Révolution et légitimité, la dimension politique de l'excursion sociologique du droit constitutionnel
Inscrite dans le « Printemps arabe », la révolution égyptienne des mois de janvier et février 2011 présente un intérêt tout particulier. En plus de son actualité, elle pose pour le juriste la question du fondement de validité d’un évènement juridiquement révolutionnaire, invitant à porter son regard au-delà des normes constitutionnelles positives. Prétexte à notre analyse, c’est ce singulier cas d’espèce que nous nous proposons d’étudier à partir des méthodes enseignées par quatre juristes d’envergure. Il apparaît ainsi que le positivisme juridique de Carré de Malberg et le normativisme de Kelsen incitent à exclure la sociologie de la grille d’analyse constitutionnaliste, au contraire de l’institutionnalisme de Hauriou et du réalisme de Duguit qui, davantage sensibles aux premières heures universitaires de la sociologie, tirent parti de son potentiel légitimant. De cette variété méthodologique, que l’on s’attachera à mettre progressivement en relief par le jeu de la controverse, découlent logiquement diverses positions quant à la valeur juridique de la « Révolution du Nil ».
Revolution and legitimacy: the political dimension of the sociological analysis of Constitutional Law
The Egyptian revolution of January and February 2011, one of the main events of the “Arab Spring”, raises the question of the basis of validity of a juridically revolutionary event, thus inviting the jurist to broaden his perspective of his subject matter beyond the mere positive norms of constitutional law. This article proposes to analyse these particular events in the light of the methodological approaches of Hans Kelsen, Raymond Carré de Malberg, Maurice Hauriou, and Léon Duguit, which it is the author’s purpose to highlight. Both Kelsen’s normativism and Carré de Malberg’s legal positivism tend to exclude sociological approaches to constitutional analysis. To the opposite, Hauriou’s institutionalism and Duguit’s “realism” are both receptive to the early developments of Sociology and take advantage of its legitimating potential. This methodological diversity - which the author gradually puts into perspective by confronting the various approaches – leads to several differing evaluations of the legal nature and value of the Egyptian Revolution.
Revolution und Legitimität: die politische Dimension vom soziologischen Exkurs des Verfassungsrechts
Als Teil des „Arabischen Frühlings“ ist die ägyptische Revolution vom Januar und Februar 2011 von besonderem Interesse. Außer ihrer Aktualität wirft sie für die Juristen die Frage der Grundlage der Gültigkeit eines in juristischer Hinsicht revolutionären Ereignisses auf, das dazu verleitet, den Blick jenseits der positiven Verfassungsnormen zu werfen. Dieser einzigartige Spezialfall wird hier durch die von vier eminenten Juristen gelehrte Methode analysiert. Der juristische Positivismus von Carré de Malberg und der Normativismus von Kelsen tragen dazu bei, die Soziologie aus der Verfassungsanalyse auszuschließen, im Gegensatz zum Institutionalismus von Hauriou und zum Realismus von Duguit, die, empfänglicher für die frühe akademische Soziologie, einen Vorteil aus ihrem legitimierendem Potenzial ziehen. Aus dieser methodologischen Vielfältigkeit folgen logischerweise diverse Positionen über den juristischen Wert der „Nilrevolution“.
À l’ombre de ce titre sans doute bien ambitieux, se découvre une plus modeste entreprise : présenter une analyse « juridique » de la récente révolution égyptienne. Projet fort inusuel il est vrai, puisqu’il est généralement estimé qu’en raison d’un certain anéantissement du droit positif impliqué par une révolution, son étude ne relève pas du champ juridique. Ainsi, la Haute Cour constitutionnelle égyptienne, malgré une importance institutionnelle fréquemment soulignée, n’est semble-t-il pas intervenue lors du phénomène social que l’on se propose d’étudier.
L’idée consiste alors à substituer à l’autorité juridique de cet interprète authentique, l’autorité doctrinale de quelques auteurs classiques du droit constitutionnel ; sans prétendre, bien évidemment, parler au nom de ces illustres juristes. Il s’agit simplement de présenter les grandes lignes de ce qu’auraient pu être leurs raisonnements face à ce cas d’espèce, afin d’avancer l’hypothèse que nous nous proposons de discuter : lorsque le constitutionnaliste porte son regard au-delà du droit positif pour appréhender un phénomène politique, les « sciences humaines et sociales » qu’il inclut dans sa grille d’analyse sont susceptibles de jouer un rôle légitimant.
Il convient d’amorcer cette étude par une présentation des faits, en signalant d’emblée leur volontaire brièveté. Caractéristique de la méthode juridique, l’essentiel réside en effet dans la qualification juridique des faits, ce qui implique de porter rapidement son regard sur les règles juridiques en vigueur. Nous nous en tiendrons donc aux traits saillants du traitement médiatique des évènements.
De manière générale, on peut constater sur le territoire de l’État égyptien du 25 janvier au 11 février 2011, une montée en puissance de la dialectique insurrection / répression. Durant cette période, le mouvement insurrectionnel s’intensifie et cristallise progressivement ses revendications contre le président de la République arabe d’Egypte Mohamed Hosni Moubarak afin d’obtenir sa démission. En réaction, les autorités administratives renforcent le dispositif répressif en édictant de nombreuses mesures de police, caractérisant ainsi davantage l’illégalité des actions séditieuses pour mieux justifier l’intervention des forces de l’ordre. Cependant, en raison du délitement de la police et du rôle ambigu de l’armée et spécialement de ses principaux généraux, soumis à un balancier alliant géopolitique et tradition nationale, l’affrontement penche en faveur des insurgés, comme le prouve symboliquement l’occupation de la place Tahrir au Caire. Conscient de l’inefficacité de la puissance publique pour maintenir l’ordre public, et soumis à de nombreuses pressions diplomatiques, Moubarak, juridiquement « président » mais politiquement « dictateur », consent à une série de concessions pour se maintenir au pouvoir. Nous retiendrons ici les deux dernières décisions : celle du 10 février et celle du 11 février 2011, afin de proposer une brève évaluation de leurs validités juridiques, en nous référant uniquement à la Constitution de la République arabe d’Egypte du 11 septembre 1971, censée être en vigueur au moment des faits.
Il convient de noter au préalable que ce procédé est doublement lacunaire, à la fois du point de vue du droit comparé, puisque nous ne plongerons pas dans les profondeurs de ce que l’on appelle communément le « droit musulman », et du point de vue du droit positif égyptien, puisque nous ne suivrons pas la minutie normalement requise impliquant une étude précise des faits et des textes législatifs et réglementaires applicables.
Pour qualifier juridiquement ces deux décisions, conformons-nous au raisonnement classique en droit, à savoir le syllogisme.
Premier temps du cas d’espèce : la décision de Moubarak du 10 février 2011, par laquelle il a affirmé son souhait de rester en poste jusqu’à septembre 2011, date légale de la future élection présidentielle, mais a cependant prononcé le transfert de ses pouvoirs à Omar Souleiman. Cet acte de volonté constitue la mineure du syllogisme. Si l’on se réfère maintenant aux dispositions constitutionnelles applicables, qui caractérisent la majeure du syllogisme, on constate d’un point de vue organique que Moubarak est bien le président de la République égyptienne, ayant été élu le 9 septembre 2005 selon la procédure énoncée à l’article 76, et qu’Omar Souleiman est effectivement vice-président, puisqu’il a été préalablement nommé par le Président Moubarak en vertu de l’article 139. Or, d’après l’article 82, en cas d’empêchement provisoire, le Président est habilité à « déléguer ses pouvoirs au vice-président de la République ». En conclusion, il semble bien que cet acte politique est conforme aux dispositions constitutionnelles, et qu’en conséquence ce transfert de compétences est valide. On peut donc, sur ce fondement, qualifier cette décision d’acte constitutionnel ou admettons de norme constitutionnelle positive.
Le lendemain, c’est justement le vice-président Omar Souleiman qui annonce officiellement la démission du président Moubarak et le « transfert du pouvoir » au Conseil suprême de l’armée. Etant donné la précédente délégation, le vice-président est effectivement habilité à exercer les compétences du président, et notamment à prononcer sa démission, bien qu’il soit cependant nécessaire, selon l’article 83, que le Président lui-même adresse une lettre de démission à l’Assemblée du Peuple. Cependant, d’après l’article 84 : « en cas de vacance du poste de Président de la République ou de son incapacité permanente d’assumer ses fonctions, la présidence sera confiée provisoirement au Président de l’Assemblée du Peuple ou, dans le cas de sa dissolution, au Président de la Haute Cour Constitutionnelle ». On peut donc relever une double irrégularité de cet acte politique du 11 février 2011. Premièrement, le Conseil suprême de l’armée, bien qu’il entre a priori dans la catégorie des « Conseils nationaux spécialisés » énoncée à l’article 164, n’est pas un organe prévu par la procédure de délégation en cas de vacance définitive. Deuxièmement, l’article 84 précise bien que seule « la présidence » peut être « confiée provisoirement », c’est-à -dire uniquement les compétences du Président de la République. Or, il était clair pour l’auteur de l’acte et ses bénéficiaires, comme le prouveront par ailleurs les futures décisions du Conseil, qu’il s’agissait de transférer un pouvoir bien plus important que celui constitutionnellement reconnu au Président de la République. L’objectif était incontestablement d’établir un gouvernement de fait provisoire, c’est-à -dire non soumis aux prescriptions de la Constitution du 11 septembre 1971, pour maintenir l’ordre et assurer une certaine transition constitutionnelle. Si l’on s’en tient en tout cas à cet acte politique du 11 février 2011, il semble pertinent de constater son irrégularité, c’est-à -dire son caractère inconstitutionnel. Or, puisque cet acte a manifestement violé les dispositions constitutionnelles censées être en vigueur, il ne peut donc revêtir la qualité de norme constitutionnelle positive.
Cependant, cette décision du 11 février 2011 a effectivement modifié l’ordonnancement juridique de l’État égyptien, en marquant la fin de la Constitution du 11 septembre 1971. De fait, cet acte politique efficace a produit du droit positif, et c’est dans une certaine mesure sur son fondement que le Conseil supérieur des armées a entamé le processus de transition constitutionnelle. On retrouve ici la qualité duale reconnue classiquement au phénomène constituant qui, comme le note le Professeur Olivier Beaud, « comprend un processus révolutionnaire qui est la rupture illégale de l’ordre constitutionnel [...] et inclut aussi un processus aboutissant à l’établissement d’une nouvelle constitution ». Plus précisément, à la suite de la théorie de la « procédure constituante » élaborée par l’auteur, cet acte politique du 11 février 2011 peut-être qualifié de « décision d’initiative pré-constituante », qui « exprime le choix d’établir une nouvelle constitution dont elle est chronologiquement le point initial », et à ce titre, revêt le caractère hybride du pouvoir constituant : il s’agit d’un acte révolutionnaire, qui détruit l’édifice constitutionnel antérieur – acte « dé-constituant » –, et fonde les bases d’une règlementation « pré-constitutionnelle » visant à encadrer l’élaboration d’une nouvelle constitution – acte « re-constituant ».
