socialisme municipal ». Il est en revanche beaucoup plus critique envers les nationalisations qui se produisent dans le deuxième quart du XXe siècle. Ce qu’il désapprouve surtout, c’est l’accroissement du nombre de fonctionnaires qui découle de la constitution de grands monopoles publics à  l’échelle nationale. D’abord, c’est une cause d’augmentation des dépenses publiques ; mais surtout, ce que Jèze appelle le « procédé bureaucratique » se caractérise par son inefficience : « Tous les défauts de la nature humaine poussent en serre chaude dans le régime bureaucratique : négligence, paresse, horreur des responsabilités, formalisme et routine, servilité, absence d’initiative, égoïsme, désintéressement de la chose publique, gaspillage, etc. […] »

La nationalisation des chemins de fer en 1937 lui donne l’occasion de préciser ses vues sur ce sujet. S’il se félicite grandement de l’unification du service public qu’elle engendre, il condamne fermement le fait que les chemins de fer appartiennent directement à  l’État. Sur le premier point, Jèze se montre plus que satisfait : « l’unification du service public des chemins de fer d’intérêt général […] est […] une solution excellente […] Il aurait fallu l’adopter dès 1918. […] Cette unification du réseau est une amélioration certaine du service public […]. Elle était inévitable. C’est une réforme définitive. » Le soutien de Jèze à  cette réforme du Front Populaire ne doit toutefois pas induire en erreur : il l’approuve pour des raisons purement techniques. L’aspect politique ou social n’est pas ici prépondérant. En revanche, sur l’opération même de nationalisation, c’est-à -dire de récupération par l’État de la propriété des entreprises de chemin de fer, Jèze montre son hostilité : « La difficulté du problème [les déficits très lourds d’exploitation] est donc très grande. Ce serait lourdement se tromper de croire que la question peut être résolue par la nationalisation du service. […] A mon avis, la nationalisation des chemins de fer ne peut qu’aggraver le déficit. » C’est principalement le statut du personnel qui fait craindre à  Jèze une « gestion démagogique du service ». En effet selon lui, « les centaines de milliers d’ouvriers et d’employés constituent une force électorale puissante, disciplinée et menée avec la création de syndicats et la menace de grèves. Les demandes de relèvement de salaires sont incessantes, ainsi que celles relatives aux pensions, aux avantages de toute sorte, à  la réglementation de la durée du travail, des congés, etc, etc. » En définitive, Jèze préfère le système de la concession à  celui de la régie : « dans un régime démagogique [sic], l’exploitation en régie d’un service public est faite non pas pour l’intérêt général mais pour le bénéfice du personnel ouvrier, sous la pression de surenchères électorales continuelles. » , ce qui explique que « le système de la concession [soit] très supérieur. » C’est donc parce qu’il affirme défendre le service public et l’intérêt général que Jèze est méfiant à  l’égard de l’intervention directe de l’État dans l’économie.

Jèze critique donc les grands monopoles, qu’ils soient privés ou publics. Comme l’ensemble de la doctrine du service public de l’époque, il promeut le « principe libéral du faire-faire » plutôt que la gestion en régie directe. Encore une fois, Jèze est un progressiste social, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il soit socialiste. Il fait preuve d’un libéralisme modéré, de « compromis », en phase avec le radicalisme. En résumé, « […] les républicains et les radicaux, […] soucieux de défendre la propriété privée, se rallient, à  l’échelle des communes, au système des concessions, et, à  l’échelle nationale, misent davantage sur l’école, la fiscalité ou l’assistance pour assurer un progrès social graduel. » Cela explique notamment que Jèze rejette à  la fois les grands trusts capitalistes et les « entreprises publiques » telles qu’elles commencent à  apparaître, et qu’il fasse preuve de plus de bienveillance envers les expériences de gestion publique locale.

B – Les aspects classiques de la doctrine fiscale jéziste

Chez Gaston Jèze, les aspects classiques de sa doctrine fiscale viennent en quelque sorte contrebalancer ses opinions les plus réformatrices. L’augmentation des dépenses publiques est certes admise, mais elle se double d’une défense très ferme du principe de l’équilibre budgétaire. Et si Jèze promeut le financement par l’impôt, ce dernier possède un rôle restreint, limité au seul financement du service public.

Pour Gaston Jèze, il est primordial que les finances publiques soient « saines », c’est-à -dire équilibrées : « assainir les finances, c’est d’abord, par-dessus tout, réaliser l’équilibre budgétaire et le maintenir envers et contre tous. » Ce souci de l’orthodoxie financière est motivé par des considérations économiques (Jèze « voit […] dans tout déséquilibre budgétaire une cause d’inflation » ), mais pas uniquement. Comme il le dit lui-même, la dette « n’est pas un problème financier seulement, c’est aussi un problème politique et social. » En disant cela, il entend dénoncer la « redistribution fiscale à  l’envers » induite par le recours à  l’emprunt. On constate donc que Jèze est très loin d’adopter des positions de type « keynésiennes ». Il n’envisage la dette que comme un fardeau, qui n’existe qu’à  cause de l’imprévoyance et de la médiocrité des gouvernants. Surtout, il analyse le déficit de l’État comme une incapacité à  mettre en adéquation les dépenses liées aux services publics avec les facultés économiques des contribuables qui doivent les prendre en charge. C’est ce qu’il rappelle lorsqu’il dit qu’« il ne suffit pas qu’un service public soit désirable pour que la création en soit justifiée », car « les seuls services publics à  organiser sont ceux qui correspondent aux forces financières de l’État considéré. » L’orthodoxie financière de Jèze n’est en rien incohérente avec le reste de son système. C’est justement pour respecter cette orthodoxie que l’État doit se garder d’intervenir trop directement dans l’économie, et qu’il doit préférer les systèmes de concessions et de délégations de service public plutôt que la gestion en régie. La nécessité de préserver l’équilibre des comptes publics devrait inciter les organisateurs du service à  « prendre appui sur les ressources financières et les compétences d’exploitants privés. » Enfin, il est très intéressant d’analyser la façon dont Jèze qualifie la problématique du recours à  l’emprunt. D’après lui en effet, la question du recours à  l’emprunt est « une question de technique. » Qu’il s’agisse de la couverture des dépenses de guerre, de la nature de l’emprunt (emprunt volontaire normal, emprunt patriotique, emprunt forcé)… c’est toujours la même chose : « la technique est prépondérante. » « C’est même pour ne pas l’avoir compris, ajoute Jèze, que la plupart des gouvernants ont fait et font encore un véritable abus du crédit public. » Sans doute cette qualification technique du choix du recours à  l’emprunt lui permet-elle de dénier aux hommes politiques toute compétence à  ce sujet. Ces derniers n’ont pas leur mot à  dire, et cela devrait normalement permettre de limiter le recours à  l’emprunt public. Curieusement (mais est-ce vraiment un hasard ?), Jèze affirmait quelques pages plus haut qu’a contrario, le choix du recours à  l’impôt était quant à  lui un choix essentiellement politique. Est-ce une façon pour lui de combattre les financiers libéraux qui prétendent faire œuvre d’expert à  ce sujet – et qui sont généralement hostiles à  l’impôt sur le revenu ? On peut le penser. On remarque donc que, chez Jèze, qualifier un problème de « politique » a pour but d’en confier la solution aux hommes politiques – alors supposés plus progressistes que les techniciens spécialistes du problème en question. À l’inverse, dire que tel problème est d’ordre « technique » sert à  retirer aux hommes politiques la compétence pour s’en occuper, car ces derniers agiraient alors dans un sens que Jèze désapprouve.

La conception jéziste de l’impôt reflète elle aussi son héritage « dix-neuviémiste ». L’impôt finance le service, mais il ne doit faire que cela. Il ne doit surtout pas être le levier d’une quelconque redistribution des richesses. Jèze est très clair sur ce point :
« […] il y a plusieurs façons d’entendre le point de vue social en science des finances. […] Il y a la thèse à  tendances communistes, d’après laquelle les gouvernants, au moyen des institutions financières, doivent s’efforcer d’établir l’égalité des fortunes entre individus. Il y a la thèse purement sociale, d’après laquelle le but des institutions financières n’est pas d’établir l’égalité des fortunes entre individus. C’est la thèse qui a mes préférences. »
Laufenburger constate que Jèze s’élève contre « la tendance communiste des finances publiques, car si elle triomphait, les finances ne seraient plus que politiques, les points de vue technique et économique seraient sacrifiés en violation du caractère universaliste de la science. » Cependant, il nous paraît quelque peu abusif de reprendre le discours de Jèze à  notre compte pour conclure que celui-ci « est resté neutraliste sur le terrain de sa spécialité », et qu’ « il a tracé la frontière entre la science financière et l’interventionnisme délibéré et généralisé par le canal des finances publiques. » Cela, c’est ce que Jèze affirme à  propos de lui-même ; mais le seul fait de protester contre « l’interventionnisme délibéré et généralisé par le canal des finances publiques » n’est-il déjà  en soi une prise de position qui éloigne de la pure technique financière ? Là  encore, l’effet proprement politique de la distinction entre technique et politique se ressent pleinement. Dans l’esprit de Jèze, les principes auxquels on ne devrait pas pouvoir toucher sont par nature des principes techniques ; les autres conservent leur caractère politique, et les techniciens qui prétendent s’y intéresser font en réalité de la politique sous couvert de faire de la science. Il est évidemment aisé de retourner cet argument contre son auteur, et d’affirmer que les principes que Jèze considère lui-même comme techniques ressortissent en réalité à  la sphère des idées politiques…

Après cet exposé succinct des idées de Gaston Jèze en matière économique et financière, on remarque qu’en dépit de ses fortes inclinations « réformistes », notre auteur reste très fortement attaché à  la pensée libérale. Cet héritage intellectuel exerce une influence toute aussi importante lorsqu’il s’agit pour lui de réfléchir aux procédés de contrôle de l’action étatique.

Deuxième partie. Contrôler l’État. La démocratie et le juge, signes de l’État de droit

Gaston Jèze a voulu refonder l’État sur des bases « modernes », en s’appuyant sur le service public. Ce concept présente un « double visage » : s’il permet de justifier l’élan nouveau donné à  l’intervention de l’État au début du XXe siècle, il doit aussi fonctionner comme un cadre enserrant les pouvoirs publics. Mais une telle limitation de l’action administrative, admise dans son principe, demeurerait un vœu pieu s’il n’existait personne pour la faire respecter. La question des modalités de contrôle des pouvoirs publics se pose donc avec acuité, et il n’est pas étonnant qu’elle irrigue toute la réflexion de Jèze sur les institutions. Le problème est le suivant : comment opérer un contrôle sur l’État qui soit à  la fois justifié en théorie et efficace dans la pratique ? Et, partant, à  qui reconnaître la compétence pour effectuer un tel contrôle ?

Toutes ces questions sont abondamment débattues par les publicistes de la première moitié du XXe siècle. Comme la plupart de ses collègues, Jèze a une vision assez dépréciative des mécanismes démocratiques qui, classiquement, permettent de contrôler l’action de l’État. Il fait montre d’une certaine défiance envers les institutions parlementaires, sans toutefois que cette défiance l’amène à  céder sur l’essentiel de sa philosophie libérale (chapitre 1). En parallèle, Jèze esquisse une figure du juge dotée des propriétés qui, d’après lui, sont nécessaires à  l’édification d’un État de droit moderne. Rationnel, impartial, bon technicien : pour Jèze, le juge est en fait tout ce que l’homme politique n’est pas. C’est donc fort logiquement que le procédé juridictionnel (et en particulier celui qui gouverne le droit administratif) va se voir attribuer des qualités bien supérieures au procédé de contrôle « politique ». Mais c’est aussi à  travers cette figure du juge qu’apparaissent les contradictions inhérentes à  la réflexion jéziste, notamment à  propos du contrôle de constitutionnalité des lois (Chapitre 2).

Chapitre 1. Une vision dépréciative du contrôle politique

Comme on l’a vu précédemment, Jèze adopte la plupart du temps un ton volontairement modéré et prudent. Ses exposés sont manifestement « neutralisés », de façon à  respecter autant que possible le credo positiviste. Malgré tout, il arrive que Jèze fasse preuve de virulence, voire même d’une certaine colère dans certains de ses écrits. Cela se produit surtout lorsqu’il évoque la politique, et en particulier le système parlementaire de son temps. C’est que Jèze est un critique acerbe des hommes politiques (I), à  qui il oppose les figures, à  ses yeux bien plus estimables, du savant et du technicien. Mais par-delà  ses penchants technocratiques très nets (II), Jèze conserve les aspects les plus essentiels de sa philosophie politique libérale, et notamment son attachement au procédé démocratique (III).

Section I. La critique acerbe de la classe politique

Gaston Jèze s’élève à  de nombreuses reprises contre le « despotisme parlementaire » (A), mais les députés et sénateurs ne sont pas les seuls à  faire les frais de ses attaques ; à  travers l’organe législatif, c’est en fait toute la classe politique qui est visée (B).

