Les Gardiennes d’une séparation : Les constitutions comme instruments de protection des différences entre le droit et la politique
Un mécontentement de plus en plus grand est suscité par inflation qui frappe l’usage des termes de constitution et de constitutionnalisme. L’incertitude de la signification de ces termes grandit à mesure que ces derniers semblent s’abîmer dans la confusion entre la description et la justification ainsi que dans la confusion des revendications juridiques, politiques ou même morales. Cependant, cette inflation semble également dénoncer – de manière légitime – l’absence de structure générale capable de décrire un phénomène qui se développe rapidement. La contribution qui suit tente de mener une réflexion à partir du présupposé selon lequel même une compréhension ouverte du constitutionnalisme doit interpréter ce dernier comme un phénomène institutionnel qui lie le droit et la politique sans pour autant épuiser leurs différences. Le constitutionnalisme met en relation le droit et la politique dans le but de les maintenir séparés l’un de l’autre. Si cela est vrai, beaucoup d’expressions récentes du constitutionnalisme pourraient dès lors davantage être envisagées comme posant un problème que comme fournissant une solution. L’auteur propose ainsi de développer cette analyse, tant sur un plan conceptuel qu’institutionnel, pour, enfin, envisager les phénomènes post-étatiques.
The Guardian of the Distinction: constitutions as an instrument to protect the differences between law and politics
The inflationary use of the terms constitution and constitutionalism has led to more and more irritation about their meaning. The terms have become the more uncertain the more they seem to dwell in the twilight between description and justification as well as between different legal, political or even moral claims. But the inflation may also express a legitimate demand for a more general framework to describe a rapidly developing phenomenon. The following contribution tries to work with the assumption that even an open understanding of constitutionalism has to interpret it as an institutional phenomenon that links law and politics without completely accommodating the differences between both. Constitutionalism connects law and politics in order to keep both apart from each other. If this is correct, many recent phenomena of constitutionalism may be seen rather as a problem than as a solution. The author develops this analysis on a conceptual and on an institutional level, leading to a consideration of phenomena in a “post-State” world
Die Hüterinnen einer Trennung : Verfassungen als Schutzinstrumente der Unterschiede zwischen Recht und Politik.
Die Inflation der Verwendung der Worte Verfassung und Konstitutionalismus verursacht ein immer größeres Unbehagen. Die Unschärfe dieser Worte wächst im Wirrsal zwischen Beschreibung und Begründung sowie in der Unklarheit der juristischen, politischen und sogar moralischen Ansprüche. Jedoch scheint auch die Inflation die Abwesenheit von allgemeiner Struktur anzuprangern, die ein sich schnell entwickelndes Phänomen beschreiben könnte. Dieser Beitrag versucht ein offenes Verständnis des Konstitutionalismus anzubieten, nämlich als ein institutionelles Phänomen, das Recht und Politik verbindet ohne ihre Unterschiede zu strapazieren. Der Konstitutionalismus bringt das Recht mit der Politik in Zusammenhang, um sie voneinander getrennt zu halten. Wenn diese Hypothese stimmt, dann könnten viele jüngste Bekundungen des Konstitutionalismus mehr als ein Problem denn als eine Lösung betrachtet werden. Nach einer begrifflichen sowie einer institutionellen Analyse werden dann die post-staatlichen Phänomene berücksichtigt.
I. Introduction
Un mécontentement de plus en plus grand est suscité par inflation qui frappe l’usage des termes de constitution et de constitutionnalisme. L’incertitude de la signification de ces termes grandit à mesure que ces derniers semblent s’abîmer dans la confusion entre la description et la justification ainsi que dans la confusion des revendications juridiques, politiques ou même morales. Cependant, cette inflation semble également dénoncer – de manière légitime – l’absence de structure générale capable de décrire un phénomène qui se développe rapidement. La contribution qui suit tente de mener une réflexion à partir du présupposé selon lequel même une compréhension ouverte du constitutionnalisme doit interpréter ce dernier comme un phénomène institutionnel qui lie le droit et la politique sans pour autant épuiser leurs différences. Le constitutionnalisme met en relation le droit et la politique dans le but de les maintenir séparés l’un de l’autre. Si cela est vrai, beaucoup d’expressions récentes du constitutionnalisme pourraient dès lors davantage être envisagées comme posant un problème que comme proposant une solution. Cette idée doit être développée sur le plan conceptuel (II) ainsi que sur le plan institutionnel (III). Elle doit recevoir une attention toute particulière lorsque l’on envisage les phénomènes post-étatiques (IV).
