La jurisprudence du conseil constitutionnel : grandeur ou décadence du droit constitutionnel ?
Le Conseil constitutionnel est devenu un acteur majeur de la vie politique et juridique française. Mais cette promotion de l’institution s’est-elle accompagnée d’une amélioration du Droit constitutionnel ? L’objectif proclamé de l’utopie normativiste – refonder l’ensemble du droit sur le principe de constitutionnalisation – était difficile à atteindre à cause des résistances propres à la matière constitutionnelle. Si l’on y joint les multiples contraintes qui pèsent sur l’institution, il n’est pas étonnant qu’elle n’ait pu produire mieux qu’un droit faiblement normatif et d’un niveau somme toute moyen.
The contribution of the French Constitutional Council on civil liberties: Rise or Fall of Constitutional Law? An overview.The Constitutional Council has become a key actor of the political and legal scene in France. However, has the rise of this institution been accompanied by an improvement of French constitutional law? The stated purpose of the normativist utopia, i.e. to rethink law as a whole as founded upon constitutional law, was difficult to achieve due to the specificities of the constitutional object. Furthermore, the multiple constraints weighing upon the Constitution Council go some way to explain why it was only able to produce a contribution of a weak normative force, and of a mediocre standard, to the law of the Constitution.
Die Rechtsprechung des Verfassungsrats : Größe oder Niedergang des Verfassungsrechts ? Ein hinausragender Blick über die bürgerlichen FreiheitenDer Verfassungsrat ist ein Hauptakteur des französischen politischen und juristischen Lebens geworden. Ist aber der Aufstieg dieser Institution mit einer Verbesserung des Verfassungsrechts verknüpft ? Das Ziel der normativistischen Utopie — also die Neufundierung der ganzen Rechtsordnung auf der Verfassung — war aufgrund der Eigenart des Verfassungrechts selbst kaum erreichbar. Außerdem belasten den Verfassungsrat zahlreiche Zwänge. Deshalb ist es nicht überraschend, dass der Verfassungsrat nichts Besseres als ein schwach normatives und sehr mittelmäßiges Recht geschaffen hat.
On sait que le Conseil constitutionnel, institution d’abord décriée, s’est trouvé, par une sorte d’hegelianisme rudimentaire, transformé en nécessité historique. Les phénomènes sans lesquels il n’aurait pas existé – la Constitution de 1958, le général de Gaulle, voire une promotion retardée dans l’ordre de la légion d’honneur – se sont métamorphosés en ruses de la raison, grâce auxquelles celle-ci a pu se manifester dans l’histoire. L’institution est ainsi devenue sa propre cause, car un événement aussi sublime ne pouvait évidemment être le fruit du hasard.
Dans cette transfiguration, un rôle important fut joué par la substitution de la formule « gardien des libertés publiques » à celle, jugée réductrice et gothique, d’«organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics ». L’idée de gardien des libertés est toutefois elle-même réductrice, car cette dimension n’est, malgré son importance, qu’un élément d’un projet beaucoup plus vaste. Ce projet, conçu par une partie de la doctrine et que le Conseil n’a jamais récusé, est une véritable utopie normativiste : il s’agit de réécrire l’ensemble du droit français sur un fondement rationnel, qui permettra ensuite d’engendrer toutes les normes, générales et particulières, selon une méthode déductive ; pour les initiateurs de cette utopie, le droit constitutionnel n’est pas un droit technique formellement et matériellement défini, mais un droit premier, matrice unique d’un système juridique entièrement « constitutionnalisé ».
C’est pourquoi il est en un sens arbitraire de distinguer la préservation des libertés de l’ensemble de la jurisprudence constitutionnelle. En la forme, les libertés ne bénéficient d’aucun traitement particulier. La chose est d’ailleurs naturelle, puisque les promoteurs du système n’avaient nullement songé à faire du Conseil le gardien de celles-ci. Et quant au fond, Patrick Wachsmann a déjà fait observer que, si le Conseil a parfois pris des décisions audacieuses, les occasions où elles sont intervenues ont « cette particularité qu’elles concernent des domaines autres que celui des libertés ».
On peut aussi remarquer que le Conseil constitutionnel ne se soucie guère apparemment de l’efficacité et même de l’effectivité des garanties posées pour assurer la défense des libertés. Dans certains domaines, comme le Droit parlementaire, il semble s’attacher à ce que ses admonestations ne demeurent pas lettre morte. En matière de liberté, la présence de certains mots, rangés dans un certain ordre, suffit à apaiser ses inquiétudes. Moins désireux d’imposer une orthopraxie qu’une orthoglossie, il refuse d’envisager les possibles effets pervers des mesures qui lui sont soumises et s’accommode de garanties purement verbales. Dès que les euphémismes politiquement corrects sont en place, il se déclare satisfait.