Le problème juridique que pose ce cas d’espèce peut alors être formulé de la manière suivante : étant donné le caractère inconstitutionnel de cet acte politique efficace, sur quel fondement a-t-il pu produire du droit positif ? Pourquoi considérer que malgré son inconstitutionnalité, la prescription posée par le vice-président Omar Souleiman qui prononce l’anéantissement de la Constitution de 1971 et habilite le Conseil suprême de l’armée à diriger le processus constituant, revêt la qualité de norme positive, c’est-à -dire est objectivement obligatoire ?
Ce problème de droit présente un intérêt certain pour notre étude dans la mesure où, en raison de la qualité révolutionnaire de l’acte, le juriste est nécessairement amené, s’il souhaite tout du moins déterminer son fondement de validité, à porter son regard au-delà des normes constitutionnelles positives. Précipice du constitutionnalisme, une telle perspective permet ainsi de mettre particulièrement en relief la potentielle « excursion sociologique » des diverses méthodes constitutionnalistes étudiées.
Deux parties scinderont notre présentation hypothétique des raisonnements et solutions proposés par les quelques auteurs sélectionnés. Dans un premier temps, nous appréhenderons les grandes lignes de deux théories constitutionnelles qui invitent à l’exclusion des sciences humaines et sociales de leurs grilles d’analyses, à savoir le positivisme juridique de Raymond Carré de Malberg et le normativisme de Hans Kelsen (I). Il s’agira ensuite, de manière schématique également, d’appréhender deux théories constitutionnelles qui invitent au contraire à l’inclusion des sciences humaines et sociales dans leur grille d’analyse, à savoir l’institutionnalisme de Maurice Hauriou et le réalisme de Léon Duguit (II).
I. Une exclusion claire ou nuancée des sciences humaines et sociales de la grille d’analyse constitutionnaliste
Soucieux de s’en tenir à la stricte description du droit positif, le positivisme juridique de Carré de Malberg et le normativisme kelsénien composent une grille d’analyse strictement juridique excluant les autres sciences humaines et sociales. Cependant, si la frontière méthodique imposée par Carré de Malberg est résolument hermétique (A), celle de Kelsen est, sous des conditions précises, ouverte à d’autres champs scientifiques (B).
A) Le positivisme juridique de Carré de Malberg, une exclusion radicale
D’une grande influence sur l’école positiviste française, la grille d’analyse utilisée par Carré de Malberg dans sa Contribution est assemblée « d’après les données du droit positif en vigueur ». On peut ainsi présenter l’axiome méthodologique du positivisme juridique de Carré de Malberg par l’idée selon laquelle la majeure ultime du syllogisme juridique ne peut être qu’une norme constitutionnelle positive. C’est ce principe qui explique « cette vérité, qui peut paraître naïve et qui est cependant profonde, à savoir que le droit constitutionnel présuppose toujours une Constitution en vigueur. Par droit constitutionnel, il faut entendre, non un droit qui aurait pour objet de constituer l’État, mais un droit qui n’existe que dans l’État déjà constitué et pourvu d’organes réguliers. Pour le juriste, il n’y a pas à rechercher des principes constitutionnels en dehors des Constitutions positives ».
Or, comme la décision du 11 février 2011 viole les dispositions de la Constitution égyptienne, cet acte politique n’a pas été formé « sous l’empire du droit existant dans l’État ». En conséquence, il n’est pas possible de se référer à une norme constitutionnelle positive pour analyser ce phénomène politique. Car en effet, comme le note Carré de Malberg : « les mouvements révolutionnaires et les coups d’État offrent ceci de commun que les uns et les autres constituent des actes de violence et s’opèrent, par conséquent, en dehors du droit établi par la Constitution en vigueur. Dès lors, il serait puéril de se demander, en pareil cas, à qui appartiendra l’exercice légitime du pouvoir constituant. A la suite d’un bouleversement politique résultant de tels évènements, il n’y a plus, ni principes juridiques, ni règles constitutionnelles : on ne se trouve plus ici sur le terrain du droit, mais en présence de la force ». Aussi, il n’appartient pas au juriste d’étudier la décision révolutionnaire du 11 février 2011 et le désordre qui l’a porté : c’est un « pur fait qui n’est susceptible d’être classé dans aucune catégorie juridique ». Le positivisme juridique de Carré de Malberg invite donc le constitutionnaliste à exclure de son champ d’analyse le pouvoir constituant d’« ordre extra-juridique », puisqu’il ne peut porter son regard « au-delà de la Constitution, [où] il ne subsiste plus que du fait ».
Il ne s’agit pas pour autant de nier l’importance de ce « fait », et l’auteur ne manque pas de signaler que l’exclusion de son étude est strictement méthodologique. Il est donc tout à fait loisible pour d’autres sciences humaines et sociales d’appréhender cet objet. Simplement, cela ne concerne pas la « science du droit ».
En conclusion, il semble pertinent d’admettre l’hypothèse selon laquelle Carré de Malberg aurait refusé d’apporter une quelconque solution au problème posé par ce cas d’espèce : ce n’est pas un problème juridique.
Au contraire, le normativisme kelsénien invite à considérer que la question de l’évaluation de la validité d’un acte révolutionnaire est un problème juridique, et même un problème juridique essentiel.
B) Le normativisme de Kelsen, une exclusion relative
À la différence du positivisme juridique de Carré de Malberg, la majeure ultime du syllogisme du normativisme kelsénien n’est pas une norme constitutionnelle positive. En d’autres termes, suivant ce principe et nonobstant l’influence potentielle du droit international, la véritable norme suprême de l’ordre juridique égyptien n’est pas la Constitution du 11 septembre 1971. Aussi, l’irrégularité constatée de la décision du 11 février 2011 en référence aux dispositions de cette constitution n’empêche aucunement de l’appréhender juridiquement. En effet, l’axiome méthodologique du normativisme réside dans l’idée selon laquelle le fondement de validité ultime de tout droit positif, c’est-à -dire posé par un acte de volonté efficace, est une « norme fondamentale », qui est une norme supposée par un acte de pensée de l’observateur. Or, signe de l’importance du problème que pose notre cas d’espèce, Kelsen indique que « la signification de la norme fondamentale devient particulièrement claire lorsque l’on envisage une Constitution qui n’a pas été modifiée par la voie constitutionnelle, mais remplacée par une autre de façon révolutionnaire ».
Les deux principes directeurs du raisonnement normativiste permettent de comprendre précisément le rôle déterminant dévolu à la norme fondamentale.
Tout d’abord, le normativisme s’inscrit dans une philosophie relativiste, qui invite à considérer qu’un acte de volonté revêt nécessairement une « signification subjective », alors que l’on sait que Kelsen définit une norme comme une « signification objective ». L’auteur écrit ainsi que « le fait brut que quelqu'un commande quelque chose n’est jamais une raison suffisante de considérer le commandement en question comme une norme valable, c'est-à -dire obligatoire pour son adressataire ». Autrement dit, un acte de volonté ne peut jamais par lui-même poser une prescription objectivement obligatoire, c’est à dire produire du droit positif, parce que les justifications apportées par l’auteur de l’acte seront forcément subjectives, car fondées sur une « norme de justice relative ». De ce premier principe qu’est le relativisme axiologique, le normativisme implique donc de considérer comme méthodologiquement accessoire la légitimité.
Si l’on applique ce premier principe à notre cas d’espèce, peu importent les revendications du mouvement révolutionnaire égyptien qui ont causé la décision du 11 février 2011 : le souci démocratique contre le caractère oligarchique du régime, le souci égalitaire contre les inégalités socio-économiques majeures, le souci vital contre la précarité alimentaire, ... Il ne s’agit évidemment pas de nier le bien-fondé de ces justifications, mais simplement de postuler par principe leur relativité et donc leur caractère subjectif. Aussi, ce n’est pas la légitimité de la révolution égyptienne qui justifie le caractère objectivement obligatoire de la prescription posée par le vice-président Omar Souleiman. Le relativisme axiologique implique de considérer que l’acte révolutionnaire du 11 février 2011 a produit du droit positif uniquement parce que l’on suppose sa signification objective. Cette supposition fondatrice, ou admettons cette « hypothèse logico-transcendantale » ou encore cette « fiction heuristique », par laquelle le constitutionnaliste impute une signification objective à cet acte révolutionnaire, c’est-à -dire lui reconnait une valeur juridique, nonobstant sa légitimité, caractérise la norme fondamentale, référent juridique ultime du normativisme.
Or, si la norme fondamentale est objective, c’est justement parce qu’elle est supposée. Elle est le produit d’un acte de pensée de l’observateur et non d’un acte de volonté, ce qui a comme conséquence essentielle qu’elle est dénuée de tout contenu prescriptif. « Il suit de là , précise Kelsen, que n’importe quel contenu peut être droit ». La norme fondamentale ne conditionne donc pas la validité juridique de la décision du 11 février 2011 au respect d’une légitimité particulière, puisque toute « norme de justice » est relative et donc subjective. Ce vide prescriptif de la norme fondamentale est essentiel parce qu’en appliquant le premier il révèle le second principe méthodologique du raisonnement normativiste : la neutralité axiologique de l’observateur sur son objet.
On sait que Kelsen formule en termes simplifiés la norme fondamentale de la manière suivante : « on doit se conduire comme la Constitution le prévoit ». Appliquons cette formule à notre cas d’espèce : on doit accepter l’anéantissement de la Constitution du 11 septembre 1971 et reconnaître l’autorité du Conseil suprême des armées. Or, si le constitutionnaliste ajoute dans cet énoncé pourquoi obéir, s’il détermine les raisons de cette obéissance, cette précision caractériserait ses propres opinions et partant, un jugement de valeur. Par exemple, la proposition selon laquelle cette prescription posée par l’acte révolutionnaire du 11 février 2011 est objectivement obligatoire parce qu’elle traduit des revendications démocratiques, parce qu’elle exprimerait la volonté du « peuple » – des guillemets sont en effet nécessaires car Kelsen est à cet égard particulièrement méfiant –, ne serait pas recevable pour le normativisme. C’est justement dans la mesure où la norme fondamentale exclut tout jugement de valeur, qu’il soit positif ou négatif, qu’elle est scientifique, c’est-à -dire pour la théorie pure du droit politiquement neutre. Elle est ainsi « supposée » par le constitutionnaliste dans le sens où elle illustre l’absence de prise de position quant au juste, par définition toujours discutable. En ce sens, Kelsen ne manque pas d’indiquer que « la norme fondamentale du droit positif telle qu’elle [la théorie pure du droit] la conçoit ne fournit pas un étalon de mesure de la justice ou de l’injustice de ce droit, et n’apporte donc pas une justification éthico-politique de ce droit ».