A – Désaffection vis-à -vis du parlementarisme

Il faut se souvenir que, chez Jèze, la souveraineté ne peut pas être un attribut de l’État moderne (v.supra, première partie, chapitre 1, section I). Le « dogme de la volonté nationale » est âprement combattu : l’opinion « très répandue parmi les hommes politiques français » selon laquelle « le Parlement peut tout faire, […] est souverain [et] n’est pas soumis à  l’observation des principes de Droit » est « une opinion inadmissible. » Cela implique une redéfinition du pouvoir exercé par ceux qui se réclament de cette volonté nationale – c’est-à -dire par les parlementaires. Car la Troisième République est un régime où l’organe législatif domine entièrement l’ordre juridique. L’interprétation des lois constitutionnelles de 1875 qui prévaut depuis la « constitution Grévy » confère au Parlement des attributions quasi-illimitées. C’est là  un point que Jèze condamne absolument, imitant en cela la plupart des autres professeurs de droit public : l’élection démocratique du Parlement n’est pas en soi un argument pour qu’on lui reconnaisse le pouvoir de décider de tout en toutes circonstances.

Face à  l’affirmation « mystique » de la souveraineté parlementaire et le légicentrisme qui en découle, Jèze promeut la notion de compétence. Concept technique – donc rationnel – la compétence du « service législatif » implique que ce dernier dispose d’attributions limitées par le droit : « La loi est la manifestation de volonté d’individus investis d’une compétence (membre du Parlement). Cette compétence […] doit, comme toute compétence, s’exercer conformément à  la loi et au Droit. La confection de la loi n’est pas autre chose que le fonctionnement d’un service public, du service public le plus important, le service de législation. » La formulation (« service législatif » au lieu de « pouvoir législatif ») n’est pas sans importance. La substitution de la compétence d’ordre technique à  la souveraineté d’ordre politique correspond parfaitement à  l’idée jéziste d’un État-service public qui n’est censé agir que pour la satisfaction des besoins de la population, et qui n’exerce son pouvoir qu’en fonction de cet impératif : « […] Cette idée que les gouvernants ont des fonctions à  remplir plutôt qu’ils ne possèdent de droits, contribuent ainsi à  la lutte contre toute justification de la souveraineté parlementaire. »

Le « rabaissement » du Parlement au rang de simple service public est d’ailleurs confirmé par Jèze lorsqu’il constate que la distinction entre gouvernants et agents publics ordinaires ne traduit pas une différence de nature, mais qu’elle repose simplement sur la faculté des gouvernants de déterminer le plus souvent eux-mêmes leurs compétences, ainsi que sur le fait que « les gouvernants ne sont pas soumis à  un contrôle aussi énergique, aussi facile et aussi efficace que le sont les agents. » Ce qui amène d’ailleurs Jèze à  critiquer la distinction entre droit constitutionnel et droit administratif, distinction « tout à  fait factice », et qui a en plus l’inconvénient de « faire négliger toute la partie de technique juridique dans ce qu’on a coutume d’appeler le droit constitutionnel. »

S’explique ainsi le fait que les parlementaires n’aient pas tous les pouvoirs ; ils ne peuvent par exemple modifier totalement des situations juridiques antérieures : « Il faut proscrire absolument cette idée que le Parlement peut tout faire. Il ne peut pas rajeunir un individu ; ne peut pas davantage décider que des effets juridiques ne se sont pas produits. Le Parlement ne peut pas faire de miracles. » L’organe législatif ne peut pas porter directement atteinte à  des situations individuelles établies, principalement à  cause du principe de sécurité juridique ; néanmoins, Jèze admet qu’il peut, au nom du principe d’adaptation, modifier le régime général et impersonnel qui gouverne ces situations individuelles, ce qui a pour conséquence d’en changer les effets pour l’avenir : sécurité juridique et nécessités politiques et sociales se trouvent dès lors harmonieusement conciliées. Mais ce qui importe surtout dans cette construction, c’est que le Parlement doit obéir à  certains principes essentiels de logique juridique. Dès lors, le juriste technicien se trouve qualifié pour apprécier cette obéissance, et le cas échéant admonester le « service public de la législation » lorsque ce dernier outrepasse les limites de sa compétence et édicte des normes qui heurtent les principes juridiques de base (v.infra, section II, B).

Les attributions du Parlement, bien que fort étendues dans la pratique, sont désormais limitées dans leur principe. Il faut surtout l’empêcher de trop s’immiscer dans l’élaboration du budget et la gestion financière de l’État. C’est que Jèze craint par-dessus tout que le Parlement n’envisage son pouvoir de façon trop large, et ne se mette à  prendre des mesures excessives et ruineuses : « La notion d’intérêt public peut être entendue dans un sens abusif, et c’est là  un très grand péril qui menace les démocraties modernes : les élus du peuple font souvent de folles libéralités à  leurs électeurs, dans l’espoir de mériter leur reconnaissance, et de se faire réélire. » Le pouvoir parlementaire est une véritable menace pour l’équilibre des finances publiques, constate-t-il : « Un groupe d’hommes, à  plus forte raison une Assemblée, une foule, n’ont point cette volonté, cette énergie, sans lesquels l’équilibre budgétaire court les plus graves dangers. »

Jèze en a particulièrement après la Commission des Finances de la Chambre des députés ; il la qualifie de « véritable machine infernale pour faire sauter les ministères. » Dans son rapport de 1914, il écrit que cette Commission « devrait s’abstenir de substituer sa propre initiative à  celle des ministres et se borner à  donner un avis motivé sur les propositions du gouvernement. » Quant au Parlement en général, il faut restreindre autant que possible sa compétence dans la confection du budget : « […] les foules parlementaires sont irresponsables ; il convient de limiter leur pouvoir budgétaire au contrôle à  l’approbation, à  la réduction ou au rejet, sans le pouvoir de proposer des augmentations de dépenses, et même sans le pouvoir de bouleverser le plan gouvernemental sous prétexte de réduction des dépenses. »

L’ensemble de la doctrine publiciste de l’entre-deux-guerres proteste contre les attributions trop étendues du Parlement en matière financière. Pour la grande majorité des auteurs (Barthélémy, Michoud, Le Fur…), les députés et sénateurs nuisent à  la bonne tenue des comptes de l’État, pour de multiples raisons : incompétence criante, tendances dépensières, corruption des mœurs, passions politiciennes, incapacité à  adopter une vision d’ensemble,… Jèze ne se singularise donc pas par rapport à  ses collègues lorsqu’il dénonce la médiocrité parlementaire, laquelle produit ses effets les plus néfastes dans le domaine budgétaire et financier. C’est principalement l’emprise malvenue sur les finances publiques des députés et des sénateurs qui explique la gestion calamiteuse des administrations ainsi que l’augmentation des dépenses et de la dette de l’État. Le constat de Jèze est sans appel :

« La Chambre des députés nous a conduits tout près de la guerre civile. Elle a ruiné nos finances publiques. Les députés, par leur immixtion incessante dans toutes les administrations, ont détraqué la machine ; ils ont désorganisés les tribunaux […]. C’est un miracle que la corruption d’argent soit encore très rare en France. »

Remarquons que ces critiques jézistes dépassent la seule institution du Parlement ; elles s’inscrivent dans une dénonciation de la classe politique dans son ensemble. À travers la Chambre des députés et le Sénat, c’est la figure du politicien qui est vertement attaquée.

B – Rejet des « politiciens »

Jèze tient des propos extrêmement vindicatifs lorsqu’il évoque le système politique de son temps. Sa colère est grande à  l’égard du personnage qu’il appelle le politicien ; qualifié tour à  tour de « peste des démocraties » , de « plaie » ou encore de « calamité publique » , ce dernier se voit paré de tous les maux ou presque : « Le produit le plus certain de la démocratie est le politicien avide, sans scrupules, brouillon, désorganisateur des services publics. […] Les abus du gouvernement des politiciens ont amené la crise profonde que traverse actuellement la démocratie dans le monde entier. » Il serait fastidieux de dresser un inventaire complet des qualificatifs employés par Jèze pour décrire la « République des camarades » : « […] mensonges, corruption, […] fraude […]. Luttes électorales […] écœurantes, […] manœuvres déloyales […]»

Les députés sont bien sûr encore une fois les premiers visés, eux « dont la présence au Parlement est très souvent un véritable défi au bons sens ou même à  la morale […]. » ; mais les sénateurs ne sont guère mieux lotis : ces « vieux routiers politiciens » qui « prennent une demi-retraite au Luxembourg » baignent dans le népotisme et le clientélisme. Quant aux ministres, « ce sont des députés et sénateurs influents. » Ils n’occupent d’ailleurs la fonction ministérielle que dans le but d’être ensuite réélus à  la Chambre : « Un ministre est bien placé pour se fortifier dans son fief électoral. Entouré de la pompe officielle, il pontifie chaque dimanche, au nom du gouvernement, dans une cérémonie locale ; […] il cherche à  transformer le plus de fonctionnaires possibles en agents électoraux […]. » Bref, Jèze n’épargne aucun secteur de la classe politique nationale. La conclusion est sans appel : « le parlementarisme français est un système de corruption politique. » Ceux qui gouvernent le doivent plus à  leur ambition, à  leur « faconde » et à  leur « roublardise » qu’à  de réelles qualités de gouvernants : pour être élu ou nommé ministre, affirme Jèze, « l’intelligence, le savoir et la moralité ne viennent qu’au second plan. »

Les politiciens n’ont pas seulement des mœurs défaillantes ; Gaston Jèze constate qu’ils sont en plus – horresco referens – incompétents techniquement. Cela se voit particulièrement en finances publiques, où l’« empirisme financier » n’est que trop souvent la règle. On constate que Jèze se réfère beaucoup à  cette matière pour mettre en exergue les erreurs et l’ignorance générale des dirigeants politiques. Ainsi note-t-il que « les gouvernants français n’ont été, en matière de crédit public et d’amortissement de la Dette, que des velléitaires et des amateurs de bonne volonté, mais le plus souvent ignorants et maladroits. » Il dénonce en particulier les « ministres banquiers » du XIXe siècle comme Léon Say ou Rouvier (« ce fut une sorte de Necker »), et vilipende Thiers : « financier très médiocre, superficiel et suffisant, croyant tout savoir. » Il dénonce par ailleurs les « influences ploutocratiques », les « politiciens qui deviennent banquiers » , la « camaraderie » entre banquiers et fonctionnaires des finances, cause des « détestables pratiques suivies en France dans l’emploi de l’emprunt depuis 1870.» Il va enfin de soi qu’il n’accorde aucun crédit aux dires des hommes politiques en matière financière : « Il faut toujours se méfier des chiffres cités par les orateurs ou écrivains politiques : il sont presque toujours faussés – consciemment ou inconsciemment – par des préoccupations de parti. »

Le constat d’ensemble n’est au final guère reluisant pour la classe politique. Plus concernés par leur réélection et leurs prébendes que par l’intérêt général, les gouvernants élus sont de plus incompétents techniquement et dépourvus de la « méthode scientifique » si chère à  Gaston Jèze. Cet aspect de la critique jéziste permet de mettre l’accent sur les nettes tendances technocratiques qui se dégagent à  de multiples reprises de l’œuvre du maître.

Section II. La manifestation de nettes tendances technocratiques

Comme la plupart des publicistes français de l’époque, Jèze milite pour la réhabilitation du pouvoir exécutif (A). Tout comme ses critiques envers le Parlement reflétaient son mépris pour l’homme politique en général, cette revalorisation du pouvoir exécutif s’adosse à  une conception foncièrement technocratique et élitiste du pouvoir (B).

A – La revalorisation du pouvoir exécutif

Au sein de cette classe politique tant décriée par Gaston Jèze, deux figures sortent du lot : il s’agit du ministre des finances et du Président de la République. Jèze place dans ces deux « institutions » de minces espoirs d’amélioration du système politique français. Il ne s’agit pas pour lui de vanter les mérites de tel ou tel occupant particulier du poste de Président de la République ou de ministre des finances, mais plutôt de signaler que ces fonctions peuvent permettre de redresser le système républicain pour peu que l’on y place des hommes à  leurs mesures.

S’agissant du Président de la République, Jèze considère qu’il n’exerce pas un rôle suffisamment important. Il note que les lois constitutionnelles de 1875 lui confèrent en théorie des attributions étendues, qu’il n’appartient qu’à  un homme suffisamment volontaire et courageux d’exercer. En 1913, Jèze dresse un portrait plutôt flatteur du nouveau Président de la République Raymond Poincaré. Il y a « quelque chose de changé » suite à  l’élection de Poincaré, affirme-t-il dans son article à  la RDP. Jèze constate que l’on prête au nouveau Président des qualités d’énergie et de volonté qui faisaient généralement défaut à  ses prédécesseurs. Lui-même lui reconnaît une « énergie naturelle » et un « courage politique » qui lui valent le soutien de l’opinion publique ; ceci peut, espère-t-il, renforcer le pouvoir présidentiel face au Parlement. En 1934 encore, alors que la République est atteinte par l’affaire Stavisky, il fonde tous ses espoirs sur l’institution présidentielle pour sortir de la crise : « Grâce à  son prestige personnel, à  son désintéressement indiscutable, le président Doumergue représente une force morale momentanément irrésistible, qui lui a permis de grouper autour de lui des hommes politiques, hier encore en lutte violente les uns contre les autres. […] Le prestige, il appartient au seul président Doumergue. » Si Jèze voit avec faveur l’accroissement des prérogatives du Président, c’est que cela permettrait de rééquilibrer les pouvoirs dans un sens moins favorable au Parlement : « l’apologie de la présidence va donc de pair avec la critique de l’omnipotence parlementaire. »

Quant au ministre des finances, ce dernier est tout bonnement le seul à  même de sauver les finances publiques. Jèze place encore plus d’espoir dans ce ministre que dans le Président de la République. La description jéziste dramatise la fonction : à  chaque époque, le ministre des finances a toujours été seul contre tous, luttant héroïquement pour que l’équilibre financier soit maintenu. Sous la Troisième République, ce ministre – qui, pour Jèze, devrait s’appeler « ministre de l’équilibre budgétaire » - ploie sous les demandes des Chambres et de ses collègues ministres naturellement dépensiers. C’est pourquoi Jèze réclame pour lui une situation spéciale, qui lui permette de repousser les assauts incessants des ennemis de l’équilibre budgétaire : vis-à -vis des autres ministres, il doit, dans les questions financières, « avoir une prééminence sur ses collègues. » Pour cela, il est même parfois souhaitable que ce soit le premier ministre qui assume lui-même la charge de ministre des finances. Vis-à -vis du Parlement, il est nécessaire de confier au seul ministre le pouvoir de demander des augmentations de crédit ; il faut enfin diminuer radicalement l’influence pernicieuse de la Commission des finances (v.supra, section I, A).

