« Cet article se propose d’analyser le port du voile intégral comme une claustration volontaire, une incarcération consentie, une « mort au monde ». En prenant au sérieux la liberté de celles qui le porte. Cette « mort au monde », vécue par les religieux contemplatifs chrétiens, implique pour les juristes de l’Ancien Régime une « mort civile » dont le régime se rapproche de celui, en vigueur, des disparus (art. 122 C. Civ.). La Révolution interdit en février 1790 les vœux perpétuels au nom de la liberté individuelle de se désengager. En 1792, l’Assemblée décrète l’interdiction du costume religieux, y compris dans les couvents au motif que, pour eux, « l’acte sacré de la profession religieuse l’emporte sur le contrat social ». Selon cette doctrine constante, appartenir à  la société des citoyens suppose donc de ne pas être, en même temps, « mort au monde ». Au moins dans l’espace public, conçu comme espace de la con-citoyenneté, car le retrait du monde est, par définition, une liberté dans la sphère privée.Cette lecture suggère de fonder l’interdiction du voile intégral sur la citoyenneté républicaine et démocratique (article 1er de la constitution) plutôt que sur un « ordre public immatériel » juridiquement incertain. »

The French Constitutional council’s rulings on the law banning the burqa in public spaces This article analyses the wearing of the full veil as a voluntary confinement, as a symbol of “death to the world”. Taking seriously the liberty of those who wear it, the “death to the world”, which was similarly applied to Christian contemplatives, was considered by the lawyers of the Ancien Regime as “civil death”. Its legal framework approximated article 122 of the French Civil Code on the status of missing persons, which remains in force. The French Revolution had forbidden perpetual vows in February 1790 because they were considered contrary to the individual freedom to disengage. In 1792, the National Assembly established a general prohibition of religious habits, due to a specific conception of the social contract: Belonging to the body politic implies not being “dead to the world”. It seems to be the case, at least in the public sphere – i.e. a space of co-citizenship – because the withdrawal from the world is a freedom exercised by definition in the private sphere.This analysis suggest founding the prohibition of the burqa in public on the concept of republican and democratic citizenship (art. 1 of the French Constitution), rather than of on an “immaterial public order” the signification of which remains uncertain.

Das Urteil des Verfassungsrates über das Gesetz zum Verbot des Tragens einer Burka.Dieser Artikel analysiert das Tragen der sog. Burka (Ganzkörperschleier) als eine freiwillige Abgeschlossenheit, als eine gewollte Inhaftierung, als eine Art von ,,Tod von der Welt"". Auch wenn man die Freiheit der Burka-Trägerinnen ernst nimmt, kann dieser Tod als „zivil“ gelten. Unter dem alten Regime war der Fall der kontemplativen Christen ähnlich. Das juristische Regime dieses „zivilen Tods“ war dem Regime der Verschwundenen nah. Im Februar 1790 verbot die Revolution die Ordensgelübde im Namen der individuellen Freiheit. Im Jahre 1792 dekretierte das Parlament das Verbot der religiösen Kleidung sogar in den Klöster, mit dem Argument, die religiöse Berufung sei für sie wichtiger als der soziale Vertrag. Nach dieser ständigen Doktrin ist der „zivile Tod“ mit der Bürgerschaft unvereinbar. Dies gilt zumindest für den öffentlichen Raum, weil der Rücktritt aus der Welt eine Freiheit in der privaten Sphäre ist. Diese Analyse regt an, das Verbot der Burka auf der republikanischen und demokratischen Bürgerschaft (Art. 1 der Verfassung) zu begründen, statt sie auf dem juristisch unsicheren Begriff der „immateriellen öffentlichen Ordnung“ geltend zu machen.

L’argument qui a emporté la conviction du Conseil constitutionnel pour ne pas censurer la loi prohibant la dissimulation du visage dans l’espace public est celui de la juste conciliation réalisée par le législateur entre les impératifs contradictoires de respect de certaines libertés (art. 4, 5 et 10 de la Déclaration des droits de l’homme, 3e alinéa du Préambule de 1946) et de l’ordre public, y compris dans sa dimension immatérielle.

Sont explicitement incluses dans cet « ordre public immatériel » (ou « ordre public social »), « les exigences minimales de la vie en société » (désigné ailleurs comme le « socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société »). La difficulté provient de ce que cette notion d’ordre public immatériel a tout d’un argument d’autorité qui n’offre pas toute la sécurité juridique requise dans un domaine aussi sensible. En effet, les exigences minimales de la vie en société — ou peut-être de la société française actuelle — peuvent recouvrir à  peu près tout et presque n’importe quoi. Denys de Béchillon a pu souligner que « l’ordre public redéfini de la sorte n’a tout simplement pas de contenu ou, si l’on veut être plus exact, […] il les a tous ». C’est d’ailleurs pour cette raison que le Conseil d’État a considéré qu’il n’y avait pas de « fondement juridique indiscutable » à  une loi d’interdiction générale et absolue. Ces « exigences » charrient en revanche des convictions politiques au sens non partisan de l’adjectif ou « sociétales », sans aucun doute, profondes : convictions qui figurent dans la résolution de l’article 34-1 adoptée à  l’unanimité en mai 2010, laquelle n’évoque que l’hypothèse des « violences et pressions » faites aux femmes et non celle d’une décision libre. Évidemment, le fait que ces vues soient celles de l’unanimité des députés français ne leur ôte pas leur caractère de convictions, elles n’en acquièrent pas soudainement celui de normes juridiques s’imposant au législateur.

Le Conseil d’État, qui s’est jadis hardiment emparé de la notion de dignité humaine, a identifié la difficulté : cette conception nouvelle de l’ordre public est assez fragile juridiquement, parce qu’elle n’a jamais été pensée en doctrine, d’une part, et parce qu’elle n’a jamais été consacrée dans des systèmes juridiques voisins de celui de la France, d’autre part. Cependant, le fait que d’autres systèmes juridiques ne se soient pas emparés d’une telle notion et que la doctrine juridique ne l’ait pas défendue ne serait pas déterminant si, au fond, elle ne comportait un germe d’insécurité juridique extrêmement préjudiciable : c’est pourquoi, le Conseil d’État s’abstient de « recommander un changement aussi profond de notre ordre normatif, dont les contours sont difficiles à  cerner par avance au regard de l’ensemble de ses applications potentielles ».

Le Conseil constitutionnel n’a pas fait siens les embarras du Conseil d’État. Il a considéré que c’est à  bon droit que « le législateur a estimé que [les] pratiques [consistant à  dissimuler son visage dans l’espace public] peuvent constituer un danger pour la sécurité publique et méconnaissent les exigences minimales de la vie en société », et que, dès lors, il « a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée ».

Il n’est pas question ici de discuter le résultat de cette décision, mais de présenter une argumentation juridique qui n’a pas été évoquée et qui semble féconde, opératoire et inscrite dans une tradition française séculaire, bien qu’en apparence le problème posé à  la société française et au législateur soit inédit. Cette argumentation repose sur une conception élargie et, en même temps, restaurée de la citoyenneté.

La notion d’« exigences minimales de la vie en société », dans son rapport avec certaines pratiques telles que le port d’un voile ou d’un costume connoté religieusement et culturellement comme signe d’appartenance à  un groupe mérite d’être creusée. Pour ce faire, on peut exhumer utilement des réflexions qui ont pu être proposées en d’autres temps. Les nombreux débats qui ont été menés depuis une dizaine d’année sur les vêtements, costumes ou signes manifestant une appartenance religieuse l’avaient déjà  été voici deux siècles, dans un contexte bien différent. Et les acteurs de l’époque développaient des arguments qui ne sont nullement frappés d’obsolescence. En effet, on a jadis tiré des conséquences juridiques de la volonté libre de se préserver du monde pour vivre de manière pieuse, de même que l’on a légiféré en France pour interdire le port de costume religieux au nom de la liberté. Même si le dispositif de la loi de 2010 évite la question du voile intégral pour lui préférer celle de la dissimulation du visage dans l’espace public, il n’est pas absurde de considérer que cela ne dispense pas de s’intéresser à  la question de pratiques présentées par ceux qui s’y adonnent comme de nature religieuse.

