Les conflits constitutionnels.

  • Le droit constitutionnel à  l’épreuve de l’histoire et du politique

, Actes de la Journée d’études organisée à  la Faculté de droit et de science politique de Rennes, le 28 novembre 2008, sous la direction de Jacky Hummel, par le Laboratoire d’Étude du Droit public de l’Université de Rennes 1, Presses universitaires de Rennes, coll. « L’Univers des Normes », 2010, 179 p.

Parce qu’il est indissociable de l’altérité que le droit constitutionnel entreprend d’organiser en vue de préserver la liberté, le conflit s’inscrit au cœur de ce droit, au point peut-être de lui être consubstantiel. La « conflictualité constitutionnelle » a d’ailleurs largement nourri la réflexion portée sur le pouvoir politique et son exercice. Qu’on l’envisage, depuis Aristote jusqu’à  Schmitt, sous la forme d’un affrontement politique insusceptible de connaître une résolution autre que politique ou qu’on admette, après Sieyès ou plus tard Kelsen, la possibilité de sa résolution « juridictionnelle », elle est un objet traditionnel de l’étude du droit constitutionnel. On s’étonne donc du silence qui l’entoure dans la littérature juridique contemporaine. À l’exception notable d’une importante thèse consacrée à  La résolution juridictionnelle des conflits entre organes constitutionnels, la notion de conflit constitutionnel semble conceptuellement négligée par la doctrine hexagonale. C’est dire si la journée d’étude organisée à  la Faculté de droit et de science politique de Rennes, le 28 novembre 2008, à  l’initiative du professeur Jacky Hummel vient combler ce qui demeure une regrettable lacune et si l’on doit se réjouir de la publication de ses Actes.

On s’en réjouira d’autant plus que les contributions réunies prennent utilement place dans une littérature dominée par un discours exprimant une approche « normative » de la Constitution, où le droit constitutionnel est conçu comme le droit de la Constitution tel qu’appliqué par son juge, le Conseil constitutionnel. Dans ce contexte doctrinal, les actes de cette journée d’études consacrée aux conflits constitutionnels ne peuvent manquer d’apparaître comme un contre-pied, singulièrement riche d’enseignements et de questionnements pour l’étude de l’objet « Constitution ». Car ce n’est pas la moindre des qualités de l’ouvrage que de venir (re)questionner, à  travers l’analyse de cas concrets tirés de l’histoire constitutionnelle ainsi que des systèmes constitutionnels contemporains, français et étrangers, les interactions entre le droit constitutionnel et le fait politique.

À n’en pas douter, une telle perspective, que l’on qualifierait volontiers de « réaliste », se révèle fructueuse. L’examen des conflits constitutionnels met ainsi en lumière une certaine forme de vanité du constitutionnalisme, incapable de pleinement satisfaire son ambition de soumission du pouvoir politique aux lois constitutionnelles. Ce faisant, l’ouvrage met à  nu la dialectique du droit et de la politique et contribue à  lever le voile sur l’irréductible dimension politique de la Constitution. Mais, comme pour confirmer qu’il est toujours délicat pour le juriste de quitter les terres balisées par le paradigme jurisprudentiel en droit constitutionnel, la lecture des contributions réunies fait apparaître une véritable difficulté relative à  l’identification du conflit constitutionnel.

Vanité du constitutionnalisme

Le constitutionnalisme présente l’écriture de la Constitution comme une entreprise de domestication du pouvoir politique par l’exercice de la raison. Dans cette perspective, le droit constitutionnel est conçu comme une technique de garantie de la liberté par l’organisation rationnelle de l’exercice du pouvoir de domination. L’ouvrage fait un sort à  cette manière de voir, et souligne « la vanité de la parole constitutionnelle, c’est-à -dire l’ambition utopique des constituants de pouvoir se prévenir de l’imprévisibilité de l’histoire politique ». Soumis à  l’épreuve des faits, l’axiome constitutionnaliste est renversé : lorsque surgit un conflit, loin de parvenir à  le maîtriser, la Constitution se laisse submerger par le politique.

Ainsi, la conviction que le conflit peut être, sinon évité, du moins pacifiquement résolu par le seul jeu de la mécanique constitutionnelle ne fut qu’une « croyance éphémère » propre au constitutionnalisme de la fin du XVIIIème siècle. Confrontés à  une série d’affrontements répétés dans une courte période, les constituants français placèrent la question du conflit au centre de leur réflexion. François Saint-Bonnet souligne ainsi que l’enjeu essentiel consista « à  faire en sorte que l’altérité favorise la complémentarité sans verser dans le conflit ». Pourtant, qu’elle admette le conflit et prétende le civiliser en équilibrant les pouvoirs, ou qu’elle cherche à  le contourner en évitant que les organes ne s’affrontent, l’ingénierie constitutionnelle des origines a échoué dans son entreprise de domestication du politique. L’histoire enseigne que ces schémas ne sont pas parvenus à  endiguer la répétition des affrontements tant que la question du titulaire légitime de la souveraineté demeurait posée.