Qu’il s’agisse du Président de la République ou du ministre des finances, l’essentiel pour Jèze réside dans la personnalité de ceux qui occupent ces fonctions : ces hommes doivent faire preuve d’énergie et de volonté pour surmonter les obstacles que les politiciens des Chambres ou du gouvernement dressent face à  eux. Cela démontre que Jèze place plus ses espoirs dans un « homme providentiel » que dans des institutions politiques qui sont dans l’ensemble corrompues et qui ne permettent pas de gérer efficacement le pays. Gaston Jèze est toutefois trop lucide pour croire que quelques hommes de valeur placés à  la tête de l’État pourraient à  eux seuls gérer correctement l’administration. Il est conscient que les postes de gouvernants ne sont que trop souvent occupés par des politiciens démagogues et médiocres. Mais l’exécutif présente cet avantage qu’il peut être aisément contraint par les règles de droit, plus aisément en tout cas que ne le peuvent être les « foules parlementaires ». Nous aborderons plus tard la question du contrôle juridictionnel des actes de l’administration (v.infra, chapitre 2, section I), mais constatons dès à  présent que cette promotion du « service de l’exécutif » réduit en retour l’espace politique occupé par le Parlement. Or, si ce dernier échappe encore très largement aux contraintes proprement juridiques (et juridictionnelles), ce n’est pas le cas de l’administration active, et en premier lieu de son autorité suprême, le Président de la République.

Il faut mentionner à  cet égard la façon dont Jèze envisage la nature de la fonction présidentielle. Pour lui, il s’agit d’une autorité administrative plutôt que d’un pouvoir politique. C’est ce qui explique que les « règlements d’administration publique » puissent être examinés par le Conseil d’État par la voie du recours pour excès de pouvoir. Jèze analyse ces règlements comme étant le fruit d’une délégation législative, ce qui n’empêche pas le juge ordinaire de les soumettre à  son contrôle. Il compare de plus ces règlements présidentiels avec les décrets-lois en matière coloniale. Ces actes-ci sont d’une nature un peu particulière (lois faites pour les colonies par le Président de la République), et ils ne sont pas soumis au contrôle du Conseil d’État au moment où Jèze écrit (1926). Mais ce dernier fait une analogie avec les règlements d’administration publique : dans les deux cas, on peut analyser ces textes en délégation législative ; or, les règlements d’administration publique sont soumis au contrôle du juge ; donc, dans un proche avenir, les décrets-lois en matière coloniale devraient l’être également.

B – Une conception élitiste du pouvoir

La construction jéziste accorde une place plus que limitée à  la figure du citoyen et au contrôle politique que celui-ci est censé exercer. Il promeut à  la place une véritable « République des experts », centrée sur la figure du technicien-savant.

La défiance de Jèze envers le parlementarisme va de pair avec une vision assez dépréciative du rôle que le peuple est censé exercer dans une démocratie. Il faut d’abord remarquer que Jèze est un opposant à  la technique du référendum. Il suit en cela l’avis de son maître Léon Duguit, qu’il cite en l’approuvant lorsque ce dernier qualifie le référendum d’« œuvre d’une foule avec ses passions et ses entraînements. » Il reprend également à  son compte l’exemple du plébiscite de Napoléon III en 1851, qui avait eu pour conséquence de ratifier la création du Second Empire.

Gaston Jèze est en général assez critique envers le peuple ; la « masse », comme il l’appelle, est tenue pour responsable de la venue au pouvoir des politiciens. Le citoyen-électeur est en quelque sorte le premier responsable des malheurs qui l’accablent : « les électeurs ont les députés qu’ils méritent. Si la plupart de nos députés sont médiocres et brouillons, s’ils s’occupent plus d’intérêts particuliers que d’intérêts généraux, c’est la faute des électeurs. » Il est dans la nature même de l’élection au suffrage universel de ne porter au pouvoir que des hommes corrompus, médiocres et incompétents. Pour Jèze, démocratie rime presque toujours avec démagogie : « L’écueil le plus dangereux des démocraties est l’esprit démagogique qui pousse les politiciens à  flagorner les foules pour se faire une popularité : les masses ignorantes, impulsives, sont, d’instinct, hostiles aux élites ; elles sont pour les « petits », pour les « humbles » contre les « gros », les « grands chefs ». […] » Et puis, la soi-disant volonté populaire n’est qu’un leurre. Il est faux de croire que l’élection démocratique soit la manifestation de cette volonté inexistante : « Il faut avoir beaucoup d’imagination, il faut fermer les yeux et se boucher les oreilles pour parler de la volonté du peuple, librement et clairement exprimée par les suffrages.» En réalité, « le peuple » n’existe tout simplement pas ; même à  supposer qu’il existe, les procédures électorales ne lui permettent absolument pas d’exprimer clairement sa volonté : « […] le corps électoral, en l’absence d’organisation des électeurs, à  raison de leur ignorance, de l’imprécision de leurs volontés, […] est un maître facile à  duper et à  corrompre. » Le nominalisme de Jèze s’accorde ici pleinement avec un certain « scepticisme démocratique », c’est-à -dire un doute quant à  la réalité des principes qui sont censés fonder le régime républicain.

C’est que, pour Jèze, ce n’est jamais le « peuple » qui agit. Même dans les périodes révolutionnaires, le pouvoir ne peut jamais lui appartenir directement. Seuls ses intermédiaires autoproclamés exercent effectivement ledit pouvoir. L’on note encore une fois la grande cohérence de la pensée jéziste, puisque ses méthodes scientifiques soutiennent ses constatations politiques. Le réalisme positiviste ne va pas au-delà  de ce qui peut se constater dans le monde physique : il est alors logique qu’il « dénude » en quelque sorte la réalité politique en lui retirant les grandes déclarations de principes dont les gouvernants l’habillent :

« C’est, répète-t-on, le peuple qui a fait la révolution ; c’est le peuple qui a nommé, d’acclamation, le gouvernement provisoire. Dans la réalité, le 4 septembre 1870, le peuple, c’était la poignée d’hommes résolus qui, par un coup de force, avaient prononcé la déchéance de l’Empire, proclamé la République et s’étaient constitués en Gouvernement de la Défense nationale. Juridiquement, c’étaient des usurpateurs. »

L’usage de la méthode scientifique oblige donc Jèze à  un constat quelque peu désabusé. Les idéaux démocratiques et républicains ne sont malheureusement qu’un mirage. Par exemple, il est inexact de dire que c’est le peuple qui fait la révolution : « ce qui est plus conforme à  la réalité, c’est la résignation au fait accompli ou l’indifférence. La grande masse, inorganisée et veule, s’incline devant la volonté tenace d’un dictateur, d’une majorité d’assemblée ou d’un petit groupe de révolutionnaires. » On l’a compris, Jèze est plus que sceptique à  l’égard du « gouvernement du peuple » dont se prévaut la République française. Un tel gouvernement n’existe pas dans les faits, et il n’est de toute façon ni possible, ni souhaitable qu’il en soit autrement.

Face aux passions qui sont le propre du peuple, il est nécessaire de donner plus d’importance à  des techniciens et à  des savants spécialisés dans le bon usage de la raison. Contrairement à  la « foule », ces hommes rigoureux et méthodiques risquent moins d’être manipulés par les politiciens ou de se laisser aller à  des discours populistes.

La prépondérance des techniciens est naturelle et logique s’agissant des tâches purement administratives : « la bureaucratie, dans les démocraties modernes, joue un rôle capital. Elle assure le zèle, la probité, dans les services publics, et, de plus, la technicité pour les fonctions de carrière. » Jèze s’insurge contre l’immixtion des élus politiciens dans l’administration active : « Les administrations publiques modernes ont besoin de professionnels et non pas d’amateurs brouillons ou de ratés politiciens, élus grâce à  l’intrigue. » C’est pourquoi il soutient avec vigueur l’établissement d’un statut de la fonction publique qui soustraie celle-ci aux contingences électorales et aux ambitions politiques. Il est par exemple nécessaire que la fonction soit en principe permanente et stable :

« La permanence de la fonction est une bonne règle d’organisation pour les fonctions techniques. […] La permanence aboutit à  créer une tradition administrative indispensable à  la bonne marche des services. Elle constitue une barrière aux tentatives de désorganisation de la part des politiciens, si redoutables dans les démocraties […]. »

De même, il faut que l’entrée dans le service ainsi que la progression de carrière ne dépendent pas de décisions discrétionnaires de la hiérarchie :

« Les politiciens sont hostiles à  l’avancement après concours ou examen spécial […]. Cette hostilité se comprend ; c’est la fin du patronage politique et la suppression d’une monnaie électorale ; le pouvoir purement discrétionnaire, c’est l’avancement abandonné aux influences politiciennes, l’abaissement de la fonction, la révolte des fonctionnaires, la désorganisation des services publics et l’anarchie administrative. »

Jèze veut en fait éviter à  tout prix l’intrusion d’impuretés politiques dans les rouages de l’appareil administratif, car cela risquerait de compromettre son fonctionnement rationnel et, partant, son efficacité. En définitive donc, « la politique ne doit pas contaminer le droit ; mais le droit, au contraire, doit soumettre l’administration active, que ce soit par le biais des contrôles juridictionnels ou par l’établissement d’un statut des fonctionnaires pour enrayer ce qu’on appelle « les excès du favoritisme ». »

Mais Jèze va encore plus loin. Pour lui, les techniciens ont aussi un rôle majeur à  jouer aux côtés des gouvernants eux-mêmes. Il affirme la « nécessité de la collaboration des hommes politiques et des techniciens ». Les fonctions du politique et du savant ne sont certes pas identiques, mais ils doivent s’entraider et utiliser leurs compétences respectives dans un but d’intérêt général. En effet, les hommes politiques agissent très mal lorsqu’ils ne sont pas conseillés, voire guidés par des hommes au fait des questions techniques. Comme toujours, c’est en matière financière que les lacunes des politiques se font le plus douloureusement sentir : « la gestion financière par des gouvernants amateurs sans la collaboration des techniciens – qui est la caractéristique de la plupart des États modernes, – a donné des résultats financiers déplorables : gaspillage, déficit, emprunts abusifs, banqueroutes, impôts démagogiques, etc. » Mais les techniciens n’ont, eux, pas toujours le « sens politique » nécessaire pour s’imposer et pour promouvoir efficacement leurs projets de réforme.

Les fonctions du savant et du politique ne sont donc pas identiques, mais elles sont complémentaires. Toutefois, derrière cette apparente répartition égalitaire des tâches se dissimule la nette préférence jéziste pour les possesseurs de compétences techniques : ceux-là  sont bien plus mis en avant que leurs collègues politiciens. Pour Jèze, « l’idéal serait que l’homme d’État fût doublé d’un savant. » Mais il n’est pas douteux qu’en réalité, les compétences scientifiques ont plus de valeur et sont plus désirables que les compétences politiques : celles-ci sont suffisamment décriées par ailleurs. Ainsi, Jèze affirme la nécessité d’une expertise technique auprès du législateur : « Un grand progrès reste à  réaliser, c’est l’introduction dans les institutions parlementaires des méthodes scientifiques ; c’est la collaboration des savants à  l’œuvre politique. » En fait, cette collaboration va dans un seul sens. Il n’est par exemple pas question que le politicien vienne s’immiscer dans les recherches du savant ; en revanche, il est plus que nécessaire que le technicien influe sur les décisions prises par le gouvernant. Plus que d’une collaboration, c’est d’une éviction de la politique par la technique dont il faudrait parler pour restituer fidèlement la pensée jéziste.

D’autre part, Jèze invoque ses qualités d’universitaire comme un titre légitime à  intervenir dans le débat public. Mieux même, il affirme utiliser ses compétences directement à  des fins politiques. Ce passage du discours qu’il prononce en 1922 lors du meeting de la Ligue de la République en dit suffisamment long sur ce point :

« Quel est notre programme ? C’est un programme d’action démocratique ; c’est aussi un programme d’études scientifiques des questions sociales, des questions économiques et des questions financières. Nous n’avons pas l’intention de résoudre les problèmes sans les avoir étudiés. Nous avons le goût et aussi l’habitude des méthodes scientifiques. Or, il nous paraît qu’en ce moment-ci on n’applique pas assez ces méthodes à  la solution des grands problèmes qui se posent à  l’humanité, à  la France. »

En définitive, on le voit, cette alliance entre les techniciens et les hommes politiques tourne à  l’avantage des premiers. Additionnée à  la dénonciation de la classe politique de la Troisième République et au relatif mépris dans lequel Jèze tient le peuple, cette analyse corrobore la vision d’un Jèze assez fortement empreint de « technocratisme ».