La présente réflexion se propose de rappeler les conséquences juridiques tirées, sous l’Ancien Régime, des engagements perpétuels des religieux catholiques, à  savoir la mort civile. Une mort civile choisie et non subie — pour peu que l’on admette, mais il faut bien le faire, que ces engagements-là  étaient libres jusqu’à  preuve du contraire — qui est simplement le prolongement juridique de la mort au monde. Une attention particulière doit être portée à  la volonté exprimée par ces religieux de quitter ce monde pour un autre, c’est-à -dire de préférer, aux exigences minimales de la vie en société, dans le « siècle » (vie terrestre), les exigences d’une autre société — ni terrestre, ni céleste — mais séparée du monde par une clôture, une séparation matérialisée par une barrière physique, une incarcération volontaire qui ne peut être distraite que par des « parloirs » ponctuels, où ceux qui échangent sont séparés le plus souvent par une grille. Une claustration volontaire vécue et conçue dans son double aspect : un libre choix personnel de quitter le siècle mais aussi une libération par rapport à  ce siècle.

Il faut analyser les motifs qui ont été ceux des Révolutionnaires d’interdire en 1790 — au nom de leur conception de la liberté individuelle mais aussi au nom de leur conception de la citoyenneté — les vœux perpétuels (c’est-à -dire le fait de s’engager sans pouvoir se « dégager » ou se « désengager »), ce qui eut pour conséquence de mettre un terme au régime juridique de la mort civile des religieux. (Elle demeurera pour les contumaces, certains bannis, tandis qu’elle demeure aujourd’hui sous la forme très approchante du « jugement déclaratif d’absence » en vertu de l’article 122 du Code civil.) Afin de tirer toutes les conséquences de cette interdiction des vœux perpétuels et d’éliminer toute société qui constituerait une corporation, un « État dans l’État », en marge et en opposition avec la société démocratique de citoyens qu’elle entend construire, l’Assemblée de 1792 interdit également le port de tout costume pour le clergé, y compris à  l’intérieur des monastères, au motif que cette tenue est un refus de la société et de la citoyenneté. Le grand discours de l’évêque constitutionnel Torné qui s’achève par une séance au cours de laquelle certains membres du clergé constitutionnel se dévêtent publiquement de leurs croix et de leurs calottes, pour cocasse qu’elle soit, n’est que la suite d’une réflexion radicale sur les conceptions que se font les Révolutionnaires de 1792 des « exigences minimales de la vie en société ».

Ces deux régimes n’informent pas véritablement la France d’aujourd’hui car dans le cas de la mort civile du religieux, le droit confessionnel envahit le droit civil tandis que dans le cas de l’interdiction du port du costume religieux y compris à  l’intérieur des cloîtres, le droit civil ignore la liberté de religion et la vie privée. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de régimes dans lesquels les religions et l’État ne sont pas séparés. Cependant, ces deux systèmes permettent d’approfondir la réflexion sur la manière dont on peut concilier l’appartenance à  la société terrestre, de surcroît une société démocratique, avec la liberté laissée à  chacun de se retirer du monde pour des raisons de piété. L’acceptation de la société « terrestre », de la « non-mort », de la « vie au monde » dans l’espace public serait regardée comme une composante de la citoyenneté sous l’empire d’une constitution dans laquelle le peuple est souverain. Cette approche permet de justifier l’interdiction du port du voile intégral ou de dissimuler son visage dans l’espace public — pour peu que l’on juge l’idée judicieuse ou légitime — en se fondant sur une conception positive de la citoyenneté dans une société démocratique, plutôt que sur un « ordre public immatériel » bien incertain. Si une communauté politique offre le loisir à  chacun de ses membres de voter et de prendre part, par ce moyen, aux modalités de la vie en commun, on peut suggérer que ceux qui choisissent de mourir à  cette société, à  cette communauté politique ne puissent le faire que dans l’espace privé et non dans l’espace public. Dès lors, les exigences minimales de la vie en société ne seraient pas rattachées à  la notion fragile d’ordre public immatériel, mais sur la notion complétée de citoyenneté résultant de l’article 1er de la constitution.

I – La mort au monde

S’il est envisagé ici de rapprocher le port du voile intégral de certaines musulmanes à  la claustration volontaire des religieuses chrétiennes, ce rapprochement ne peut se concevoir que de manière externe. Il ne saurait être question d’assimiler les motivations des deux catégories de personnes. Dans la perspective qui est celle du droit des libertés, parce qu’il est impossible de mesurer de manière certaine les intentions profondes des unes et des autres, il serait funeste de vouloir les comparer en les qualifiant. En revanche, il est pensable de se placer d’un point de vue extérieur pour observer des actes (des visages rendus invisibles) et des discours (la volonté libre de mener une vie pure à  l’abri des turpitudes et de la lubricité du monde).

La liberté et la libération

Le développement qui suit s’appuie sur une argumentation largement répandue aussi bien chez des femmes qui entendent porter un voile que chez des membres du clergé régulier : porter le voile ou l’habit est une liberté autant qu’une libération. Une liberté individuelle de revêtir un costume différent de celui de la majorité de la population, par choix personnel, ce choix étant généralement animé par la volonté de se conformer à  des préceptes ou à  une règle présentée comme de nature religieuse. Une libération, un affranchissement par rapport à  un monde dans lequel il est impossible de vivre vertueusement, un monde impie, licencieux et concupiscent dont il faut se séparer. L’exigence de liberté se situe donc aussi bien au niveau du choix de se préserver du monde qu’à  celui de la vie affranchie du regard, du péché et des embarras du « siècle » : l’une est une liberté-autonomie de facture plutôt libérale (pouvoir de choisir ce qui concerne soi-même), l’autre est une liberté-affranchissement (échapper à  la contrainte physique et morale que fait peser un monde impie, bref échapper à  l’esclavage).

Il reste qu’entre le moment d’indifférenciation (absence de volonté de protection particulière par le costume) et l’idée que l’on quitte le « siècle », que l’on meurt au monde (refus de tout contact, fut-ce visuel, avec le monde extérieur), on peut imaginer une nuée de situation allant de la plus grande rigueur jusqu’à  la plus grande proximité avec le siècle. Ainsi, s’agissant du clergé régulier dans l’Église catholique, la plus grande rigueur claustrale est exigée des moniales contemplatives (Carmélites, Trappistes, Bénédictines, Clarisses…) qui ne peuvent quitter le cloître à  aucune occasion sinon des urgences absolues (tel un risque imminent pour la vie de l’intéressée…) tandis qu’une grande « présence au monde » est attendue des sœurs des congrégations enseignantes ou soignantes. Ainsi, à  propos de la congrégation des « Filles de la Charité » (ou « Sœurs de Saint-Vincent de Paul ») qu’il crée au milieu du XVIIe siècle, Vincent de Paul affirmait : « Elles n’ont ordinairement pour monastères que les maisons des malades ; pour cellule qu’une chambre de louage ; pour chapelle que l’église de leur paroisse ; pour cloître que les rues de la ville, ou les salles des hôpitaux ; pour clôture que l’obéissance ; pour grilles que la crainte de Dieu, et pour voile qu’une sainte modestie ». Leur vie est consacrée et réglée, mais leur vocation n’est nullement la contemplation dans la claustration, il est au contraire de se mettre au service du monde des pauvres et des défavorisés.

La claustration

Le critère permettant de déterminer la volonté de mourir au monde est sans doute insusceptible de faire l’objet d’un consensus. L’on peut toutefois observer un certain nombre de déclarations, de symboles, de pratiques et de rituels qui attestent, du point de vue de ceux qui demeurent dans le monde, un souci de se départir de tout communication orale et/ou visuelle avec l’extérieur qui ne serait pas choisie, voulue ou autorisée.