Il n’est pas possible d’examiner ici les heurs et malheurs de l’utopie, et notamment les conséquences de son télescopage avec un phénomène tout différent, la soumission du droit français au droit communautaire et au droit européen. Mais, puisque les prophètes ont annoncé que l’apparition du nouveau droit constitutionnel allait transfigurer la discipline, il est légitime de se demander si l’apothéose s’est effectivement produite, ou si les nouveaux acteurs, nouvelles normes et nouvelles méthodes ont précipité la décadence du droit constitutionnel.
Pour tenter d’apporter une réponse à cette question, il convient d’abord de s’entendre sur les critères susceptibles de fonder une telle évaluation. On opposera conventionnellement qualité à valeur. Apprécier la valeur d’une décision de justice, c’est porter un jugement sur son dispositif – dire, en d’autres termes, s’il doit être approuvé ou non. En revanche apprécier la qualité d’une décision consiste à évaluer ses motifs, c’est-à -dire le sens et la pertinence des normes auxquelles elle se réfère, l’argumentation par laquelle la norme est mise en relation avec les faits de l’espèce, la possibilité d’appliquer les solutions à d’autres cas et les implications de cette transposition. Il va de soi que les deux niveaux ne sont pas sans rapports. On est plus porté à l’indulgence quand l’argumentation du juge va dans le sens de ce que l’on estime opportun, et inversement. Mais il est non moins clair que les deux divergent parfois : on peut juger une décision satisfaisante tout en déplorant le caractère non pertinent des arguments qui sont censés la justifier, leur rédaction maladroite ou équivoque, leur portée trop vaste ou trop restrictive. On peut, à l’inverse, désapprouver des choix tout en reconnaissant la qualité technique de l’argumentation qui les soutient. Valeur et qualité ne se confondent donc pas.
La même distinction est applicable à la doctrine – entendue au sens de l’ensemble des discours à prétention juridique qui précèdent, accompagnent et commentent une décision de justice. Mais ici la qualité prend le pas sur la valeur. Ces discours, scientifiques ou dogmatiques, ne sont pas une source du droit et n’ont donc pas d’enjeu immédiat. Ils en constituent cependant le support nécessaire car ils forgent, définissent et mettent à l’épreuve les mots, les concepts, les schèmes interprétatifs, les thématiques que le juge et le législateur emploient et sans lesquels ils ne produiraient que des paroles discontinues, éparses, purement casuistiques.
Or la jurisprudence constitutionnelle n’est pas dépourvue de valeur : le Conseil rend parfois des décisions qui suscitent l’approbation – le contraire serait d’ailleurs étonnant. Mais est-elle de qualité ? Et a-t-elle suscité, dans la doctrine, une réflexion à la hauteur des pronostics avancés par l’utopie ? Sans même évoquer une comparaison avec ce qui se fait à l’étranger ou l’interaction constructive du juge et de la doctrine qui permit jadis l’élaboration du droit administratif français, il semble bien que les promesses n’aient pas été tenues. La tâche était ardue, car aux limites d’un droit jurisprudentiel s’ajoutaient les difficultés inhérentes à la matière constitutionnelle. Le résultat est néanmoins décevant, car ce qu’a produit le Conseil n’est en définitive qu’un droit faiblement normatif et un droit moyen.
Un droit jurisprudentiel présente un certain nombre de limites structurelles. La portée de celles-ci se trouve toutefois aggravée et même décuplée par la spécificité de la matière constitutionnelle.
La plus évidente limite d’un droit forgé par le juge tient à ce que celui-ci n’agit pas et peut seulement réagir. Il n’a pas l’initiative, puisque sa capacité d’intervention dépend très largement des litiges qui lui sont soumis. Or ceux-ci sont des cas particuliers. La décision relative à l’un de ces litiges est donc structurellement ambiguë : est-ce une solution d’espèce ou une norme généralisable ? Le cas général, que la réalité ignore par définition, ne peut en être dégagé que par abstraction. Seule la décision suivante dira si l’on est ou non en présence d’une règle – mais c’est elle maintenant qui demandera confirmation.