Section III. Gaston Jèze, démocrate malgré tout

Compte tenu de ce qui vient d’être dit, il peut sembler incohérent voire contradictoire de présenter Jèze comme un partisan du gouvernement démocratique. C’est pourtant le cas, et le constat que dresse Henry Laufenburger est parfaitement exact : « Jèze est respectueux de la démocratie, en dépit des abus et des faiblesses du régime. » Sans en être un promoteur convaincu, il l’accepte comme « le pire des régimes à  l’exception de tous les autres. » Car Jèze se défie encore plus des régimes autoritaires (A). Mais l’insistance qu’il met à  ne parler que des avantages procéduraux de la démocratie (B) traduit en réalité un profond pessimisme à  l’égard de l’homme et de ses constructions institutionnelles.

A – Le rejet explicite des régimes autoritaires

Jèze ne se fait guère d’illusions sur les conséquences néfastes d’une dictature. Dans un tel régime, la classe dirigeante est au moins aussi médiocre que celle qui gouverne dans une démocratie. Surtout, en faisant prévaloir l’autorité de l’État et en laissant les individus sans recours face à  elle, la dictature heurte de front le projet jéziste d’« État-service public » et la nécessaire limitation du pouvoir qui l’accompagne.

Un régime autoritaire est lui aussi grevé de multiples défauts. D’abord, on retrouve chez son personnel politique une médiocrité et une corruption morale encore plus grandes que chez les politiciens des démocraties. Comme le dit Jèze, « […] la dictature a ses politiciens encore plus néfastes : ce sont les courtisans. » Le tyran lui-même ne gèrerait pas les affaires publiques mieux qu’un gouvernement soumis au contrôle parlementaire ne le ferait. Le problème ne vient pas tant des possibles lacunes techniques du dirigeant que de la nature même du régime dictatorial. La personnalisation du pouvoir et l’absence – sinon la répression – des oppositions poussent fatalement le tyran à  l’abus, à  la corruption et à  la malhonnêteté :

« Il est humainement impossible qu’un dictateur, investi d’un pouvoir illimité, entouré de flatteurs serviles et avides, soustrait à  tout contrôle de la presse et de la tribune parlementaire, soit un honnête homme, au sens ordinaire du mot. On ne le sait que plus tard, lorsque le pays qui le subit a été précipité dans la ruine et dans la honte, le sang et la boue. Puis tout s’oublie ; la légende remplace l’histoire. Les aventuriers deviennent des héros ! »

Ce qui semble déplaire le plus fortement à  Jèze, c’est la suppression par le régime autoritaire de la possibilité pour quiconque d’adopter une position d’observation objective, impartiale… en un mot « scientifique » sur le régime lui-même. Tout propos est pour ou contre le régime, et il n’est considéré et interprété qu’à  cette aune. Une critique de la politique suivie par le régime se confond avec une critique du régime lui-même. Dès lors, il est risqué d’exprimer une objection, même technique, à  la qualité de la gestion des gouvernants. L’observateur extérieur est considéré comme un opposant potentiel. C’est que ces critiques, quelles qu’elles soient, n’entrent pas dans le cours normal du gouvernement autoritaire, à  l’inverse du régime parlementaire dans lequel le cœur du pouvoir, c’est-à -dire le Parlement, fonctionne justement par et grâce à  la discussion et à  la controverse politique.

Comme toujours, Gaston Jèze se sert des finances publiques comme d’un étalon permettant d’évaluer la bonne qualité d’un régime politique. En ce qui concerne le régime autoritaire, le constat est sans appel : « La dictature exclut la liberté de la tribune parlementaire et la liberté de la presse, c’est-à -dire le contrôle, la discussion, la publicité de la gestion financière et, par la même, quelques unes des conditions essentielles du crédit public. » Jèze prend en particulier l’exemple de Napoléon Ier, et tente de briser l’image de bon gestionnaire et de bon financier que ce dernier aurait laissé à  la postérité. Il constate que les finances napoléoniennes furent en réalité catastrophiques et qu’il n’y eut aucun contrôle sérieux d’opéré sur la gestion de l’Empereur. On pourrait pourtant croire que la suppression des politiciens démagogues et « désorganisateurs de services publics » permettrait d’améliorer la bonne marche de l’appareil administratif. Empêcher l’immixtion d’élus incompétents dans l’administration, n’est-ce finalement pas le meilleur moyen d’améliorer l’efficacité des organes de l’État ? Jèze conteste pourtant cette vision des choses ; en dépit de ses fortes inclinations à  la technocratie, sa méfiance envers les « bureaucrates anonymes, omnipotents et irresponsables » reste vivace.

Pour Jèze, l’autre particularité déplaisante du régime autoritaire tient à  l’exacerbation de puissance qui le caractérise. Malgré des tentatives de dissimulation plus ou moins habiles, le pouvoir dictatorial ne peut que s’affirmer tel qu’il est, c’est-à -dire comme un commandement que rien ne vient justifier – rien, si ce n’est la volonté du dictateur lui-même. Aucune théorie du service public digne de ce nom ne peut exister dans un régime dont la particularité essentielle est d’asseoir son existence sur la coercition. Plus encore que la brutalité, c’est l’aspect brut, c’est-à -dire non dissimulé du pouvoir qui déplait forcément à  Gaston Jèze ; car rien ne vient alors légitimer l’exercice du pouvoir, si ce n’est le pouvoir lui-même.

C’est pourquoi Jèze s’oppose avec la dernière énergie à  toutes les manifestations de ce que l’on peut appeler la « raison d’État ». La raison d’État s’accorde certainement avec la nature profonde du régime autoritaire ; dans un régime démocratique, elle est une déviance qu’il convient de combattre. Dans la théorie jéziste, l’un des buts essentiels du droit public est de cerner l’exercice du pouvoir étatique. Or l’invocation de la raison d’État a justement pour objectif de dépasser les frontières imposées par le droit. La laisser exister serait donc un non-sens dans le système rationnel et prévisible de l’État moderne. Le professeur Frier le rappelle : « comme toute la doctrine de l’époque, [Jèze] est très gêné par l’idée selon laquelle le droit écrit pourrait être écarté au nom de principes supérieurs. » L’État qui invoquerait la « raison d’État » démontrerait justement qu’il est dépourvu de toute rationalité : « la stricte observation des règles juridiques est la garantie de la liberté des citoyens. Les fonctionnaires publics ne peuvent pas, sous prétexte qu’il s’agit de sauver l’État, dépasser leurs pouvoirs légaux. C’est trop dangereux ! »

Jèze combat donc la théorie du « Notrecht », ou « droit de nécessité », développée par exemple par le juriste suisse Hoerni. Cette théorie affirme que l’État peut, en cas de crise grave, sortir de la légalité pour préserver son existence même. Jèze ne peut que la réfuter : « Il est […] tout à  fait arbitraire d’affirmer l’existence du Notrecht comme droit naturel de l’État, faisant partie du droit public de tous les États. » Et la sentence tombe : « […] le Notrecht n’est pas autre chose qu’une thèse politique, revêtue des formes juridiques. » Jèze insiste sur la nécessité de conserver un contrôle du pouvoir, même dans des circonstances exceptionnelles : « […] il est impossible, même en temps de guerre, de renoncer au contrôle suprême du Parlement, expression de la volonté nationale […]. » On peut bien dire que pour lui, « le principe capital moderne […] est le règne de la loi, même en temps de crise. » Dans la même logique, Jèze s’oppose à  toutes les « zones de non-droit » qui persistent au sein de l’ordre juridique. Il critique la théorie des actes de gouvernement, qu’il interprète comme une intolérable manifestation de la raison d’État à  laquelle le juge n’a pas le courage de s’opposer. Cela ne signifie évidemment pas que la marge de manœuvre du pouvoir exécutif doive être nulle. Il faut simplement qu’elle demeure une marge, c’est-à -dire un espace bien délimité, et que l’intérêt général demeure la vraie et seule mesure des actions entreprises par l’administration.

Nous voici donc ramenés au lancinant problème de la définition de l’intérêt général, puisqu’il est désormais entendu que ce dernier est le fondement et la limite du pouvoir de l’État. C’est là  l’occasion pour Jèze d’affirmer la grande supériorité de la procédure démocratique dans cette difficile opération de qualification.

B – Les avantages procéduraux de la démocratie

Jèze développe une « conception procédurale de la démocratie ». C’est uniquement cette procédure qui assure au régime démocratique sa supériorité sur toutes les autres formes de gouvernement. Le « pessimisme anthropologique » de Gaston Jèze l’empêche de croire plus avant dans les idéaux affichés par le régime républicain.

Dans la théorie jéziste, rappelons-le, les normes ne sont pas d’essence différente selon qu’elles sont édictées à  la suite d’un débat démocratique ou imposées par un gouvernant autoritaire. La supériorité du processus démocratique se situe uniquement dans le processus lui-même : « La différence est dans les gouvernants qui donnent discrétionnairement la définition des libertés publiques : là , dans les dictatures, ce sont quelques hommes opérant en secret ; ici, dans les démocraties, ce sont des assemblées suivant une certaine procédure. »

La publicité et le caractère contradictoire de la procédure parlementaire offrent des garanties appréciables. De la sorte, l’opinion publique est informée des projets de lois, ce qui prémunit, certes imparfaitement, contre les éventuels abus du pouvoir : la démocratie est « propre à  combattre l’indifférence des gouvernés, tandis que la résignation des gouvernés est le but même des théories de droit divin. » Jèze ne cesse de pourfendre les tares du régime parlementaire, mais il estime pourtant que la loi est « la garantie la moins mauvaise qu’on ait imaginée contre l’oppression et la tyrannie des gouvernants. […] La loi est le meilleur procédé de technique politique qui ait été trouvé pour établir des règles de conduite sociale qui ne soient pas trop mauvaises. »

Le Parlement est donc le meilleur (ou le moins mauvais) protecteur des libertés publiques. Jèze conteste les affirmations de ceux qui pensent qu’il ne permet pas de protéger les droits des individus :

« […] dire que le Parlement doit toujours être soupçonné de sacrifier l’individu à  l’État est une accusation excessive. Le Parlement est un organe, assez bien organisé pour que tous les intérêts en présence soient discutés contradictoirement et publiquement. »

C’est pourquoi, par exemple, la décision de créer un service public est forcément du ressort du Parlement :

« Cette solution [compétence législative pour la création d’un service public] n’est que la conséquence d’un principe moderne […] d’après lequel toute règle de droit qui apporte une limitation à  la liberté physique des individus, à  la propriété des individus, à  la liberté du commerce et de l’industrie […] doit être votée par le Parlement. La procédure législative est exigée parce qu’elle entraîne nécessairement le débat contradictoire et la publicité. […] la presse discute, elle aussi, les questions soumises au Parlement ; cela facilite le contrôle de l’opinion publique. »

Il est vrai que la démocratie est un régime parfois excessivement favorable au développement des services publics. Reste que la meilleure garantie contre la qualification abusive d’une activité en service public est « que les élus des contribuables, eux seuls, [aient] qualité pour dire si tel objet de dépense est d’intérêt public. » Car en matière de finances publiques, le Parlement fait aussi la preuve de sa supériorité. La colère de Jèze contre la gabegie financière des politiciens élus est pourtant bien connue. Mais, encore une fois, il s’agit d’un moindre mal, comparé à  la gestion forcément calamiteuse des gouvernants autoritaires. Les parlementaires, eux, sont obligés de tenir compte du poids, même mince, de l’opinion publique :

« En somme, les Parlements modernes, par leur recrutement, par le souci de la réélection qui est une des grandes préoccupations de leurs membres, sont impuissants à  réduire les dépenses publiques. – Leur intervention est indispensable, on ne saurait trop le répéter ; il n’y a pas de finances publiques prospères sans la discussion et la publicité parlementaire. »

Pour étayer son point de vue, Jèze s’en réfère à  l’histoire politique de la France. Il constate qu’après la désastreuse période napoléonienne et la Restauration autoritaire, « le régime politique constitutionnel [de la Monarchie de Juillet], avec la libre discussion parlementaire, a entraîné nécessairement une amélioration des méthodes financières en matière de crédit public. […] Les meilleures solutions n’ont pas ordinairement triomphé ; mais la controverse des partis n’a pas été inutile ; elle a favorisé la découverte de bonnes méthodes. » D’autre part, l’« avantage irremplaçable du système parlementaire » réside dans la précarité des positions de pouvoir qui rend la force des gouvernants instable, « pourvu qu’il y ait liberté de la tribune et liberté de la presse. » Finalement, la démocratie est un moindre mal : « À mon avis, malgré toutes leurs tares, les gouvernants, dans une démocratie moderne, sont moins mauvais que les gouvernants autoritaires : il n’y a pas de bons dictateurs. » La procédure démocratique tire donc sa supériorité de la publicité et de la contradiction qui la définissent. Mais c’est là  son seul avantage. Le recrutement des gouvernants est, comme on le sait, calamiteux, et rien ne permet de croire qu’il puisse s’améliorer dans le futur. Jèze considère que le Parlement n’est que la représentation des opinions moyennes qui traversent la société : « les députés sont simplement des échantillons des différentes classes sociales du pays à  un moment donné. » Les élus sont les mieux à  même d’être en phase avec l’opinion publique C’est ce qui fait leur seule et unique force.