À cet égard, la mort au monde des moines contemplatifs est particulièrement emblématique et archétypique par sa radicalité. On peut distinguer ce qui relève de la séparation physique de ce qui concerne l’allégeance morale. Pour ce qui est physique, on peut évoquer la présence d’une clôture dont l’hermétisme n’est atténué que par la présence d’une grille (le parloir) à  travers laquelle les religieux peuvent s’entretenir avec autrui sans que ceux-ci ne puissent clairement voir leur corps y compris leur visage et l’habit monastique, en particulier le voile. Pour ce qui est moral, il y a l’engagement de se donner entièrement à  Dieu en n’obéissant qu’à  la loi ou à  la règle qu’Il a dictée directement ou indirectement, ce qui peut nécessiter justement de ne pas être confronté, grâce à  la réclusion, à  la loi des hommes peut-être, à  leurs mœurs certainement. Il y a aussi l’exigence de pureté qui va jusqu’à  la chasteté, l’absolue pauvreté, la stabilité, etc.

La claustration volontaire des religieux catholiques se déroule à  l’occasion de deux cérémonies : la première est celle de la « prise d’habit » (ou « vêture »), à  l’occasion de laquelle l’intéressé est accueilli à  titre temporaire au sein de la communauté pour une période probatoire (le noviciat) et revêt un habit monastique suffisamment différent de celui de ceux qui sont moines ou moniales à  part entière pour être susceptible d’être distingué, la seconde est celle des vœux perpétuels au cours de laquelle le novice s’engage à  titre perpétuel et devient profès (i. e. « qui fait profession de religion »).

Pour les femmes, au cours de la cérémonie de la prise d’habit (pour les novices) ou celle des vœux perpétuels (pour les professes), les religieuses reçoivent un voile, symbole à  la fois du « mariage spirituel avec le Christ » et de la « mort au monde ». Bossuet, reprenant une tradition multiséculaire, a ces formules sans équivoques : « Ma Fille, recevez ce voile […] qui est le signe de votre séparation du monde, sous lequel vous allez être toute votre vie ensevelie avec Jésus-Christ dans le tombeau de la religion, et cachée avec lui en Dieu. Recevez ce même voile qui est la marque de l’alliance que vous avez contractée avec lui : il ne vous sera jamais ôté que vous ne voyiez la face de Dieu à  découvert dans le ciel ». Le registre sémantique — séparation du monde, ensevelissement, tombe, sépulcre… — reprend la symbolique de la mort physique mais s’en distingue aussi : la mort dont il s’agit est une séparation du monde peccamineux des gens du « siècle », mais elle n’est pas encore pleinement la naissance au monde céleste, celle qui ne sera perceptible que lorsque « la face de Dieu à  découvert » apparaîtra. Ce texte de Bossuet, retenu pour sa force expressive mais qui tient un propos unanimement admis, concerne ici des moniales cloîtrées — les Ursulines — mais qui se destinent néanmoins à  l’instruction des jeunes filles accueillies au sein du monastère, tout en étant séparées du cloître réservé aux sœurs. Leur séparation du monde que symbolise ce voile qui ne dissimule pas le visage est donc moins radicale que celle des moniales exclusivement contemplatives qui rompent tout contact : le voile est dans ce dernier cas doublé d’une grille qui dissimule le visage.

Dans certains cérémoniaux de la profession, on observe un rituel supplémentaire pour symboliser la mort au monde. Chez les Ursulines toujours, après avoir reçu le voile noir, la professe s’agenouille sur un tapis et dit « Jésus-Christ est ma vie, la mort m’est un gain ». Ensuite, « quatre religieuses professes […] étendent le drap mortuaire sur elle », tandis que pendant ce temps, « on sonne [les cloches] comme pour les morts ». Ce rituel est décrit et interprété par le clerc mythologue du XVIIIe siècle Antoine Banier ainsi : « On en est venu même en quelques Monastères de Filles, jusqu’à  étendre ce drap sur la nouvelle Religieuse, comme on le met ordinairement sur un cercueil, […] pendant qu’on chante les Litanies des Agonisants. […] Peut-être aussi a-t-on mis ce drap sur la nouvelle Religieuse, comme on le mettait autrefois sur les Lépreux, qu’on séparait du commerce des hommes, et qui restaient sous ce drap pendant la Messe qu’on disait pour eux. » Le rapprochement avec le drap mortuaire qui recouvre un cercueil ou avec celui qui était imposé aux Lépreux du Moyen Age — Lépreux qui se voyaient imposer un régime proche de celui de la mort civile — traduisent cette idée que le voile qui couvre le visage fait office de séparation entre des mondes : le monde des bien-portants et celui des incurables, le monde des vivants et celui des morts, le monde des citoyens et celui de ceux qui font profession de religion.

Ce voile traduit un abandon symbolique du monde. Mais c’est bien davantage la clôture stricte et la grille (qui la rappelle et l’atténue à  la fois) qui matérialise physiquement la séparation entre deux espaces clos.

Le voile porté par les femmes musulmanes — hidjab signifie « rideau », « obstacle » ou « barrière entre une chose et une autre » — comporte également cette dimension symbolique de séparation entre le monde profane du péché et du désordre et le monde sacré de l’obéissance à  Dieu. Séparation également entre les femmes et les hommes, afin de protéger les premières des seconds, mais aussi protéger les épouses légitimes de ces derniers de la convoitise d’autres hommes. Le voile est en outre un symbole d’union et de soumission à  Dieu. Est également mentionnée la volonté de dresser une muraille pour préserver le foyer du Prophète qui doit rester invisible aux étrangers et d’ainsi protéger ses épouses sur lesquelles resplendit la sacralité de l’envoyé de Dieu.

La séparation symbolique — le hidjab ne cache pas le visage — se meut en frontière physique lorsque le visage est dissimulé derrière une grille pour la burqa, une étoffe légèrement translucide ou une fine ouverture pour les yeux dans le cas du niqab. La dissimulation de la totalité du visage n’oppose pas symboliquement des mondes ou des catégories de personnes, elle les sépare matériellement, physiquement tant il est vrai que la communication humaine ne s’épuise pas dans la voix (le regard, l’émotion du visage, le relèvement ou non de la commissure des lèvres véhiculent des informations aussi essentielles que le ton de la voix et le sens des mots). Le voile intégral n’est pas seulement un signe de « réclusion » ou la « claustration » — termes employés par Nadine Weibel à  propos du Hidjab — il peut être considéré aussi comme un fait de « réclusion » ou la « claustration » volontaire.

Sans qu’il soit besoin d’entrer dans l’insondable motif pour lesquels telle personne souhaite s’éloigner des hommes pour se rapprocher de Dieu parce que ce sont des choses qui relèvent de la liberté de conscience de chaque individu dans une société libérale qui sépare le juridique du religieux et de la morale, on peut proposer la qualification de « mort au monde » pour désigner le fait non de se séparer symboliquement du monde, mais de dresser une frontière physique avec lui par une claustration ou une incarcération volontaire à  l’intérieur de la clôture du couvent ou à  l’abris d’un voile intégral. En outre, ce voile ne saurait être considéré comme un vêtement car il ne se présente pas comme une parure qui embellit celle qui le porte, ou un moyen d’atténuer les rigueurs du climat (protection contre le froid, la chaleur ou le soleil). Il est conçu nettement comme une paroi dont l’objectif est de se cacher et de s’enfermer : il est un moyen de claustration consentie.

II – La citoyenneté

L’articulation entre la mort au monde et la citoyenneté peut être évoquée à  travers trois moments particulièrement topiques. Sous l’Ancien Régime, les vœux perpétuels sont libres mais au prix d’une abdication de la qualité de citoyen. En 1790, les vœux perpétuels sont interdits et la mort civile abolie au nom de la liberté individuelle. En 1792, le costume religieux, y compris à  l’intérieur des couvents est interdit au motif de l’incompatibilité radicale entre l’acte sacré de la profession religieuse et le contrat social. Par-delà  ces régimes juridiques opposés à  l’intérieur d’un système où ne sont pas séparés les Églises et l’État, par-delà  des conceptions politiques antagoniques, demeure cette idée que ceux qui ont fait le choix de se retirer du monde ne peuvent ni ne doivent être comptés au nombre des citoyens.