On peut donc constater que la norme fondamentale est une opération intellectuelle spécifique à la science du droit telle que l’entend Kelsen : « pure » de toute considération « éthico-politique ». Les sciences économiques et sociales, par des procédés statistiques notamment, qui permettent de mettre en relief les inégalités socio-économiques ou la précarité alimentaire sévissant dans l’Egypte contemporaine, et par là , admettons, établissent leur réalité, ne jouent aucun rôle pour expliquer le caractère juridique de la décision du 11 février 2011. Tout comme la science politique qui a permis de constater la mainmise du Parti National Démocratique de Moubarak sur le régime égyptien. Elles sont méthodiquement exclues de la grille d’analyse normativiste lorsqu’il s’agit de déterminer le fondement de validité ultime du droit positif, « c’est-à -dire, précise Kelsen, l’élément qui donne la réponse à la question de savoir pourquoi les normes d’[un] ordre juridique doivent être obéies et appliquées ».
Cependant, il existe une condition de fait que doit remplir l’acte révolutionnaire pour pouvoir être considéré comme appartenant au domaine du droit positif. D’après le normativisme, le constitutionnaliste ne peut en effet imputer une valeur juridique à l’acte révolutionnaire que s’il est possible de constater in concreto son « efficacité ».
Dans son ouvrage la Théorie pure du droit, Kelsen est plutôt évasif à ce propos. Il se contente en effet de considérer que les prescriptions posées par un acte de volonté doivent être qualifiées d’efficaces par l’observateur si elles sont « effectivement obéies et appliquées, en gros et de façon générale ». La raison de ce détachement se trouve dans le projet « purificateur » du normativisme : l’essentiel n’est pas de constater l’efficacité de l’acte révolutionnaire, mais de maintenir l’axiome relativiste selon lequel la validité de l’acte révolutionnaire efficace se fonde exlusivement sur la norme fondamentale. Or, comme le note Kelsen : « La définition correcte de ce rapport entre validité et efficacité est un des problèmes essentiels d’une théorie positiviste du droit, mais aussi l’un des plus difficiles ».
Ce problème est en effet particulièrement difficile parce que la question ne se pose plus en termes de valeurs. Il ne s’agit plus de considérer que la décision du 11 février 2011 est objectivement obligatoire parce qu’elle traduit des revendications légitimes. Le constitutionnaliste peut en effet très bien considérer que cet acte politique pose des prescriptions efficaces sans porter un quelconque jugement de valeur sur son objet. Il est tout à fait possible de se borner à constater que sur le territoire égyptien, on a « en gros et en général » admis l’anéantissement de la Constitution du 11 septembre 1971 et reconnu l’autorité du Conseil suprême de l’armée ; que ce soit par contrainte ou par adhésion. La neutralité axiologique du constitutionnaliste n’est donc pas en jeu puisque l’appréhension empirique de l’efficacité s’inscrit dans l’ordre du constat, ou en d’autres termes est établi de manière positive, sans que ne soient impliquées des opinions éthico-politiques.
Toutefois, et c’est là que se dessine le relativisme radical du normativisme, le constat de l’efficacité de la décision du 11 février 2011, à la supposer établie, ne peut pas être la cause de sa valeur juridique. En effet, une telle solution reviendrait à estimer que l’on doit se conduire comme la décision du 11 février 2011 le prévoit, parce que de fait, « en gros et en général », l’on se conduit effectivement de cette façon sur le territoire égyptien. Il s’agirait donc d’une justification de l’obligatoriété de cet acte révolutionnaire certes, mais dénuée de toute considération éthico-politique et à ce titre postulée comme objective. Cependant, pour Kelsen, que l’argument en faveur de l’acte révolutionnaire s’exprime en termes de valeur ou en termes de fait, ne change rien à son caractère nécessairement discutable et donc subjectif. Et dans une certaine mesure, l’argument de fait est autrement plus puissant que l’argument de valeur, puisqu’il jouit justement de l’autorité du constat : "ce n’est pas moi qui le pense, c’est un fait". Mais toute prétention à l’objectivité établie en référence à des données empiriques, même par un procédé scientifique, est selon l’épistémologie relativiste de Kelsen pernicieuse lorsqu’il s’agit de fonder la validité du droit positif. Le normativisme implique en effet d’admettre que rien dans la réalité, ni valeur ni fait, ne peut être objectif et à ce titre justifier le caractère objectivement obligatoire des prescriptions posées par un acte révolutionnaire efficace. Ce relativisme axiologique radical fait écho à la fameuse loi de Hume, qui a toujours sous-tendu le projet systémique du normativisme.
C’est donc en dernière analyse en raison de ce relativisme axiologique radical que le normativisme impose au constitutionnaliste l’obligation méthodologique du procédé intellectuel de la norme fondamentale : en admettant son efficacité, la décision révolutionnaire du 11 février 2011 est objectivement obligatoire, produit du droit positif, uniquement parce que l’observateur le suppose, uniquement parce qu’il se réfère à une hypothèse logico-transcendantale ou à une fiction heuristique, bref à une pure abstraction, pour fonder sa validité juridique. C’est bien pour cela que Kelsen ne manque pas de préciser que le fait de l’efficacité est « selon la théorie pure du droit, la condition de la validité, mais non son fondement ». D’où le principe affirmé in fine : « S’il est impossible de définir la validité en faisant abstraction de la réalité [efficacité comme condition de validité], il est également impossible d’admettre que la validité soit identique à la réalité, se confonde avec elle [norme fondamentale comme fondation de validité] ».
À partir de ce principe du relativisme axiologique, Kelsen critique radicalement toutes les sciences humaines qui ont pour objectif de fonder l’obligatoriété du droit positif par le seul constat empirique de l’efficacité, notamment par la reconnaissance d’une obéissance effective par adhésion. Dans une longue note de la Théorie pure du droit, Kelsen estime ainsi que la théorie réaliste élaborée par Alf Ross fait l’erreur de « réduire la validité à l’efficacité, [d’] affirmer que la validité du droit se confond purement et simplement avec son efficacité ». Tracée par le relativisme et scellée par la norme fondamentale, la frontière entre le Sein et le Sollen est systématiquement infranchissable.
Cependant, à la condition de s’inclure dans son système, le normativisme semble être ouvert à une recherche scientifique qui entendrait l’efficacité comme simple « condition de validité », et aurait pour objet de préciser ses contours empiriques, en allant plus loin que l’énoncé peu commode du « en gros et en général » de la Théorie pure du droit. Si l’on en croit d’ailleurs un article de Renato Treves sur la question, derrière la critique virulente d’une branche de la sociologie allemande de son époque, Kelsen a pensé « en négatif » ce type de sociologie du droit. Et il aurait lui-même travaillé en ce sens dans un ouvrage méconnu – Society and Nature. A sociological Inquiry – jetant les bases d’une « sociologie de l’idée de justice » ; forcément relative.
Les deux théories constitutionnelles qu’il s’agit à présent d’appréhender partagent avec le normativisme kelsénien la considération selon laquelle la Constitution du 11 septembre 1971 n’est pas la règle de droit suprême de l’ordre juridique égyptien. Les grilles d’analyse de l’institutionnalisme de Hauriou et du réalisme de Duguit offrent donc également la possibilité méthodologique d’appréhender juridiquement la décision inconstitutionnelle du 11 février 2011. Pour ces deux juristes en effet, tout comme Kelsen, la Constitution positive n’est pas la majeure suprême de leurs syllogismes.
Cependant, cette majeure qui va permettre de fonder la validité du droit positif n’est pas une supposition abstraite pensée par le constitutionnaliste. À rebours de l’axiome relativiste du normativisme, il apparaît clair pour Hauriou comme pour Duguit qu’il est possible de constater l’existence de valeurs objectives au cœur du phénomène politique. Et ce sont précisément ces valeurs qui vont nourrir la grille d’analyse du constitutionnaliste d’un contenu éthico-politique que le doute radical de Kelsen se refuse à admettre. Ainsi, si l’« idée d’œuvre » du doyen de Toulouse et la « solidarité sociale » du doyen de Bordeaux partagent avec la norme fondamentale le même rôle de fondation du droit positif, ces deux majeures ultimes s’en distinguent radicalement parce qu’elles contiennent des valeurs particulières, et à ce titre conditionnent davantage la validité de l’acte révolutionnaire. Il ne suffit plus que la décision du 11 février 2011 soit efficace pour que le constitutionnaliste soit obligé de lui reconnaître par imputation une valeur juridique ; cet acte de volonté efficace ne peut être considéré par le constitutionnaliste comme producteur de droit positif qu’à la condition que les prescriptions qu’il pose soient légitimes. D’un statut secondaire, la légitimité devient alors méthodologiquement primordiale, puisque de fait essentielle.
Or, comme l’objet lui-même, c’est-à -dire le phénomène politique, est porteur de valeurs objectives, pourquoi l’observateur se bornerait-il à respecter méthodiquement le principe de la neutralité axiologique, à museler son opinion ? Si le constitutionnaliste peut découvrir empiriquement l’existence du juste, il n’apparaît plus pertinent de maintenir une analyse politiquement neutre ; bien au contraire, le constitutionnaliste se doit de revêtir un rôle politique essentiel : celui du jurisconsulte qui indique au « législateur », au sens générique du terme, la marche à suivre. Portés par ce souci de garantir le bien-fondé du droit positif, les raisonnements de Hauriou et de Duguit sont donc résolument dogmatiques et, comme nous allons à présent le voir, les « sciences sociales et humaines » sont dans cette perspective un outil privilégié.
II. Une inclusion nuancée ou claire des sciences humaines et sociales dans la grille d’analyse constitutionnaliste
Malgré les convergences précédemment soulignées, on sait que Hauriou et Duguit ont entretenu une importante controverse tout au long de leurs carrières. Or, comme l’indique Marc Milet, « la première véritable passe d’armes entre les deux hommes » se manifeste dans la dernière décennie du 19ème siècle, à propos de l’introduction de l’enseignement de la sociologie dans les Facultés de droit. Il s’avère en effet que leurs appréhensions respectives de cette « très jeune science », pour reprendre les termes d’Hauriou, révèlent en substance quelques traits majeurs de leurs grilles d’analyses les plus abouties. Si pour le doyen de Toulouse il semble que la sociologie, malgré une certaine importance, n’est pas essentielle pour fonder la valeur juridique d’un acte révolutionnaire (A), on peut émettre l’hypothèse inverse à propos du doyen de Bordeaux (B).