Le XIXème siècle européen voit « la confiance originelle à  l’endroit du volontarisme constitutionnel » se déliter davantage, mise à  mal, comme le relève Jacky Hummel, par « les crises récurrentes qui affectent une pratique politique caractérisée par la lutte perpétuelle entre le gouvernement et le parlement ». Dans la Prusse et la France de la deuxième moitié du siècle, les crises de régime fixent les termes de la problématique (juridique) du conflit constitutionnel : alors que l’affrontement politique se cristallise sur la lettre constitutionnelle, il révèle « paradoxalement » l’impuissance de cette dernière à  résoudre le conflit.

L’émergence, puis la (relative) généralisation de la justice constitutionnelle au cours du XXème siècle pourrait marquer la revanche du constitutionnalisme. L’apparition du juge constitutionnel renouvelle incontestablement les termes de la réflexion, puisque désormais la résolution des conflits n’est plus laissée au seul jeu des rapports politiques, mais peut procéder d’une solution juridictionnelle. Est ainsi posée la question de savoir si « la promotion de la justice constitutionnelle ne s’accompagne pas d’une stérilisation juridictionnelle qui rend désormais impossible la survenance de tout véritable conflit constitutionnel, ce dernier étant condamné à  n’être plus qu’un désaccord herméneutique sur les dispositions constitutionnelles résolu par le juge ». L’ouvrage montre qu’il convient d’être réservé quant à  la réalité de cette stérilisation. D’une part, parce que, comme le montre Jean-Éric Gicquel à  partir de l’étude du cas français, la survenance de conflits susceptibles d’opposer les organes constitutionnels peut demeurer exceptionnelle alors que le juge constitutionnel ne dispose d’aucun titre de compétence pour intervenir en la matière. D’autre part, parce que l’expérience allemande, observée par Armel Le Divellec, enseigne qu’en présence d’un juge compétent, si « le mécanisme des litiges inter-organes présente un effet dissuasif ou prophylactique assez marqué », le juge demeure contraint de prendre acte de la « part irréductiblement politique du conflit [ainsi que] des limites propres de l’intervention juridictionnelle », de sorte qu’il fait nécessairement preuve d’une grande retenue. Il n’est donc pas certain que l’apparition d’un gardien juridictionnel de la Constitution permette à  elle seule de « civiliser » le conflit. Sans doute est-ce davantage l’émergence d’un consensus sur la signification politique de la Constitution et sur son principe de légitimité qui rend la survenance du conflit sinon impossible, du moins improbable. Tel est le second enseignement majeur de l’ouvrage : le conflit constitutionnel met à  nu la dialectique du droit constitutionnel et du fait politique.

Dialectique du droit et de la politique

L’ouvrage ne se contente pas de simplement constater l’impuissance de la Constitution à  maîtriser totalement la réalité politique. Il se propose de décrire une forme d’interaction entre les deux éléments, où la Constitution détermine les termes du conflit politique mais se trouve en retour déterminée par lui. Est ainsi récusée une approche statique de la Constitution envisagée comme simple instrument juridique – un complexe de normes formant le cadre juridique d’organisation du pouvoir politique – au profit d’une approche dynamique, fondée sur la dialectique du droit et de la politique, où le politique se joue du droit de la Constitution, sans jamais parvenir à  s’en départir. La lecture des différentes contributions autorise à  dresser un triple constat.

Premier constat : le conflit réside au « cœur de la Constitution ». Ce qui est disputé dans l’affrontement autour de l’interprétation ou de l’application de la Constitution, c’est l’identité de l’ordre constitutionnel, c’est-à -dire le principe de légitimité politique qui précède et fonde le texte constitutionnel. Il en va ainsi, notamment, lorsque le texte repose sur un « compromis dilatoire » qui laisse irrésolue la question du titulaire de la souveraineté ou celle de son représentant légitime. Le conflit prend alors une dimension dramatique où, selon les termes de Denis Baranger, s’affrontent « deux définitions différentes de la constitution elle-même ». Il en va de même des crises de plus faible intensité – crises américaine de 1995-1996, allemandes de 1983 et 2005, australienne de 1975 ou encore française de 1986– : à  chaque fois, l’enjeu du conflit, à  travers l’usage instrumental de compétences constitutionnelles, gît dans la détermination du lieu d’exercice du pouvoir assigné par l’ordre constitutionnel et, partant, dans la détermination de la physionomie du régime.