L’abdication de la qualité de citoyen

À la Renaissance, la monarchie absolue décide de généraliser le régime de la mort civile du religieux. L’édit de Chateaubriand, donné par François Ier en mai 1532 est une extension de ce régime au Dauphiné mais il est interprété comme sa généralisation à  tout le royaume. En substance, il dispose que les religieux profès ne pourront recueillir aucune succession, mais auront la faculté de disposer et de léguer les biens qu’ils possèdent avant leur profession de religion. Ce texte intervient en un siècle où le royaume se constitue en véritable communauté politique consciente d’elle-même : le lien de sujétion direct au monarque tend à  subjuguer l’écran féodal et à  faire naître, sinon une « nation France » au sens du XIXe siècle, au moins une communauté de sujets conscients d’appartenir à  un groupe singulier. C’est ce groupe, cette « communauté de citoyens », qui approuve largement, si l’on en croit la littérature de l’époque, le régime de la mort civile des religieux. Un régime cohérent du point de vue interne à  la communauté religieuse à  cause du vœu de pauvreté, un régime justifié du point de vue de la « société civile » car les biens possédés par les communautés quittent définitivement le patrimoine des familles et plus largement le circuit des biens susceptibles d’appropriation.

Indépendamment des enjeux économiques de la mort civile, c’est sa justification politique et juridique qui doit retenir l’attention. Il convient de préciser que ce régime ne s’appliquait pas seulement aux religieux profès. Il s’employait, dans l’ancien droit, dans deux autres types d’hypothèses assez différents. 1/ La mort civile pouvait être une sanction pour les contumax (après cinq ans de non présentation), ou la suite de condamnation perpétuelles à  certaines peines (bannissement, galères, prison…) : la personne physique du condamné demeure vivante tandis que la personne juridique est morte. Cette sanction évolue mais survit à  la Révolution : elle ne sera abolie que par la loi du 31 mai 1854. 2/ La situation d’exclusion des Lépreux au Moyen Age était regardée également comme une « mort au monde » ou une « mort au siècle », il est cependant hâtif de ramener les nombreux régimes applicables à  ces malades à  celui de la « mort civile ».

Pour la doctrine théologique, spécialement celle de Saint Ambroise de Milan, trois types de morts peuvent être identifiées. Le mort naturaliter est celui qui trépasse physiquement, le mort poenaliter est celui qui est privé de tous ces droits à  cause d’une condamnation, enfin le mort spiritualiter est celui qui quitte le siècle pour vivre religieusement : « [La mort du Christ] fut une mort au péché, une fois pour toutes ; mais sa vie est une vie à  Dieu » (Paul, Ep. aux Romains, VI, 10). Les Pères de l’Église ont proposé de rendre compte de la vie du religieux mort au monde en la comparant à  celle des anges, à  celle d’étrangers qui ne chercheraient pas à  s’établir, ou encore, à  celle d’Adam avant le péché originel. L’idée est toujours de souligner le détachement de la personne avec les biens, avec le territoire, avec la communauté politique et avec les institutions « terrestres » qui la régissent. Il n’est pas question de mettre en position d’hostilité envers le siècle mais simplement d’y échapper, de le quitter, de s’en libérer.

Cette mort au monde du religieux hérite le régime juridique de la dedicatio romaine dont les conséquences patrimoniales sont l’ouverture de la succession au profit de la communauté à  laquelle on appartient. Dans le nord de la France, en pays de coutume, cette règle de la dedicatio est contestée à  partir du XIIIe siècle au motif qu’il faut préserver l’unité du patrimoine des familles, que les fiefs ont une nature militaire incompatible avec l’état monastique et que si l’Église succède aux particuliers, jamais personne ne succède à  l’Église. La doctrine juridique du XVIIIe siècle — sur ce sujet essentiellement représentée par Richer — approuve la mort civile parce qu’elle retranche « de la société civile » : par conséquent, celui qui est dans cet état « ne peut plus y contracter aucun commerce, ni participer à  aucuns droits des citoyens ». En effet, « il est mort au monde, il est mort à  la société ». Celui qui se dévoue à  l’état de religieux « renonce à  tous les avantages de la vie civile » et par conséquent « abdique la qualité de citoyen, et tous les avantages mondains, qui en sont la suite ». En effet, l’énonciation des vœux perpétuels provoque l’ouverture de la succession du futur profès au bénéfice de ses héritiers de droit commun. Celui-ci est dépouillé de l’ensemble de ses autres « droits civils » (droit de la famille évidemment, droit des obligations, etc.). La règle de la pauvreté du religieux qui implique qu’il soit dépourvu de tout patrimoine est cependant atténuée par l’existence reconnue et réglementée du « pécule ».

Richer donne deux raisons principales à  l’instauration de la mort civile pour les religieux. La première est qu’il s’agit d’un contrat vis-à -vis de Dieu qui n’est pas dépourvu de conséquences sur un autre contrat, conclu vis-à -vis du public : le premier est si exclusif qu’il va jusqu’à  une rupture du second, une « abdication » de l’« être civil ». Richer évoque un « contrat vis-à -vis du public » qui sera bientôt désigné comme le « contrat social ». La seconde raison, évoquée plus haut, est économique. Si les ordres peuvent indéfiniment hériter sans que jamais quiconque n’hérite d’eux, « il serait arrivé par succession de temps que tous les biens du royaume auraient été engloutis par les monastères ». Le ton est assez dur : il importe de laisser à  ceux qui entendent faire profession de religion la liberté de le faire, mais il n’est pas question de verser dans une quelconque théocratie : la société civile, économiquement réglée, doit défendre sa logique et son organisation propres.

En définitive, en ce milieu du XVIIIe siècle en proie à  de nombreux doutes sur le rôle de l’Église, la position de Richer atteste une grande fermeté : on ne peut être à  la fois dans le monde et hors du monde. Si l’on choisit de le quitter, on doit perdre la qualité de citoyen, c’est-à -dire l’exercice des droits « civils » qui y sont attachés. La citoyenneté conçue par Richer n’est pas une citoyenneté moderne au sens de l’exercice de droits politiques dans un régime reconnaissant la souveraineté du peuple ou de la nation. Pour autant, elle désigne nettement l’appartenance à  la communauté politique (i. e. à  la cité). De ce point de vue, l’identité de statut entre le condamné banni qui a échappé à  la peine capitale, le contumax et le profès éclaire de manière saisissante l’idée d’extériorité ou d’extranéité par rapport à  la communauté politique. Même si la citoyenneté d’Ancien Régime n’emporte aucun droit politique, compte tenu de la nature du régime, il ne faut pas minimiser son importance comme signe d’appartenance au groupe des sujets du roi, mais aussi au groupe des sujets de droit, comme tels titulaires de droits civils.

La mort civile des vœux perpétuels

Les Révolutionnaires envisagent d’interdire les vœux perpétuels dès 1789. Plus exactement, ils projettent de ne plus leur accorder une quelconque valeur juridique, les abandonnant à  la sphère religieuse. Au nom du comité ecclésiastique, Treilhard défend, le 17 décembre, l’idée qu’il faut à  la fois s’abstenir « d’employer l’autorité civile pour maintenir l’effet extérieur des vœux » et conserver « les asiles du cloître aux religieux jaloux de mourir sous leur règle » : « C’est pour remplir ce double objet que nous vous proposerons de laisser à  tous les religieux une liberté entière de quitter leur cloître ou de s’y ensevelir ». Il s’agit en d’autres termes de renvoyer les vœux perpétuels et cette partie du droit canonique dans la sphère privée de la liberté individuelle, et partant, d’abolir la mort civile à  l’avenir en ignorant (et donc en ne permettant pas) les vœux perpétuels du point de vue du droit civil. En rentrant dans le monde — une singulière résurrection —, les religieux ayant fui leur cloître seraient indemnisés pour compenser le préjudice de leur « mort civile ». En effet, « morts à  la société, les religieux n’ont plus de propriétés, plus de succession à  réclamer ou à  attendre ; vous ne pourriez leur donner une seconde vie sans porter l’alarme et le trouble dans toutes les familles ; ils ne peuvent donc subsister que par vos secours. »

Le projet Treilhard n’est discuté qu’en février 1790. Et d’entrée, François de Bonal, évêque de Clermont, lui objecte avec fermeté que l’État, armé du droit civil, ne peut à  la fois s’immiscer dans le droit de l’Église en permettant aux profès de rompre leurs vœux et feindre de respecter les libertés de l’Église en autorisant le maintien de ceux qui le souhaitent dans les cloîtres : soit on interdit généralement et absolument les vœux perpétuels et on supprime, partant, les congrégations, soit on autorise les uns et les autres et l’on prend au sérieux les vœux perpétuels. L’hypothèse de séparation de l’Église et de l’État n’étant pas envisagée, les deux autorités doivent collaborer.