A) L’institutionnalisme de Hauriou, une inclusion accessoire
Dans l’un de ses premiers articles, intitulé « Les facultés de droit et la sociologie », Hauriou affirme, malgré l’« accueil froid » qu’il observe chez ses confrères, que la sociologie doit être intégrée dans le programme de l’enseignement juridique, à la condition toutefois, essentielle, que les « sociologues » se disciplinent à une certaine « prudence ». Aux yeux du Professeur de droit en effet, l’appétit empirique de la sociologie est particulièrement vorace, tant son objet d’analyse est étendu : « les phénomènes juridiques sont des faits sociaux au même titre que les phénomènes économiques ou les phénomènes politiques ; et la sociologie, quelle que soit sa définition précise, est une science qui doit tenir compte de tous les faits sociaux. Tous lui appartiennent ». Cet empiètement de la sociologie ainsi entendue sur le domaine réservé du juriste est louable pour l’auteur, qui admet tout à fait la pertinence des perspectives offertes par cette nouvelle grille d’analyse : « Un peu de sociologie éloigne du droit, beaucoup de sociologie y ramène ». Cependant, la sociologie des « sociologues » ne peut prétendre appréhender le phénomène juridique et à ce titre élaborer « une théorie sur le droit », qu’à la condition qu’elle soit une véritable science. Or, c’est bien là le problème : « Ceux-ci affirment que cette conception est scientifique, que par suite elle est vraie. Cela est bientôt dit ».
La conséquence d’une appréhension « hâtive » de cet objet singulier qu’est le phénomène juridique, estime Hauriou, est « très dangereuse pour l’enseignement du droit », car elle peut être « de nature à affaiblir chez les jeunes gens à la fois le sentiment du droit et le sens juridique ». Ce souci pédagogique porte principalement sur la confusion des « sociologues » à propos du « sentiment du juste » et du « sentiment de l’utile » ; « vieille rengaine », note-t-il à l’encontre de « quelques bons amis sociologues ». En effet, c’est sur ce point précis que se dessine pour Hauriou leur principal « tort » : celui de confondre dans leur grille d’analyse le juste et l’utile, ou encore le « droit » et l’ « utilité sociale », alors qu’ils se distinguent in concreto. Cette confusion théorique traduit ainsi une « erreur de raisonnement », puisque les « sociologues » ne sont pas en mesure d’appréhender ce « fait social capital » qu’est « le sentiment du juste ou du tort », et qui caractérise empiriquement la singularité du phénomène juridique.
À ce stade du raisonnement, on peut révéler un paradoxe saisissant si l’on accepte de fournir à la « jeune sociologie » ciblée par l’auteur, l’alliance de principe entre le relativisme et la neutralité axiologiques telle que l’a façonnée Kelsen. Il apparaît soudainement que Hauriou reproche précisément aux « sociologues » leur partialité, alors que l’objectif est pourtant bien de démontrer l’existence objective d’un étalon éthique, moteur du sentiment de justice et donc du droit : « Si l’on faisait de la science pure on tiendrait compte du sentiment du juste ; la science tient compte de tous les faits, elle les enregistre sincèrement, même quand ils lui paraissent surprenants ».
Pour poursuivre la mise en relief de cet intéressant paradoxe, on peut s’hasarder à ajouter une autre teinte kelsénienne à cette controverse en remplaçant le terme « utile » par le terme « efficace ». Si l’on comprend bien le propos tenu par Hauriou dans cet article, il s’agit d’inviter la sociologie à ne pas réduire le phénomène juridique à un fait social qui se caractériserait empiriquement par le seul règne de l’efficacité. Comparons alors avec le postulat de Kelsen : un acte révolutionnaire efficace, quelque soit son contenu et sa légitimité, produit du droit positif sur le fondement d’une fiction heuristique ; en termes appliqués : le plus fort gouverne, peu importe ses fins. Traduction de la logique sceptique de Hume à l’objet juridique : « Il faut, affirme Kelsen, distinguer la notion de justice de celle de droit » ; conséquence méthodologique : « Un droit positif est valable, même s’il est injuste ». Cette automaticité de la validité juridique à seule condition d’efficacité, supposant l’exclusion de l’empire effectif de la légitimité, est précisément ce contre quoi se braque la méfiance d’Hauriou : « Voici maintenant le danger : c’est l’affaiblissement du sentiment du droit au profit de la force pure ». L’écho du souci pédagogique du Professeur de droit s’étend alors bien au-delà des amphithéâtres des Facultés de droit françaises de la IIIème République : « Les hommes ont toujours une tendance à s’illusionner et à prendre pour leur droit leur intérêt du moment. Si vous leur enseignez que le droit se confond finalement avec l’utile, ils en conclueront qu’il se confond immédiatement avec leur utilité propre ». Aussi, l’enseignement pertinent consisterait à suivre la « leçon » de « l’histoire du droit [qui] nous montre au début des organisations juridiques, chez les peuples primitifs, un sentiment du tort causé d’une énergie singulière et que ce sentiment ne semble pas être tout à fait le même que celui de l’utile. Mais non, tout de suite, au nom d’un certain système positiviste sur l’idéal, qui consiste à supprimer l’idéal, on affirme que l’un se ramène à l’autre ». « Supprimer l’idéal », comprenons bien le sens que donne Hauriou à cette considération essentielle : il s’agit de nier l’évidence, car « il existe un idéal de justice universel et immuable ».
On peut à présent exposer les données du paradoxe qui sévit dans cette controverse hypothétique entre Hauriou et Kelsen. En apparence, celle-ci porte sur l’objet d’analyse que partagent les deux juristes, admettons le phénomène juridique. On retrouve ainsi l’une des applications de la controverse classique entre droit naturel et droit positif : d’un côté Hauriou qui affirme « la réalité objective du bien », et de l’autre côté Kelsen qui, pour suivre une formulation similaire, affirme la réalité objective de l’incertain. Pour reprendre la savoureuse métaphore imaginée par Georges Burdeau : « C’est la querelle des astronomes et des horlogers, les uns voulant déterminer l’heure absolue, les autres s’en tenant à l’étude des mécanismes susceptibles d’indiquer une heure ». Or, malgré cette querelle de finalité qui oppose les deux juristes, le paradoxe réside précisément dans leur commune exigence des réquisits du positivisme : observer le phénomène juridique de manière objective afin d’éprouver leurs théories respectives pour in fine les sceller par l’autorité du constat empirique. En conséquence, caractérisant leurs caractères systémiques, autre point commun, entrer dans l’un de ces deux édifices conceptuels c’est renoncer à discuter le bien-fondé de ses fondations.
Remarquons toutefois qu’aujourd’hui, les constitutionnalistes se rendent plus aisément chez Kelsen que chez Hauriou. De toute évidence, Kelsen considère qu’ils ont raison de suivre ce chemin méthodologique, puisque le projet « purificateur » du normativisme a précisément été de condamner les portes du droit naturel. Son argument essentiel s’inscrit dans le procédé kantien de la « révolution copernicienne » selon lequel, grosso modo, les présupposés de l’observateur déterminent exclusivement le sens de son objet. Parce qu’elle prétend observer une « justice absolue », Kelsen se plaît ainsi à indiquer où pointe l’aiguille de la boussole jusnaturaliste : « S’imaginer découvrir ou reconnaître des normes dans les faits, des valeurs dans la réalité, c’est être victime d’une illusion. Car il faut alors, même de façon inconsciente, projeter dans la réalité des faits, pour pouvoir les en déduire, les normes qu’on présuppose et qui constituent des valeurs. [...] La théorie du Droit naturel, qui prétend déduire de la nature les normes d’un juste comportement, les présuppose bien plutôt et les projette dans la nature ».
Il est tout à fait vrai que l’on peut retrouver dans l’utilisation faite par Hauriou de la sociologie, « la fonction essentielle au droit naturel, celle d’étalon de valeur éthico-politique et par conséquent de justification possible du droit positif ». Si l’on accepte ce prisme, une saisissante illustration de cette « instrumentalisation » de la sociologie par Hauriou peut notamment se trouver dans son singulier article Le droit naturel et l’Allemagne : « Puisque la doctrine du droit naturel se meurt d’avoir été séparée de la donnée de l’espèce humaine, il est indiqué de lui restituer ce support qui était sa vie. Bien entendu, nous n’entreprendrons pas cette restitution en théologien, mais en sociologue habitué aux exigences de la méthode positive ». En utilisant cette méthode dans un article publié en septembre 1918, l’objectif de l’auteur était clairement d’affirmer par l’autorité du constat empirique la "victoire intellectuelle" de la France sur l’Allemagne : « Pour le moment, conclut l’auteur, contentons-nous d’avoir retrouvé, dans la notion de l’espèce humaine, le fondement du droit naturel éternel avec son idéal de liberté et de justice, et de dire aux Allemands : « Vous aviez naufragé la barque d’Osiris, nous l’avons remise à flot » ».
Peut-on constater que l’opinion éthico-politique de l’auteur a ici guidé son interprétation du phénomène juridique ? Oui assurément. Mais, au-delà de cet exemple, se doit-on pour autant de conclure que ce type d’analyse n’est pas « vrai » ? Oui, si l’on observe de la fenêtre de l’édifice kelsénien : la description du droit est fausse parce que le juriste ne s’est pas conformé au principe de la neutralité axiologique. Le phénomène juridique n’est donc pas décrit tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être selon des vues subjectives. Si l’on observe à présent du judas de la porte d’entrée, ce type d’analyse se trompe encore davantage : la description du droit est fondamentalement fausse parce que le juriste ne s’est pas conformé au principe du relativisme axiologique. Le juriste a présupposé que le droit contenait des valeurs suffisamment légitimes pour que soit justifié son caractère objectivement obligatoire, alors qu’il n’en contient pas. Ouvrons à présent la porte d’entrée : pourquoi le droit ne contiendrait-il pas de telles valeurs ? Pourquoi, comme le pense Hauriou, le droit naturel n’existerait-il pas ? Sortons de la demeure normativiste, franchissons le grand jardin de la propriété, égarons-nous dans quelques sentiers douteux, puis entrons dans la propriété de l’institutionnalisme : le droit naturel existe.