C’est ainsi que, par exemple, Jèze défend le suffrage universel ; mais il ne le fait pas en s’appuyant sur le principe d’égalité entre les citoyens ou sur le concept « mystique » de volonté générale. Pour lui, suffrage universel et censitaire sont aussi inefficaces l’un que l’autre à  doter le pays de gouvernants qualifiés. Le suffrage universel permet toutefois de mieux connaître les opinions et les attentes de l’opinion publique, et est donc plus apte à  définir l’intérêt général : « Suffrage censitaire et suffrage universel aboutissent […] au même résultat : médiocrité, ignorance. Seulement les assemblées censitaires sont plus égoïstes et moins accessibles aux appels de l’intérêt général. Là  est la grande supériorité du suffrage universel. » Notons au passage une relative imprécision dans la théorie jéziste. Jèze affirme que le Parlement est un échantillon de la société. Selon lui, le recrutement électoral se fait « un peu au hasard, dans toutes les classes sociales » Pourtant, il constate autre part que le système de l’élection a une nature différente du système du tirage au sort ; et il a également noté la prédominance parmi les gouvernants des classes possédantes, bien que celles-ci soient minoritaires : « […] en France, politiquement et en fait, la puissance gouvernante appartient, pour le moment, aux classes possédantes. […] » Peut-on dire qu’il y ait véritablement « moyenne » des classes sociales si l’une d’entre elles domine les institutions politiques ?

Quoiqu’il en soit, il apparaît que ni la démocratie, ni l’élection au suffrage universel ne témoignent par eux-mêmes d’un progrès de la moralité ou de la civilisation. La démocratie n’est rien de plus qu’une technique de représentation des différentes classes sociales et d’expression des préjugés qui les habitent. Rien ne dit que les idées qui traversent la société et dont les élus sont les porte-voix soient effectivement les meilleures pour gouverner le pays. Mais il n’est pas possible de trouver une autre solution pour, par exemple, distinguer le juste de l’injuste ou définir ce qui est d’intérêt général. Jèze constate avec quelques regrets qu’il n’y a pas d’échelle de valeurs dont le juriste, ou le technicien, serait le dépositaire :

« Il faut, pour chaque époque, pour chaque pays, déterminer les exigences de l’ordre public, les limitations que l’ordre public impose à  la liberté individuelle. Cette détermination n’existe pas en soi. Il faut que les hommes la fassent. Il se peut qu’ils se trompent. Mais qui peut dire si ceux qui les critiquent ne se trompent pas eux-mêmes ? »

Triste constat, donc, que celui d’un système politique inapte à  tous points de vues, mais dont l’inaptitude même résulte de la volonté du peuple – une volonté qui s’impose et qui ne peut être remise en cause par personne, étant donné que personne ne détient « la » vérité qui permettrait de résoudre les questions politiques cruciales. L’ingénierie constitutionnelle ne fournit aucune solution, puisqu’il ne pourra jamais y avoir de « bon » système. La démocratie ne fait en définitive que mettre au jour les éternelles insuffisances des hommes. Car dans un tel régime, qui porte la responsabilité de la médiocrité politique, si ce n’est le peuple lui-même ?

Jèze l’affirme : la démocratie « n’est pas insusceptible d’amélioration ; il n’y a d’autre obstacle que la nature humaine elle-même. » Tout le problème, c’est que cette nature humaine laisse peu d’espoir à  une réelle amélioration des modes de gouvernement : « vu l’état de l’instruction publique, de l’inexpérience politique des masses, de leur goût pour la rhétorique et le charlatanisme, de leur faible moralité, il n’est pas à  prévoir, d’ici longtemps, une modification de ces faits [les agissements calamiteux des hommes politiques]. » Jèze fait ainsi preuve d’un grand pessimisme ; aucun de ses contemporains n’échappe à  la critique.

Les gouvernés sont décrits comme des « troupeaux humains inorganisés » , et l’accession au pouvoir du politicien est uniquement de leur faute. Après tout, ce sont eux qui les élisent : « Que ce mode de recrutement [l’élection] ait pour résultat la médiocrité intellectuelle et morale de la Chambre, c’est inévitable. Que le mandat politique soit, pour beaucoup, devenu un métier, c’est fatal. Que les politiciens de profession pullulent, […] c’est forcé. […] Mais à  qui la faute, sinon à  l’électeur ? » C’est pourquoi Jèze soutient implicitement l’abstentionnisme électoral : « [...] avec le développement de l’instruction et de l’esprit d’observation, le scepticisme politique fait des progrès énormes. Les abstentionnistes volontaires et systématiques sont très nombreux. »

Même les fonctionnaires n’échappent pas aux critiques jézistes. On pourrait pourtant croire que les agents, gardiens de la pureté technique, seraient considérés avec plus d’indulgence. Il n’en est rien, comme le montre ce passage plein d’ironie amère :

« La plupart des fonctions publiques ne sont pas faites pour les hommes ayant de grandes ambitions, l’esprit d’initiative, le goût de la domination. Elles conviennent à  ceux qui aiment le travail subalterne, la routine et qui redoutent les responsabilités. D’ailleurs, il ne faut pas trop s’en plaindre. Une administration dans laquelle pulluleraient les esprits inventifs, les amateurs de nouveautés, fonctionnerait mal. Un bon personnel administratif exige une certaine médiocrité. »

Électeurs, agents, gouvernants : la médiocrité est générale et irrémédiable. C’est pourquoi il n’y a de toute façon rien à  espérer d’un éventuel changement de régime. Jèze n’est pas un révolutionnaire, il ne croit pas aux grands bouleversements institutionnels et politiques : « Les hommes de sens rassis et qui ont étudié l’histoire politique n’attendent pas trop des mouvements réformistes les plus généreux. Ce sont des feux de paille qui flambent violemment, mais qui ne durent pas. »

Quelle que soit sa forme, l’organisation politique est donc fondamentalement impuissante à  régler de façon satisfaisante les conflits qui surgissent au sein de la société. Plus que l’action politique irrationnelle, non maîtrisable et médiocre, c’est le recours juridictionnel qui distinguera l’État véritablement moderne des organisations primitives et barbares.

Chapitre 2. Une promotion ambivalente du contrôle juridictionnel

Le pessimisme, voire le « déclinisme » qui sourd des analyses politiques de Jèze disparaît dès qu’il est question du juge. Interprète ultime des normes, celui-ci clôt l’ordre juridique en usant de la technique, ce que Jèze ne peut qu’apprécier. À cet égard, le juge administratif fait l’objet d’une description particulièrement élogieuse. N’est-il pas, en effet, le principal architecte d’une relation normalisée et civilisée entre l’individu et l’État moderne ? (I) De ce point de vue, il serait logique que les magistrats puissent contrôler jusqu’à  la loi elle-même. Mais la norme législative possède un fort contenu politique, à  tel point que l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité risquerait de mettre à  mal la neutralité et l’impartialité que Jèze associe au procédé juridictionnel (II).

Section I. La glorification du rôle du juge dans le contrôle de l’action administrative

Alors que le contrôle politique souffre de multiples insuffisances, « le contrôle juridictionnel est le seul qui présente des garanties sérieuses. » Jèze ne trouve que des avantages au fait que le justiciable puisse recourir à  un juge pour faire respecter ses droits individuels (A). C’est pourquoi il est partisan d’un accroissement du rôle joué par le juge dans le contrôle de l’administration (B).

A – Avantages théoriques et pratiques du recours au juge

Dans ses réflexions sur l’organisation juridictionnelle de la France, Jèze se place toujours du point de vue du justiciable ; après tout, c’est pour lui que des voies de recours sont organisées, c’est lui qui est l’usager du « service public de la justice ». C’est pourquoi Jèze insiste à  de nombreuses reprises sur les qualités que doivent posséder les juridictions : efficacité, rapidité, simplicité.

Efficacité : le requérant vient avec pour objectif la solution du litige qui a motivé son recours en justice. Il n’a que faire des grands systèmes doctrinaux, et cherche avant tout une réponse concrète et précise. Jèze le rappelle, les tribunaux « ne sont pas des académies de science juridique. » C’est là  l’un des aspects de l’attachement jéziste à  la réalité, à  la pratique du « terrain ». Il ne faut surtout pas que le juge fasse plier le cas particulier qui se présente devant lui pour le faire rentrer dans des théories préfixées. C’est au théoricien qu’il appartient de classer les faits fournis par le juge, de les trier, d’en faire la synthèse ; ce travail permettra ensuite d’alimenter la réflexion du magistrat, de lui exposer dans quel sens s’oriente ou doit s’orienter tel ou tel principe juridique. Mais il faut avant tout que le juge prête attention à  la réalité, aux faits, de manière à  donner la solution correcte au cas d’espèce.

Rapidité : Jèze ne cesse de critiquer la lenteur de la justice, les délais excessifs dans lesquels sont traités les affaires. C’est là  l’un des grands reproches qu’il fait à  l’encontre du juge administratif : « Comme on l’a souvent fait remarquer, la justice administrative en France est beaucoup trop lente. » Souvent, ses commentaires de jurisprudence lui donnent l’occasion de pointer la durée particulièrement longue de telle ou telle affaire. Il rappelle ainsi que le litige n’est pas un problème purement théorique ; il ne faut pas que les juristes oublient l’objectif premier du droit, qui est de régler les conflits sociaux qui se présentent au quotidien.

Simplicité : Il est nécessaire que chacun puisse facilement défendre ses intérêts en ayant recours à  un juge. Il en va du maintien de la paix sociale : la justice institutionnelle est là  pour éviter que les individus ne se fassent justice à  eux-mêmes. De ce point de vue, « […] le contrôle juridictionnel donne seul au citoyen la quasi-certitude qu’il obtiendra justice, sans risque grave pour sa tranquillité personnelle, ni pour l’ordre public. » C’est ainsi que Jèze promeut le recours pour excès de pouvoir, qui peut se former sans ministère d’avocat et sans avoir à  payer pour accéder au prétoire (v.infra, B). Sur ce point, Jèze se montre plutôt satisfait de l’évolution juridique de la France : « Le développement du contrôle juridictionnel est donc à  souhaiter. Les faits montrent que, à  cet égard, des progrès considérables ont été réalisés. Parmi les peuples civilisés, la France est l’un des pays qui a le plus largement accordé aux administrés des recours juridictionnels. » Mais il reste quand même certaines difficultés en ce qui concerne les règles de recevabilité des recours, un relatif flou procédural qui complique l’action des justiciables. Ces derniers « doivent pouvoir connaître facilement les conditions dans lesquelles leurs recours ou leurs interventions sont recevables. » En particulier, savoir à  quel ordre de juridiction il faut s’adresser est un problème encore trop ardu selon Jèze. Cela complique l’action des requérants, alors que « les règles de compétence devraient être simples, faciles à  comprendre et à  appliquer, car ce n’est pas un problème juridique essentiel. »

Jèze est donc conduit à  critiquer la séparation entre les autorités administrative et judiciaire : « [c’est] une règle rationnellement injustifiable aujourd’hui, et non sans dangers […]. » Il explique cette distinction – qui est évidemment d’« origine politique » – par l’histoire institutionnelle de la France : à  l’époque où le pouvoir se parait encore des attributs de la souveraineté, il était logique qu’un juge spécial connaisse des actions en justice menées contre lui. Mais aujourd’hui, la notion de service public ne rend plus la séparation des pouvoirs aussi indispensable que par le passé. À défaut d’unifier l’ordre juridictionnel, il ne faut pas entretenir de rivalités entre les juges judiciaires et les juges administratifs. Ils participent tous à  la même œuvre juridique, quoique sous des formes différentes : « Il est dangereux de continuer à  dresser les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs en pouvoirs rivaux et de ne pas y voir des collaborateurs pour le fonctionnement du service public de la justice. » Tout compte fait, le pragmatisme de Jèze en fait l’un des partisans les plus précoces du « dialogue des juges » à  l’échelon national… Cela signifie en particulier qu’il ne faut plus « traiter les tribunaux judiciaires en autorités suspectes, en réactionnaires cherchant à  arrêter, à  entraver les réformes, à  gêner systématiquement l’administration. » Mais d’un autre côté, les juges judiciaires doivent faire preuve de bonne volonté ; il ne faut pas qu’ils utilisent leur indépendance aux seules fins de faire obstacle à  la bonne marche de l’État. « Si donc il existe, de par la loi, au profit de certains agents, une certaine indépendance, cette indépendance, n’étant établie que pour le bien du service public, ne doit s’exercer que pour le bien du service et non pour gêner inutilement, par rivalité ou jalousie pure, les autres agents publics. » Notons malgré tout qu’en dépit de sa bonne volonté affichée à  l’égard des magistrats judiciaires, le publiciste qu’est Gaston Jèze ne peut s’empêcher de montrer une certaine préférence pour leurs collègues de l’ordre administratif. Du fait de l’histoire, le juge judiciaire ne possède pas une autorité suffisante pour s’imposer face au pouvoir, alors que le juge administratif, au départ soumis à  l’administration, a réussi à  conquérir son indépendance. On en arrive à  une situation pour le moins paradoxale, où l’ordre administratif défend en fait mieux les libertés individuelles que l’ordre judiciaire : « Autant [la jurisprudence du Conseil d’État] est large, libérale, protectrice des libertés individuelles, ennemie de l’arbitraire administratif, autant les solutions du Conseil d’État sont d’une belle hardiesse et d’une élégance solide ; autant la jurisprudence de la Cour judiciaire suprême est étriquée, craintive, humble vis-à -vis de l’administration, habile à  se défiler. »

Ces qualités que Jèze attribue au juge ne sont pas seulement d’ordre pratique. Dans sa théorie de l’État, la promotion de l’institution juridictionnelle sonne aussi comme un désaveu pour les anciens modes de contrôle politique du pouvoir (v.supra, chapitre 1). La scientificité et la technicité du processus juridictionnel permettent ainsi de construire l’« État de droit » que Jèze appelle de ses vœux. Le juge est cette institution véritablement capable de « dire le droit », et rien d’autre que le droit. Évidemment, le professeur a également un rôle à  jouer dans la transmission du discours juridique ; juge et universitaire se complètent et se soutiennent l’un l’autre. Sans le juge, les critiques de l’universitaire demeureraient inefficientes. Mais sans le scientifique, le praticien se perdrait dans sa casuistique, oubliant que le droit doit rester un système prévisible, logique et sûr pour les individus. Et puis, l’un comme l’autre poursuivent un combat commun: faire triompher la technique juridique sur l’incurie politicienne ou les abus de pouvoirs des agents administratifs.