Pour autant, les Révolutionnaires ne rompent nullement avec une tradition, renforcée avec la modernité, qui consiste à  considérer que « mourir au monde » suppose d’abdiquer sa qualité de citoyen. Ce point étant établi, la divergence porte sur la conséquence que l’on doit en tirer. Le droit civil doit-il reconnaitre la volonté d’abdiquer sa qualité de citoyen ? Réponse positive pour la monarchie d’Ancien Régime ; réponse négative pour les Révolutionnaires. Sur quel fondement peut-on refuser de reconnaitre le droit d’abdiquer sa qualité de citoyen, c’est-à -dire de commettre un « suicide civil » ? Au nom d’une conception de la liberté différente de celle de l’Ancien Régime, à  savoir qu’il n’y a pas de véritable liberté si l’on peut se lier sans pouvoir se délier d’une part, et que l’on ne peut accepter dans l’État un corps qui refuse à  ses affidés les droits de l’homme tels que déclarés en 1789. Parce que les vœux monastiques sont perpétuels et irrémissibles, ils doivent être proscrits du droit civil et ceux qui les ont prononcés sous l’Ancien Régime doivent être « affranchis », « libérés » du joug des ordres réguliers.

Nouvelle objection de François de Bonal : « si on anéantissait [les vœux perpétuels] comme contraires aux droits de l’homme, ce serait une contradiction, parce que le plus grand comme le plus bel usage que l’on puisse faire de sa liberté, c’est de choisir le genre de vie qui plaît le plus ; c’est d’en faire le sacrifice volontaire à  l’auteur de son être ; et jamais la plus subtile philosophie ne parviendra à  me persuader que l’on soit véritablement libre, quand on n’a pas même le droit de se faire l’esclave de celui à  qui l’on doit tout ». Pour sortir de cette ornière, la Révolution n’avait guère le choix que de supprimer les ordres religieux réguliers si l’on maintient le système de religion nationale ou de se séparer de l’Église en se contentant d’ignorer souverainement des vœux prononcés dans des espaces privés à  l’intérieur de religions considérées comme des associations. Elle choisira la première branche de l’alternative dans la loi du 13 et 19 février 1790. Mais d’ores et déjà , on voit éclater la difficulté majeure, dont on examinera les prolongements sous la Législative : la profession de religion suppose un contrat qui est incompatible avec le contrat social. L’idée que ces deux contrats puissent coexister parce qu’ils portent sur des choses distinctes n’est pas envisagé dans ce système de religion « nationale », non séparée. La profession de religion sera même présentée comme une sorte d’alternative au contrat social. En réalité, cette idée n’était pas absente dans la doctrine d’Ancien Régime : lorsque Richer souligne que le profès renonce à  sa « liberté naturelle » (de l’état de nature), il ajoute qu’il a le choix entre deux contrats qui proposent de deux manières d’être en société : la citoyenneté de la communauté politique ou le cloître de la communauté religieuse.

Le débat et la loi de 1790 aboutissent à  l’abolition de la mort civile, et à  la possibilité offerte aux profès qui le souhaitent de renoncer à  leurs vœux et de « ressusciter » au monde en réintégrant la catégorie des citoyens (une pension est versée pour compenser les effets de la mort civile qu’ils ont choisie/subie). Les ordres contemplatifs sont abolis mais ne sont pas éradiqués car l’État laisse la liberté à  ceux qui entendent persister dans leurs vœux de conserver leurs édifices, à  certaines conditions.

Ces dispositions concernent essentiellement les ordres contemplatifs considérés comme inutiles et liberticides, les Révolutionnaires choisissent de maintenir le statu quo ante à  l’égard des congrégations charitables et enseignantes car leur inutilité et leur nocuité ne sont pas avérées. Les membres de ces dernières sont morts au monde de par leurs vœux religieux mais ils ne le sont pas vraiment eu égard à  leur appartenance à  la communauté des citoyens. Si l’on se place du point de vue de la citoyenneté, la mort au monde dans sa plénitude suppose la claustration. En vertu de la loi de 1790, l’État ne reconnait plus les vœux perpétuels, il abolit donc leurs conséquences juridiques civiles (la mort civile) mais il ne les empêche pas et n’interdit pas non plus que les religieux qui entendent rester cloîtrés ne le fassent hors de l’espace public visible, lequel reste, comme sous l’Ancien Régime, largement « réservé » aux citoyens à  part entière.

L’interdiction générale et absolue du costume religieux

Les difficultés d’application de la Constitution civile du clergé qui imposait à  tout ecclésiastique un serment de fidélité a pour le moins tendu les relations entre l’Église catholique et la Révolution. Pendant l’année 1792, nombreux sont ceux, de part et d’autre, qui se regardent comme des ennemis.

C’est dans ce contexte que la Législative décide d’éradiquer totalement les congrégations religieuses régulières par l’évacuation manu militari des couvents qui demeuraient en maintenant le système des pensions en compensation : ce sera fait en vertu des décrets des 4 et 7 août 1792. Mais une question n’avait jamais été tranchée, celle des congrégations séculières, c’est-à -dire composées de membres, laïcs ou ecclésiastiques, d’une congrégation religieuse dédiée à  des œuvres enseignantes (comme les Frères des écoles chrétiennes, les Oratoriens…), charitables, missionnaires ou hospitalières. Parce qu’ils ne prononçaient pas de vœux définitifs, ils n’étaient ni morts civilement, ni morts au monde spirituellement. En revanche, par la force des choses, ils étaient très présents au monde, dans l’espace public. Compte tenu de l’extrême hostilité entre les Révolutionnaires les plus ardents et des ecclésiastiques réputés contre-révolutionnaires, l’Assemblée s’oriente vers l’interdiction générale et absolue du costume religieux, à  l’exception du service cultuel à  l’intérieur des édifices religieux. (C’est d’ailleurs dans le même esprit que le Conseil constitutionnel a entendu restreindre par une réserve d’interprétation le champ d’application de la loi de 2010 : l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait s’étendre aux « lieux de culte ouverts au public ».) Le débat du 6 avril, spécialement le grand discours de Torné, aborde plusieurs sujets très instructifs : sur la liberté du vêtement à  distinguer de celle du costume, sur l’existence des « corps » dans la société et son articulation avec la citoyenneté et, enfin, sur la question de la liberté dans l’espace privé.

Torné ne conteste pas que chacun puisse se vêtir comme il l’entend — il parle de « liberté du vêtement » ou de « liberté des habits » — mais il regarde les costumes comme « les signes encore vivants des corporations éteintes ». On doit pouvoir porter n’importe quel vêtement parce que c’est une « liberté individuelle », dans la limite « de considérations graves de décence, de mœurs et d’ordre ». En revanche, le costume atteste une appartenance à  une corporation : il est un signe, un signifiant. Or, si l’on abolit les corporations, on doit interdire les costumes qui sont les traces visibles qui leur permettent de survivre symboliquement. Torné rappelle que, dès le 15 octobre 1789, l’assemblée avait aboli les costumes distinctifs des députés car ils signaient naguère — aux États généraux — l’appartenance à  tel ordre de la société. À la suite de la suppression des vœux perpétuels, l’Assemblée avait décrété l’abolition des costumes monastiques. Mais si l’on supprime le costume tout en laissant le loisir de se vêtir librement, on risque de voir tel ou tel se parer de ce costume, ce qui revient à  ne pas le supprimer : il faut donc, dit Torné, prohiber le costume. Le champ d’application de la liberté individuelle de se vêtir n’empêche donc pas que soient interdits des tenues ou des costumes qui ne sont pas des vêtements de par le signe public qu’ils envoient. Il soutient qu’en réalité les costumes ne sont jamais libres : soit ils sont l’exclusivité de certains, soit ils doivent être interdits à  tous. Sa volonté est évidemment d’interdire au maximum que des costumes ne soient réservés car ils sont autant de signes de survivance de la division de la nation en corps, communautés et corporations or « un État bien organisé ne connaît pas d’autre corporation, que la corporation générale des citoyens ». L’interdiction maximale mais non l’interdiction générale car, précisément, ceux qui servent cette corporation générale doivent pouvoir être distingués : ce sont les « fonctionnaires publics » qui doivent pouvoir « par quelques décorations » « faire discerner le genre de leur autorité et leur assurer le respect du peuple qui les a investis d’une partie de ses pouvoirs ». Pour autant, ce costume ou ce signe, établi par la loi, attestant l’autorité du fonctionnaire ne saurait être que fonctionnel : dès l’instant où il n’exerce plus ses fonctions, « le signe de son pouvoir doit cesser aussitôt », l’égalité se rétablit d’elle-même « dans tous les intervalles où cesse la nécessité de la rompre pour l’intérêt public ».