Installé dans la demeure, on peut alors expliquer pourquoi Hauriou considère la sociologie comme accessoire, et ainsi échapper au paradoxe précédemment souligné. Reprenons la lecture de l’article Les facultés de droit et la sociologie : « Lorsque les sociologues se seront ainsi mis à la raison, c'est-à -dire lorsqu’ils en seront venus à la science pure ; lorsqu’ils auront bien voulu reconnaître que le sentiment du juste ou du tort causé est un fait social capital ; [...] on pourra s’entendre avec eux. Même alors, ils ne doivent pas s’imaginer que leur science prendra la direction du droit. Ce ne sont pas là les rapports naturels entre les arts et la science. Les arts ne sont pas à la remorque des sciences, ils les utilisent. Or, le droit est un art. [...] Qui sait même si l’art ne nous conduit pas plus près de la vérité que la science ? ». Cette distinction-subordination opérée par Hauriou entre « art » et « science » est essentielle. Elle semble en effet indiquer que l’auteur refuse le renversement ontologique opéré par Kant, et donc l’une des bases fondamentales de la méthode positiviste, qui paraît correspondre à ce que Hauriou entend ici par « science ». Or, par cette préférence accordée à l’ « art », l’institutionnalisme invite à un retour à la philosophie classique : indépendamment des présupposés de l’observateur, l’objet est en lui-même porteur de sens. D’après cette méthodologie, c’est par l’observation pénétrante du désordre physique que se découvre prudemment l’ordre métaphysique. L’art désigne donc la méthodologie qui s’aventure avec prudence dans les profondeurs insondables d’une matière apparemment désordonnée afin de révéler les signes d’un esprit ordonnateur. Aussi, lorsque Hauriou reconnaît que le phénomène juridique « appartient » à la sociologie, à une science positive donc, cela signifie à ses yeux qu’elle ne découvre finalement pas grand-chose en termes véritablement juridiques, puisque seul l’approfondissement méthodologique de l’art juridique permet de saisir l’essence du « Droit ». Or, cette essence, c’est l’ « idée d’œuvre », c’est-à -dire « la force spirituelle qui polarise le monde », le « magnétisme spirituel » par lequel « l’homme est aimanté vers le bien comme l’aiguille de la boussole vers le pôle ». Et c’est sans doute cette « idée d’œuvre » que le doyen de Toulouse observe lorsqu’il affirme dans son Précis de droit constitutionnel que « le droit fait aussi la distinction de ce qui est important en matière sociale et de ce qui est moins important [...] il édifie au-dessus de la constitution elle-même et au-dessus du pouvoir constituant la légitimité des grands principes individualistes d’ordre et de justice qui ont fait la civilisation ». Cette « idée d’œuvre », majeure ultime du syllogisme institutionnaliste, à la différence de la norme fondamentale, n’est donc pas une pure abstraction : elle suppose d’admettre qu’il existe in concreto une légitimité divine qui fonde et conditionne la validité du droit positif.
Le paradoxe rencontré lors de cette controverse hypothétique entre Hauriou et Kelsen peut à présent tomber. Même s’ils partagent évidemment un objet d’analyse similaire, ces deux juristes n’ont tout simplement pas pensé leurs grilles d’analyse à partir du même modèle méthodologique. Le normativisme se réfère en effet au modèle de la science juridique, alors que l’institutionnalisme s’est construit en référence au modèle de l’art juridique. Pour maintenir la métaphore, on peut raisonnablement estimer qu’une copropriété paraît difficilement envisageable.
Aussi, afin d’étudier ce qu’aurait pu être le raisonnement et la solution apportés par le doyen de Toulouse face à notre cas d’espèce, il convient de se délester à l’entrée de la propriété institutionnaliste des réquisits méthodologiques du normativisme. Admettons donc que le fondement ultime du droit positif repose sur l’« idée d’œuvre », c'est-à -dire un « idéal de justice universel et immuable » dicté par un esprit ordonnateur. Plus précisément, acceptons l’application particulière proposée par Hauriou de l’art juridique, c'est-à -dire une méthodologie que l’auteur qualifie lui-même de « positivisme catholique », en ne doutant pas que c’est l’adjectif qui est véritablement déterminant. En ce sens, pour mieux comprendre la théorie de l’institution, il semble pertinent d’admettre que l’essentiel est avant tout d’avoir foi en l’« idée d’œuvre ». Cette prémisse que la science juridique jugerait « irrationnelle » car portée sur un objet inobservable en fait selon le modèle d’interprétation qu’elle impose, paraît faciliter la compréhension du sens que Hauriou donne à la notion d’ « institution », particulièrement lorsqu’elle désigne l’ « institution des institutions » : l’État. Entendue par Hauriou, cette institution revêt en effet une parcelle de sacré, une « idée d’œuvre » transcendante qui diffuse aux forces spontanées du phénomène juridique, une universelle et immuable assise indiscutablement juste.
Pour aborder notre cas d’espèce à partir de la méthodologie institutionnaliste de Hauriou, on rencontre dès le départ une difficulté d’envergure. Nous avons vu en effet que d’après cette grille d’analyse, le fondement ultime du droit positif réside dans l’« idée d’œuvre catholique ». Or, l’on sait que l’Islam, ou admettons l’« idée d’œuvre islamique », joue un rôle indéniable dans les fondations du droit positif égyptien. Afin de poursuivre notre chemin vers la décision inconstitutionnelle du 11 février 2011, il faudrait alors idéalement s’engager dans l’étude d’une controverse entre deux édifices dont les profondes hauteurs dépassent de très loin la perspective que nous prétendons observer. Aussi, comme l’on s’approche de fort près des limites de notre démarche hypothétique, il convient de nous en écarter et de s’en tenir à l’étude, à partir du Précis de droit constitutionnel de Hauriou, de l’institutionnalisme appliqué à la révolution égyptienne.
Schématiquement, le processus empirique de l’institution se déroule en trois étapes chronologiques, appréhendées à partir du prisme de l’« idée d’œuvre », assise éternelle qui fonde par son objectivité indiscutable le caractère juridique du phénomène. En conséquence, puisque le raisonnement reste juridique et donc syllogistique, la distinction chronologique de ces étapes correspond également à une distinction hiérarchique : le point de départ transcendant de l’idée d’œuvre divine fonde la validité juridique de la première étape empirique et ainsi de suite. 1ère étape : le « pouvoir de fait » exercé par un groupe d’individus qui impose dans un milieu social donné des commandements justifiés par une interprétation particulière de l’« idée d’œuvre objective » ; 2nd étape : le « consentement coutumier » que manifeste le milieu social à l’ « idée d’œuvre subjective » sur lequel le pouvoir de fait avait justifié son ordre ; 3ème étape : « le pouvoir de droit » qui est exercé par un groupe d’individus au nom de l’« idée d’œuvre subjective consentie » – c’est-à -dire l’« État » –, et à ce titre revêt une qualité institutionnelle.
En admettant ce schéma, la question est maintenant de savoir où placer la Constitution égyptienne du 11 septembre 1971, puisque c’est en référence à cette constitution formelle que nous avons qualifié de révolutionnaire la décision du 11 février 2011. Il semble pertinent d’estimer que l’émergence d’une Constitution positive se situe quelque part entre la 2ème et la 3ème étape, dans la mesure où pour Hauriou, le pouvoir constituant originaire appartient au groupe restreint des individus qui exercent le pouvoir de droit au sein du milieu social : « Observons surtout, en remontant aux principes généraux et aux origines premières, que ce n’est pas le pouvoir de droit qui naît de la loi, mais, au contraire, la loi qui naît du pouvoir de droit. Le pouvoir de droit naît du consentement coutumier à l’institution au nom de laquelle il commande, et c’est lui qui établit les lois ». Une Constitution positive, formelle ou non, traduit donc le commandement du « pouvoir de droit ». Aussi, le fondement du pouvoir de droit, c’est-à -dire le titre juridique habilitant un groupe d’individus à gouverner la puissance publique, ne peut dépendre de la Constitution positive, puisqu’elle est la conséquence et non la cause. La justification du caractère juridique du pouvoir de droit ne peut donc que résider dans le consentement coutumier, qui est la source de l’habilitation. En ce sens, les seules dispositions formellement constitutionnelles ne sont pas essentielles pour caractériser la qualité révolutionnaire d’un phénomène politique. La forme juridique n’est en effet que le voile de l’ordre institutionnel, qui doit se comprendre fondamentalement d’un point de vue matériel, car c’est la matière juridique qui exprime les valeurs de l’idée d’œuvre subjective des « gouvernants » consentie par coutume au sein du milieu social. Or, la « nocivité du pouvoir constituant » se révèle justement lorsque surgit le désordre institutionnel, qui est marqué empiriquement par la fin d’un consentement coutumier du milieu social. Profondément conservatrice, la méthodologie institutionnaliste invite en effet à considérer que « l’épithète de révolutionnaire s’applique au fait de subordonner le durable au momentané ». En d’autres termes, le qualificatif juridique « révolution » impose de remonter entre la 1ère étape et la 2nd étape du processus institutionnel.
« Lorsque dans un État où existait auparavant un pouvoir de droit organisé, appuyé sur des institutions, une révolution s’est produite, qui a balayé les constitutions gouvernementales existantes et qu’un gouvernement provisoire, organisé parmi les insurgés, s’est emparé du pouvoir, c’est-à -dire a occupé les bureaux, s’est mis à commander aux fonctionnaires et à la force publique, alors, il y a gouvernement de fait ». Toute la question est alors de savoir si le pouvoir de fait exercé par les généraux du Conseil de l’armée est légitime ou non. D’après le syllogisme institutionnaliste, cela revient à se demander si l’idée d’œuvre subjective qui s’exprime dans la force utilisée par les généraux égyptiens, correspond ou non à l’idée d’œuvre objective. Or, on l’a vu, cette idée d’œuvre objective a un contenu particulier pour Hauriou, celui du dogme catholique. Et c’est donc à partir de celui-ci, tout du moins de l’interprétation qu’il en propose, que s’évalue la validité « juridique » de l’exercice du pouvoir de fait par l’armée.
En cette période de « troubles anormaux », il semble difficile d’observer sociologiquement si le pouvoir de fait est effectivement consenti par le milieu social. Mais, illustration de la méthodologie de l’art juridique, l’essentiel n’est pas là : « il convient de faire appel à la doctrine théologique de l’origine divine du pouvoir, laquelle se joint à la sagesse humaine pour conseiller aux sujets la patience tant que le gouvernement de fait n’est pas tyrannique et jusqu’à ce que lui-même soit devenu pouvoir de droit par le consentement coutumier ». Cette justification automatique mais provisoire de tout pouvoir de fait, premier principe que Hauriou reconnaît à l’« idée d’œuvre objective », est nuancée : ce pouvoir de fait ne doit pas être tyrannique. Il existe donc un second principe indiscutable qui doit permettre d’évaluer le bien-fondé de l’« idée d’œuvre subjective » diffusée par les généraux dans le milieu social égyptien. C’est précisément à propos de cette seconde « justification d’ordre théologique » que la qualité « catholique » du positivisme de Hauriou prend tout son sens et semble à la fois le perdre. L’auteur indique en effet en note l’un des « avantages » qu’il reconnaît à la « doctrine théologique », et sur lequel il apporte une considération révélatrice : « En tant que provenant de Dieu, le pouvoir est naturellement orienté vers la raison, la justice et le bien commun ; il est respectueux de l’ordre social et des libertés des citoyens ; il n’est ni abusif ni tyrannique. Ce dernier caractère permettra de juger les gouvernements de fait, de savoir s’ils peuvent être reconnus ou non, s’ils peuvent ou non être transformés en gouvernements de droit par un consentement coutumier ». Deux éléments peuvent être dégagés de cette considération essentielle propre à la méthodologie institutionnaliste de Hauriou. Tout d’abord, le caractère franchement secondaire de la grille d’analyse qu’est la sociologie et de son objet d’analyse qu’est le milieu social. Ensuite, et sans doute en conséquence, on est amené à douter du caractère divin de l’« idée d’œuvre objective » que Hauriou place en majeure ultime de son syllogisme, tant son contenu correspond à l’opinion politique classique du conservatisme libéral, situé à droite de l’échiquier politique de la IIIème République. Ces deux considérations méthodologiques d’ordre politique s’illustrent particulièrement lorsque l’auteur appréhende le phénomène juridique qui se manifeste en Russie : même si l’idée d’œuvre subjective de l’avant-garde éclairée du prolétariat se diffusait dans le milieu social et aboutissait à l’émergence d’une idée d’œuvre subjective consentie, il ne s’agirait certainement pas de « Droit ». Autrement dit, puisque cette conclusion s’apparente évidemment à un mot d’ordre intérieur, il ne faut pas laisser se diffuser dans le milieu social français l’idée d’œuvre communiste et ce qui s’y apparente, mais maintenir l’idée d’œuvre du conservatisme libéral qui, absolument juste et d’après laquelle « la vie civile individualiste [...] est la vie sociale par excellence », doit fonder la matière du droit public de l’État français.