II. Les Concepts
1. Approche préliminaire
Le lieu du constitutionnalisme se trouve à l’intersection du droit et de la politique. Toute théorie du constitutionnalisme doit tenir compte de ces deux éléments et s’en servir de manière à ce que la variation institutionnelle demeure permise. Les myopies dues aux frontières disciplinaires ont tendance à aboutir à une mise en avant beaucoup trop grande de l’un ou l’autre de ces éléments : les juristes envisagent une constitution comme du droit, les politistes et les hommes politiques aiment à la voir, à l’instar de Franklin Roosevelt, comme « un document pour les profanes et non un contrat pour les juristes ». Une théorie constitutionnelle valide doit se débarrasser de ces deux ornières. Nous estimons qu’une constitution n’existe qu’à partir du moment où un certain degré d’intégration institutionnelle du droit et de la politique est atteint dans un régime politique donné. Les critères exacts d’identification de ce stade sont controversés (nous pensons ici à l’exemple de l’état de l’intégration européenne) alors même que nous avons très fortement le sentiment que les États libéraux et démocratiques en général en sont comme l’archétype. Concernant les autres entités politiques, nous parlons par voie de conséquence de processus de « constitutionnalisation ». Toute réduction de l’institution ou du processus au droit ou à la politique n’est pas satisfaisante. La première réduit le constitutionnalisme à la protection des droits. La seconde réduit ce dernier à l’organisation d’un organe législatif. Ces deux assimilations passent à côté du point intéressant du phénomène, à savoir la manière dont le droit et la politique peuvent ou devraient être simultanément couplés et différentiés. Nous pouvons tenter de définir la constitution comme une configuration institutionnelle qui garantit simultanément d’une part, la légitimité de l’ordre juridique par l’action politique et d’autre part, l’encadrement de la politique par des procédures formellement juridiques. Le cœur du problème de la théorie constitutionnelle réside dans le développement d’un modèle de relation entre les deux, qui soit satisfaisant.
2. La signification du droit dans le constitutionnalisme
Pour les problèmes de théorie constitutionnelle, définir le droit n’est pas aussi difficile que pour la théorie juridique analytique. Nous nous référons ici aux règles qui relient les membres d’une communauté politique et dont l’application peut être contrôlée par les cours en tant que cette application est du droit. Un des éléments centraux du constitutionnalisme est la légalisation (legalization) du pouvoir politique, le long processus historique par lequel les gouvernants politiques et les administrations publiques devinrent soumis aux règles qu’ils faisaient et contrôlés par des corps indépendants comme les cours. Il n’existe pas d’ordre constitutionnel sans ce processus mais ce dernier n’a nulle part été achevé totalement. Même les démocraties libérales ont tendance à introduire des exceptions au pouvoir public et à son contrôle juridique indépendant. Bien que ces exceptions soient très souvent fondées sur le droit lui-même, elles n’en restent pas moins des exceptions au constitutionnalisme. Dans ce contexte, il est important de distinguer deux phénomènes : les exceptions au contrôle classique de légalité et l’absence d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Le premier est un élément nécessaire au constitutionnalisme sans lequel il n’y a pas de légalisation (legalization) de l’action politique. Le second n’est qu’une forme particulière de constitutionnalisme.