Deuxième constat : l’affrontement politique met en opposition des arguments de droit tirés tantôt d’une lecture de la lettre constitutionnelle tantôt d’une interprétation de l’esprit de la Constitution. Les deux éléments sont souvent intimement liés, comme le montrent par exemple les crises françaises du Seize-Mai 1877, de septembre-octobre 1962, ou de 1986. L’analyse se garde ainsi de verser dans un « réductionnisme politiste » qui minorerait la réalité de la contrainte exercée par le droit de la Constitution. L’ouvrage ne reprend donc pas la thèse d’un Jellinek affirmant que « les forces politiques réelles se meuvent d’après leurs propres lois, qui agissent indépendamment de toute forme juridique ». C’est faire justice à  la force de la Constitution, « référence obligée » des protagonistes qui conditionne leurs comportements en délimitant « l’espace des possibles » de leur action. C’est aussi justifier la possibilité d’une analyse proprement juridique d’un certain type de conflits politiques.

Troisième constat : « c’est la réalité politique qui détermine toujours in fine l’interprétation à  donner à  un texte constitutionnel ». Dès lors que l’affrontement affecte « la signification profonde du cadre constitutionnel », l’épilogue du conflit lève le voile sur le caractère artificiel de l’autonomie politique du droit constitutionnel. L’analyse repose ainsi sur l’observation d’un aspect des interactions complexes du droit constitutionnel et du fait politique. Ses conclusions ébranlent les certitudes d’un certain positivisme juridique qui disjoint les deux phénomènes réputés autonomes. Il ne fait pas de doute que les conflits constitutionnels forment un objet spécialement bien adapté pour « saisir l’épaisseur politique (…) du droit constitutionnel ». Parce qu’il est un « affrontement politique paré des attributs du juridique », selon la formule de Jean-Éric Gicquel, le conflit constitutionnel perturbe assurément le rapport du droit à  la politique et son étude permet de cerner l’irréductible duplicité du droit constitutionnel, à  la fois fondement de l’ordre juridique et droit de l’autorité politique.

Prendre au sérieux cette perspective interactionniste interdit d’abdiquer face aux difficultés posées par un blocage constitutionnel en prétextant, après Anschütz, qu’« ici s’arrête le droit public ». L’ouvrage prend utilement le parti de se livrer à  cette confrontation, sans toutefois parvenir à  résoudre les difficultés relatives à  l’identification du conflit constitutionnel.

Délicate identification du conflit constitutionnel

Telle qu’elle est envisagée, la « conflictualité constitutionnelle » apparaît aussi précieuse que délicate à  exploiter pour le constitutionnaliste. Jean-Éric Gicquel évoque un « objet juridico-politique non identifié », une « notion polysémique » susceptible « de multiples interprétations » et Jacky Hummel prévient que « le singulier est trop étroit pour héberger la diversité des formes que peut épouser la notion ». L’auteur propose une définition générique, susceptible d’englober l’ensemble des cas concrets successivement envisagés dans l’ouvrage, qui décrit le conflit constitutionnel comme une espèce de conflit politique, caractérisée par sa dimension « atypique ».

Des contributions réunies se dégagent quatre principaux éléments d’identification : le conflit constitutionnel est un conflit politique ; il porte sur l’interprétation et/ou l’application de la Constitution ; il se livre en la forme juridique ; il est doté d’une densité particulière.

Reste que la diversité des cas concrets susceptibles d’être subsumés sous la catégorie « conflit constitutionnel » ainsi délimitée pose la question du caractère opératoire de la définition. En raison notamment du niveau d’indétermination du quatrième élément d’identification d’un conflit constitutionnel, qui autorise le traitement en qualité de conflit constitutionnel d’une multitude de controverses constitutionnelles concrètes à  l’intensité très variable, la définition présentée semble excessivement englobante : elle permet de classer au sein de la catégorie « conflit constitutionnel » des objets fortement différenciés.

Si l’on admet d’attacher la qualification de conflit constitutionnel à  la crise américaine de 1995 sur la question du pouvoir budgétaire – dont Julien Boudon considère qu’elle « est symptomatique d’un système qui prévoit et même organise le blocage de ses rouages » –, à  la crise australienne provoquée par l’inertie du Sénat en matière budgétaire – pourtant « restée sans conséquence sur les institutions » selon Philippe Lauvaux–, ou encore à  la crise française résultant du refus présidentiel de signer les ordonnances primo-ministérielles – dont Anne-Marie le Pourhiet montre qu’elle a essentiellement fait l’objet d’échanges doctrinaux –, nombre de dissensions surgissant dans l’ordre constitutionnel sont susceptibles de recevoir la même qualification.