Ouvrons la porte de l’édifice institutionnaliste de Hauriou : de toute évidence, sa méthodologie est totalement dépourvue de neutralité. Restons toutefois dans le jardin de la propriété en estimant que l’auteur a peut-être manqué de prudence. De là , sans doute convient-il d’estimer que la véritable majeure du syllogisme institutionnaliste de Hauriou n’est pas tant l’idée d’œuvre du catholicisme que l’idée d’œuvre du conservatisme libéral ; et il n’est d’ailleurs pas certain que cette modification aurait dérangé le maître des lieux, sauf à appuyer son prosaïsme.
Avant de devoir quitter les lieux, proposons en conclusion ce qu’aurait pu être la solution apportée par le doyen de Toulouse à notre cas d’espèce : si les objectifs des généraux égyptiens sont conformes à l’idée d’œuvre du conservatisme libéral, il s’agit de suspendre tout jugement et d’attendre pour voir leur œuvre car, lorsque par la force des choses le milieu social égyptien s’y sera accordé, fleurira alors un nouvel ordre institutionnel ; patience et observation. Toutefois, si la force armée dirigée par les généraux a une finalité plus ambigüe, on s’attachera à davantage l’étudier, en délaissant la question de son impact potentiel dans le milieu social égyptien ; méfiance et observation. Enfin, s’il apparaît clairement que les généraux égyptiens s’attachent à l’ordonnancement d’une œuvre qui ne se conforme pas aux valeurs du conservatisme libéral, il ne peut alors s’agir d’un ordre institutionnel, c’est un ordre tyrannique ; refus catégorique.
Si l’institutionnalisme d’Hauriou aboutit à une solution qui, finalement, ne laisse qu’une place fort modeste à la sociologie, on peut considérer qu’au contraire le réalisme de Duguit invite à considérer comme méthodologiquement essentielle cette science. Et pour cause, lorsque le jeune Professeur de droit, quelques années avant Hauriou, se saisit de la question de l’intronisation de la sociologie dans les Facultés de droit, son avis est pour le moins enthousiaste : « à elles seules doit appartenir l’enseignement complet des sciences sociales ; leur véritable nom devrait être : Faculté de sciences sociales ; or le droit constitutionnel est une des plus importantes de ces sciences ».
B) Le réalisme de Duguit, une inclusion essentielle
Le droit constitutionnel, une science ; voilà une considération qui n’a certainement pas échappé à Hauriou tant elle va à rebours de son système. De toute évidence, l’axiome du raisonnement duguiste est précisément la pernicieuse « erreur de raisonnement » qui amenait le Professeur à fermer les portes artistiques des Facultés « gardiennes du droit ». Il s’agissait d’empêcher que ne soit diffusée depuis leurs beaux amphithéâtres l’"hérésie" de ce fameux « système positiviste sur l’idéal, qui consiste à supprimer l’idéal ». La controverse qui opposa durant toute leur longue carrière les deux juristes s’amorce donc bien dès cette époque : Duguit se revendique « sociologue », et en conséquence, le modèle méthodologique n’est pas l’art juridique que Hauriou veut conserver, mais bel et bien la science juridique que « ses quelques bons amis sociologues » veulent imposer. Ainsi, au Professeur toulousain qui affirme que le « tort » essentiel d’un tel modèle est son « hypothèse philosophique, la croyance au déterminisme universel », le Professeur bordelais répond que « l’idée du déterminisme social [...] est la base même de notre science ». Peu importe pour le Professeur toulousain la portée de l’idée, qu’elle concerne l’humanité ou un milieu social, le problème c’est le déterminisme : « Le droit considéré comme édifice artistique [...] est basé sur cette hypothèse que les rapports sociaux s’analysent en des volontés formulées par des personnes responsables. [...] Le droit a donc besoin qu’il y ait dans le monde une certaine quantité de libre arbitre ou de quelque chose qui y ressemble : je ne dis pas qu’il ait besoin du libre arbitre universel ». Peu importe pour le Professeur bordelais le souci de la liberté individuelle, ce n’est pas un problème scientifique : « Que les croyants et les métaphysiciens se passionnent sur le problème du libre arbitre, je le veux bien ; mais il ne peut toucher le sociologue, qui se borne à constater les faits sensibles ».
Voilà en effet l’essentiel pour le réalisme duguiste : l’observateur doit se borner à « constater les faits sensibles ». Cet axiome méthodologique s’inscrit de toute évidence dans le renversement ontologique opéré par Kant. Le procédé consiste à aborder le modèle scientifique kantien, admettons le scientisme, qui suppose de considérer que c’est l’observateur qui détermine en tout point son objet, par le prisme du souci de certitude empirique que professe le positivisme comtien. Par ce raisonnement combinatoire qui caractérise le réalisme, Duguit dégage les deux principes directeurs de sa méthodologie réaliste. Schématiquement, il s’agit tout d’abord de considérer que comme l’observateur est empiriquement un corps qui ressent les choses par ses cinq sens, le phénomène que l’observateur peut observer se borne à ce que son corps peut ressentir. Premier axiome méthodologique : l’objet de l’observateur réaliste est le « fait sensible ». Ensuite, comme empiriquement l’observateur est un corps qui est déterminé par les lois de ses affects – se nourrir, boire, dormir, dépérir… –, le phénomène sensible que l’observateur peut observer est également déterminé par des lois. Second axiome méthodologique : la fonction de l’observateur réaliste est de connaître ces lois déterminantes. Appliqués au champ de recherche sur lequel Duguit porte son regard, ces deux axiomes invitent l’auteur à préciser en conclusion de cet article fondateur du projet réaliste, « quels doivent être à notre sens la méthode, le plan et l’esprit d’un cours de droit constitutionnel : rejeter tous principes a priori, observer les phénomènes sociaux, étudier les institutions politiques des divers pays, convaincu qu’aucune d’elles n’est bonne ou mauvaise en elle-même, mais que toutes sont de simples faits, dérivant des faits qui les précèdent et déterminant ceux qui les suivent et les accompagnent ; essayer de formuler les rapports de ces faits, c'est-à -dire les lois qui régissent leur succession et leur coexistence ; tenter enfin, à l’aide de ces lois, de prévoir l’avenir politique des sociétés contemporaines. L’entreprise est peut-être téméraire ; à coup sûr elle est légitime ».
Que du point de vue de l’édifice réaliste cette entreprise soit légitime, c’est un fait. De même, on ne s’étonnera pas que du point de vue des édifices institutionnaliste et normativiste, l’entreprise est à coup sûr téméraire. Inévitable, la controverse porte précisément sur le procédé opéré par le raisonnement réaliste pour établir sa grille d’analyse constitutionnelle. Il est alors possible de scinder son étude en deux temps, correspondant aux deux principes méthodologiques dégagés : la critique adressée par le système institutionnaliste d’Hauriou porte principalement sur l’objet du réalisme ; la critique adressée par le système normativiste de Kelsen porte principalement sur la fonction du réalisme.
Comme on peut s’en douter, la clé de voûte de l’opposition entre l’institutionnalisme et le réalisme à propos de l’objet d’analyse que le constitutionnaliste se doit d’aborder, réside dans la différence de modèle méthodologique. Selon les réquisits combinés du positivisme comtien et du scientisme kantien, le constitutionnaliste doit être considéré comme une personne physique, et en conséquence le phénomène juridique ne peut contenir dans ses profondeurs l’insondable métaphysique où siège l’esprit ordonnateur de l’art juridique et ses principes. Inscrit dans cette perspective, le réalisme est donc méthodologiquement dans l’incapacité d’observer l’existence d’un « idéal de justice immuable et absolu ». Une telle considération ne peut donc être qu’« extra-scientifique », puisqu’« on ne peut arriver à la connaissance de la petite part de réalité qu’il nous est permis d’atteindre que par l’observation directe des faits qui tombent sous la prise des sens. Tout le reste c’est de l’imagination, du mysticisme, du sentiment, de la poésie, ce n’est pas de la connaissance du réel ». Il est certain que ce prosaïsme empirique de principe n’aurait pas droit de cité dans les terres de l’institutionnalisme. L’accord entre le système réaliste et le système institutionnaliste ne semble donc pas possible, et l’on peut se contenter de noter que l’ambiguïté que revêt aujourd’hui le terme « idéal » reflète plutôt bien la distorsion ontologique qui sépare les deux domaines. Maintenons toutefois cette ambiguïté car elle peut s’avérer utile pour révéler une tension interne de l’édifice réaliste. Pour tenter de la cerner davantage, il paraît opportun de poursuivre l’étude du versant négatif du projet réaliste de Duguit, qui consiste donc à désenchanter le monde constitutionnel.
La cause du désenchantement réaliste est l’application stricte de la méthodologie réaliste au champ juridique : « Que la puissance gouvernante appartienne à un individu, à une classe, à la majorité numérique des membres du corps social, à des groupements secondaires, elle est une puissance de fait, pas autre chose. On n’a jamais réfuté et on ne pourra jamais réfuter ce que j’ai si souvent répété : une volonté humaine individuelle ou collective ne peut pas s’imposer par elle-même à d’autres volontés humaines. La notion de droit subjectif est en soi une notion irréelle ». On constate ici que le système réaliste de Duguit est fort proche du système normativiste de Kelsen.