Il existe certes des moyens pour pallier, du moins jusqu’à un certain point, cette difficulté. Le plus efficace est l’arrêt de règlement : à l’occasion d’une affaire, le juge expose quelle sera sa ligne de conduite – jusqu’à nouvel ordre. Mais un arrêt développé, comportant un exposé détaillé de l’affaire, des solutions envisageables, voire des états d’âme du juge, permet aussi à une juridiction d’expliciter son point de vue et d’éclairer par là les implications et la portée de sa décision. La possibilité de hiérarchiser ces propos en plusieurs registres – en distinguant par exemple obiter dicta et rationes decidendi – accroît encore cette transparence relative. Enfin les opinions individuelles, dissidentes en particulier, éclairent les mécanismes de la réflexion collective et préparent les voies d’alternatives possibles. Mais dans la culture juridique française, ces techniques sont impraticables : les arrêts de règlement sont honnis depuis la Révolution et la tradition de l’imperatoria brevitas interdit aussi bien les développements explicatifs que les opinions individuelles.
La difficulté a cependant été tournée, partiellement, par une pratique nouvelle, progressivement développée : les décisions du Conseil constitutionnel peuvent être accompagnées d’un commentaire qui précise les intentions du juge et la portée de la solution adoptée. L’habitude a tendu à masquer ce qu’a d’étrange le comportement d’un juge qui livre sa décision avec le mode d’emploi, expose ce qu’il convient de comprendre, éventuellement d’admirer. On voit bien ce que cette démarche imprévue doit aux exigences de la communication : il faut donner de la décision une version exotérique, lisible en diagonale par les journalistes, faisant office à leur usage de captatio benevolentiae et fixant l’interprétation correcte du texte commenté – qui apparait donc incapable de la présenter lui-même. On peut aussi penser que ce document pallie l’absence d’un équivalent des conclusions du ci-devant commissaire du gouvernement. Mais, en droit administratif, le contraste entre ces conclusions et l’arrêt engendre un dynamisme interprétatif parce que les premières apportent des éléments d’informations et de réflexion tandis que le second indique ce que le juge a validé d’une analyse argumentée et fouillée mais spéculative et non décisoire. Transposer le discours d’amont en aval en change radicalement le sens : l’examen d’un cas en débat se métamorphose en défense d’une solution acquise, le dialogue se change en monologue et l’exploration en exégèse. Il en résulte que l’autocommentaire ne se distingue plus du texte commenté. Étroitement solidaire de ce dernier, il subira le même sort que lui. Si la doctrine fait son office, il appellera le commentaire qu’il avait pour fonction d’éviter. Et en cas de revirement, il périra avec la jurisprudence commentée.
Sur le fond, le propre d’un droit jurisprudentiel est d’extraire la règle des cas, alors que le droit législatif suppose une application de la règle à un cas particulier. Le premier généralise alors que le second individualise. La généralisation s’accomplit à travers la notion de précédent : un cas identique entraînera en principe des conséquences identiques. Mais deux cas concrets ne sont jamais complètement identiques, sinon ils seraient confondus (principe de l’identité des indiscernables). La similitude des deux cas n’est donc jamais la conséquence nécessaire d’un état de chose objectif : elle est la conséquence et non la cause de la décision du juge. La marge de manœuvre de celui-ci est plus large, semble-t-il, que dans un droit législatif. La différence est toutefois surtout marquée lorsque le juge statue en dernier ressort. Dans ce cas il crée la règle qu’il applique et peut par conséquence opérer un revirement de jurisprudence, alors que dans un droit législatif il doit en principe attendre que le législateur prenne l’initiative de modifier la règle.
L’ensemble de ces contraintes rend le droit jurisprudentiel structurellement dépendant de la doctrine. Elle seule dispose d’un pouvoir de généralisation. Elle seule peut éclairer le sens des décisions en mettant au point des concepts. Elle seule se projette dans l’avenir, en prévoyant, avec une chance relative de succès, l’évolution probable des décisions du juge. Mais ceci suppose de la part des auteurs une puissance de synthèse et de conceptualisation d’une part, une distance critique d’autre part. Ceci suppose aussi que le juge soit attentif à la doctrine et que ses choix ne soient pas déterminés par des facteurs exogènes. Or il est clair que ces conditions n’ont été jusqu’ici que très imparfaitement remplies. A quelques exceptions près, glorieuses mais rares, la majorité de la doctrine attend la vérité du Conseil au lieu de la lui apporter. Elle devrait – avec le tact convenable – introduire dans le discours juridique la dimension conceptuelle qui lui manque. Or elle en vient trop souvent à supposer que le juge possède la vérité – par une grâce laïque mais spéciale – sans toutefois condescendre à l’expliciter. Au lieu de dire ce que le juge penserait s’il pensait, elle recueille ses assertions, paroles obscures ou banales mais décisives, qui ne sont pas censées ouvrir le débat mais le clore. Cet étrange retour à une parole oraculaire peut être considéré en lui-même comme régressif. Mais ses effets pervers sont décuplés par le décalage entre le rôle qu’est censé jouer le Conseil constitutionnel et les préoccupations effectives de celui-ci. Car le Conseil est perpétuellement dans l’esquive : il évite les questions plus qu’il ne les approfondit. Il décide en fonction de considérations d’opportunité et à moindre frais. Son souci essentiel est de protéger l’appareil d’État contre les conséquences des principes proclamés par celui-ci. Ainsi peuvent coexister les maximes les plus sublimes, annoncées à grand fracas, et des décisions d’espèce pour le moins timorées
Dans ces conditions il est particulièrement mal venu d’attendre la lumière des décisions du Conseil. Qu’une partie de la doctrine succombe à cette tentation entraine un appauvrissement singulier du droit constitutionnel. Celui-ci n’est-il pas aujourd’hui bien moins capable qu’hier de définir ses notions essentielles, la démocratie, la représentation ou la séparation des pouvoirs ? Sur ces différents points, le Conseil ne donne que des observations éparses, conjoncturelles, opportunistes, parfois difficilement conciliables entre elles et d’une surprenante pauvreté. Certes le Conseil est loin d’être le seul responsable de cette perte de sens. Mais il y contribue incontestablement. Laisser croire qu’il apporte des réponses, alors qu’il se borne à colmater des brèches au coup par coup, décourage et stérilise toute réflexion authentiquement doctrinale.