Le ministre de la religion catholique doit-il pouvoir conserver son costume hors des lieux et des moments réservés au culte, autrement dit dans l’espace public ? L’argument utilisé pour les autres fonctionnaires publics — car les ministres du culte peuvent être regardés comme des agents publics sous l’empire de la Constitution civile du clergé — en vertu duquel il n’y a pas lieu de se distinguer en dehors des lieux et des moments où l’agent est en service devrait suffire à  plaider pour l’interdiction. Mais ce serait reconnaitre aux prêtres et membres des congrégations catholiques cette qualité d’agents publics au même titre que les fonctionnaires civils. Or « aucune religion ne peut se qualifier de la religion de l’État ». Doit-on considérer un culte dont les ministres sont rétribués par l’État comme un service public national alors qu’ils ne sont reconnus « que par les sectateurs de [leur] croyance, et seulement dans le lieu et au moment où il en célèbre les mystères » ? Torné choisit de leur dénier la qualité de « fonctionnaires publics » lui préférant celle de « fonctionnaires privés » (sic.). En effet, « le culte que l’État salarie, ne reçoit d’elle que l’indemnité des domaines, qu’elle a repris pour sauver l’État » : cette indemnité ne saurait être regardée comme une délégation nationale donnée aux « prêtres sermentés pour exercer le culte catholique que la Constitution ne connaît ni ne méconnaît ». Il s’agit d’une simple compensation, dictée par le souci d’« équité nationale », pour assurer la subsistance de citoyens appauvris, un appauvrissement qui résulte de la mise à  la disposition de l’État de l’ensemble des biens du clergé en novembre 1789.

Si ces ministres sont des simples citoyens, peuvent-ils porter leur costume ecclésiastique dans l’espace public ? Torné estime que toute association particulière qui se donne des signes distinctifs « présente l’apparence d’un démembrement du corps social » : « comment pourrait-on souffrir que le clergé ou des congrégations particulières portassent des signes extérieurs d’isolement de la société générale, sans les déclarer, en même temps, hors de la société ». L’idée de soustraction des ecclésiastiques des membres de la société s’ils conservent un costume distinctif, réservée à  ceux qui avaient prononcés de vœux perpétuels sous l’Ancien Régime et lors du débat de 1790, est étendue en 1792 aux membres du clergé séculier au nom d’une conception extrêmement exigeante de la citoyenneté. Un costume total ou partiel que la nation n’aurait pas établi et qui, dès lors, n’aurait été « adopté [que] de l’autorité privée des costumés, ne serait-il pas un attentat contre l’unité du contrat social, et contre l’égalité de ceux qui l’ont juré ? ». « Le prêtre, loin des autels, n’est rien de plus qu’un citoyen », cependant rien ne doit empêcher que des ecclésiastiques assermentés conservent leur costume dans l’exercice de leur ministère, c’est-à -dire pendant les offices. Torné, lui-même « évêque constitutionnel » l’admet évidemment.

À l’exception de cette hypothèse de la célébration des offices, Torné plaide donc pour une interdiction générale et absolue du costume religieux — mais également de tout costume qui atteste l’appartenance à  une corporation ou une section de la nation — dans l’espace public. Celui-ci est en effet le lieu de la citoyenneté, c’est-à -dire le lieu dans lequel doit être rendu visible le contrat social et l’égalité entre les citoyens qui en découle. En cela, Torné ne se distingue ni de la doctrine de l’Ancien Régime ni de celle de 1790, en revanche, il déplace le critère d’appartenance à  la communauté des citoyens : tandis que les premiers s’appuyaient sur l’idée de « mort au monde » symbolisée par la claustration volontaire, le second estime que tout costume sacerdotal, parce qu’il manifeste un refus de la société (plus exactement de la société révolutionnée), doit être absolument proscrit.

L’interdiction des costumes religieux dans l’espace public est une chose, son éradication totale comme signe d’appartenance à  une corporation supprimée en est une autre, qui ne peut passer que par une prohibition à  l’intérieur des cloîtres et autres lieux privés. « Je ne conçois pas […] comment, après avoir prohibé le costume ecclésiastique et religieux dans la société, vous pourriez l’autoriser dans le cloître sans la plus grossière inconséquence ? » Cela revient à  interdire de se retirer du monde et, partant, à  penser une citoyenneté totalitaire car si tout costume atteste le retrait de la société, sa prohibition traduit l’interdiction de s’en retirer. En effet, il ne saurait être question que les cloîtres soient « autant d’asiles de la volonté monastique, impénétrable à  la volonté générale ».

À l’objection selon laquelle les religieux cloîtrés ne perturbent en rien la vie des citoyens du monde parce qu’ils ne sont pas en contact avec lui, Torné objecte qu’« une grille entre ce costume et le public peut bien garantir le premier des approches du second, mais non de ses regards ». Singulier renversement : de même que les cloîtrés devaient être préservés du regard corrupteur du siècle, le citoyen de Torné doit être préservé de la vue d’un costume religieux, au risque d’en être corrompu : « c’est bien aux regards publics qu’il importe de soustraire [le costume] ». Singulier renversement sans doute, mais renversement cohérent car il est au cœur de la logique du retrait du monde qui ne peut s’analyser que de manière spéculaire : si les « morts au monde » doivent échapper au regard des citoyens du siècle, alors il n’est pas absurde de penser que ceux-ci doivent pouvoir échapper à  la vue de ceux qui s’en sont retirés. La difficulté est ici l’asymétrie de l’exigence. Dans le cas des profès cloîtrés, les hypothèses d’agressions visuelles réciproques sont rarissimes : le moine demeure dans son enclos tandis que le citoyen n’a pas vocation à  s’y rendre. Les uns et les autres ne sont ni agresseurs, ni agressés. Et l’argument de Torné, largement outré, en dissimule un autre : les couvents sont des foyers réactionnaires, « des restes hideux de corporations, autant de pierres d’attente de contre-révolution et d’intolérance », il faut donc les éliminer dans une pure logique ami-ennemi. Sa volonté d’éradiquer le costume religieux y compris à  l’intérieur des cloîtres est animée par la volonté de combattre un hypothétique agresseur qui s’efforce de ne pas agresser précisément parce qu’il tente d’échapper à  la vue du monde et que les citoyens ne peuvent le voir sans un effort particulier (se rendre au parloir). Cette observation est utile pour penser, aujourd’hui, le rapport agresseur-agressé à  propos du port du voile intégral car une asymétrie comparable peut être constatée : la personne qui dissimule son visage entend être préservée de la vue du monde (ne pas être vue) tout en pouvant voir, le citoyen, quant à  lui, ne peut voir la personne dissimulée tandis qu’il peut être vu par elle. Si l’on prend au sérieux l’idée qu’il est légitime de vouloir se préserver du monde, la cohérence suggère qu’il est tout aussi légitime de vouloir se préserver de ceux qui veulent se préserver du monde. Si frontière il y a, elle doit protéger les uns et les autres. Torné refuse cette frontière au nom d’une citoyenneté totalisante ou totalitaire, ce qui le conduit à  devoir faire face à  un nouvel écueil : comment faire respecter une loi d’interdiction générale et absolue, y compris dans l’espace privé, tout en ayant quelque égard pour la liberté du domicile ?