3. La signification (démocratique) de la politique au sein du constitutionnalisme
Par le terme de politique, nous entendons simplement toute forme d’action collective organisée. La dimension collective implique que la politique nécessite une communauté qualifiée d’individus. La dimension de l’action insiste sur l’idée qu’il revient à la politique de créer des alternatives. L’action politique ne peut être pensée que dans un cadre où il existe plusieurs décisions légitimes possibles – ce qui vient en contradiction complète avec la rationalité juridique de la prise de décision. Les critères de qualification pour l’existence d’une communauté politique font l’objet de débats entre les libéraux, les communautariens et les théoriciens du discours. Mais au-delà de ce débat, l’existence d’un certain lien entre la création d’une communauté politique d’individus – et le constitutionnalisme – paraît inévitable. Le fait que la construction d’une communauté politique ne soit pas indépendante de l’état du droit est plus important pour notre propos que le problème de la nature de ce lien politique. Il n’y a pas de communauté politique « donnée », pas d’État ou d’autres régimes politiques qui seraient simplement disponibles, et dont le pouvoir serait limité par la suite par le droit. Une telle reconstruction pourrait décrire l’histoire constitutionnelle de certains (mais pas de tous les) régimes politiques constitutionnels. En tout état de cause, elle échoue à saisir le concept d’ordre constitutionnel. Plus encore, le droit aide à définir comment le processus politique peut-être conçu, il aide à définir qui sont les acteurs politiques et dans quelles formes institutionnelles la politique est mise en œuvre. Le droit constitue un processus politique dans lequel, réciproquement, l’élaboration du droit est politisée. Le second élément essentiel du constitutionnalisme est la politisation de l’élaboration du droit, la connexion institutionnelle entre l’ordre juridique et le processus politique. Comme le premier élément, ce second processus demeure inachevé dans les régimes politiques constitutionnels. Tout ordre juridique inclut des pans qui demeurent implicitement ou explicitement déconnectés du processus politique, le droit privé en constitue un exemple classique bien que cela n’aille pas nécessairement de soi. La théorie sociologique du constitutionnalisme refuse l’existence d’une telle relation privilégiée du constitutionnalisme avec le politique ou seulement avec elle. Mais au moins aussi longtemps que les communautés politiques revendiqueront l’établissement de règles valant potentiellement pour toutes les composantes de la société, de l’économie à l’énergie, il paraît plus plausible de préserver un modèle de constitutionnalisme politique qui peut être différencié des phénomènes d’auto-régulation sociale se situant au second plan. Les constitutions sont plus exactement décrites comme institutions politiques et juridiques que comme des parties de l’économie ou de toute autre sphère de la société.
Faut-il alors identifier la politique avec la démocratie en théorie constitutionnelle ? Non, il existe un constitutionnalisme non-démocratique. Les ordres politiques comme l’Empire allemand d’après 1871 ou l’Iran actuel (avant la dernière élection présidentielle) qui sont construits sur un système dual de légitimité politique, connaissent aussi des procédures politiques qui sont aussi bien constituées que liées par le droit. Malgré ces phénomènes, il y une attache particulière entre la démocratie et le constitutionnalisme : la mise en place institutionnelle du gouvernement démocratique nécessite des règles juridiques. Sans ces dernières, l’identification de l’appartenance démocratique ou l’organisation de procédures démocratiques est impossible. Sans une définition juridique d’un droit d’accès égal à la participation et à l’opposition publique, la légitimité démocratique des décisions politiques ne peut pas être garantie. Il n’y pas de démocratie sans constitutionnalisme, et il n’y a pas de constitutionnalisme sans au moins un élément démocratique, ainsi que nous pouvons l’observer dans les ordres constitutionnels mixtes comme ceux qui ont été mentionnés plus haut. Il n’y pas de dignité de la loi sans un ordre juridique qui définisse les règles relatives à l’identité du législateur et à ce qu’il est censé faire. Ce sont des règles constitutionnelles même si elles ne sont pas nécessairement soumises au contrôle constitutionnel.
L’idée communément répandue selon laquelle le constitutionnalisme est simplement un instrument qui limite ou qui dompte les processus politiques fait que l’on passe à côté de la structure du constitutionnalisme démocratique. Et il est important que cette dimension fondatrice ou politique de la constitution ne dépende pas d’un événement révolutionnaire qui créerait un ordre politique complètement nouveau.
4. La légitimité par différence : le jeu à somme nulle du droit et de la politique dans le constitutionnalisme
La légalisation (legalization) et la politisation peuvent se déployer dans des directions opposées. De telles contradictions sont connues de la théorie constitutionnelle depuis longtemps, et elles continuent aujourd’hui d’occuper les universitaires – c’est le cas pour la question de la légitimité démocratique des cours constitutionnelles. Comme nous l’avons souligné, la littérature juridique universitaire cherche à résoudre cet antagonisme en faveur de l’une ou de l’autre des deux composantes. Le débat actuel sur le constitutionnalisme au niveau international semble privilégier la juridicisation (juridification) sur la politisation, alors qu’une partie importante du discours constitutionnel de Weimar fait appel à une conception existentialiste de la politique pour prouver la primauté de la politique sur le droit. Quelque chose de similaire pourrait être dit de certains aspects de la théorie constitutionnelle critique américaine.