Il faut toutefois reconnaître que la tâche du juge est rendue complexe par la spécificité de la matière constitutionnelle.
Selon la vulgate normativiste qui s’est imposée en France depuis un quart de siècle, le juge constitutionnel applique la Constitution comme le juge (« ordinaire ») applique la loi. Cette vision est populaire, car simpliste et politiquement correcte. Elle n’a qu’un inconvénient : elle est fausse. Elle ignore en effet, sans doute de bonne foi, que la différence entre les objets engendre un rapport différentiel du juge aux objets. Dans l’optique traditionnelle, juger consiste, pour le juge, à subsumer des individus sous des concepts de premier ordre, c’est-à -dire à déclarer qu’un ou plusieurs individus x¹, x², …, xâ¿, appartiennent à l’extension d’un concept X et à en tirer les conséquences prévues par la norme. Opération indispensable, puisque la notion à laquelle la norme fait référence présente une intension ou signification déterminée mais ne détermine pas son extension, autrement dit n’énumère pas les individus auxquels fait référence le concept. Ayant ainsi déterminé que le terme mineur du syllogisme est contenu dans l’extension du terme moyen, le juge n’a plus qu’à appliquer le raisonnement syllogistique pour en tirer la conclusion – le terme mineur est contenu dans l’extension du terme majeur (les choses sont en réalité plus complexes car la vérité du syllogisme – tel que réinterprété par la logique moderne – suppose mais ne détermine pas sa conclusion. Cependant la forme syllogistique offre une reconstruction approximative, sinon réaliste, de la démarche du juge).
Le problème auquel se trouve confronté le juge constitutionnel est entièrement différent. La Constitution et les textes annexes posent en effet des principes sublimes, péremptoires et brefs – ainsi le veulent à la fois la majesté de l’objet et l’espace exigu qui lui est concédé. Mais ces principes sont extrêmement généraux et inapplicables en l’état. Leur mise en œuvre implique des nuances, exceptions et limites que par hypothèse ils ne contiennent pas. Si leur généralité était prise au pied de la lettre, on pourrait en tirer des syllogismes du genre suivant : « La Constitution proclame la liberté d’expression ; or la loi Gayssot interdit d’exprimer telle phrase ; donc la loi Gayssot est contraire à la liberté d’expression ». Mais en réalité nul ne doute que les principes invoqués comportent des limites. Donc le principe de liberté d’expression n’est pas un concept de premier ordre qui aurait pour extension l’ensemble des phrases individuelles exprimables dans une langue quelconque. Cet ensemble là est un concept de deuxième ordre, dont l’extension est composée de concepts de premier ordre : le concept de phrases dont l’expression est garantie par le principe et le concept de phrases dont il est possible d’interdire l’expression. Il en résulte que le juge constitutionnel doit, pour appliquer le principe, suppléer les chaînons logiques manquants, c’est-à -dire poser le concept de deuxième ordre (genre) et le subdiviser en concepts de premier ordre (espèces) dont il doit établir l’extension. Il sera ensuite possible de subsumer des phrases individuelles sous l’un ou l’autre concept de premier ordre et d’en déduire s’il est ou non possible d’en interdire l’expression. Le juge peut y parvenir soit en créant de toute pièce une règle générale supplétive, soit en énumérant au cas pas cas les opinions qu’il est licite de soutenir. Dans l’une et l’autre hypothèse il crée – explicitement ou implicitement – la norme qu’il applique, ce qui est évidemment contraire à l’interprétation classique de la séparation des pouvoirs.