Sur ce fondement, le moyen du désenchantement réaliste réside dans le ton utilisé par le doyen de Bordeaux pour affirmer la pertinence de son principe de l’inexistence du droit subjectif. L’argument de l’autorité du constat empirique est en effet formulé de manière à accentuer le prosaïsme des concepts classiquement utilisés par les grilles d’analyse constitutionnaliste de son époque. On peut noter que Kelsen pour sa part utilise, à notre connaissance tout du moins, un ton plus neutre pour formuler ses critiques ; nous verrons par la suite que cette nuance apportée à la proximité apparente de leurs édifices respectifs revêt une certaine importance. Toujours est-il que par ce procédé rhétorique l’objectif du doyen de Bordeaux est de marquer les esprits, car il s’agit d’affronter un penchant imaginatif fort tenace de l’« homme ». Il s’avère donc nécessaire de rejeter par des qualificatifs marquant son caractère fantaisiste, tout procédé intellectuel qui consiste à imputer une volonté à une entité qui n’est pas un individu, c'est-à -dire qui ne correspond pas à ce qu’est l’observateur, puisque c’est lui qui crée de toutes pièces son objet d’analyse. « On parle de l’âme de la nation, de l’esprit du peuple, du moi commun des grandes personnes morales, que sont la nation, la famille, les classes, les provinces, les communes. On accuse de matérialisme plat et vulgaire, de béotisme épais, ceux qui ne veulent pas croire que ces grands mots expriment des réalités. Tout cela c’est de la littérature et de la poésie. Mettons que la croyance à la personnalité, à l’âme, à la volonté des grandes collectivités, est une croyance métaphysique qui peut être un ressort puissant d’action, qu’elle est un fait social que le sociologue ne peut négliger. Mais ce n’est pas par des croyances mythiques, ce n’est pas par des formules plus ou moins poétiques qu’on résout un problème de science positive ».
Avant de présenter la finalité du désenchantement réaliste, il convient de faire à nouveau place au doyen de Toulouse, tant l’édifice institutionnaliste est attaqué de plein fouet par son collègue de Bordeaux. « Le malheur, se peine-t-il dès 1893, est que le déterminisme universel est un système philosophique pas démontré du tout et indémontrable comme tous les systèmes. Le malheur est encore que ce système heurte de front les idées des jurisconsultes. Et il ne s’agit pas des idées qu’ils peuvent avoir par suite de leur éducation ou de leurs préférences personnelles, d’une façon accidentelle, je parle d’idées professionnelles exigées par le métier lui-même, qui sont la condition même du sens juriste ». L’heure est grave. S’il n’est plus permis de croire en une transcendante « idée d’œuvre objective », alors le phénomène institutionnel est également une illusion, puisqu’il ne peut y avoir de pouvoir de fait qui institutionnalise et de pouvoir de droit qui est institutionnalisé sans référence à un idéal de justice absolue ; dénués de cause et de finalité artistiques, les gouvernants n’ont alors plus aucune habilitation juridique à gouverner. Ou, pour dire les choses à l’envers, les gouvernés ne sont plus tenus d’obéir. Bref, il n’y a plus d’« État ».
La chose est entendue pour Duguit, d’où le procédé rhétorique : « Puisque les gouvernants ne sont que des individus comme les autres, puisqu’ils ne sont ni les représentants ni les organes d’une personne collective qui n’existe pas, ils ne peuvent pas formuler des ordres ; ils n’ont pas la puissance publique. La puissance publique est une fiction [...] Il ne faut pas avoir peur des mots et il faut affirmer bien nettement que la puissance publique est une chose sans réalité, que ce mot n’est employé par les gens qui détiennent le pouvoir que comme un moyen commode d’imposer ce pouvoir en faisant croire qu’il est un pouvoir de droit quand il n’est qu’un pouvoir de fait ».
L’affirmation est forte. Il ne s’agit pas seulement de dire, à l’image du normativisme kelsénien : la grille d’analyse qui utilise l’outil conceptuel « État » en lui attribuant une réalité objective est fausse, et ce type d’utilisation caractérise l’absence de neutralité du constitutionnaliste qui justifie l’exercice du pouvoir au nom de principes tels que la chose publique, l’ordre public, l’intérêt général, ..., alors que l’observation véritablement neutre ne doit relever que la force de l’efficacité et sur cette seule condition amener le constitutionnaliste a simplement supposer que ce pouvoir dicte du droit positif, nonobstant sa finalité. Non, Duguit va méthodologiquement bien plus loin que Kelsen, résolument réaliste, il s’agit de quitter la sphère de l’observateur pour s’attaquer directement au désenchantement de l’objet : c’est le pouvoir lui-même qui justifie sa puissance sur des principes objectivement faux ; c’est un fait. Paroxysme du désenchantement réaliste : « Les 900 individus qui composent le parlement ne peuvent point me donner d’ordre ».
« On m’a accusé d’être un anarchiste. Hauriou m’appelle anarchiste de la chaire. […] Anarchiste si l’on veut ; je n’ai pas peur des mots. Anarchiste ma doctrine ; j’accepte l’épithète et je maintiens la doctrine si elle peut contribuer à débarrasser une fois pour toutes la science juridique des concepts métaphysiques qui l’encombrent encore ».
De ce point de vue désenchanté du droit constitutionnel, il est évident que pour Duguit l’inconstitutionnalité de la décision du 11 février 2011 n’a en soi aucune importance, puisque par application du principe de négation du droit subjectif, le vice-président Souleiman et les révolutionnaires n’étaient de toute façon pas tenus d’obéir à la Constitution du 11 septembre 1971. Plus largement d’ailleurs, tous les principes qui justifiaient l’exercice du pouvoir n’étaient qu’« illusions ».
Installé dans la demeure réaliste, admettons la cause – application au champ juridique d’une grille combinant scientisme kantien et positivisme comtien – et le moyen – principe appliqué de négation du droit subjectif – du désenchantement duguiste. Mais qu’en est-il de la finalité ? À l’extérieur, les « accusateurs » sont nombreux et leur jugement très sévère : non seulement l’objectif annoncé dans l’article fondateur de 1889 est estimé certainement téméraire par ses pairs, mais aussi et surtout indiscutablement illégitime. S’agit-il donc uniquement de détruire l’ensemble des dogmes du droit public, à la fois du point de vue théorique et pratique ? On sait que ce n’est évidemment pas le cas. La finalité du désenchantement duguiste réside essentiellement dans le souci résolument dogmatique d’obtenir une véritable limitation de la puissance de fait des gouvernants : « Toute recherche sociale n’a de raison d’être et de valeur que si elle peut formuler une règle de conduite qui s’impose au respect des gouvernants ».
La tension interne de la méthodologie réaliste se précise : la cause et le moyen sont négatifs mais la finalité est positive. Certes, vus de l’extérieur, les éléments négatifs portent en eux une teneur subversive trop importante pour être compatible avec la finalité communément admise du droit constitutionnel : la résolution pacifique des conflits politiques par une réglementation préétablie et efficace. Mais en toute logique ce préjugé sur la méthodologie réaliste de Duguit est tributaire des présupposés d’autres édifices, ce qui supposerait de s’engager dans d’autres controverses. Or, notre objectif se réduit ici à saisir la tension interne du raisonnement réaliste pour tenter de le découvrir avec un minimum de précision ; préalable nécessaire à la proposition d’une solution à notre cas d’espèce au mieux adaptée à cette méthodologie. Aussi faut-il encore rester dans la demeure réaliste, d’autant que cette fameuse tension interne semble croître au fur et à mesure que se repère le versant dogmatique du réalisme duguiste. Afin d’appréhender ce versant, il s’avère à présent nécessaire de prendre en compte le second axiome méthodologique, appliqué au droit constitutionnel : la fonction du constitutionnaliste réaliste est de connaître les lois qui déterminent le « phénomène social » appréhendé comme un fait sensible.
C’est par l’intermédiaire de ce second axiome que l’on comprend la finalité du désenchantement réaliste, il en est tout simplement le préalable nécessaire. Il faut en effet que le phénomène social soit méthodiquement épuré du principe transcendantal et de toutes ses abstractions fantaisistes, afin que le constitutionnaliste puisse, à l’instar des sciences empiriques classiques, constater par observation et induction l’existence des lois qui le déterminent. En d’autres termes, la combinaison des deux principes méthodologiques garantit l’existence et donc la connaissance certaine du « droit objectif ». Comprenons bien la conséquence du procédé : la majeure ultime du syllogisme réaliste fonde son autorité sur la certitude du fait sensible, puisque le « droit objectif » contient les lois qui déterminent l’existence empirique du « phénomène social ». Aussi sûr que le feu brûle les doigts du cuisinier maladroit, aussi sûr que la pluie mouille l’étourdi sans parapluie : gouvernants et gouvernés obéissent de fait au « droit objectif » : « cet organe social, qu’on appelle l’État » est « limité dans son action par une règle de droit […] il ne peut pas ne pas l’être ».
On peut admettre que la tension interne à l’édifice réaliste prend alors des proportions démesurées : nous sommes passés d’un versant négatif reconnu comme anarchiste – la négation du droit subjectif – à un versant positif qui reconnaît l’autorité de lois objectives par leur nécessité physique – l’affirmation du droit objectif. Cependant, l’intensité s’amenuise si l’on s’attache au sens que donne Duguit à ce « droit objectif ».
D’après le doyen de Bordeaux, le « droit objectif » correspond à la « solidarité sociale », qu’il a observée comme la véritable loi qui détermine le phénomène social : « si la grande majorité des individus n’a pas, en effet, une opinion nette sur ce qui constitue la solidarité sociale, il y a un sentiment, obscur peut-être, mais profond et réel, de la solidarité sociale, susceptible de donner une base positive à la règle de droit […] Par cela même qu’il y a une société d’hommes, cette conscience de la justice existe chez tous, plus ou moins nette, plus ou moins forte, mais certaine ». Conformément à la méthodologie réaliste, cette solidarité sociale est produite spontanément au sein du phénomène social et Duguit en explique le mécanisme : « La conscience chez la masse des individus d’un groupe donné que telle règle morale ou économique est essentielle pour le maintien de la solidarité sociale, la conscience qu’il est juste de la sanctionner, voilà les deux éléments essentiels de la formation et la transformation de la règle de droit ». Aussi, cette nécessité immanente de la solidarité sociale explique le statut que lui accorde le réalisme duguiste : elle est le fondement de validité de tout droit positif ou subjectif, puisque qu’elle détermine n’importe quelle volonté. « Si, en effet, explique Duguit, il est vrai que le droit est un produit spontané des consciences individuelles, s’inspirant à la fois du sentiment de la nécessité sociale et du sentiment de justice, la norme de droit est cela et ne peut être que cela. [...] Dès lors, la loi positive ne peut être conçue que comme un mode d’expression de la règle de droit. Le législateur ne la crée pas ; il la constate ; et la loi positive ne s’impose que dans la mesure où elle est conforme à cette règle. Obéissance n’est pas due à la loi comme telle, mais seulement à la loi exprimant ou mettant en œuvre une norme juridique ». Voilà donc la combinaison opérée par Duguit entre les deux versants de son édifice réaliste : du point de vue interne le phénomène social est anarchique, puisque les gouvernants n’ont aucune légitimité particulière à imposer leur volonté aux gouvernés, mais du point de vue externe, le phénomène social est déterminé par la solidarité sociale et donc gouvernants et gouvernés, de fait, lui obéissent ou plutôt doivent lui obéir ; ce qui n’est pas la même chose.