L’hypothèse selon laquelle la démocratisation et la juridicisation (juridication) s’affrontent nécessairement aux dépens l’une de l’autre se trouve à la base de la thèse du jeu à somme nulle entre le droit et la politique. Par contraste, l’on pourrait mettre en avant que les systèmes juridiques occidentaux sont depuis longtemps familiarisés avec l’antagonisme de deux formes de droit : l’une conduite par la politique, l’autre émergeant de manière autonome. Ce dualisme, qui donne aux cours la possibilité de créer du droit et qui donne aux organes législatifs le pouvoir général de sanctionner les cours, est nécessaire au fonctionnement adéquat des systèmes juridiques et politiques. La forme juridique et la politisation démocratique pourraient se renforcer mutuellement. A l’inverse, la juridicisation (juridification) excessive des processus politiques mène aussi bien à des fonctionnements défectueux qu’à des déficits normatifs de légitimité. Par exemple, les considérations politiques dans les raisonnements des cours mettent en cause la légitimité d’un système politique qui exerce une influence sur la cour ainsi que la légitimité d’un système juridique qui se soumet lui-même à une telle influence. Une justice constitutionnelle trop extensive mène à une surexposition des processus politiques à la justice et conduit à surinterpréter les textes constitutionnels. Cela a pour effet de réduire le pouvoir normatif d’une constitution et, dans le même temps, cela remet en cause la capacité du système à fonctionner correctement.
Les juges des cours qui votent en fonction de leur groupe politique ou les membres du Parlement qui limitent leur action politique à la mise en œuvre de valeurs constitutionnelles, établissent un lien entre le droit et la politique – mais dans un sens, cela ne respecte pas l’autonomie de ces deux sphères. Le domaine de cette autonomie n’est pas très facilement définissable. En termes institutionnels, l’autonomie du droit dépend de l’indépendance des corps juridictionnels, alors que l’autonomie du processus politique se situe dans l’espace de la prise de décision arbitraire à l’intérieur du processus législatif. Les deux discours, le raisonnement juridique dans la procédure juridictionnelle et la délibération politique dans l’organe législatif, prennent en compte des arguments rationnels. Mais leurs rationalités sont différentes et la protection de la différence entre ces deux rationalités est une fonction importante du constitutionnalisme, étant donné qu’elles reposent l’une sur l’autre : la décision politique suppose le respect d’une procédure bridée par des règles, le contrôle de constitutionnalité se réfère à une décision politique – ou à son alternative politiquement légitime. Un des problèmes du contrôle de constitutionnalité est son potentiel à homogénéiser les différences entre la délibération politique et le raisonnement juridique, et, de ce fait, à miner une structure constitutionnelle.
5. Rationalité et arbitraire dans les ordres constitutionnels
Bien qu’elle ne soit que très rarement rendue explicite, la distinction entre la ratio et la voluntas, entre la rationalité et l’arbitraire est un des apports importants de la théorie constitutionnelle. Généralement, la signification de cette distinction est évidente : le droit constitutionnel rationalise la nature arbitraire du processus politique. Le principe de proportionnalité est l’épitomé de ce présupposé : dans sa version la plus élaborée, il met en relation la rationalité instrumentale wébérienne et la balance des valeurs. Il revient à la profession juridique et à sa revendication radicale d’expertise de maîtriser ces deux sortes de rationalité. Mais la simple assignation de la rationalité au droit et celle de l’arbitraire au politique ne sont que peu vraisemblables. Il s’agit d’une autre manière de privilégier la juridicisation (juridification) sur la politisation ou, en termes méthodologiques, de restreindre injustement le discours constitutionnel à la solution des affaires en droit. Une des implications remarquables de ce large usage du test de proportionnalité est qu’il ne tend pas seulement à effacer toutes les différences entre le raisonnement juridique et le raisonnement politique, mais qu’il conduit aussi à un concept dans les deux discours qui n’est ni juridique ni politique, mais philosophique. La politique se transforme en un processus de délibération démocratique ou de raisonnement public, le droit, art de l’interprétation, devient quant à lui un concept philosophique de justification rationnelle. Les discours divergents et antagonistes de la politique majoritaire, alors qu’ils sont compris comme l’expression d’intérêts et de volontés divergents, se transforment en une seule et unique philosophie pratique de la rationalité, de même que les techniques jurisprudentielles.