Les difficultés suscitées par la matière constitutionnelle sont encore aggravées par le principe du contrôle a priori. En effet celui-ci conduit à confronter deux textes. Loin d’être of flesh and blood, le litige demeure of words and words. Or l’interprétation de l’un comme de l’autre texte est inévitablement problématique, puisqu’un texte ne s’interprète pas lui-même. D’une part, en effet, si le texte fournit sa propre exégèse, celle-ci s’incorpore à lui et doit donc à son tour être interprétée. D’autre part un texte ne peut expliciter sa propre extension sans se réduire à une énumération de noms propres ou de descriptions définies, ce qui le rend inapplicable à des événements futurs. Ni le sens réputé obvie des textes, ni a fortiori les conséquences qui peuvent en être tirées ne sont transparents. L’interprétation qu’en donne le juge ne le sera pas non plus : la solution de l’équation à deux inconnues sera elle-même un texte, qui exigera une interprétation.
En revanche, le contrôle par voie d’exception retrouve la configuration du procès « normal ». Ici, même si la formulation d’un principe abstrait découle du jugement et en constitue l’une des finalités, le juge se trouve confronté à une réalité extralinguistique. Ce défi concret est ambivalent : il est un obstacle, car l’idiosyncrasie des cas concrets résiste à la généralité des concepts, mais c’est aussi un tremplin. Les singularités ont une valeur heuristique, car elles mettent en lumière les paramètres inaperçus, leurs variations créent des contrastes, permettent de définir et de hiérarchiser des critères – elles posent concrètement, sinon consciemment, la question essentielle de l’extension des concepts. A l’inverse une pure exégèse des textes suscite des interprétations parcellaires, aléatoires, étroitement conditionnées par l’imagination, ou l’absence d’imagination, des interprètes : pour pallier une mauvaise interprétation des textes, il faut d’abord la concevoir.
On aurait par conséquent pu penser que la nouvelle question prioritaire de constitutionnalité serait de nature à relativiser les inconvénients liés à l’abstraction du contrôle. Le cadre constitutionnel qui lui a été tracé comme la pratique qui en est faite ont cependant écarté toute référence à l’idée d’un contrôle par voie d’exception. La procédure mise en œuvre, qui abstrait du texte une question, n’est qu’un contrôle par voie d’action rétroactif, où tout est soigneusement calculé pour organiser la confrontation de deux normes générales, entièrement déconnectées de l’événement concret qui l’a suscitée.
Les caractères structurels jusqu’ici considérés mettent en lumière la difficulté de produire un droit constitutionnel jurisprudentiel. Ils expliquent l’échec d’une méthode qui consiste à transposer telles quelles des recettes élaborées pour produire un autre droit, fût-il administratif. Pourtant on soupçonne que ces difficultés pourraient être dépassées : ne l’ont-elles pas été ailleurs ? On risquera ici l’hypothèse que les limites du droit constitutionnel jurisprudentiel français sont moins la conséquence d’une résistance des choses, par ailleurs incontestable, que d’une volonté, à demi consciente, de créer une variété particulière de droit : un droit faiblement normatif et un droit moyen.
Tout se passe comme si le Conseil constitutionnel, loin de chercher à dégager des règles de droit, avait pour but exclusif de préserver son entière liberté de décision. En tant que juridiction constitutionnelle, qui fabrique le droit qu’elle applique, et que juridiction suprême, le Conseil constitutionnel ne saurait être juridiquement limité. Politiquement il a en revanche tout intérêt à développer la thèse de son autolimitation afin de minimiser sa responsabilité en se présentant comme un simple exécutant de sa propre jurisprudence. Cette stratégie se manifeste dans des formules où le Conseil proclame les limites de son pouvoir et dans une rhétorique de l’autoréférence. En se citant lui-même, il s’efforce d’établir la continuité sans faille de sa jurisprudence, par laquelle il est censé être lui-même lié. Un examen attentif de cette jurisprudence suscite pourtant un sentiment inverse. Comme tout juge suprême, le Conseil entend conserver une marge d’appréciation discrétionnaire. Mais surtout – comme on l’a déjà fait observer – il souhaite ménager les gouvernants dont il est globalement solidaire, du moins lorsque celui-ci est politiquement du même bord. Il déploie dans ce but des efforts considérables pour laisser en permanence ouvertes toutes les options, afin de ne heurter l’appareil d’État que parcimonieusement, sur des points mineurs et quand il ne peut faire autrement sans se décrédibiliser complètement. Dresser une liste exhaustive des techniques qu’il met en œuvre pour y parvenir excèderait les limites de cette communication. On se bornera donc à en rappeler quelques exemples.