Contre les politiciens malhonnêtes et ignorants, la compétence du juge (dans les deux sens du terme) offre des garanties inestimables. C’est pourquoi il faut le préserver autant que possible de la vulgarité politique. Le juge doit rester au-dessus de la mêlée, appliquant et réalisant le droit de l’État moderne. Jèze attache une grande importance au travail des magistrats car c’est sur eux que reposent tous les espoirs d’améliorations du droit et de la société. C’est pour cela qu’il enjoint à  la loi d’« organiser des tribunaux de manière à  avoir des juges fermes, impartiaux, honnêtes et sachant le droit. » L’objectif est clair : il s’agit de « reconnaître la supériorité de l’action juridictionnelle – enfermée dans le syllogisme de la raison – sur le champ des impulsions législatives. » Gaston Jèze affirme qu’« en politique, il n’y a pas de justice » ; cela signifie également qu’en justice, il n’y a pas de politique (ou du moins, il ne doit pas y avoir de politique).

Le juge a aussi un rôle capital à  jouer dans la mise au pas de l’administration. Jèze le libéral se méfie naturellement de l’action des agents publics. Malheureusement là  encore, il n’est pas possible d’avoir confiance dans le contrôle politique. Celui-ci est partial et partiel, sanctionnant les agents pour des motifs qui n’ont que trop souvent à  voir avec les calculs électoraux. Ainsi du préfet, qui échappera aux remontrances pour peu qu’il soit du coté de la majorité politique du moment. Les décisions de justice sont donc le rempart le plus sûr face à  l’arbitraire étatique. C’est pourquoi il importe par-dessus tout qu’elles soient respectées par toutes les autorités publiques. Jèze attache une grande importance à  l’autorité de la chose jugée. Il admoneste les agents qui tentent de s’y soustraire :

« Lorsqu’un jugement, passé en force de chose jugée, a été rendu, les agents administratifs ont le devoir juridique d’en assurer l’exécution purement et simplement ; pour eux, c’est la vérité légale. Il n’y a pas de raison juridique valable qui s’oppose à  cette solution de bon sens et d’ordre social. En particulier, l’objection politique, tirée de l’indépendance de l’administration active vis-à -vis des tribunaux, ne peut pas être retenue une minute […]. L’administration française – en particulier l’administration préfectorale, dont l’esprit est si franchement antidémocratique – résiste à  cette solution […]. »

Du point de vue des individus enfin, le recours au juge ne présente que des avantages. Le droit de se faire justice à  soi-même n’existe pas dans l’ordre juridique positif ; en appeler au parlement censé représenter la Nation est vain et naïf ; reste le tribunal. Là , le justiciable a l’assurance que ses droits seront appréciés en fonction du Droit, et en fonction du Droit seulement, dans toute sa rigoureuse – mais juste – impartialité. Le libéralisme désenchanté de Gaston Jèze tend donc à  soustraire au Parlement la fonction de défenseur des libertés et des droits individuels. Ce rôle est désormais exercé avec plus de succès par le juge. Celui-ci connaît au demeurant des cas particuliers, tandis que la loi, elle, ne dispose que par voie générale et impersonnelle. Le juge est donc bien plus proche des « faits sociaux », il est bien plus qualifié que les politiciens pour leur apporter la réponse juridique et sociale adéquate. Dans le nouvel État positif qui s’annonce, « le développement des contrôles juridictionnels se présente désormais avec la même évidence que celui du contrôle parlementaire autrefois. » Le juge savant accomplit l’État de droit rêvé par Jèze et ses collègues publicistes.

B – Le juge administratif, défenseur des individus face à  l’État

S’il existe une institution qui réunit en elle toutes les caractéristiques du juge savant, c’est bien le Conseil d’État. Jèze ne tarit pas d’éloges à  son égard : « d’une manière générale, le Conseil d’État juge très bien ; peu de tribunaux au monde rivalisent avec notre haut tribunal administratif pour l’impartialité de ses décisions et la prudente hardiesse de ses innovations. » Grâce à  ce juge, l’État moderne se réalise progressivement ; substituant des raisonnements juridiques logiques et rationnels aux anciens discours politiques et métaphysiques, le Conseil fait rentrer la France dans une ère nouvelle. Jèze est d’ailleurs un grand admirateur de Laferrière, considéré comme le véritable créateur du droit public moderne. Naturellement, les solutions préconisées par le « savant juge » du XIXe siècle ont pour la plupart été modifiées ou abandonnées par la suite ; mais, constate Jèze, l’important réside dans la méthode, dans l’esprit avec lequel la jurisprudence (et la doctrine qui la commente) s’est développée à  partir des années 1870-1880. L’étude critique des arrêts du Conseil d’État a d’ailleurs déjà  permis d’obtenir de « magnifiques résultats » , et Jèze est certain que continuer dans cette voie permettra de progresser toujours plus dans la construction d’un véritable État de droit. Il trace globalement deux « pistes » que la jurisprudence administrative doit emprunter, deux axes sur lesquels elle doit sans cesse se développer afin de concilier au mieux les exigences de l’intérêt général et les droits des individus : le développement du recours pour excès de pouvoir et l’accroissement de la responsabilité de l’État.

« Le contentieux administratif, dans les États contemporains, est l’ensemble des recours juridictionnels organisés pour la protection des individus contre les excès de pouvoir de l’Administration. » Jèze définit clairement quel est l’objectif principal du juge. Respect et protection des droits individuels sont « la base de l’organisation politique ». Il est dès lors primordial que les individus disposent de voies de recours efficaces et rapides (v. supra, A). De ce point de vue, le recours pour excès de pouvoir est « l’arme la plus efficace, la plus pratique, la plus économique qui existe au monde pour défendre les libertés individuelles. » Jèze ne se prive pas de rappeler que cette « merveilleuse création des juristes » a été organisée dès le XIXe siècle « sans le concours de la loi, par le simple raisonnement logique […]. » Cette « merveille » est donc issue d’une procédure qui ne met initialement en jeu que l’individu et le pouvoir exécutif, à  l’exclusion de toute assemblée politique élue. C’est du sein de l’administration que va peu à  peu émerger ce recours auquel Jèze tient tant. Encore faut-il préciser qu’il sera élaboré avec l’aide de conseillers juristes auprès du chef de l’exécutif – ceux-là  même qui composent le Conseil d’État. L’on admire encore une fois toute la cohérence de la pensée jéziste : le jeu de pouvoir ne concerne ici que le gouvernant et le gouverné en leur forme « administrative », c’est-à -dire, en fait, l’administrateur et l’administré. Le contexte politique est indifférent : il importe peu que l’individu ait la qualité de citoyen ou de simple sujet, qu’il soit ou non titulaire de la « souveraineté ». La technicisation des rapports de pouvoir via leur juridicisation apparaît ici avec la plus grande clarté. Voilà  la raison pour laquelle Jèze attache tant de qualités au recours pour excès de pouvoir.

De nombreux exemples montrent que Jèze veut étendre le recours pour excès de pouvoir au plus grand nombre de domaines possibles : il milite pour que l’on puisse l’introduire afin de contester une mesure de grâce prise par le Président de la République : « pratiquement, dit-il, je n’y trouverais que des avantages. » Même solution pour les décrets-lois en matière coloniale (lois faites pour les colonies par le Président de la République). Ces actes ne sont pas encore soumis au contrôle du Conseil d’État, mais, pour Jèze, il ne fait pas de doute que cela ne saurait tarder. Dans le domaine de la fonction publique également, les mesures prises par la hiérarchie devraient pouvoir être contrôlées par le juge : « Comme il n’y a de garanties sérieuses que par le contrôle juridictionnel, la décision du chef de service […] pourra être déférée au Conseil d’État, par le recours pour excès de pouvoir. »

Évidemment, la théorie des actes de gouvernement est vertement critiquée par Jèze. Si de tels actes ne sont pas contrôlés par le juge, c’est « uniquement pour des raisons d’opportunité politique. » Jèze est outré par cette manifestation criante de la « raison d’État » : « Au premier abord, cette situation, en contradiction absolue avec les idées modernes, paraît un scandale intolérable, et l’on s’étonne qu’elle ait subsisté jusqu’à  notre époque. À la vérité, elle est injustifiable : c’est la raison d’État, c’est-à -dire l’arbitraire, sous prétexte d’opportunité politique. » Toutefois, il semble que ce ne soit qu’une situation transitoire. Selon Jèze, les actes de gouvernement devraient avoir totalement disparus dans le futur : « En fait, à  l’heure actuelle, à  la suite d’éliminations nombreuses, les actes de gouvernement sont devenus très rares. ». Il précise en note : « le progrès des idées a amené des éliminations importantes. » Même dans une période exceptionnelle comme la guerre, Jèze ne cède pas aux sirènes de la raison d’État : « […] l’état de siège est un régime de légalité les actes accomplis en vertu de ce régime sont soumis au contrôle juridictionnel. » Ce strict légalisme s’explique aisément selon lui : « S’il est légitime, en période de guerre, de donner à  l’administration, dans l’intérêt de la défense nationale, les pouvoirs de police nécessaires, il est indispensable, dans une démocratie républicaine, de ne pas organiser l’arbitraire de l’administration. » C’est pourquoi Jèze est favorable à  la théorie des pouvoirs de guerre, qui donne à  l’administration une plus grande latitude dans l’exercice de son pouvoir, tout en maintenant un contrôle, certes allégé, de la part du juge administratif : « La théorie des pouvoirs de guerre est donc supérieure à  la théorie des actes de gouvernement. La première est susceptible d’être rapidement orientée dans le sens d’une plus grande liberté, par cela même qu’on peut discuter. » C’est toujours par refus de l’arbitraire administratif que Jèze conteste l’argumentation du Conseil d’État lors de l’affaire Winkel de 1909. Selon le juge, les agents grévistes se placent d’eux-mêmes hors de l’application des lois et règlements qui leur accordent des garanties, ce qui justifie qu’on puisse les révoquer sans suivre la procédure disciplinaire normale. Jèze est fermement opposé à  ce type de raisonnement : « Il n’y a pas, en droit français actuel, d’outlaw. Il n’y a pas de cas où les chefs de service aient des pouvoirs arbitraires, sinon c’est la raison d’État dans toute son horreur. » La conclusion jéziste est sans ambiguïté : la solution choisie par le juge n’est en l’espèce « qu’une manifestation de la raison d’État. »

Jèze milite donc pour que le plus grand nombre possible d’actes administratifs soit soumis au contrôle du juge. Mais l’extension du recours pour excès de pouvoir n’est pas que quantitative ; elle est aussi qualitative, en ce sens qu’il faut étendre la base légale, les effets et la portée des décisions de justice. Ainsi, Jèze affirme que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a une réelle valeur juridique, et que les principes qu’elle énonce s’imposent à  l’administration : « […] il ne faut pas dire que les Déclarations des droits, les Garanties des droits sont dénuées d’efficacité juridique […]. Ce sont vraiment des règles juridiques, dont la violation peut entraîner la nullité des actes juridiques accomplis par les agents administratifs. »

Le juge de l’excès de pouvoir doit aussi disposer de prérogatives renforcées, et ne pas se limiter à  la seule annulation de l’acte soumis à  son contrôle. Jèze est par exemple favorable au pouvoir d’injonction du juge. Il désavoue les décisions qui refusent cette possibilité sous prétexte de respecter la distinction du juge et de l’administration active :

« Ces solutions sont injustifiables. Je dis injustifiables : si l’on permet à  un juge de paix d’ordonner à  un maire d’inscrire un individu sur les listes électorales, si l’on décide même que cette sentence vaut inscription […], je ne vois pas pourquoi le Conseil d’État ne pourrait pas ordonner à  un préfet d’inscrire d’office au budget communal une dépense obligatoire, à  un Ministre de réintégrer dans les cadres un fonctionnaire irrégulièrement révoqué, etc. »

Il faudrait même donner au juge la faculté de prononcer des astreintes contre l’administration lorsqu’il y a un risque que cette dernière n’exécute pas avec célérité les décisions de justice. Jèze approuve ce projet, défendu notamment par le Pr Barthélémy, mais il doute de la possibilité pour le juge de se saisir un jour d’un tel pouvoir : « […] ce moyen n’est-il pas en contradiction avec la règle de séparation des autorités administratives et judiciaires ? Je reconnais que l’interprétation donnée à  cette règle est souvent critiquable, injustifiable ; mais croit-on possible de la faire changer ? »

En définitive, Jèze considère le recours pour excès de pouvoir comme la procédure permettant d’opérer un contrôle efficace de la machine administrative. Grâce à  ce recours, l’État peut être efficacement sanctionné s’il attente de façon injustifiée aux droits individuels. Toutefois, il existe aussi des cas où les nécessités du service conduisent à  léser les particuliers et ce, en toute légalité. Dans ces situations, l’État agit dans un but d’intérêt général sans excéder ses pouvoirs, et l’on sait avec Jèze que cette action est légitime puisque l’intérêt général est supérieur aux intérêts individuels. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces derniers doivent être absolument ignorés. L’attention que Jèze porte aux intérêts individuels le pousse à  militer pour l’accroissement de la responsabilité sans faute de l’État. Toutes les fois que le service public ne pourra se déployer sans causer des dommages aux personnes privées, il faudra que celles-ci puissent être indemnisées a posteriori. De la sorte, l’État n’est pas gêné par les multiples intérêts particuliers qui pourraient entraver son action, mais ceux-ci sont quand même pris en compte.