Ouvrons en effet la porte de la demeure réaliste : si tout individu au sein du phénomène social est déterminé par la loi objective de la solidarité sociale, comment la loi positive posée par les gouvernants pourrait être contraire à celle-ci ? Sauf à suivre le scepticisme de Hume, on sait que l’eau est déterminée à bouillir à cent degrés, et obéit donc à cette loi de physique, alors pourquoi le législateur qui évolue également dans un phénomène exclusivement empirique, n’obéit pas nécessairement à cette loi de sociologie ? S’impose alors un bref regard vers la demeure institutionnaliste : « le droit considéré comme édifice artistique [...] a donc besoin qu’il y ait dans le monde une certaine quantité de libre arbitre ou de quelque chose qui y ressemble ».
La solution de Duguit, sans doute hasardeuse, réside dans l’idée selon laquelle la solidarité sociale détermine certainement le législateur, mais il ne le sait pas, ou autrement dit il ne connaît pas cette loi. C’est là son erreur d’après Duguit, et c’est là le rôle du constitutionnaliste qui, lui, sait. « À la science du droit correspond l’art juridique ou législation. La législation est un art et non une science : c’est l’ensemble des procédés à suivre pour assurer pleinement la cohésion et la conservation sociales. Les lois positives portées par le législateur doivent être conformes aux lois sociologiques, et à l’état social pour lequel elles sont faites, lois et état que détermine la science juridique ». Voilà une nouvelle opposition entre le doyen de Toulouse et le doyen de Bordeaux : l’art juridique est subordonné à la science juridique et, plus précisément, l’« art politique » est subordonné à la « science constitutionnelle ». Précisément, la fonction du constitutionnaliste consiste à indiquer, sur la base de sa science, quel contenu la loi positive doit adopter, car « toute loi qui est contraire aux tendances sociales est arbitraire, reste sans effet, ou peut même amener une crise grave ». Qu’on comprenne bien cependant qu’il ne s’agit pas du rôle classique que revêt le jurisconsulte. Dans le monde constitutionnel désenchanté de Duguit, étant donné que le constitutionnaliste connaît les lois qui déterminent gouvernés comme gouvernants, il doit dicter et idéalement imposer au législateur le contenu de la loi : idéalement.
Il s’avère ainsi que la tension interne de l’édifice réaliste de Duguit s’exprime dans la fonction de « législateur de l’ombre » reconnue au constitutionnaliste : il s’agit de désenchanter l’objet juridique pour mieux l’enchanter. Afin de préciser en quoi consiste l’enchantement duguiste, il semble pertinent de tourner cette-fois-ci notre regard vers l’édifice normativiste et ses fondations relativistes.
Malgré la proximité remarquée entre l’édifice duguiste et l’édifice kelsénien à propos du désenchantement du monde constitutionnel, un écart peut être repéré à propos de la fonction reconnue au constitutionaliste. Le rôle politique ambitieux que Duguit accorde au constitutionnaliste n’est en effet pas celui reconnu dans l’édifice normativiste. Certes, il est tout à fait possible que la demeure normativiste reçoive dans son salon des acteurs politiques pour les conseiller, réception qui s’explique somme toute par diverses accointances d’opinion. Mais, principe de neutralité axiologique oblige, dans le laboratoire réservé à la seule science, il est strictement interdit de conserver son opinion éthico-politique afin de ne jamais juger l’objet d’analyse, c’est-à -dire pour éviter toute évaluation du bien-fondé du droit positif. On pourrait donc estimer, en toute logique, que l’accès du laboratoire normativiste serait interdit au réaliste : vous jugez votre objet, et ne le décrivez pas tel qu’il est. Mais, et c’est là le problème, on a vu que selon ses axiomes méthodologiques, le réalisme entend décrire son objet tel qu’il est, sans principes a priori, c’est-à -dire précisément sans jugement de valeur : « Il n’y a pas de loi positive bonne ou mauvaise en soi, précise bien Duguit ; il y a seulement des lois conformes ou non à l’état social ». Un paradoxe se dégage de cette controverse : les deux méthodologies imposent l’observation objective de leur objet, mais seul le réalisme en induit l’existence de lois objectives. Autrement dit, dans ces deux demeures, on doit se délester de tout préjugé éthico-politique pour entrer dans le laboratoire et atteindre la fenêtre d’observation, mais, une fois installé, on ne voit pas la même chose.
Ce paradoxe peut cependant être rapidement dépassé. On a vu en effet que le normativisme kelsénien est basé sur l’axiome méthodologique du relativisme axiologique, qui suppose de considérer qu’aucune objectivité ne peut exister empiriquement dans le domaine juridique : la signification objective qui caractérise le statut de norme est une pure abstraction, qui par définition n’a aucune attache empirique. En d’autres termes, aucune légitimité réelle ne fonde ultimement l’obligatoriété du droit : le désenchantement du monde constitutionnel est absolu. En conséquence, le projet réaliste de Duguit de révéler l’existence d’un « droit objectif » au cœur de la réalité sensible est par principe refusé par Kelsen, puisque cela reviendrait à postuler l’existence empirique d’une légitimité ou, si l’on préfère, d’une justice. Face à cette radicalité, on constate que la « solidarité sociale », et le sens des mots le révèle spontanément, est un enchantement : le désenchantement duguiste du monde constitutionnel est donc relatif. Il postule l’existence d’une justice au sein du phénomène social, par là contingente et particulière et non immuable et universelle, et en conséquence ne supprime pas la possibilité d’évaluer la légitimité du droit positif. La cause du droit positif n’étant pas identique, justice fictive imputée pour Kelsen et justice sociale spontanée pour Duguit, le réalisme et le normativisme ne partagent pas la même finalité scientifique. Au contraire du réalisme, il n’est pas possible pour le normativisme de révéler des principes empiriques permettant d’expliquer l’obligatoriété objective du droit positif. Autrement dit, si le moyen est commun, à savoir le souci de l’observation objective des faits, il ne s’agit tout simplement pas d’observer la même chose. Or, si Duguit souhaite constater objectivement l’existence empirique de la solidarité sociale, c’est parce qu’il veut conditionner la validité du droit positif à partir de principes contenus dans une majeure ultime indiscutable.
Ce paradoxe étant dégagé, on peut à présent poursuivre la controverse hypothétique entre Kelsen et Duguit. La question posée est de savoir si le constitutionnaliste peut justifier par l’argument du constat empirique l’obligatoriété objective du droit positif. La discussion porte sur la pertinence de cette affirmation de Duguit appliquée au domaine juridique : « N’admettre comme vraie qu’une chose prouvée par l’observation des faits : telle est la première règle de la méthode scientifique ».
Cette première règle, axiome essentiel de la méthodologie réaliste, découle d’une combinaison d’influences que l’on peut ici rappeler. Il s’agit principalement du modèle scientifique kantien qui suppose de considérer que c’est l’observateur qui détermine en tout point son objet, allié à la nécessité d’une certitude empirique professée par le positivisme comtien. Nous avions vu que cette combinaison aboutissait aux deux principes directeurs du réalisme, selon lesquels l’objet de l’observateur réaliste est le phénomène sensible et la fonction de l’observateur réaliste est de connaître les lois qui déterminent ce phénomène. Or, le relativisme axiologique du normativisme invite à considérer l’application de cette méthodologie en droit constitutionnel comme fort hasardeuse. En effet, le constitutionnaliste est concrètement un individu, or l’objet qu’il se propose d’étudier, admettons avec Duguit le « phénomène social », n’est pas un individu, mais une multitude d’individus. Il n’y a donc aucune correspondance physique, sensible, entre le constitutionnaliste et le phénomène empirique qu’il appréhende. Schématiquement : l’observateur est un corps sensible, capable de se mouvoir selon la volonté unilatérale de sa subjectivité ; le phénomène social est une multitude d’unité physique du même type. Et c’est justement dans cette discordance empirique entre le constitutionnaliste et le phénomène social qu’est le cœur de la tension interne de l’édifice réaliste, qui se hasarde entre le désenchantement du réel et l’enchantement de l’abstraction. Cette discordance empirique explique également la profonde difficulté de prouver uniquement par l’argument du constat empirique l’existence d’un droit objectif gouvernant l’ensemble des unités physiques évoluant sur tel espace pendant tel temps. Cette discordance empirique explique enfin la logique classique de penser la réalité physique du phénomène social sur le modèle de l’individu-observateur, dont les deux principales qualités physiques sont l’unité du corps et l’unilatéralité de la volonté subjective qui le meut.
Cette tension est particulièrement palpable dans le réalisme duguiste, et si l’on observe sa grille d’analyse constitutionnelle de la fenêtre d’observation de l’édifice normativiste, on peut relever la limite du caractère empirique de l’argument du constat pour légitimer les règles suprêmes que contient la « solidarité sociale ». L’auteur inclut en effet dans cette « solidarité sociale », soit en tant que fondement ultime du droit positif, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, ce qui signifie que sur le territoire français, l’ensemble des nationaux sont déterminés à obéir, à partager une même « conscience juridique ». Ceci n’est pas nécessairement démontrable par l’argument du constat empirique et pose le problème de l’unilatéralité reconnue à la règle contenue dans le « droit objectif ».
Proposons en conclusion ce qu’aurait pu être la solution apportée par le doyen de Bordeaux à notre cas d’espèce. Le même problème rencontré avec l’institutionnalisme de Hauriou se pose avec le réalisme de Duguit. Le désenchantement relatif imposé par le réalisme s’opposant à l’influence constatée de l’Islam sur le monde constitutionnel égyptien, nous laissons de côté cette question. Il est possible de considérer que Duguit, suivant la logique du législateur de l’ombre, aurait sans doute déjà noté l’erreur des gouvernants renversés de ne pas avoir gouverné suivant l’art politique fondé sur la science constitutionnelle ; l’art politique leur aura manqué. Suivant justement cette science, la perspective réaliste de Duguit inviterait à étudier de manière précise la réalité socio-politique égyptienne à partir de procédés d’observation et d’induction, afin d’en définir la « conscience juridique ». Préalable d’analyse empirique nécessaire pour connaître le contenu potentiel de la « solidarité sociale » égyptienne, par laquelle pourra être évaluée la validité juridique des actes révolutionnaires étudiés.
Qu’il nous soit permis de clore cette étude par une sentence. « Une « sentence », rappelle Michel Villey, est une opinion non scientifiquement démontrée, cependant fondée, éclairée par la controverse dialectique, qui a pris en considération sur une même cause les points de vue de multiples interlocuteurs ». Il nous semble qu’au-delà de notre cas d’espèce, en droit sans doute plus qu’ailleurs, l’objet gouverne la grille.
Pierre-Marie Raynal est doctorant et ATER en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Il prépare actuellement une thèse sur Les fictions constitutionnelles, sous la direction de M. le Pr. Denis Baranger.
Pour citer cet article :
Pierre-Marie Raynal « Révolution et légitimité, la dimension politique de l'excursion sociologique du droit constitutionnel », Jus Politicum, n°7 [https://juspoliticum.com/articles/Revolution-et-legitimite-la-dimension-politique-de-l-excursion-sociologique-du-droit-constitutionnel]