La première est le recours à des notions vides, qui possèdent une signification mais pas d’extension. Ces pseudo-concepts sont caractérisés par l’impossibilité de définir un principe de généralisation qui permette d’identifier, de manière intersubjectivement contrôlable, des objets qui en constituerait l’extension : le fait de les y ranger ou pas repose en fait sur une décision arbitraire. L’esprit de la Constitution » ou « l’identité constitutionnelle de la France » en offrent des exemples. Discours essentialiste en apparence. Mais le recours à l’essence, par nature ici introuvable, a pour finalité paradoxale de camoufler l’absence de sens. Car comment le Conseil, ou plutôt ses membres, savent-ils qu’un objet est contraire ou non à l’esprit de la Constitution ou à l’identité constitutionnelle de la France ? La réponse est évidemment qu’ils ne le savent pas, car il n’existe aucun critère rationnel, objectif et préexistant pour justifier ou exclure la subsomption d’un individu quelconque sous ces généralités non identifiées. Le débat kelsénien entre acte de connaissance et acte de volonté est ici exclu, puisque la première hypothèse fait défaut. Certes les membres du Conseil s’imaginent peut-être capables de découvrir une réponse par introspection ! Cette curiosité psychologique ne modifie cependant en rien l’impossibilité logique de savoir. Donc ils décident, et pourraient tout aussi bien décider l’inverse. Dans ce cas ils penseraient que l’inverse est vrai. L’arbitraire du choix est d’ailleurs confirmé par le fait que l’extension de ces pseudo-concepts est susceptible de modifications. L’«esprit » change : celui d’aujourd’hui n’est plus celui de 1962. L’ « identité constitutionnelle de la France » est si peu identitaire que le consentement du constituant suffit à la modifier ! Et le temps n’est pas si loin où l’identité constitutionnelle de la France aurait pu se définir par ce que l’on appelle maintenant, par un terme descriptif devenu péjoratif, le « légicentrisme ».
La deuxième technique consiste pour le Conseil à concéder verbalement l’existence de limites à sa liberté de décision tout en restant maître de la fixation de ces limites. Ainsi le Conseil ne jouit pas d’ « un pouvoir d’appréciation et de décision identique à celui du Parlement » et la loi « n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Mais c’est le Conseil qui détermine sa propre marge d’appréciation et qui dit ce qui est conforme à la Constitution. Il peut donc invoquer le second argument quand il a décidé de censurer un texte et le premier quand il a décidé l’inverse. En outre l’usage de ces formules se routinise, si bien que toute tentative pour établir la pertinence de leur emploi dans un cas d’espèce devient inutile. L’usage ritualisé de ces expressions crée le fait qu’il était censé constater. On a quitté le registre de la motivation juridique pour celui du moulin à prières.
De même, la faculté que se reconnaît le Conseil de créer des normes constitutionnelles lui permet de ne jamais manquer d’arguments pro ou contra. S’il veut censurer la loi il peut « découvrir » un principe fondamental reconnu par les lois de la République. S’il entend la valider, il déclarera que la pratique invoquée, même si elle a été constamment appliquée, n’est qu’une simple « tradition républicaine ». Il peut aussi, pour les besoins de l’une ou de l’autre cause, interpréter un texte constitutionnel, invoquer un principe tel que la séparation des pouvoirs ou les exigences de l’intérêt général. Comme il ne définit pas ces expressions, leur géométrie reste opportunément variable : on ne pourra jamais démontrer qu’elles n’ont pas le sens qu’il leur prête. Pour écarter une norme explicite qui paraît contraire à une disposition législative, il peut encore, s’il entend sauver cette dernière, inventer un « objectif à valeur constitutionnelle » opposé – par exemple le maintien de l’ordre public – puis arguer de celui-ci pour opérer une « conciliation » entre ces « principes ». Il va de soi que, par un miracle d’harmonie préétablie, le point d’équilibre coïncidera avec la solution qu’il entend faire prévaloir.
Il faudrait aussi évoquer les adverbes et restrictions diverses qui émaillent la plupart des décisions du Conseil : par exemple la représentativité implique une élection sur « des bases essentiellement démographiques », ce qui laisse la porte ouverte aux exceptions opportunes. Le principe d’égalité ne s’applique qu’à des cas identiques, mais c’est le Conseil qui les déclare identiques, et un motif d’intérêt général, qu’il apprécie souverainement, peut justifier des dérogations.