Une telle approche n’a pas d’aspect normatif et ne fournit pas d’explication cognitive des grandes différences que nous pouvons encore relever entre les différents ordres dans le champ du contrôle constitutionnel. Les théories appliquées par les différentes cours ne peuvent pas être subsumées par un schéma rationnel unique. C’est la pratique institutionnelle qui détermine les raisons de ces différences (certaines seront évoquées dans le III), ces raisons peuvent aussi relever de l’idée d’auto-détermination qui ne peut avoir un sens que si toute justification de ces différences peut ne pas être subsumée par une structure philosophique homogène. Cela est aussi vrai dans l’hypothèse où les droits sont conçus sans un élément subjectif ou spontané, quand ils sont identifiés à des valeurs comme c’est habituellement le cas dans les systèmes marqués par un contrôle approfondi de proportionnalité. Encore une fois, protéger des différences entre les rationalités des procédures de prise de décision politique et de décision juridique est la mission centrale de la théorie constitutionnelle. Une des qualités rationnelles du processus démocratique est, comme nous l’avons appris de la tradition du pragmatisme américain, de créer un espace pour le changement et l’adaptation à des circonstances changeantes. Les vagues de création d’alternatives pourraient servir d’éléments de rationalisation. Cette fonction ne peut pas être assurée par le raisonnement du juge.
II. Les problèmes institutionnels
1. Y a-t-il des éléments institutionnels nécessaires aux constitutions ?
Il existe des ordres constitutionnels dépourvus de contrôle de constitutionnalité des lois et de documents constitutionnels écrits. La tradition constitutionnelle anglaise, d’un côté, rappelle utilement qu’il ne faut pas être trop exigeant concernant les catalogues d’éléments nécessaires au constitutionnalisme. Le système gouvernemental anglais n’est ni anarchique ni despotique, et il a probablement évolué plus lentement que beaucoup d’autres systèmes dotés d’une constitution écrite et d’un contrôle de constitutionnalité. La particularité de cette tradition ne réside pas dans l’absence de constitutionnalisme, mais dans un degré relativement bas de légalisation (legalization) formelle du processus politique, du moins au regard des standards postérieurs à 1945. Cela ne paraît possible qu’à la condition d’un consensus informel relativement fort sur le comportement approprié des participants au processus politique. De ce point de vue, la tradition constitutionnelle anglaise est même plus exigeante à l’égard de ses institutions que beaucoup d’autres systèmes dotés d’un contrôle de constitutionnalité. Nous pouvons retenir de cela que toute référence à des aspects constitutionnels qui ne tient pas compte du contexte n’apporte qu’une aide limitée à la compréhension de la manière dont le constitutionnalisme fonctionne. Deux idées plus précises peuvent être inspirées par la prudence qui préside à la recherche d’éléments nécessaires à l’identification du constitutionnalisme. La première est relative à la signification et à la fonction des documents constitutionnels, des constitutions écrites, et la seconde concerne l’idée de hiérarchie des normes.