L’indemnisation sur le patrimoine administratif est pour Jèze une solution « à  tout faire ». Dès qu’un individu a été atteint dans ses droits mais qu’il n’est pas possible de condamner l’État pour excès de pouvoir, l’allocation de dommages-intérêts s’impose. Elle permet de concilier harmonieusement deux intérêts antagonistes ; la marge de manœuvre de l’administration est préservée, mais cette dernière doit aussi se soucier des préjudices qu’elle est susceptible de causer à  certains des administrés. Naturellement, Gaston Jèze accueille avec une joie non dissimulée l’arrêt Couitéas du Conseil d’État rendu en 1923. Le juge admet dans cet arrêt la possibilité qu’a l’administration de ne pas exécuter, pour un motif d’intérêt général, une décision de justice favorable à  un particulier, à  charge ensuite pour elle d’indemniser le particulier du tort que son abstention lui a causée. Jèze exulte : « C’est le triomphe de la thèse constamment soutenue dans cette Revue : l’indemnité est due toutes les fois que le préjudice est spécial. » Cette solution s’accorde parfaitement avec ses idées en faveur de l’accroissement de la responsabilité de l’État. Celui-ci peut de moins en moins se réfugier derrière l’intérêt général pour s’abstraire de sa responsabilité particulière. Ainsi, le gouvernement peut refuser d’exécuter une décision de justice, mais « il ne peut pas invoquer la raison d’État » , puisque « le refus d’exécuter la chose jugée n’est pas un acte de gouvernement, au sens technique de l’expression. » L’on comprend que pour Jèze, cet arrêt Couitéas revête une « portée doctrinale […] considérable. » L’indemnisation pourrait même permettre de dépasser le problème des actes de gouvernement. Certains proposent, à  défaut de l’élimination totale de ces actes, d’allouer des indemnités aux victimes. Jèze approuve cette solution : « Rien dans la loi ne s’oppose à  cette évolution. Bien mieux, cela donnerait satisfaction aux idées modernes de justice, et l’indemnité serait conforme à  la notion de patrimoine administratif. […] Les idées modernes sur le service public veulent que les victimes de ces dommages [pour cause d’utilité publique] aient le pouvoir de se faire allouer des indemnités. » En résumé, Jèze voit l’indemnisation sur le patrimoine administratif comme une technique permettant de sortir « par le haut » de l’affrontement entre la nécessité de mettre en oeuvre l’intérêt général et les dommages causés aux particuliers du fait de cette même mise en oeuvre. Le libéralisme n’est pas sacrifié sur l’autel du service public ; en même temps, l’État conserve suffisamment de liberté d’action pour réaliser ses missions. Toutes ces évolutions ardemment souhaitées par Jèze tendent au final à  accroître les pouvoirs dont dispose le juge. C’est bien cet objectif-là  qui est poursuivi : il faut transférer aux juridictions la mission de contrôle de l’action publique, puisque les institutions politiques échouent à  l’accomplir correctement.

La domestication de l’administration par le juge signifie que le droit s’insinue dans chaque partie, y compris la plus fine, de l’action publique. Toutes les procédures peuvent être rationalisées, systématisées, contrôlées, « juridicisées ». L’État de droit est tout proche de son point de perfection, là  où l’ordre juridique fonctionne en quelque sorte en « autosuffisance conceptuelle », n’ayant besoin de rien d’autre que de lui-même pour asseoir sa domination. Pour se fonder, le droit n’a plus besoin d’une aide « extérieure », politique ou métaphysique. Seul un dernier obstacle se dresse encore sur le chemin de l’État totalement technique, mais c’est un obstacle de taille : il s’agit de la loi elle-même, dont la teneur aussi bien que la procédure d’édiction ne cessent de rappeler les fondements politiques du droit.

Section II. Le contrôle de constitutionnalité des lois, reflet des contradictions jézistes

La loi s’inscrit dans l’ordre juridique, mais elle apparaît dans les faits comme un acte essentiellement politique. Comment surmonter techniquement cette fâcheuse réapparition du politique dans le système de l’État de droit ? Jèze connaît la solution : il faut instaurer un contrôle juridictionnel de l’acte législatif, comme on le ferait pour n’importe quel autre acte juridique. Au départ enthousiaste à  l’idée de soumettre la loi au droit, Jèze va pourtant peu à  peu modifier son point de vue sur la question (A). Ses hésitations s’expliquent : situé « aux confins du juridique et du politique » , le contrôle de constitutionnalité révèle des contradictions latentes au sein de sa théorie de l’État de droit. Jèze milite constamment pour le renforcement du contrôle juridictionnel sur l’administration. Mais à  partir du moment où il est question d’étendre ce contrôle à  l’acte politique par excellence qu’est l’acte législatif, la distinction, fondamentale chez lui, entre juridique et politique risque de s’estomper. Le « devenir-droit de la politique » pourrait se muer en un « devenir-politique du droit », ce qui risquerait de mettre à  mal l’ensemble du système (B).

A – Les hésitations de Jèze face au contrôle juridictionnel des lois

Contrairement à  ce qui est parfois dit à  ce sujet, Jèze n’a pas toujours été hostile au contrôle de constitutionnalité des lois. Il est même parmi les tous premiers à  prôner l’instauration d’un tel contrôle. Cela est d’ailleurs très cohérent avec le reste de sa doctrine, puisque la sanction juridictionnelle de la loi marquerait l’achèvement technique de l’ordre juridique français.

Dans sa série d’articles parus à  partir de 1895 à  la Revue générale d’administration, Jèze examine la question du contrôle des délibérations des assemblées délibérantes. Il écarte résolument toute possibilité d’annulation de la loi par voie d’action, mais est plus nuancé s’agissant d’un contrôle par voie d’exception. Il distingue alors, sans plus de précisions, selon que la loi viole de façon « flagrante » ou non la norme constitutionnelle. Dans le premier cas, Jèze affirme que les tribunaux ont le devoir de refuser l’application de la loi vicieuse, et cela « en vertu des principes généraux. » Selon lui, la loi ordinaire vicieuse est « inexistante », ce qui explique que les tribunaux puissent l’écarter pour le cas d’espèce. Mais, même lorsque la violation n’est pas flagrante, Jèze considère que le juge a le droit et le devoir de repousser la loi, bien qu’il sache que « la question est plus douteuse » et que la majorité de la doctrine est d’un avis différent du sien. Quoiqu’il en soit, Jèze est dès 1895 sur une ligne « avancée » à  l’égard du contrôle de constitutionnalité des lois. Il ne le considère pas comme impossible pour la France, même si la jurisprudence ne semble pas lui donner raison pour le moment (il cite d’ailleurs l’arrêt Paulin de 1833 rendu par la Cour de Cassation, dans lequel celle-ci se refuse à  opérer un tel contrôle).

En somme, Gaston Jèze promeut un système de type « américain », où seul existe un contrôle de constitutionnalité diffus et a posteriori. Son opinion est encore plus tranchée dans un article qu’il fait paraître en 1912 à  la RDP. C’est la reproduction d’une consultation juridique privée qu’il a donnée avec le Pr Barthélémy pour une société commerciale roumaine. En résumé, Jèze et Barthélémy affirment que les tribunaux de tous les pays ont, en principe, le pouvoir d’écarter les lois inconstitutionnelles à  l’occasion d’un litige. Seul un texte exprès peut leur ôter ce pouvoir. C’est le cas en France, où la loi du 15 août 1790 défend les tribunaux de contrôler la validité des actes du Corps Législatif. Cette solution, qui s’oppose à  la « solution logique », a été retenue « exclusivement pour des motifs d’ordre politique » puisqu’il s’agissait de tenir en respect les Parlements d’Ancien Régime. D’ailleurs, Jèze désapprouve la justification qui fut donnée à  cette décision : on s’efforça de la rattacher, dit-il, à  « l’un des plus fameux dogmes de l’évangile politique nouveau : la séparation des pouvoirs. En réalité, la règle nouvelle était en contradiction absolue avec le principe de séparation des pouvoirs. » Jèze fonde donc le contrôle diffus de constitutionnalité sur la logique : « ce raisonnement est important, puisqu’en se situant sur le plan de la « logique juridique », il renverse en quelque sorte « la charge de la preuve ». En d’autres termes, dans le silence des textes, la présomption de compétence profiterait désormais au juge. » C’est toujours en se fondant sur la logique qu’il refuse par ailleurs l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité « concentré », opéré par voie d’action : « Au Parlement français, certains députés ont proposé […] d’organiser une juridiction spéciale chargée de statuer sur l’inconstitutionnalité des lois. Ceci dépasserait les pouvoirs logiques, naturels du juge. » Dès cette époque donc, Jèze est sur la ligne défendue par Hauriou et Barthélémy, lesquels « […] affirment que le silence de la constitution n’exclut pas le contrôle du contenu de la loi par le juge ordinaire, c’est-à -dire l’exception d’inconstitutionnalité exercée à  titre de question préalable. »

En 1926, dans la 3ème édition des Principes généraux du droit administratif, les positions de Jèze n’ont guère varié – du moins en apparence :

« Il n’y a pas de raison juridique pour que l’un de ces actes [i.e. la loi] ne soit pas accompli régulièrement et qu’il soit soustrait au contrôle juridictionnel. La logique juridique, d’accord semble-t-il avec l’utilité sociale, exigerait qu’un contrôle juridictionnel de la loi soit organisé. Si on écarte ce contrôle, ce ne peut pas être pour des motifs juridiques ; c’est pour des motifs politiques. »

Le contrôle de constitutionnalité des lois, en plus d’être logique, semble donc s’accorder avec « l’utilité sociale ». À cette époque, la jurisprudence écarte toujours cette solution, mais le pronostic de Jèze demeure le même qu’en 1895 : « Si jamais le contrôle juridictionnel des lois s’établit en France, ce sera, sans doute, sous la forme indirecte de l’exception d’inconstitutionnalité. En d’autres termes, on suivra en France le modèle américain. »

Cette solution s’accorde parfaitement avec une conception strictement « juridique » de l’acte législatif. Pour Jèze, rappelons-le, le parlement n’est pas souverain. Il n’est qu’un « service public » parmi d’autres : « Il est donc naturel et logique, dit Jèze, qu’il y ait, comme dans tous les cas de compétence, comme pour tous les services publics, une sanction, et une sanction juridictionnelle. » Jèze insiste bien sur ce point : les actes qu’édicte le parlement n’ont pas une nature spéciale. Ce sont des actes juridiques comme les autres, et, comme les autres, ils doivent en théorie être soumis au contrôle d’un juge. Le fait que cela ne soit pas le cas en France n’invalide pas le principe général : « Aucun acte juridique ne répugne, par nature, au contrôle juridictionnel. […] Il faut, avec les faits, constater qu’en aucun pays le droit positif ne consacre un système complet de recours juridictionnels. Partout, on relève des lacunes. On peut le regretter ; il est contraire aux faits de le nier. » Le contrôle de constitutionnalité des lois par le juge serait donc un pas de plus vers la mise en place d’un « système complet de recours juridictionnels ». On imagine que c’est pour Jèze un objectif hautement désirable, eu égard à  sa conception générale de l’État de droit. Pourtant, avec le temps, il va être de plus en plus hésitant vis-à -vis de ce projet. En cause : le spectre du « gouvernement des juges ». Cette crainte obligera finalement Jèze à  diminuer la portée d’un éventuel contrôle de constitutionnalité des lois, moins pour protéger les prérogatives du législateur que pour sauvegarder la pureté technique et scientifique du procédé juridictionnel.

Alors que Duguit et Carré de Malberg deviennent peu à  peu favorables au contrôle de constitutionnalité, « Gaston Jèze effectue, en quelque sorte, le trajet inverse. » On ne peut pas dire cependant que son revirement soit total. Jèze essaie en tout cas de sauvegarder une apparente continuité doctrinale, bien qu’en 1924 ses positions aient sensiblement évolué : « En 1895, avec l’intransigeance de la jeunesse, j’attachais peu d’importance à  la jurisprudence, même inébranlable. Aujourd’hui, sans abandonner le moins du monde l’argumentation que je développais en 1895, je modifie mon point de vue. » La position jéziste est en apparence très simple à  comprendre : il n’abandonne pas son argumentation, puisqu’il est selon lui toujours « naturel et logique » que les lois ordinaires puissent être contrôlées par le juge. Mais il modifie son point de vue en ce qu’il admet qu’un tel contrôle n’existe pas dans les faits : « Le droit public français actuel étant uniquement celui qu’appliquent actuellement les tribunaux, et les juges ne se reconnaissant pas, en France, le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois, ce pouvoir n’existe pas en France. »

À la réflexion, on peut toutefois penser que Gaston Jèze a bien plus évolué sur cette question qu’il ne veut bien l’admettre. Non seulement il reconnaît que le contrôle juridictionnel des lois n’existe pas en France, mais il exprime en outre certaines réserves qui n’apparaissaient pas encore en 1912. Il laisse en réalité transparaître sa crainte d’un « gouvernement des juges ». Cette crainte fait suite à  la publication, en 1921, du célèbre livre du professeur Édouard Lambert intitulé Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux Etats-Unis. Dans cet ouvrage, le professeur Lambert analyse de manière critique le système américain de contrôle constitutionnel, remarquant que les juges usent de leur compétence en la matière pour s’immiscer dans le jeu politique et faire pièce à  certains projets de réforme du gouvernement. Ce livre est de toute évidence un tournant pour Gaston Jèze, lequel y fait d’ailleurs explicitement référence dans l’édition de 1926 des Principes afin de défendre sa nouvelle position.