La faiblesse de l’argumentation, qui bien souvent ne cherche même pas à se dissimuler, témoigne elle-même d’une indifférence profonde à toute justification rationnelle des choix opérés. De ce point de vue, les décisions prises sur la base de la question prioritaire de constitutionnalité ont enrichi le palmarès de spécimens remarquables. La décision relative à l’indépendance des professeurs d’université, qui « implique que les professeurs et maîtres de conférences soient associés au choix de leurs pairs » est déjà justement célèbre. On attend avec impatience sa généralisation : ne peut-on dire que la justice est indépendante parce qu’elle est associée aux décisions de l’exécutif ? La décision relative au mariage homosexuel est également remarquable, puisqu’elle se borne à poser « qu’il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation [entre couples du même sexe et couples composés d’un homme et d’une femme] ». Ici on ne peut même plus parler d’argumentation : on se situe au niveau du « circulez, y’a rien à voir » – subtilement modulé par un « en cette matière » qui laisse toutes les possibilités ouvertes en toutes matières. Les décisions de nature fiscale illustrent les mêmes dérobades.
Enfin le Conseil constitutionnel, juridiction suprême, est libre de modifier comme il l’entend sa propre jurisprudence. Qu’il le fasse ne sera pas porté à son débit, bien que l’on soit censé inscrire à son crédit le fait de ne pas le faire. D’autre part la difficulté qu’éprouvent les exégètes à identifier des revirements jurisprudentiels en contentieux constitutionnel – à la différence du contentieux administratif – ne prouve pas que le Conseil reste indéfectiblement attaché à ses principes, mais plutôt que ceux-ci sont suffisamment flous, ambigus, voire invertébrés pour qu’il soit possible de décider une chose et son contraire – par exemple proclamer « l’effet-cliquet » à son de trompe, puis y renoncer – sans même qu’il soit nécessaire d’en prendre acte. Pouvoir faire les choses sans devoir les dire, n’est-ce pas le comble de la liberté ?
Il va de soi que de telles pratiques peuvent être dument célébrées sous le nom de souplesse ou de pragmatisme. Mais il est non moins clair que ce système ne répond en rien aux éloges hyperboliques dont il est l’objet. Comment une institution, qui prend un tel soin de ne pas s’engager afin de ne pas être contrainte d’entrer en conflit avec l’exécutif dont elle est politiquement proche et qui est désormais maître absolu du Parlement par l’intermédiaire de « sa » majorité, peut-elle être décrite et célébrée comme gardienne de l’État de droit et en particulier des libertés publiques ? Un droit qui ne s’impose jamais au juge, un juge qui décide en vertu d’opportunités stratégiques voire de solidarités politiques peut-il être gardien de quoi que ce soit ? Et comment pourrait-on élaborer une doctrine dans un système construit pour que n’importe quoi marche ?
On peut objecter, il est vrai, que les limites du système procèdent de malfaçons contingentes et temporaires, dues aux origines suspectes de l’institution, et que des réformes opportunes permettraient de corriger. On pourrait ainsi faire en sorte que les membres de l’institution possèdent une authentique compétence juridique et qu’ils soient davantage recrutés dans des milieux mieux connus pour leur indépendance d’esprit à l’égard du pouvoir politique que la haute fonction publique. Peut-être. Mais il ne faut pas en conclure que la situation actuelle est le produit d’une erreur. En réalité l’institution est bien ce que l’on a voulu qu’elle soit, et ce n’est pas un hasard si elle ne produit que du droit moyen.
On appellera « droit moyen » - par référence à la tripartition proposée par Pierre Bourdieu entre goût légitime, goût moyen et goût populaire – un droit qui n’est pas un droit savant – il est facile de s’en rendre compte – mais qui n’est pas non plus supposé à la portée du vulgum pecus. Il n’exige pas la maîtrise d’un outillage intellectuel complexe, mais il n’en résulte pas que n’importe qui pourrait arbitrer les litiges qu’il est supposé trancher. Dépourvu de réelle technicité, il doit néanmoins en présenter l’apparence.
Le fait que la Constitution de 1958 ne pose aucune condition de compétence pour faire partie du Conseil et y associe les anciens présidents de la République traduit en effet une certaine conception de l’institution. Celle-ci ne réunit pas des juristes mais des individus qui possèdent une expérience politique et sont censés jouir des lumières de la raison naturelle. Vision logique, dans la mesure où, en 1958, personne ne possédait une claire conscience de ce qu’implique un contrôle de constitutionnalité des lois. Le niveau de connaissance en la matière ne dépassait guère celui des auteurs qui raisonnaient sur ce thème sous la IIIème République. Hauriou, par exemple, jugeait ce contrôle nécessaire, mais l’imaginait comme une simple confrontation ou plutôt une confrontation simple entre les textes et la pratique. Le rôle du juge se réduisait pour lui à un constat fondé sur des évidences juridiques et morales. Autrement dit il croyait que l’essence constitutionnelle est immédiatement accessible au bon sens – tout écart par rapport à celui-ci démontrant la mauvaise foi du contradicteur. Ainsi il pouvait à la fois magnifier le contrôle de constitutionnalité et récuser le gouvernement des juges.