Les constitutions écrites
Nous devons être assez prudent dans l’interprétation du fait qu’un régime politique ait décidé de se doter d’une constitution : d’un côté, un tel document semble être un indicateur d’un degré élevé de légalisation (legalization) du processus politique : il s’agit d’une codification qui peut être utilisée comme un objet d’interprétation constitutionnelle. De l’autre, les documents constitutionnels véhiculent souvent un contenu explicitement politique et même utopique. Ils codifient un monde à construire. La mise en forme d’une constitution n’est, en conséquence, ni un indice de son caractère juridique ni de son caractère politique, il s’agit plutôt d’un signe révélateur de l’intensité particulière des deux types de revendications : revendications politiques et revendications juridiquement normatives. L’écriture du contenu de la constitution a un effet formalisant. L’objectivation de la constitution dans un texte cohérent si possible court et généralement compréhensible constitue la constitution comme un ensemble de significations autonomes. Cela crée sa normativité politique et juridique. Analogue à une œuvre d’art, son caractère objectif lui permet de dessiner les traits de la possibilité d’un contraste avec la « réalité sociale ». L’objectivation de la constitution par un texte évoque sa symbolisation. La fonction symbolique de la forme écrite laisse subsister un certain problème : l’interprétation du texte change évidemment considérablement à travers les âges et ce changement n’est jamais inopportun et involontaire. La formalisation textuelle de la constitution a néanmoins aussi pour effet de détacher son besoin d’utopie politique de la pratique politique et juridique qui lui est contemporaine.
La hiérarchie des normes
L’idée qu’il existe une loi supérieure, une lex suprema, dans un ordre politique donné est plus ancienne que le constitutionnalisme atlantique moderne. Mais le concept de hiérarchie des normes est bien plus récent, et la manière dont elle est mise en œuvre diverge considérablement d’un ordre constitutionnel à un autre. La manière dont une hiérarchie des normes est mise en œuvre a d’importantes implications pour la relation entre les éléments politiques et juridiques au sein d’un ordre constitutionnel. Un concept de constitutionnalisme fortement hiérarchique a tendance à doter l’interprète final du texte constitutionnel d’un monopole pour déterminer la signification d’une constitution. Mais même dans les systèmes comportant un contrôle de constitutionnalité étendu, cette approche verticale est incomplète et passe à côté de la manière dont le contrôle de constitutionnalité peut opérer. La loi en question a une influence considérable sur la manière dont les règles constitutionnelles sont interprétées, qui, réciproquement, serviront de standards d’interprétation de la loi. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il n’y ait pas de lois inconstitutionnelles. Mais cela signifie que nous ne comprendrons pas les mécanismes du constitutionnalisme si nous limitons notre analyse aux affaires dans lesquelles une cour a déclaré une loi inconstitutionnelle. Même dans les systèmes comportant un système de contrôle de constitutionnalité sévère, de telles affaires demeurent exceptionnelles. Le processus d’interprétation de la loi et de la constitution ne se déplace pas dans une seule direction, et la hiérarchie des normes a besoin de principes d’interprétation qui tiennent compte de la loi et même de la manière dont l’exécutif s’en arrange. Le législateur démocratique est le premier interprète de la constitution.
2. Les cours et les organes législatifs en tant qu’institutions
Un des problèmes de théorie constitutionnelle qu’il reste à résoudre correspond à l’analyse des différences entre les corps publics qui légifèrent et ceux qui jugent, en terme d’organisation et de procédure. La théorie constitutionnelle a tendance à décrire les cours comme plus rationnelles voire même comme plus vertueuses que les législateurs en dépit du fait que la raison de cette tendance est loin d’être claire. Il y a des différences incontestables entre les deux institutions, la plus notable étant l’absence d’initiative des cours et la nécessité de fournir des raisons à leurs décisions. Cela rend les cours plus proches des agences gouvernementales indépendantes que des parlements ou des gouvernements, mais il est important de voir que la prise de décision par les juges pourrait bien souffrir de maux similaires à ceux des autres branches du gouvernement : les cours peuvent être prises en otage, elles peuvent être surchargées, elles peuvent être corrompues, et elles peuvent être injustes. C’est particulièrement clair dans le cas où les cours ont le pouvoir de gérer des problèmes factuels complexes ou l’application cohérente de grands desseins théoriques. Ces idées ne s’opposent absolument pas à ce que les cours aient un rôle fort dans chaque structure constitutionnelle, elles servent simplement à tenter de bâtir un discours clair qui tend à appliquer certaines formes de critiques institutionnelles habituellement réservées aux cours, aux organes législatifs.