Torné perçoit évidemment que pour faire appliquer une telle interdiction légale, il faut que les autorités municipales soient autorisées à  des « visites domiciliaires » alors que celles-ci « sont à  jamais proscrites par le retour de la liberté », soit depuis 1789. Cette interdiction serait d’ailleurs « une loi inquisitoriale qui tend à  violer l’indépendance domestique » au mépris de la « Constitution libre ». Mais ces objections ne l’embarrassent guère. Les couvents ne sont pas des « domiciles privés » mais des « établissements publics ». Si la loi peut créer des établissements publics (voir le décret du 8 octobre 1790), elle peut également exercer sur eux une surveillance afin que le bon ordre et que les lois y soient respectées. Sous l’Ancien Régime déjà , ajoute-t-il, le gouvernement envoyait des commissaires à  ces fins. En effet, certains « désordres domestiques […] pouvaient avoir quelque rapport avec l’ordre public ». Le décret de 1790 organise également une « police intérieure des couvents » (police préventive ou administrative) qui n’est nullement incompatible avec la prohibition des visites domiciliaires (police répressive ou judiciaire), dont le champ d’application ne saurait s’étendre aux établissements publics.

Mais si les couvents sont des établissements publics créés par le législateur qui doivent être surveillés parce qu’ils sont toujours soupçonnés d’être des vestiges des corporations détruites et des foyers contre-révolutionnaires, il serait sans doute plus conséquent de les supprimer totalement. C’est ce que Torné demande — « ne laissons pas exister, au sein d’une nation libre, des monuments d’esclavage même volontaire ! » — et obtiendra bientôt. Mais cela le prive de l’argument de la police « administrative » dans les établissements publics et l’expose à  celui de la méconnaissance de l’inviolabilité du domicile. Torné doit donc admettre que « rien n’empêchera [que les consciences fidèles à  leur vœu] ne l’accomplissent dans une maison particulière comme dans un couvent. La clôture en sera bien plus méritoire quand elle sera volontaire, et qu’une grille n’en forcera pas l’observance ». Un vœu juridiquement inexistant, qui n’engage qu’à  titre privé dans une enceinte privée. Torné semble penser que si les couvents sont fermés et si la possibilité de claustration ne demeure que dans l’espace privé du domicile, le costume religieux sera néanmoins éradiqué : « plus de difficulté sur le costume renfermé dans l’intérieur des cloîtres ; plus de lois pénales contre ce délit domestique ; plus de surveillance municipale sur l’intérieur des monastères ; plus de réclamations contre ce rétablissement apparent des visites domiciliaire ». Rien n’est moins sûr : le costume religieux peut demeurer dans l’espace privé, sauf à  accepter de ne pas considérer le domicile comme un lieu inviolable. Pour mener à  bien le projet de régénération du peuple et confondre les ennemis de la Révolution, les Jacobins adopteront bientôt la terrible loi des suspects (décret du 17 septembre 1793) qui n’offre pas la moindre garantie aux libertés proclamées en 1789.

Ce discours de Torné démontre l’impossibilité d’adopter un dispositif d’interdiction générale et absolue, y compris dans l’espace privé, d’un costume sans compromettre gravement « l’inviolabilité du domicile ». Il est vrai que ce texte est animé par une logique révolutionnaire de victoire totale face aux contre-révolutionnaires censés pulluler dans l’Église « insermentée », et que cette logique d’élimination totale de l’ennemi s’accommode mal des libertés.

Il n’en reste pas moins vrai que la doctrine de l’Ancien Régime, celle des Révolutionnaires de 1789 comme celle de 1792 considèrent que la mort au monde soustrait du nombre des citoyens et que cela doit avoir nécessairement des conséquences juridiques quant aux effets civils de choix religieux (la mort civile définitive pour la première, le loisir de choisir à  tout moment de revenir au monde pour la deuxième, l’interdiction de mourir au monde pour la dernière) et quant à  la partition de l’espace (port obligatoire du costume religieux ou corporatif dans l’espace privé et comme dans l’espace public pour la première, abolition sans interdiction du costume religieux dans l’espace public pour le deuxième, interdiction générale et absolue du costume, y compris dan l’espace privé pour la dernière).

III – La combinaison démocratique

La conciliation entre les exigences minimales de la vie en société et le respect des libertés a fait l’objet de réponses variées. Mais toutes sont marquées par l’absence de régime de séparation entre les cultes et l’État jusqu’au début du XXe siècle. Cela explique que l’on ait été gêné soit par l’immixtion de l’État dans la liberté religieuse et les libertés des Églises, soit par la place excessive voire exclusive de telle religion dans l’État. La séparation offre le loisir de différencier deux ensembles : pour l’individu dans la sphère privée, la liberté de conscience et celle de s’associer pour pratiquer un culte ; pour l’État laïc dans la sphère publique, la parfaite impartialité et l’absolue neutralité à  l’égard des religions. Cette partition binaire ne présente pas de difficulté si l’on considère que le lieu de la liberté est la sphère privée et que le lieu de la laïcité est la sphère publique (l’État lato sensu : bâtiments publics et agents publics). Elle n’est cependant pas suffisante. En effet, on peut penser un espace tiers, l’« espace public » qui ne ressortit pas de la sphère publique sans coïncider avec la sphère privée. On se propose de le considérer, en vertu d’une partition ternaire, comme l’espace où se réalise l’appartenance à  la communauté politique — la citoyenneté — qui n’est nullement soumis à  l’exigence de neutralité mais qui, cependant, peut rogner la liberté individuelle en raison des exigences minimales de la vie en société, à  savoir de ne pas manifester le refus du monde concrétisé par une sorte d’extraterritorialité souhaitée, d’incarcération volontaire matérialisée par la grille de l’enclos monastique ou du voile intégral.

Cette conception de la citoyenneté, qui ne s’épuise pas dans les simples droits politiques que l’on exerce dans le secret de l’isoloir en quelques secondes tous les dix-huit mois ou deux ans, revigore la démocratie entendue comme la souveraineté du peuple.

L’espace public, lieu de la citoyenneté

La laïcité issue de la loi de 1905 peut être lue de manière extrêmement libérale comme n’imposant la neutralité qu’aux institutions publiques tout en laissant une entière liberté dans une sphère privée qui se définirait comme étant tout ce qui ne relève pas de la sphère publique. Cette lecture a pour inconvénient de ne pas distinguer nettement, au sein de cette sphère privée lato sensu, ce qui relève de la vie sociale ou de la vie en société et ce qui relève de la vie privée, de l’intimité et du domicile. Or, la vie sociale est associée à  la communication, à  l’altérité, à  l’ouverture, à  la circulation, à  la visibilité, à  la publicité tandis que la vie privée est corrélée à  la protection, à  la préservation, au secret et à  l’opacité légitimes. Il n’est donc pas absurde de distinguer au sein de la sphère privée lato sensu deux éléments : la sphère privée stricto sensu (la vie privée) et l’espace public (la vie sociale). Or ces deux éléments ne sont pas de même nature : l’un est une sphère, l’autre un espace. En effet, ce qui relève de la vie privée s’analyse volontiers comme une « sphère » avec ce qu’une sphère comporte d’étanchéité de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur (la clôture de la propriété, le secret de la correspondance, etc.). En revanche, ce qui relève de la vie publique se conçoit davantage comme un « espace » avec ce qu’un espace emporte de porosité, de publicité, de perméabilité (lieux privés accueillant du public, lieux de l’association ouverte ou du culte mais qui nécessite une adhésion minimale, etc.). La sphère privée stricto sensu se conçoit de manière solide, étanche (au liquide et au gaz) tandis que la notion d’espace public est davantage rétive à  toute circonscription dans une définition hermétique, elle n’est pas solide (et s’assimile plus volontiers à  l’état liquide ou gazeux).