L’expérience a montré le caractère illusoire de cette vision. La transparence supposée de la Constitution s’est révélée matière à débats complexes, obscurs, souvent rationnellement indécidables mais politiquement surdéterminés. L’irruption massive dans la Constitution proprement dite des droits fondamentaux, cantonnés jadis dans les Déclarations préalables, a modifié la nature et les enjeux des litiges constitutionnels. On a également découvert que le juge constitutionnel ne se transforme pas en gouvernement, mais qu’il est un pouvoir, virtuellement capable de se substituer au législateur et même au constituant.
Parallèlement l’idée que l’on se fait du Conseil a connu un changement radical. L’influence profonde, voire prépondérante, de l’utopie normativiste l’a métamorphosé en Juge (avec majuscule) comme elle a métamorphosé la Constitution en norme. Pourtant le droit créé par le Conseil est demeuré un droit moyen car, élaboré majoritairement par des non juristes, il s’adresse essentiellement à des non juristes. Les professionnels du droit ne sont pas en effet ses uniques ni même ses principaux destinataires. Il est fait d’abord pour le grand public, les journalistes, les politiciens ou les énarques qui n’ont pas fait d’études juridiques. Il ne peut donc devenir réellement technique, recourir à un vocabulaire rigoureux, à des concepts précisément définis, à des raisonnements subtils et complexes. Pour préserver une intelligibilité (ou du moins une apparence d’intelligibilité) immédiate, il ne doit utiliser que des mots du langage courant, ne pas définir les termes qu’il emploie – cela ferait universitaire – et procéder par affirmation plus que par démonstration.
Paradoxalement, ces contraintes n’entrent pas en contradiction avec un impératif en apparence opposé : marquer la distinction de l’institution, convaincre le bon peuple que ces mystères le dépassent et garder la possibilité d’en imposer à peu de frais par des formules péremptoires. Une chaîne argumentative explicite et complète produirait à l’inverse des propositions contrôlables, réduirait la marge de manœuvre de l’interprète omniscient, et donc potentiellement l’arbitraire de ses décisions. Le style d’oracle, tranchant et négligemment motivé, n’est pas le fruit du hasard. Il joue un rôle fonctionnel, car il donne à croire que le locuteur dispose d’un savoir propre, transcendant et inaccessible au vulgaire. Ainsi se trouve à la fois rendue possible et dissimulée une pratique essentiellement décisionniste : Carl Schmitt se cachait sous le masque de Kelsen.
C’est pourquoi – une fois n’est pas coutume – le terme journalistique de « sages » appliqué aux membres du Conseil exprime peut-être la vérité de l’institution et le caractère moyen du droit constitutionnel jurisprudentiel. Un sage n’est pas un savant, mais il n’est pas non plus un quidam. Tout le monde ne saurait prétendre à ce titre. Non qu’il traduise une qualité préexistante, qui pourrait s’acquérir, se constater, justifier une nomination. Attaché à la fonction, il est conféré par elle. Ainsi s’explique le fait que tous les membres de l’institution en bénéficient automatiquement, alors que rien ne semblait prédisposer certains, ni dans leur personne ni dans leur parcours, à le recevoir.
L’ennui est que, les choses étant ce qu’elles sont, la réalité de l’institution est en parfaite contradiction avec le projet utopique dont on nous a pourtant expliqué sur tous les tons qu’il était déjà réalisé. Le paradis annoncé ne s’est pas vraiment manifesté. Le Conseil constitutionnel n’a pas refondé le droit constitutionnel français. Globalement il l’a plutôt banalisé et obscurci.
Jean-Marie Denquin est Professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Il a publié notamment 1958 : la genèse de la Vème République, PUF, 1988 ; La monarchie aléatoire, PUF, 2001 ; La politique et le langage, Michel Houdiard, 2007 ; et plusieurs articles dans Jus politicum.
Pour citer cet article :
Jean-Marie Denquin « La jurisprudence du conseil constitutionnel : grandeur ou décadence du droit constitutionnel ? », Jus Politicum, n°7 [https://juspoliticum.com/articles/La-jurisprudence-du-conseil-constitutionnel-grandeur-ou-decadence-du-droit-constitutionnel]