3. Le contexte institutionnel des droits
Beaucoup de malentendus dans le discours des droits trouvent leur origine dans le fait que nous ne précisons pas toujours si nous parlons de revendications politiques, juridiques ou morales quand nous parlons des « droits ». Une critique classique du contrôle de constitutionnalité montre que la protection juridictionnelle des droits pourrait être prise en charge de manière plus légitime par le processus politique. Mais même si cela est plus conforme à la légitimité politique, le concept de droits lui afférant n’est que très rarement explicité. D’un point de vue plus matériel, l’argument semble présupposer que tout argument juridique fondé sur les droits fonctionnerait comme la référence ultime aux principes. C’est comme cela qu’un théoricien du droit imagine le droit. Du point de vue du droit comparé, ce présupposé n’est probablement pas vrai. Différents modes et différentes méthodologies en droit constitutionnel peuvent avoir des répercussions sur la manière de critiquer ou de justifier le contrôle de constitutionnalité. Il peut y avoir des techniques de raisonnement juridique qui ne peuvent pas être aussi bien exploitées par les organes législatifs qu’elles ne le sont par les cours. Même s’il y a de bonnes raisons de critiquer le contrôle de constitutionnalité, ces raisons ne peuvent pas jouir de l’universalité dont elles se prétendent. Et réciproquement : les différents modèles qui envisagent les droits comme des principes ne semble finalement être que des descriptions appropriées d’ordres juridiques spécifiques, aussi bien d’ordres qui équilibrent les principes, que de ceux qui utilisent les droits comme des « atouts ». Ces théories ont pour point commun de partager une idée forte mais assez unidimensionnelle de la relation entre le droit et le politique dans un ordre constitutionnel. Ils négligent tous aussi bien les différences entre les différentes méthodologies juridiques qu’entre les contextes institutionnels des droits. Il semble assez improbable qu’une philosophie des droits qui serait confrontée à un législateur politique actif, comme dans le cas allemand, adhère aux mêmes méthodes que celui qui ne présente pas une telle contrepartie comme c’est le cas pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
III. Les constitutions post-étatiques
1. Les problèmes généraux
Doit-on abandonner l’idée du constitutionnalisme pour construire un schéma conceptuel pour le développement du droit international ? Même les approches qui prétendent accomplir cela ne peuvent aider qu’à la conservation du lien entre le droit et la politique. En plus de cela, quand on rejette les catégories habituellement inscrites dans le cadre étatique, l’on se réfère régulièrement à une idée étatique hermétique qui n’a rien à voir avec l’organisation hétérogène et diversifiée de beaucoup d’États fédéraux et en particulier ceux dans lesquels les niveaux politiques sont en compétition les uns avec les autres ainsi qu’avec des groupes privés qui créent du droit. Peut-être que cela aiderait de considérer l’Inde, et non la France, comme un modèle général adéquat de constitutionnalisme d’État et que cela permettrait d’avoir raison de ces idées statiques « de l’État » et de sa constitution. En tous cas, la référence au droit et à la politique semble suffisamment abstraite pour être appliquée aux phénomènes constitutionnels post-étatiques. D’un côté la possibilité de parler d’éléments de constitutionnalisation même à un niveau international semble déjà acquise puisque les deux éléments suivants peuvent être observés : les tentatives de limitation et de légalisation (legalize) des actions politiques des « États souverains », y compris celles qui faisaient l’objet d’un consensus – et l’émergence de procédures politiques d’origine internationale, aussi bien au sein des organisations internationales qu’entre entre ces dernières. D’un autre côté, il faut concéder que la pluralité des phénomènes discutés et considérés théoriquement comme relevant du constitutionnalisme est plus diverse et plus inclusive que lorsque l’on se situe dans le contexte des États ou de l’Europe : les modèles purement technocratiques qui jurent dans le contexte des États-nation démocratiques, les idées purement morales qui font appel à « l’humanité » illustrent l’étendue de ce spectre. Ceci pourrait fournir une raison d’engager la critique mais non d’abandonner la sémantique constitutionnelle au niveau international comme outil d’analyse, y compris même pour décrire des dysfonctionnements ou des échecs. Le fait que la théorie du droit international ait tendance à livrer des histoires de triomphe et de progrès ou de chute et de déclin ne peut en effet pas être attribué au langage du constitutionnalisme.