Celle-ci est plus complexe qu’auparavant : le contrôle juridictionnel n’est pas absolument condamné, mais il est maintenant entouré de substantielles réserves. Notons d’abord que Jèze ne remet jamais en question la possibilité d’effectuer un contrôle « extrinsèque » de la loi (c’est-à -dire, en quelque sorte, un contrôle de « constitutionnalité externe », portant uniquement sur la procédure d’édiction et la forme de l’acte). En ce qui concerne le contrôle intrinsèque, il émet deux types d’objections. Celles-ci tiennent, d’une part dans le problème du choix de la « norme suprême » sur laquelle va se fonder le contrôle ; d’autre part dans l’inaptitude des juridictions à  opérer ledit contrôle sans aboutir au « gouvernement des juges ».

Sur le premier point, Jèze s’oppose en particulier à  tous les projets de « supra-constitutionnalité » défendus notamment par Maurice Hauriou et Léon Duguit. Il « repousse énergiquement cette manière de voir », qui consiste à  considérer comme constitutionnels « toute une série de principes admis par le Droit public français, écrit ou non écrit. » Jèze explique ce refus par la nécessité de préserver la distinction entre les choix politiques et la technique juridique : « Du point de vue de l’opportunité politique, économique et sociale, on peut les critiquer [les lois]. Mais que, pour les écarter, on fasse appel à  la technique juridique et aux légistes, cela me paraît inadmissible. » Pour Jèze, il ne fait en effet pas de doute qu’un contrôle fondé sur des « principes généraux » autoriserait toutes les dérives de la part des magistrats. Leur large pouvoir d’interprétation leur permettrait de censurer n’importe quelle loi, y compris pour des motifs purement politiques :

« Le système du contrôle, par les juges, de la constitutionnalité intrinsèque de la loi serait, en France, très dangereux si l’on adoptait la théorie développée par certains auteurs modernes sur le caractère constitutionnel d’un grand nombre de principes généraux, plus ou moins vagues. – Il n’y a pas de loi sociale, fiscale, scolaire, religieuse, qui ne pourrait être écartée par des juges subtils pour le motif qu’elle supprime un principe fondamental du Droit français. L’aptitude et l’habileté des légistes à  justifier toutes les solutions est un phénomène historique universel et bien connu. […] »

Le contrôle de constitutionnalité par voie d’exception n’est donc plus aussi souhaitable qu’auparavant. Surtout, – et c’est là  le second aspect de la critique jéziste – la grande majorité des juges ne dispose pas des qualités nécessaires pour contrôler correctement la loi : « […] les tribunaux français, à  l’exception du Conseil d’État, ne sont pas préparés à  exercer ce contrôle : ils n’ont malheureusement qu’un prestige assez mince, à  raison des conditions dans lesquelles s’opère leur recrutement, et aussi à  raison de la dépendance dans laquelle ils se trouvent, vis-à -vis des députés et des sénateurs, pour leur avancement. Il y a aussi une tradition séculaire de prosternation envers le Gouvernement […]. » C’est peut-être sur ce point que l’évolution du discours jéziste est la plus frappante. Les juges tombent subitement du piédestal sur lequel Jèze les avait placés à  raison de leur rôle de purs techniciens. Ils sont maintenant la cible d’une critique sociologique inattendue de sa part, puisqu’il va jusqu’à  pointer la « justice de classe » qui pourrait résulter d’un contrôle juridictionnel des lois :

« Que l’on suppose, l’hypothèse n’est pas chimérique, des tribunaux, ou même simplement une Cour suprême, animés d’un esprit hostile aux réformes démocratiques, sociales ou fiscales. […] Ce serait le gouvernement des juges, ou plutôt le gouvernement d’une Cour suprême, d’un corps inamovible et irresponsable, suspect, par ses origines et le milieu social où il est recruté, de se poser en défenseur des privilèges des classes possédantes. On recommencerait l’histoire lamentable du Parlement de Paris de l’Ancien Régime…

Et pour quel résultat ? Le conflit entre un Parlement démocratique, soutenu par des collèges électoraux voulant des réformes sociales, fiscales, etc. et une Cour suprême défendant égoïstement et scolastiquement des privilèges de classe avec toute l’étroitesse d’esprit et toute la sécheresse de cœur des juristes, aboutirait à  un écrasement des juges, au discrédit des tribunaux, à  une nouvelle diminution du prestige et de l’indépendance nécessaires des corps juridictionnels. Ce serait un désastre véritable. Que l’on évite aux tribunaux français ce pavé de l’ours ! »

Jèze propose toutefois une solution qui permettrait d’atténuer, voire de résoudre ce problème : il suffirait de fonder le contrôle de constitutionnalité sur une norme écrite qui soit claire et précise, de façon à  diminuer au maximum la marge d’interprétation dont disposent les juges. « Si le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité intrinsèque des lois s’introduit jamais en France sous la forme de l’exception d’inconstitutionnalité, il faudra maintenir étroite la notion de règle constitutionnelle [...]. »

Jèze tente ainsi de sauver son système. Mais il n’aperçoit pas (ou peut-être feint-il de ne pas apercevoir) que le caractère écrit de la norme constitutionnelle ne fait que repousser le problème de son interprétation par le juge. Cela dit, d’autres passages de son œuvre montrent que dans les années vingt, il devient peu à  peu conscient du fait que l’interprétation juridictionnelle est bien plus un acte de volonté qu’un acte de connaissance (pour reprendre une distinction classique de la théorie juridique). Ainsi, à  propos de la qualification d’une activité en service public, Jèze fait montre d’une grande lucidité : « Si la volonté du législateur est essentielle [pour qualifier l’activité de service public], elle n’a pas besoin de se manifester explicitement. C’est au juge à  rechercher si cette volonté existe. Il n’est pas douteux que, en fait, le pouvoir d’appréciation des tribunaux est considérable […]. » L’exemple du socialisme municipal lui fournit encore l’occasion de pointer la grande liberté laissée au juge dans l’interprétation : « […] Quand peut-on dire qu’un but est ou n’est pas d’intérêt général ? Il y a là , pour le juge, un large pouvoir d’appréciation. Le Conseil d’État a une jurisprudence nettement anti-socialiste. »

Ce nouveau regard critique que Jèze porte sur la nature réelle du procédé juridictionnel l’amène à  penser que l’appréhension seulement technique de la norme législative pourrait malheureusement aboutir à  une contamination du droit par la politique.

B – Juridicisation du politique ou politisation du droit ?

Tout chez Jèze démontre à  l’origine une volonté de subordonner la politique à  des principes techniques, principes que seul le juge applique et que seul le scientifique peut connaître. Rappelons à  cet égard sa description très péjorative du monde politique, et sa promotion corrélative des fonctions techniques (v.supra, chapitre 1). Cette aspiration profonde à  ce que Marie-Joëlle Redor appelle la « perfection du droit » nécessite à  l’évidence de respecter strictement la hiérarchie des normes. C’est à  cela que doit servir le contrôle juridictionnel de la loi.

Jèze ne conçoit d’ailleurs pas ce procédé de contrôle comme devant servir à  autre chose qu’à  assurer la cohérence et la fiabilité du système juridique. Il refuse en particulier d’y voir un moyen de protection des libertés individuelles, arguant que ce n’est pas là  son but premier : « [Le contrôle juridictionnel des lois] n’a pas pour objet direct de protéger les libertés individuelles ; il sert à  maintenir la supériorité des lois constitutionnelles sur les lois ordinaires, et, dans les États fédéraux, à  assurer la prépondérance de la Constitution nationale et des lois du Congrès national sur la Constitution et les lois des États particuliers. » Jèze précise qu’« à  raison de son objet principal (maintien du fédéralisme), le contrôle juridictionnel des lois n’a pas l’étendue, la portée générale qu’il devrait avoir pour donner pleine satisfaction aux individus. » Finalement, on peut dire que dans ce système, « il s’agit moins de sauvegarder les droits du citoyen que de protéger l’administré, et surtout de faire respecter l’ordre juridique. » Jèze, qui demeure influencé par le libéralisme du XIXe siècle, pense de toute façon que les libertés sont correctement garanties par la procédure parlementaire. C’est plutôt du coté du pouvoir exécutif, et singulièrement du pouvoir de police, que l’individu subit des atteintes à  ses libertés. Il précise que « les atteintes émanant des législatures sont beaucoup plus rares, justement parce que les législatures doivent suivre une procédure de débat contradictoire et de publicité et qu’elles doivent disposer par voie générale et impersonnelle. »

Malgré la limitation des objectifs poursuivis par ce contrôle, Jèze va devoir admettre qu’il est dans les faits très difficile de le réaliser sur des bases exclusivement juridiques. Il rappelle bien qu’en principe, « le premier devoir d’une Cour de justice est de ne pas sortir de sa compétence telle qu’elle est fixée par la loi organique », et que « les tribunaux n’ont pas été créés pour servir d’arbitres politiques dans les conflits entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. » ; mais il lui faut constater à  regret que « dans certains pays, les tribunaux, sous prétexte de vérifier la constitutionnalité des lois, empiètent sur le pouvoir législatif et font prévaloir des intérêts de classe sociale. » C’est ce risque de politisation de la technique juridictionnelle qui va pousser Jèze à  modifier son point de vue sur le contrôle de constitutionnalité. Ses hésitations mettent en évidence la contradiction générale de son système. Cette contradiction peut s’énoncer ainsi : Jèze affirme établir la distinction entre technique et politique dans l’ordre de la science du droit. Mais cette distinction sert en réalité à  la mise en œuvre d’un tout autre projet pour le droit lui-même. Celui-ci est appréhendé comme devant, non pas distinguer en son sein entre ce qui relève de la politique et ce qui relève de la technique, mais au contraire absorber la politique, de sorte que le droit devienne, à  l’instar de la méthode utilisée pour l’étudier, une œuvre de pure technique scientifique. Le projet jéziste d’étude scientifique du droit est en réalité un projet politique de création d’un droit scientifique ; ou encore : Jèze passe d’une conception scientifique de l’État à  la conception d’un État scientifique.

Cet « impérialisme juridique » trouve néanmoins sa limite dans la réalité sociale. Il n’est pas possible de faire disparaître les rapports de force politiques simplement en les parant des habits du droit. Le procédé juridictionnel ne peut régler techniquement que les problèmes techniques ; il sera nécessairement conduit à  apprécier politiquement les questions politiques. C’est de cela que Jèze a pris progressivement conscience, notamment, semble-t-il, grâce à  l’ouvrage de Lambert. En 1934, il porte un regard notablement désabusé sur les qualités réelles du contrôle juridictionnel des lois : « La déformation des textes constitutionnels est continue dans tous les pays. On en tire à  peu près tout ce qu’on veut. Les règles se transforment suivant les besoins. […] Les textes les plus rigides ne peuvent empêcher quoi que ce soit. Jamais un texte n’a arrêté une force véritable. Cette force s’appuie sur les principes constitutionnels, assez lourdement pour qu’ils cèdent. » Jèze affirme encore : « En politique, il n’y a, en réalité, que des questions de force, force matérielle, force morale. Tout le reste est apparences, littérature et discours pour les foules. »

Le constat est amer. À contrecoeur, Jèze doit abandonner ses rêves de juridicisation totale du processus politique pour éviter le cauchemar d’une politisation totale du processus juridique. C’est ainsi que, dès 1929 à  l’Institut international de droit public, il se résout à  suggérer qu’on organise un contrôle de constitutionnalité « par, ou à  l’intérieur des assemblées législatives elles-mêmes, c’est-à -dire une garantie politique de la Constitution, en permettant à  une minorité de demander un vote à  une majorité spéciale sur la question de savoir si telle ou telle loi ne devrait pas être elle-même votée à  une majorité spéciale. » Notons-le bien : il n’est plus question ici que d’une garantie politique de la Constitution.

Jèze choisit donc finalement le parti du Parlement contre « le gouvernement des juges ». Ce faisant, il donne la préférence à  son réformisme social plutôt qu’à  son technicisme juridique. Mais son choix ne se fera pas sans mal, comme en attestent ses revirements et ses hésitations. En un sens, cela signe l’échec d’un projet exclusivement fondé sur la technique et signifie l’acceptation résignée du caractère fondamentalement politique du droit.

 

Pour citer cet article :

David Maslarski « La conception de l’État de Gaston Jèze », Jus Politicum, n°3 [https://juspoliticum.com/articles/La-conception-de-l-Etat-de-Gaston-Jeze]