Quelle(s) différence(s), par ailleurs, entre ces dissensions opposant des organes politiques et les désaccords entre le juge constitutionnel et le législateur au sujet de l’interprétation et/ou l’application d’une norme constitutionnelle ? Lorsqu’est censuré un texte à  forte charge idéologique, élaboré par une majorité politique fraîchement élue, sommes-nous en présence d’un « conflit constitutionnel » ? De même, la résistance du juge constitutionnel à  la volonté du Constituant, observable lorsqu’il se livre à  une interprétation restrictive de la loi de révision en vue de maintenir la cohérence du système constitutionnel, doit-elle être rangée parmi les « conflits constitutionnels » ?

Répondre par l’affirmative, et considérer que ces moments de crispation dans l’ordre constitutionnel correspondent à  des conflits constitutionnels, emporte au moins un inconvénient majeur : la notion de conflit qualifierait une telle diversité d’oppositions qu’elle perdrait sa vertu heuristique de mise à  nu des interactions entre droit constitutionnel et politique, et de mise à  nu de la nature duale – à  la fois politique et normative – de la Constitution. Comme le souligne Denis Baranger, il n’est « pas nécessairement fructueux de traiter n’importe quelle controverse au sujet d’une disposition constitutionnelle comme un conflit constitutionnel ».

Une approche plus resserrée de la notion de conflit est cependant adoptée par certaines contributions. Ainsi, Denis Baranger considère que seules les crises politiques conduisant « à  la mise en péril de la constitution elle-même » peuvent être qualifiées de conflits constitutionnels, les autres ne formant que de « ’’simples’’ controverses ». Dans le même sens, Arnaud Le Pillouer estime que le conflit constitutionnel « se caractérise […] par le fait qu’il met en cause l’existence même, ou la signification profonde du système institutionnel au sein duquel il survient ». Armel Le Divellec nous rappelle qu’une telle perspective était celle de Carl Schmitt, qui distinguait entre litiges secondaires (relatifs seulement à  la « loi constitutionnelle ») et conflits constitutionnels (relatifs à  la « Constitution au sens positif »), ce qui revenait à  « hisser la question des conflits au plus haut niveau, celui, existentiel, de l’unité politique de l’État ». Cette approche restrictive implique d’exclure de la catégorie des conflits les crises australienne de 1975, états-unienne de 1995, française de 1986, ou encore les litiges inter-organiques allemands, dès lors que, dans toutes ces occurrences, la constitution reste « en mesure de décider de [la] controverse », et n’est donc pas mise en situation de péril. Ce critère semble donc permettre de discriminer entre conflit constitutionnel et simple controverse portant sur la Constitution.

Il n’est cependant pas certain que cette approche « radicale » du conflit en livre une définition pleinement opératoire. L’opération de qualification d’une crise politique en conflit constitutionnel implique que soit prédéterminé le seuil de rupture à  partir duquel la Constitution se trouve effectivement en péril. Il faut, en d’autres termes, qu’aient été préalablement définis les éléments de l’identité constitutionnelle qui, lorsqu’ils sont disputés, confèrent à  la controverse sa dimension dramatique et l’érigent en conflit constitutionnel. Mais comment saisir cette « identité constitutionnelle » ? La question continue de faire problème en science du droit constitutionnel, les uns niant son utilité, les autres continuant à  chercher le ou les critères qui permettraient de la caractériser. L’approche « radicale » du conflit constitutionnel, si elle permet de discriminer a posteriori entre conflits et controverses, repose donc sur un concept de Constitution qui reste encore assez largement en question.

C’est à  tort pourtant qu’on se saisirait de cette difficulté pour disqualifier l’analyse juridique des conflits constitutionnels. Dans l’exacte mesure où la difficulté relative à  l’identification du conflit constitutionnel fait écho à  celles que rencontre l’élaboration d’une définition juridique satisfaisante de la Constitution, il faut y lire une invitation à  poursuivre la recherche. C’est l’attitude qu’adoptera celui qui persiste à  considérer que la notion de Constitution n’est pas réductible à  ce qu’en dit sa « définition formelle », et qui maintient que la dimension politique de la Constitution est nécessaire à  sa bonne compréhension. Qu’une telle position soit fondée, c’est ce que démontre l’étude des conflits constitutionnels.


Cyril Brami est maître de conférences en droit public à  l’Université du Maine

Pour citer cet article :

Cyril Brami « Jacky Hummel (dir.), Les conflits constitutionnels. Le droit constitutionnel à  l’épreuve de l’histoire et du politique, 2010 », Jus Politicum, n°6 [https://juspoliticum.com/articles/jacky-hummel-(dir.)-les-conflits-constitutionnels.-le-droit-constitutionnel-a-l'epreuve-de-l'histoire-et-du-politique-2010-362]