2. L’Europe
Si la connexion établie entre le droit et la politique par les constitutions n’est pas un jeu à somme nulle alors il y a des raisons de croire que les institutions européennes manquent non seulement de structures d’édiction du droit mais aussi de formes correctes de juridicisation (juridification). Les arcanes des techniques législatives du Conseil ne sont en effet ni légalisées (legalised) ni démocratiques. Mais ce genre de critique se situe à un niveau très abstrait étant donné que nous discutons d’une entité non-étatique. Malgré tous les déboires récents, le développement institutionnel de l’intégration européenne depuis l’Acte Unique européen a été assez spectaculaire et le scepticisme concernant l’application des catégories de constitutionnalisme à des phénomènes tels que l’Union Européenne semble être contredit par ce fait. Sans aucun doute, l’Union Européenne est-elle une institution particulière, à de nombreux égards très différente de ses États membres. Mais est-elle si différente que nous ayons à imaginer un langage complètement nouveau pour décrire comment le droit et le politique se croisent au sein de cette Union ? De nouveau, la tâche la plus difficile est d’expliquer les développements politiques du constitutionnalisme, comme l’émergence au sein du Parlement Européen d’un processus politique original et les efforts impressionnants de ce dernier pour contrôler l’exécutif européen. Voici des éléments du constitutionnalisme européen qui ne sont que très difficilement décrits par les juristes. En conséquence, les signes les plus récents de la constitutionnalisation européenne pourraient bien leur échapper.
IV. La théorie constitutionnelle dans les variations du constitutionnalisme : la théorie constitutionnelle est-elle normative ?
Existe-t-il un discours théorique constitutionnel commun aux juristes et aux politistes ou aux chercheurs allemands, européens et américains ? Bien qu’il semble possible que ce genre de discours se développe, nous avons à déterminer avec grande attention si nos présupposés sous-jacents sont appropriés à plus d’un ordre juridique et s’ils sont utilisés pour décrire l’élément politique du constitutionnalisme. Passer à côté des tensions internes ou même à côté des contradictions au sein d’un système constitutionnel donné est l’autre danger : la cour constitutionnelle fédérale allemande utilise largement le test de proportionnalité mais les autres éléments de sa méthodologie sont assez légalistes et a-théorique. La Cour Européenne de Justice a la réputation de repousser les limites du droit européen, mais elle agit rarement comme une cour constitutionnelle envers les organes européens et dans la plupart de ses décisions, elle tranche sur le fondement d’arguments textuels issus du droit dérivé. Il serait trompeur de placer un phénomène si complexe dans un contexte théorique trop englobant. Ce qui signifie qu’une théorie constitutionnelle sérieuse ne peut pas se passer d’une comparaison constitutionnelle sérieuse.
Cela nous laisse face à la question de savoir si la théorie constitutionnelle devrait expliquer le constitutionnalisme ou bien développer des structures normatives pour déterminer la bonne forme de constitutionnalisme. La plupart des théories juridiques constitutionnelles prétendent qu’elles sont normativement plus sages que les ordres juridiques qui sont l’objet de leur analyse. Deux arguments au moins existent contre cette forte prétention normative de la théorie constitutionnelle. Le point le plus général porte sur la question de la méthodologie de développement de telles prétentions normatives – méthodologie qui dépendra probablement de résultats descriptifs préexistants. Le second argument, plus spécifique, interrogerait le statut de ces théories normatives au sein d’un ordre démocratique. Une grande partie de la critique du contrôle de constitutionnalité pourrait aussi valoir pour la théorie constitutionnelle : où est le mandat légitime pour dicter à une communauté politique (polity) les meilleures décisions à prendre quand le paradigme politique dominant, la démocratie, commande l’ouverture et la flexibilité ? Autrement dit : il se pourrait bien aussi qu’il faille « privilégier la démocratie sur la théorie constitutionnelle. »
Christoph Möllers est Professeur de droit public et de philosophie du droit de l’Université de Humbolt, Berlin
La traduction française de cette contribution a été réalisée par Céline Roynier, Docteur en droit de l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Pour citer cet article :
Christoph Möllers « Les Gardiennes d’une séparation : Les constitutions comme instruments de protection des différences entre le droit et la politique », Jus Politicum, n°7 [https://juspoliticum.com/articles/Les-Gardiennes-d-une-separation-Les-constitutions-comme-instruments-de-protection-des-differences-entre-le-droit-et-la-politique]