Cette distinction à  l’intérieur de la sphère privée lato sensu n’empêche nullement que celle-ci soit soustraite à  toute obligation de neutralité et qu’elle demeure celle de l’exercice des libertés, spécialement la liberté de religion, en tenant le plus grand compte de nécessaires « accommodements raisonnables » (Bouchard et Taylor) et en promouvant une « laïcité de reconnaissance » (Portier). Pour autant, la sphère privée stricto sensu et l’espace public se distinguent en ce que la première est celle de l’individu isolé et protégé, éventuellement reclus, et le second celui de la société civile pour laquelle on doit garantir les libertés individuelles exercées collectivement (liberté de réunion, libertés d’association professionnelle ou syndicale, culturelle, sociale, ou charitable à  but non lucratif et enfin cultuelle). Être dans la société civile, être présent à  la communauté politique, autrement dit être citoyen, est incompatible avec l’attitude de réclusion ou de claustration parce que cette attitude est inadéquate à  l’espace public. La réclusion, la claustration volontaire ou la mort au monde comme attestant une volonté de se protéger (de la vue d’autrui) doivent être reconnues comme des libertés individuelles qui ne peuvent se concevoir que dans la sphère privée stricto sensu. Et il convient d’ailleurs que la liberté d’être ainsi protégé, fût-ce du regard, soit garantie sérieusement par la protection du domicile et de la vie privée. Mais il est difficile de ne pas renoncer à  cette protection dans la société civile. Sinon, il ne saurait y avoir de société mais une simple agglomération d’atomes redoutant tous contacts, ne serait-ce que visuels, avec autrui.

On a proposé plus haut comme critère de la mort au monde la volonté de ne pas être en contact visuel avec autrui, d’où la grille du parloir du couvent. C’est un choix libre d’échapper à  l’altérité minimale que suppose la vie dans la société mondaine, altérité qui n’est guère envisageable sans voir le visage de l’autre. Emmanuel Levinas développe l’idée dans Totalité et Infini puis dans Éthique et Infini que la relation éthique première passe par le visage, un visage dans sa globalité, et pas seulement par la perception de telle de ses caractéristiques comme la couleur des yeux. Par le visage, autrui « n’est pas un personnage dans un contexte », c’est-à -dire un personnage identifiable socialement ou culturellement, mais « le visage est sens à  lui-seul ». De ce visage, qui est premier, peut naitre un discours : « le visage parle […] en ceci que c’est lui qui commence et rend possible tout discours ». Si l’on s’appuie sur cette affirmation a contrario : la dissimulation du visage interdit le discours, mais également la possibilité même d’un discours. Elle traduit un refus radical de l’altérité, de la reconnaissance de l’autre comme son con-citoyen, comme son égal dans la communauté politique. La dissimulation n’empêche pas toute relation à  l’autre, mais elle interdit la réunion des conditions d’une relation recognitive de son alter ego dans la société. La relation qui demeure avec une personne dissimulant son visage ou qui consent à  l’interposition de la grille d’un parloir, si elle a lieu — car elle suppose une volonté ardente ou une attache préexistante —, se réalise sans le sens premier de la relation de reconnaissance mutuelle. Levinas considère la relation au visage comme « le présupposé de toutes les relations humaines » : à  tout le moins peut-elle être conçue, dans l’espace public, comme le présupposé de toute relation entre concitoyens, c’est-à -dire comme membres d’une même communauté politique. Présupposé que chacun doit pouvoir librement choisir de refuser dans la sphère privée.

La citoyenneté renouvelée

La citoyenneté dont s’exclut celui qui choisit de mourir au monde date de l’Ancien Régime, et n’emporte avec elle aucun droit politique au sens moderne du terme. La « mort civile » du profès le prive de tous ses droits civils mais nullement de droits politiques parce qu’il n’en dispose pas. Aujourd’hui au contraire, en droit public français, la citoyenneté « est la jouissance et l’exercice des droits de vote et d’éligibilité exercés lors d’élections politiques dans le cadre d’une communauté politique », et ne concerne nullement les droits civils. Deux définitions qui semblent n’avoir rien de commun parce que décrivant des mondes que tout oppose. Pourtant, l’une et l’autre définitions renvoient à  l’idée de communauté politique et aux droits que l’on attache au fait d’y appartenir : le citoyen-sujet de l’Ancien Régime ne dispose pas de droits politiques mais il est membre de la communauté politique par la jouissance et l’exercice de ces droits civils, le citoyen actuel — qui ne se confond pas avec le ressortissant français jouissant de la plénitude de ses droits civils — dispose de droits politiques qui en font un membre de la communauté politique. La jouissance et l’exercice des droits politiques suffisent sans doute à  définir la citoyenneté de lege lata, mais d’autres acceptions actuelles du mot montrent que cette définition peut être renouvelée.

La citoyenneté a fait une entrée remarquée dans le Code pénal en 2004 sous la forme d’une « mesure » qui ressemble à  s’y méprendre à  une peine : le « stage de citoyenneté ». Alternative à  la prison, le stage de citoyenneté « a pour objet de rappeler [au condamné] les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité humaine sur lesquelles est fondée la société » (art. 131-5-1). Le décret du 27 septembre 2004 précise, en ce qui concerne les délinquants mineurs, que ce stage a pour objet de faire prendre conscience au condamné des « devoirs qu’implique la vie en société ». C’est donc le législateur lui-même qui renouvelle le rapprochement — pluriséculaire — entre la « citoyenneté » et « la vie en société ». De surcroit, la loi du 11 octobre 2010 relative à  l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public fait elle-même référence à  ce « stage de citoyenneté », comme mesure complémentaire à  la peine d’amende prévue. Lors d’un débat savant en novembre 2010, Stéphanie Hennette-Vauchez relevait, pour le déplorer, que la possibilité laissée au juge de « condamner » à  un stage de citoyenneté en substitution à  la peine d’amende, révélait que les femmes concernées « sont considérées comme en étant a priori exclues par le port même de la burqa ». La question est en effet de savoir de quoi les personnes concernées sont exclues. Exclues ou retirées volontairement et librement de la société des citoyens telle que conçue depuis la Révolution française et même sous l’Ancien Régime comme l’appartenance à  une communauté politique ? Il y a des raisons de le penser. Exclues et privées du droit de vivre sa foi librement, paisiblement à  l’abri de la licence du monde ? Nullement car la dissimulation du visage hors de l’espace public n’est en rien prohibée.

Il y a des raisons de penser que le Conseil constitutionnel aurait pu s’emparer de cette notion de « citoyenneté » pour apprécier la conformité de la loi à  la constitution plutôt que de solliciter la notion d’« ordre public » dans son évanescente dimension « immatérielle ».

En effet, l’article 1er de la Constitution offre une ressource susceptible d’être regardée comme suffisante pour penser cette citoyenneté renouvelée et restaurée, celle que désigne l’appartenance à  la « République indivisible, laïque, démocratique ». La république ainsi qualifiée se conçoit comme une communauté politique composée de citoyens détenteurs de la souveraineté nationale (« démocratique »), une communauté politique en surplomb de groupes ou d’associations particulières (« indivisible ») dont la liberté de religion, sans distinction, est respectée (« laïque »). Parce qu’elle « respecte toutes les croyances », et notamment le choix de refuser le monde des citoyens et de s’en retirer par une claustration volontaire, elle ne peut interdire de dissimuler son visage que dans l’espace public. Cette citoyenneté augmentée de la réaffirmation des « exigences minimales de la vie en société », d’ores et déjà  posée en droit pénal, offrirait un fondement positif, optimiste et détendu à  l’obligation de ne pas refuser le monde pour pouvoir s’y mouvoir. Un fondement qui, de surcroit, revivifierait la notion de démocratie.

François Saint-Bonnet est professeur d’histoire du droit à  l’Université Paris II (Panthéon-Assas)

Pour citer cet article :

François Saint-Bonnet « La citoyenneté, fondement démocratique pour la loi anti-burqa », Jus Politicum, n°7 [https://juspoliticum.com/articles/la-citoyennete-fondement-democratique-pour-la-loi-anti-burqa-452]